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Les abrasions - Page 13

  • À la frontière

    Il avait ouvert l'un des panneaux de la grande baie vitrée qui donnait sur la terrasse en surplomb de la mer. Il contemplait les sacs éventrés du ciel, gris intense. Il n'était pas nuit mais illusoire de croire encore à la lumière vraie et rassurante. La pluie, très forte, faisait bruit de tempête alors même qu'il y avait à peine pointe de vent. Son esprit fut traversé par l'image de la pierre-ponce, puis plus rien, pendant longtemps. À regarder la pluie. Indéfiniment

    jusqu'à ce que son visage réapparût.

    Il en était ainsi depuis quatre jours, quatre longs jours, amenant à confondre les heures, suspendre son jugement, d'être ainsi enfermé, ou presque, à soi-même, seul qu'il était. Mais nul déchaînement à verse ne réduirait la salinité de l'océan

    de même que toutes les histoires advenues et à venir ne ferait disparaître son visage.

    Il en était ainsi, qu'il revînt, œil et lèvres, entre ses lèvres à lui, tremblantes comme le linge à dépendre (mais trop tard, trempés...) dehors, œil, sourcils, arête du nez, et la salinité de la mer, que rien ne réduirait, jamais rassasiée de l'eau douce qui n'avait pas le temps de flaquer, d'onduler en surface, la salinité fixant pour toujours la mesure des choses,

    comme les sels argentiques de la mémoire, à toute heure, faisaient paraître ses cheveux drus et mouillés, encadrant son visage.

     

  • L'Empreinte de l'effacé


    Les murs ont ainsi des lettres, et l'on pourrait dire que ces typographies passées ne sont même pas des adresses au temps présent : des paroles sans attente. Ne nous retiennent pas les propres et contemporaines signatures qui courent le long des devantures ou sur les panneaux prévus à cet effet, mais les profondes inscriptions à même la pierre ou le plâtre, de l'époque des réclames. Elles ont la beauté gracile des heures qui ne reviendront pas et que, sans nostalgie aucune, l'esprit arpente avec loyauté.

    Murs pelés ; écarrissage des intempéries passant les bleus, les ocres et le blanc du lettrage dont on sent qu'il fut l'objet d'une attention précieuse, quand soudain le pignon de la grande bâtisse parlait du Grand Hôtel, des Vins et Spiritueux, du Bon Chic. Ce n'est la faute de personne et sans doute négligence que demeurent ainsi les ocelles du passé. Désormais, à l'antique Bazar (dont le z est en partie déchiqueté et le b comme poncé) a succédé une résidence à balcons métalliques. Étrange, en effet, que la réclame, qui mentait jadis d'être ce qu'elle était, continue de mentir à n'être plus rien de ce qu'elle annonce encore, à 100 mètres, à droite.

    On dirait une apparition, le message d'un fantôme qui n'attend rien que d'être vu pour ne pas s'oublier lui-même.


                                                                                       Photo : X

  • Vestiaire d'âme

    http://www.hotels-paris-rive-gauche.com/galerie/Photographes/2010/sabrina-biancuzzi/pop/capture-de-reves009.jpg


    Souviens-toi ce qu'il y avait d'ivresse, sur la balançoire, à soulever le monde (ainsi s'en détacher, poids mort...),  et d'avoir le ventre retourné d'une presque nausée  dans l'instant où tu redescendais vers le sol... Bonheur de printemps, ou d'été... Mais beaux ennuis, aussi, quand tu t'asseyais  sur la planche, des heures entières, à ne savoir où donner de ton cœur, pas encore adulte, et dont tu voudrais retrouver, parfois (jamais très longtemps, tu sais que c'est vain), la source, maintenant que tu vois les deux cordes attachées à la structure métallique, dans le jardin un peu  éteint de la maison natale que tu viens de vendre...


    Photo : Sabrina Biancuzzi, Captures de rêves 9

     

  • Noir, je me souviens, noir...



