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Les abrasions - Page 11

  • À l'écart

     

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    Tu es dans le train, alors que le jour passe. Les nuages font des tâches sur le blé encore ras et vert. Au milieu des champs de colza éclatant, le long d'un chemin de terre, alors que pas un édifice, bâtisse, corps de ferme, ni même mur miné, ne pointe, un rectangle petit, entretenu, militaire. Au milieu de rien, un rien qui passe comme un éclair pour toi, ce lieu commémoratif qu'on a relégué, visible de ceux seuls qui descendent vers le soleil pour trouver du repos.

    Rectangle sans destinée, sans vie, de ne pouvoir accueillir le moindre nouveau. Rectangle clos et pour tout dire définitif.

    Ce n'est pas le saisissement fugace d'une scène, comme tu te souviens de l'évocation de Réda, un rectangle vivant de lumière dans la vie, vertical et vitré, mais l'inimaginable de l'Histoire. Cette géométrie de croix éconduite du moindre hameau même, qu'un agriculteur longe aux temps des labours, de la semaille, et de la récolte, tu peux croire qu'une lointaine famille est venue y retrouver un sien. On voyait bien au loin la colonne centrale surtout dans toute cette platitude mais les chemins vicinaux étaient si abstraits qu'il lui a fallu un certain temps pour arriver à son point de chute. Un cycliste du dimanche matin, lui, s'est retrouvé par hasard, devant le petit portail de fer et, par curiosité, cuissard et maillot de la Mapei, gourde à la main, il est allé lire quelques noms qui n'ont rien évoqué. À l'heure d'aujourd'hui, a remarqué un nouvel administré, on pourrait reporter les noms sur le monument aux morts, sur la place du village, et donner la parcelle à Brisson : cela lui ferait un beau carré. Il faut bien passer à autre chose.

    Tu es dans le train, très loin désormais, toi aussi passé, et tu fomentes encore deux ou trois anecdotes possibles, comme des départs de feu.

     

    Photo : X

  • Le flou

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     Parfois c'est ainsi. Le flou, et dans le flou, quelque chose qui s'écarte, tout en ne se détachant qu'indistinctivement, ou partiellement, de l'ensemble, de la globalité que tu perçois. Un jour, un objet dans une vitrine devant laquelle tu passes à vélo, à toute vitesse, un autre jour, le reflet dans la vitre qui fait miroir d'un homme en train de se raser, alors que tu t'assoupis à l'arrière de la voiture, un autre jour encore, devant un écran de photos noir et blanc, un cliché que tu dirais, dans un contexte différent, mal cadré, et pas net.

    Les phares des voitures empilées ne sont pas des yeux morts. Ils ne sont plus, tu as trop grandi, des visages avec lesquels tu t'amusais d'histoires invraisemblables, comme des citrouilles d'un temps d'Halloween qui n'existait pas encore.

    Les phares flous des voitures. Les voitures empilées, en concrétion d'histoires elles-mêmes, qui filèrent des routes et des chemins (comme des métaphores), des musiques à fond l'auto-radio, des engueulades de famille et des baisades sur la banquette arrière. Puis un jour, après tant de pérégrinations et d'aventures, de bas-côtés en gadoue, de bandes d'arrêt d'urgence et d'aires d'autoroutes, un nouveau carrosse. Et pour l'ancienne, une revente, le prix de l'argus. Parfois hors-cote. La toute première, tu t'en souviens : une quasi épave, du temps où le contrôle technique n'existait pas.

    À la casse. En pièces détachées.

    Des souvenirs à feuilleter. Un feuilletage de ce qui a été, et dont tu as, parfois, une image exacte, une quadrichromie de mots qui donnent, dans ta tête, une vérité au parcours. Le proche et le lointain. Parfois, en revanche, le moment s'est étrangement simplifié : le noir et blanc domine. Le lieu et les êtres sont là mais il manque l'esprit du temps, sa saveur. Parfois, encore, c'est un reliquat de ce qui fut vécu. Le flou. Ta parole est un carrelage où des pièces ont sauté et dans ta tête, il y a bien quelque chose qui demeure, une résistance à la disparition qui prend la forme d'une sensation, un cliché ténébreux auquel tu interdis de toutes tes forces qu'il disparaisse.

