usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Les abrasions - Page 10

  • L'ablatif (absolu)

     

    jacob fellander.jpg

     

    L'intimité n'est pas celle des corps mais celle du corps pris dans les mots, dans les mots que l'on donne à ce corps, par quoi on se donne à ce corps. Appeler l'autre, c'est qu'il vienne à soi en le nommant, et, plus que tout, sans doute, en le sur-nommant

    Il ne peut, dans certaines circonstances, y avoir qu'un mot pour un être et s'il en va autrement, ce n'est pas une faute (la morale n'a rien à voir, ici) mais une dépossession. 

    Être dépossédé de sa langue est plus douloureux qu'avoir été trahi.

    On ne perd jamais un corps parce qu'on ne peut jamais le prendre à soi, vraiment, mais on peut perdre les mots de ce corps, les mots insécables de ce corps. Les perdre de les voir (ou savoir) repris, ailleurs.

    Il y a un sans-partage des mots, au plus profond du corps, une évidence qui ne pardonne pas...


    Photo : Jacob Felländer

  • Le témoin crépusculaire

     

    boris-kossoy.jpg


    Il aimait passer des heures sur le pont, au-dessus du fleuve. Il y avait connu les lourds cagnards et des bises affreuses, parfois.

    En de rares occasions il se plaçait du côté de l'amont, pour s'épargner le soleil tombant, généralement, quand il avait oublié ses Ray-Ban ; mais il rechignait à contempler la venue du fleuve et plus encore les signes encourageants des plaisanciers ou des bateliers, rarement ceux-là, il est vrai, trop sérieux, mais les autres, oui, agitant leurs bras en guise de salut.

    Peut-être ce choix révélait-il un trait majeur de son caractère, qui n'aurait pas souhaité regarder les choses en face, comme elles venaient.

    Parfois, il lui semblait que les toupies du courant et les quasi vagues d'un charroi de neige fondue, venue de là-haut, très loin, étaient plus fortes, monstrueuses et le pont aurait pu être emporté. Il arrivait que des branches, voire des troncs, heurtent les piliers. Bruits craqués de faiblesse.

    À l'inverse, de l'autre bord, le fleuve filait sa quenouille de sillages et les poupes balançaient plus ou moins. Tous n'avaient fait que passer. Il ne rêvait jamais de les suivre ou de les rejoindre. Il avait peu voyagé, n'était jamais sorti de son pays. Mais il trouvait singulier et presque magique que le fleuve, dans sa rectitude, finisse au loin par n'être plus rien, et les navires pareillement. Péniches lentes et chargées, ou esquifs à petite motorisation, ils achevaient leur course dans l'entonnoir de l'horizon.

    Au fond, il n'aimait pas que les choses apparaissent. Il craignait l'inconnu et l'entaille. Il se rassurait de voir que tout advenu pouvait, fût-ce avec de la patience, s'écouler.

    Ceux qui passaient le pont ne le voyaient donc que rarement. Ils étaient  trop absorbés par leur course pour se retourner et lever la tête.

    Un jour, il se demanda si quelqu'un avait remarqué son manège, ses heures passées au parapet. Peut-être... mais personne ne venait. Cela  aurait dû intriguer, un homme qui regarde le fleuve. À moins que non : un simple point sans consistance pour les automobilistes qui, eux aussi, dans un axe exactement orthogonal aux navigateurs, traçaient leur chemin. 

    Qu'aurait-il dit à celui s'arrêtant près de lui, le guettant quelques minutes, dans sa posture immobile, avant de l'interrompre dans sa contemplation ? N'était-ce pas cela qu'il espérait ? 

    Que quelqu'un s'arrête...


    Photo : Boris Kossoy

  • Souvenir d'enfance, Craig Armstrong

    Ne pas chercher un excès de bonheur ou les clichés de la tristesse. Donner un souvenir qui ait pu être, selon les jours, un engourdissement ou une longue évasion.

    ...

    Chacun ses secrets...



    Comme la cachette de la clé, pour la maison, derrière la pierre descellée du muret...