    Pierre Soulages, Peinture, 2009

     

    Tu es devant, devant la fenêtre, la fenêtre pleine de pluie mêlée de cendres, un mur oblique de pluie et de cendres. Et tu vas d'un montant à l'autre de cette fenêtre, moins pour comprendre que pour espérer.  Trouver l'angle. La pluie n'est jamais tout à fait la même. Elle est plus ou moins chargée de mort, de particules élémentaires et volcaniques dont la brûlante danse vaporise en partie les nuages, qui se précipitent en nappes noires, au sol. Il y a l'éclat de cette effervescence charbonneuse à la rencontre de tes yeux, tes yeux qui voudraient rencontrer d'autres yeux, surgis d'un point de fuite naguère possible, et ne pas avoir à reconnaître que tu es le dernier. Toujours le même balancement du corps devant la fenêtre, comme un insecte bitumineux. Mais tu es sans illusions : la pluie est désormais une toile plaquée contre ta fenêtre et ses légères variations font comme des scarifications. Rideaux..

  • Post-scriptum

    Les faits parlent d'eux-mêmes. Les faits sont là, comme le compte rendu d'un scanner. Je n'ai donc plus rien à dire... Je croyais qu'ils étaient têtus, les faits. Erreur. C'est nous qui nous nous entêtons à vouloir les sauver, et sauver ce que nous avons voulu y mettre, comme quand auprès d'une oreille amie, nous venons avec armes et bagages  pour les poser, les armes et les bagages (pas les faits...) et nous reposer un peu. Les armes sont d'ailleurs plus importantes que les bagages, en valeur et en nombre.  Jamais en paix intégrale. Ce serait trop facile. Alors les faits qui parlent ? Que nous faisons parler plutôt, par peur ou conviction : c'est tout un. Les faits ainsi décomposés, décortiqués, estimés, comme un chassis passé au marbre ; à moins que ce ne soit une opération à cœur ouvert, quand on prend les faits par les sentiments. Nous glissons les faits dans des habits de mots ; nous nous entêtons sur les êtres. Cela dure plus que de raison,  mais c'est en même temps ce qui fait le prix de la vie, jusqu'à ce que nous tournions la page, enfin libres d'avoir fait le nécessaire : non d'avoir renoncé, mais d'avoir accepté l'inéluctable.

  • Seul à seule

    Il a poussé la porte de la grande salle, où s'était engouffré largement le soleil d'est. il a dû fermer les yeux un temps avant de les rouvrir lentement. C'est l'été et le silence, enfin. Sur la table en chêne, il a vu le bol, son bol, sur lequel est écrit Clarisse, et en s'approchant a compris qu'elle n'y avait pas touché, ou si peu. Elle n'aime guère le café et se lève rarement tôt en vacances. Lui avait encore dans la tête la fatigue du trajet pour venir jusqu'ici. Il avait dormi comme une pierre. Bruxelles est loin.

    Il l'a aperçue, dehors, à travers la grande baie vitrée, et au delà d'elle la longue prairie, le petit bois à gauche, le lac qui brillait comme une tôle. Le ciel était limpide. Elle était sur le transat en plastique blanc, les jambes fléchies, les bras croisés sur les genoux, le buste penché en avant, le front posé sur ses bras. Il s'est approché de la grande baie et l'a regardée sans rien dire, sans essayer d'attirer son attention en frappant au carreau. Ils sont restés ainsi une éternité, avant qu'elle ne relève la tête et , comme si elle avait enfin senti sa présence, elle s'est tournée enfin vers lui, les yeux rougis par le chagrin. Il aurait voulu soutenir son regard mais il cherchait imperceptiblement une échappée vers le lointain, un lointain dans l'espace, qui n'était qu'une remise dans le temps, celle d'un espoir chaque mois anéanti depuis trois ans qu'il y aurait alors de joyeusement batailler sur le choix d'un prénom.

  • Matin

     

                                                            "L'omnibus, pressé d'arriver à la dernière station, dévore l'espace, et fait craquer le pavé... Il s'enfuit !" (Lautréamont)

     