    C'est le flou, et tu es comme un homme venu chercher une pièce d'occasion (un pare-choc ou une portière) et dans le labyrinthe de la casse ton âme sourit et s'inquiète, s'agace et s'amuse. Tu étais venu pour un objet précis mais tu vois des traces qui te promènent ailleurs. Tu reconnais, là, un modèle dont tu eus un exemplaire, quarante ans auparavant, ici, une carcasse dont tu es sûr qu'elle fut tienne, il y a trente ans. Et avec ton petit portable, tu prends une photo.

    Une photo floue, que ton appareil gardera en mémoire...


    Photo : X...

     

  • Tonalité


     

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    C'était une intime désolation, que de comprendre qu'elle attendait les quelques minutes de ton appel, tous les deux ou trois jours, pour t'entretenir du futur repas du soir, de la promenade de l'après-midi (à venir, ou faite, selon l'heure) et de la météo, la tremblante iconographie des nuages que toi, si loin, tu imaginais, sur laquelle tu brodais, pour entendre finalement les anfractuosités de son ennui, celui des instants agglomérés en longues heures faites des profils des passants derrière la fenêtre, de la fragilité des frondaisons au vent, et du silence de l'appartement, de ce silence insoluble.

    Tu ne précisais jamais le moment de ta venue, pour qu'elle ne fût ni inquiète ni déçue. Tu essayais de la surprendre, en douceur, comme si tu avais pu déposer, sur les divers meubles, des petits bouts de papier qu'elle aurait découverts, et lus, d'un sourire touché.

    Mais, par tout ce rite aléatoire, tu sentais progressivement, dans sa voix, dans la répétition des histoires et le refus même d'insister -sa façon d'être presque toujours celle qui raccrochait en premier-, la frayeur muette de ce que tu ne voyais pas, de ce que tu ne pouvais voir, et qu'elle vivait, désormais, -ce veuvage de mots-, dont ton appel, toujours trop court, la tirait pour mieux l'y faire retourner.

    Et de cette affreuse souffrance, basse continue du temps, tu en mesuras l'étendue la semaine où, aphone complète, tu ne pus partager vos banalités, et qu'elle crut que tu lui en voulais, d'un mot mal compris, d'une phrase maladroite, comme si elle avait encore la force de vouloir te blesser.

    Quoique oui, ces banalités te blessaient d'une manière que tu ne pouvais pas expliquer, à personne, parce qu'on t'aurait dit que tu coupais les cheveux en quatre, qu'il te fallait d'abord penser à sa voix émue qui t'accueillait, que c'était l'aimer, d'abord, l'aimer, que de tenir ce fil, ténu, jusqu'à ce qu'il ne puisse en être qu'autrement...


    Photo : Claudine Laine

  • L...

    Les gonds de la porte rouilleront moins vite que toi qui ne veux pas l'ouvrir.

  • C'était moins une...

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    Les aiguilles. La trotteuse. Le gardien de l'entrée. La porte. La pointeuse. L'horloge. Le clic. Le clac. Le cadran. L'horaire. L'encadrement. L'horreur.



    Photo : X

  • Parmi d'autres...

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    Il y avait, pour lui, une certaine sérénité à s'être rendu compte, au regard de cette contemporaine lubie de l'amour à tout prix, des sentiments en étendard, qu'il devait une belle part, et peut-être le meilleur de ce qui l'avait forgé, à ceux avec lesquels il n'avait eu que des liens raisonnés, raisonnables, institutionnels, un peu froids même, ou passagers, furtifs, comme des parenthèses.

    Ce n'était pas des figures qui l'étreignaient. Il en parlait peu, voire jamais. Elles n'avaient pas l'éclat des amantes ou les passions, vécues, parfois phantasmées en d'autres temps, enserrées dans une mythologie puérile. Les amours, les amitiés à la vie à la mort, les affections, électives ou non... Certes. Mais quid de celui qui, dans sa blouse grise, lui avait appris à lire et à écrire, de celui qui avait dit non,  posément, devant ses pensées échevelées, à l'emporte-pièce, de celui qui le laissa harassé d'une nuit de discussion dans un train (il est descendu en urgence et n'est plus qu'un prénom), de la vieille libraire qui, beauté du hasard, avait pensé à lui ce matin-là, en recevant le dernier Fuentes, de ceux qui ne lui avaient rien confié qu'un certain sourire ironique, dans un musée, devant la énième obscénité de Balthus (et ils voguèrent de salle en salle, sans rien dire ni se revoir), de cet autre qui jubilait en cépages, terroirs, robes, métaphores (tous les sens convoqués), lui donnant le goût du vin, du médecin de famille qui traitait si vite son allergie pour batailler une demi-heure sur la grandeur de Napoléon (Cette fois-là, il revenait juste de Sainte-Hélène), du vieux qui s'était assis sur le banc, à côté de lui, devant Santa Maria del Carmine, et lui avait dit, dans un phrasé cahotique (il comprenait un mot sur deux), l'histoire du bâtiment, sa propre histoire en fait, sa vie (sans outrepasser sa figure de paroissien. Était-il marié, veuf, célibataire ? Il parlait de Dieu.)...