  • Portulan

     

    DAVID F.jpg

     

    Nous nous cherchions, tous, et toutes. Une affaire d'épiderme et de muqueuses, d'odeurs et d'acrimonie à ne pas pouvoir se contenir. Courir après l'autre, le corps de l'autre, dont nous aurions voulu qu'il soit péninsulaire de notre propre désir. Nous revêtions, par pudeur, ou par angoisse de la défaite, cette ignominie (l'anomie de cette annonce : je te désire) d'un vernis de belles formules. Ces phrases étaient là pour notre neutralité, comme les parfums annihilent la trace de notre corps. Nous nous cherchions, entre le viscéral et la grammaire du convenu, ne sachant quelle démonstration choisir. Bien plus que ce qu'on appelle communément de l'amour. Il y avait en nous une intention au précipice, une peur de mourir et la beauté sanguinaire d'une bouche, solaire d'un œil, portuaire d'une sueur vive.


    Photo : David F.

  • Café noir

    terrasse-de-cafe-parisienne-cafes-ed9280T650.jpg

     

    C'était l'entre-deux des terrasses, quand le brouhaha intensif qui annule les voix s'atténue et que celles-ci peuvent enfin se promener et toucher au port, à vous qui pour l'heure suspendiez votre lecture et vos griffonnages.

    Il avait un air sérieux et souple, du genre qui se doit à l'amour des autres, lui et ses deux amis, un garçon et une fille, un couple, tous trois la trentaine. Ils devaient s'entretenir d'un quidam. Vous n'étiez pas attentif. Puis d'un coup, il lâche : "Il était pas si terrible. Il y avait à peine dix personnes à son enterrement". Et la fille de commenter d'un "quand même..." à moitié rêveur...

    Le cimetière, pour lui, c'était la mesure de la valeur, de la notoriété, de la morale, on ne sait trop quoi. Il n'avait pourtant pas l'air cynique. Était-ce une maladresse de langage, ou un trait de caractère remontant à la surface ? Vous n'étiez pas là pour juger. La langue est indocile et approximative. Pour lui, comme pour vous.

    Vous pensiez seulement qu'un jour vous aviez enterré un être cher et que vous étiez peu. Il en avait ainsi voulu, le mort, que nul ne sache. Il avait suffisamment à faire avec l'effroi de sa prochaine disparition pour ne pas épiloguer sur le franc succès de la cérémonie...

     

    Photo : Fabrice Cuenin

  • Le fil

    Le livre a sommeillé cinq ans, dix ans, plus peut-être, tu ne sais plus. Son titre, sur la tranche, régulièrement devant tes yeux. Tu y pensais, mais passais ton chemin pour un autre pays quelques rangées plus loin. Puis, un matin, ta main s'est tendue vers lui. Était-ce plaisir ou obligation ? Un peu des deux. Tu voulais retrouver une phrase rêveuse et incisive. Mais ton attention est sortie de son cours parce qu'avant même de le feuilleter tu as repéré le rectangle (à peu près) de papier déchiré. Un marque-page de fortune. Rien à voir avec le signet d'un libraire ou quelque cartoline impressionniste. C'est un autographe jauni sur un papier quelconque. Tu as coutume de laisser traîner tes marques : futiles, lourdes, insignifiantes ou mystérieuses. Une liste de courses, cf Spinoza, un prénom qui ne t'évoque rien, un autre dont tu sais quel il fut pour toi, une phrase illisible (pour constater que ton écriture a changé), un numéro de téléphone, un semblant de dessin. Tu prends le temps, c'est selon, de chercher (en vain) ce que tu as perdu, de savourer ce que tu as retrouvé, de creuser ce qui t'empêche, là, de retrouver la phrase initiale, dans un mélange d'étonnement et de volupté...