    Un certain temps dans le bus. Pas le soir, au milieu des hagards, dans le bouquet des heures suées de l'été ou les miasmes de l'hiver. Plutôt à l'intermédiaire : mi-mars ou fin octobre -période resserrée dans le cycle de l'année, comme ces courts moments d'un champ au repos. C'est le petit matin, dans la fraîcheur sèche, et les voyageurs clairsemés. À peine une dizaine. Silencieux. Communion des restes d'insomnie ou des soubresauts oniriques. Le jour commence à fureter. Les enseignes ont encore une certaine portée. Fanals bientôt affadis pour le passager de la nuit. Tu ne retournes pas au sommeil, à peine la somnolence, et tu connais enfin la patience engourdie des choses qui filent derrière la vitre. Jachère de l'âme transportée. Le grondement du moteur, seul bavardage du moment, rend plus muettes encore les façades qui, pour les plus hautes, zyeutent le fleuve. Une péniche remonte le courant. Vous doublez un cycliste portant des chaussures vertes.  Les rideaux de fer sont encore de mise. Ton corps est habité d'un abandon qui, tu le sais, ne durera pas. Il suffirait que deux intempestifs (fêtards ou travailleurs énervés) surgissent et le charme refluerait.

    La vitesse, modeste, est berceuse (souvent le bus passe un arrêt. Personne). Le bar-tabac vient d'ouvrir. Tu en connais les discussions minimales, paupières fixées sur l'expresso serré. Tu voudrais que le trajet filât infiniment. Ni terminus, ni boucle : à la place, une évadée sans autre objet que de te protéger de ton retour au monde. Pourtant ta main doit appuyer sur un bouton (puisque nul autre voyageur n'a étiré son corps), parce qu'après le prochain virage, c'est pour toi (oui, de ce pour toi qui justement te retranche de la liberté passagère, ce pour toi qui te fait autre.). Redescendre sur terre. De toute manière, trop tard. Les voitures sortent de tous les coins. Les gens. La ville. Fini le temps du bus. Tu descends. Quelqu'un de connaissance se retourne, sourit en t'attendant. Le soleil vient de passer du rouge à l'orange.

     

  • Météorologiques

     

    La pluie en été. Parce que la fenêtre ouverte. La fraîcheur. Cette association momentanée des contraires en une hostilité bienfaisante. L'orage plus encore, quand se confondent la suspension de la chaleur et le souvenir vague des ondées hivernales, de celles qui nous faisaient frémir derrière la vitre, et d'un léger mouvement de tête nous apercevions les boucles fumantes du thé ou du café. La pluie nocturne et chaleureuse, tombant droit, restant au seuil de la demeure pour ne laisser que sa respiration de fond marin (et l'on pense, quand on s'est approché du rectangle de la fenêtre, à ces courants qui soudain saisissent le corps et le réveillent de sa langueur de baignade, si bien que la pluie d'été, en bord de mer, la nuit, est un véritable retournement à même le sol de ce qui fut vécu en plein soleil dans la brassée de l'océan).

    J'aime les pluies d'été, comme le souvenir durassien d'un monde irrésolu à notre seul bonheur du moment. Les gouttes serrées comme un treillage de bruit continu plaquent au sol les voix, les musiques, les poussières, les brutales humanités. C'est la matière (boue, macadam, gravier,...) qui fait rebond, le grain de chaque centimètre carré que j'écoute et qui me pousse à me taire.


     

     

  • Dénouer

     

     

    Dénouer. Verbe de l'impossible. Tout est dans la complémentation, qui, radicalement, porte la valeur, as-tu pensé. État de siège perpétré par le passé. Dénouer ; en admettre l'emploi absolu. Ravine le jour comme tu fais ton sommeil : et tu apprendras à énumérer les nuages du ciel, en toute connaissance de leur passage lointain.

     

  • Poétique du lien

     

    Il ne dit pas amitié ou fraternité, non qu'il ne croie pas à ces mots-là, mais sans doute sont-ils trop arrêtés. Comme une nomination, ou un état. Pour lui, il n'y a que le mouvement. Alors il parle de l'en-vie de l'un et de l'autre. Le trait d'union suture les blessures et grave les joies : l'en-vie, c'est l'épreuve de la fluidité qui permet qu'ils puissent être au près, un jour, au loin, un autre jour, et malgré tout incessamment présents, parce que l'un ni l'autre ne se suffisent, en conscience. Rien qui pourtant distende cette (pré)occupation s'accommodant du silence et du désert, parce que ce silence et ce désert sont les réservoirs secrets de la prochaine visite. Ils font partie de l'existence, modulent la trajectoire de chacun. C'est le texte patient des connivences nées de l'attention et de la volonté. Pour l'un, la mer accrochée au retour du Jebel Marra. Pour l'autre, la rêverie sentie de l'appel à la prière jamais entendu. L'en-vie.