    Ces traces n'ont rien à voir avec les annotations dont tu parsèmes les livres eux-mêmes : commentaires, renvois, croix, flèches, points d'interrogation. Elles sont les restes intersticielles de ta propre vie. Peut-être un bout de papier qui traînait et qui aura fait office de. À moins que ce ne soit l'irruption du monde dans ta lecture, quand, soudain, tu es traversée d'une préoccupation urgente, parfois prosaïque (ne pas oublier une course), parfois plus symbolique (le texte a réveillé un pan ankylosé de ta mémoire). Le plus étrange, en fait, est que ce papier, tu l'as laissé dans les pages du livre, comme s'il avait continué de signaler une pause, alors même que tu sais, sans l'ombre d'un doute, que tu es allé au bout de l'œuvre. C'est pourquoi tu lis et relis les deux pages en vis-à-vis que désigne le morceau de papier. Mais tu ne trouves rien de particulier. Il faut croire que le hasard entre dans la composition de la fiction qui fonde ton passé. Tu relis et rien ne vient. 

    Tu as perdu le fil et plus tard, quand tu te décides à revenir vers ce livre, en entier, en commençant par la première page, tu comprends que si l'architecture du texte t'est connue, le chemin que tu suis mêle souvenirs et (re)découverte, à la manière d'un labyrinthe dont certains points te sont familiers, mais sans être tout à fait sûr que tu sois passé de la même façon par ce chemin, et dans le milieu d'après-midi pluvieux, quand on sonne à ta porte, tu prends un petit bout de papier, pour marquer l'interruption, et tu souris : il es vierge de toute écriture...

  • 21 juin

    Le ciel depuis une semaine avait une âme de feu. Elle s'était endormie quand s'éclaircissait la nuit et des bruits métalliques : tubes tombant lourdement au sol puis des coups de marteau, la réveillèrent. Ils commençaient à installer la scène. Il faisait chaud et tout le jour ils s'agitèrent autour de leur Babel cacophonique. La place s'engoulerait de monde, sentirait la friture, longtemps ; les voix désaccordées et les larsens feraient boucle jusqu'à tard. Elle pensa à cette chorale, sage et montéverdienne, sous les arcades de la place des Vosges. C'était loin, lui semblait-il. Dix ans à peine. Elle n'avait plus le temps de chanter, de toute manière.

    Elle avait la tête lourde et ennuyée. Il aurait fallu sortir mais la fin d'après-midi grouillait déjà de spectateurs, sur les pelouses, piaillant et quelques-uns déjà, avec des tablas. Ailleurs, partout ailleurs, ce serait la même chose. La place se noircissait, comme le ciel soudain versatile. L'air donnait des rafales froides. Elle était à sa fenêtre et les autres aussi, en bas, commençaient à scruter l'avenir. Bientôt il n'y eut plus de soleil mais un précipité de tonnerre et d'éclairs. Et la pluie enventée fit son œuvre. Elle les vit courir, s'égailler. Restèrent les formes vides de leur braillage : des détritus et de l'herbe piétinée. Les bâches de la scène faisaient des voilures et l'un craqua. Elle ne ferma pas la porte-fenêtre de la grande pièce. Le bruit de l'orage s'estompait bien que l'eau tombât drue. Elle laissa entrer le chant de la pluie, le chant de la pluie qui les faisait taire, enfin taire, pour une fois.

    Ce fut le grand silence, sinon la pissée des gouttières, et le frais, le grand frais des pelouses gorgées et du pavé luisant. Il n'était pas loin de minuit ; un homme traversait la place en fredonnant vin ordinaire.


  • Flambant neuf...

    john gress.jpg

    Ce n'est pas que le monde soit dans tes cordes (tu t'en doutais), ou même que tu composes aisément avec des forces contraires, mais que tu puisses désormais éteindre le feu de tes pires souvenirs, les désosser, pour l'inspection des jours meilleurs, des pièces encore bonnes, négociables, malgré la rouille et le vert-de-gris qui ont failli avoir ta peau, et te dire : "de cela, j'ai su en faire une chose que nul ne pourrait vraiment reconnaître, ni même identifier"... Que tu puisses le faire et être sans-regrets.


    Photo : John Gress/Reuters

     


  • Retour à la trame

     

    sabrinabiancuzzi3_0.jpg

     

    Ce qu'il y aurait de meilleur, peut-être (c'est à voir, je veux dire : à envisager, comme donner un visage à une éventualité de soi, d'un autre soi qui nous métamorphose et fasse qu'on ne se reconnaisse qu'à moitié), serait d'en rester là, de s'abstenir, de ne plus continuer, en rester là, tout bonnement, et donc, d'une certaine manière, rester à sa place, ici, dans l'ici tangible des êtres et des choses que nous côtoyons. Que nous côtoyons non pas par faiblesse ou facilité, parce qu'ils et elles sont notre quotidien, mais parce qu'ils et elles forment une part de nous, l'ici de notre journalité, mièvre sans doute à l'aune des éclairages du monde, fragile quant à sa durée, mais profonde, cette journalité, qui est le viatique de notre avancée à tâtons dans le lendemain, et l'autre lendemain, et l'infini lendemain qui ne peut exister que parce que nous sommes ici, et que pour être ici il faut en rester là, avoir la modestie profonde de ses inquiétudes et de ses plaisirs, en rester là du temps perdu, sauvagement en regard des taux et des seuils de rentabilité. En rester là, et ne pas franchir le seuil, justement, quand il se transforme en indice mathématique. Ce qu'il y aurait de meilleur serait de s'en tenir là et de fermer boutique, la boutique ouverte, visible, répertoriée, pour une autre, sans raison sociale dûment indiquée, parce que nous ne sommes pas des raisons sociales, mais une raison qui a besoin d'une part d'asocialité, cette part vindicative et abjecte (en considération du besoin sinistre de reconnaissance contemporain) par laquelle nous savons avec netteté et risques choisir nos amitiés, nos fidélités, de celles et de ceux à qui nous disons sans jamais mentir (sinon des mensonges de pures circonstances, qui sont la petite monnaie de l'existence), de celles et de ceux à qui nous n'avons pas même à dire : je serai là, là, tu m'entends, infiniment là.


    Photo : Sabrina Biancuzzi

  • À sec

     

    société,relation,être,avoir,question,réponse,images,pauvreté,silence



    Tu comprends, m'a-t-il dit, rien ne nous tient. Rien ne nous tient vraiment. Ni la tristesse, ni la pauvreté, ni le maquis, ni la guerre, ni même la trahison. Nous sommes engoncés dans nos kilos, nos excédents pondéraux, nos cures d'amaigrissement, notre IMC, nos prochaines fuites aux Bahamas, nos week ends à Rome ou à Funchal. Nous ne luttons plus. Pour rien. Rien ne nous tient, répète-t-il, sinon le pare-choc chromé, la réponse wifi au millième de seconde, et la sortie prochaine du dernier Bowie. Nous n'avons plus d'inquiétude, sinon celles des possibles réductions : celles des indemnités chômage, des volumes horaires, des parts dans les tickets-restaurant ; sinon celles des possibles augmentations : du plafond d'imposition, des jours de carence, des cotisations sociales. Nous ne savons plus rien de la vie, sinon l'indexation de notre espérance de vie, justement, sur le prorata consacré à nos dépenses de santé. Nous n'avons plus rien que la guerre lointaine, aphrodisiaque de notre sentiment de bien-être, paradoxalement sécurisante d'exister ailleurs quand on l'a évitée chez nous. Nous ne savons plus rien de la misère, pourtant si proche mais si respectueuse de n'apparaître qu'en esquisse, sous un hall, au coin d'une rue, et parfois déjà morte, dans un immeuble en démolition. Rien ne nous tient. Rien ne nous sauve. Ni Dieu, ni maître. Nos vérités dégorgent. Il faudra y mettre un peu de sel pour que nous y croyions encore, un peu d'épices pour les rendre acceptables, que nous tapions dans nos mains, que nous chantions en chœur des jours meilleurs, des âmes tendres, des visages angéliques. Tout en images, polychromées, version papier glacé. Nous n'avons plus rien, murmure-t-il, que la ligne opératrice qui nous demande d'attendre qu'une voix anonyme vienne répondre à  notre attente, répondre à notre attente, répondre à notre attente, répondre à notre attente, répondre à notre attente...


    Photo : iamadream