    Quid de tous ceux dont nous croyions n'attendre rien de décisif et qui nous ont laissé, par le plus curieux des cheminements, parfois, ce que nous sommes...

    Photo : X

  • Sur la brèche

     

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    Sois à ce que tu fais. Bien sûr... La question est de savoir dans quelle mesure, jusqu'à quel point. Car il arrive un moment où l'histoire excède la concentration, la qualité requise à la bonne effectuation de la chose, à son accomplissement. Et nous sommes alors, comme un prisonnier, à ce que nous faisons. Il n'est pas question de dire que cela est bien pire que l'esclavage, dûment établi, juridiquement établi, mais il n'y a pas lieu pour autant de s'en réjouir. Soldat famélique d'une cartographie qui nous compte pour peine perdue et miette sèche, nous avançons : nous sommes à la secte, à l'entreprise, à la structure, au groupe, à la communauté, à l'œuvre de bienfaisance, au club, à l'association, aux heures de veille forcée, à la montre, à la pendule, à la pointeuse, à la parole donnée, au craché-juré, à la tâche à finir, au bouclage qui n'attend pas, aux comptes à rendre, au compte rendu pour demain, à la relecture du rapport par quoi tout peut encore tenir, au dernier entraînement assurant la victoire, à la dette, à la promesse, à l'amitié, à l'amour, au dressage du plat pour des invités qu'on ne voudrait pas décevoir, à la énième fois où l'on essaie de se reproduire en oubliant de jouir, au rendez-vous de la garde alternée, aux astreintes même le week end, à la réunion imprévue, à la rectitude de ton corps défilant, à l'ordre, au contre-ordre,...

    Sois à ce que tu fais, obtempère, obéis, mime, joue, singe, grime, et tais-toi...


    Photo : X

  • Par défaut

     

    ville,nature,urbanisme

    Telle était la réalité de l'arbre sous le pont, la chronologie insensible à la rêverie que nous aurions voulu garder. Réalité intransigeante. Non celle de l'arbre vainqueur des masses betonnées, contraignant architectes, maîtres d'œuvre, hommes de l'art et simples exécutants à se plier à sa loi, à se loger à son enseigne ; mais tout autrement : d'avoir été planté après, comme un défi ou une décoration. L'arbre n'avait pas passé outre ; il s'était fondu dans le décor, avait épousé les règles en vigueur pour être cette curiosité amusante, capable de nous faire croire que la nature était reine alors qu'elle réussissait, comme la balafre, petite, au menton d'un beau visage, à nous faire ignorer le reste.

    Ainsi construit-on, en dure et en paroles, une esthétique faussaire de la résistance, dans les jardins d'agrément, les parcs fleuris où vient éclore l'urbanité des poussettes, de familles endimanchées, dans le slalom des Nike et des Rebook ; ailleurs, ce sont les squares ombragés, ou les linéaires d'arbres, sur les quais ou les avenues, arbres vils, aux rebelle écorchures (la maladie de l'air irrespirable, ou l'aveu, en cœur, que Victor aime Jessica).

    Chaque soir, l'arbre disparaît. Ne demeure plus que la froissure du vent comme signe de son existence. On l'entend. Parfois le craquement d'une vieille branche qui tombe ; ses inquiétantes cambrures au dessus de nos têtes n'amusent plus et nous leur préférons le droit et fade chaperonnage des réverbères.


    Photo : Ludovic Maillard.

  • Si d'aventure

    J'aimerais bien que l'on se dise des choses, murmure-t-il, des choses... Des choses sans importance, comme des bouts de ficelle qui serviraient à lacer nos chaussures. Pas vraiment pour qu'on aille plus loin, ou plus vite : on peut s'en tenir là, rester sur place et convenir que, par le seul fait de la voix sussurée, on fasse défiler les paysages. Mais pour ce faire, il faut des choses dans la bouche, une nourriture qu'on ne suspectera pas d'être intentionnelle, et de ne jamais tirer les ficelles de ce que tu me diras, de ce que je te dirai, des choses que nous avons vues, toi et moi, ou pas vues, ou cru voir, ou espéré de ne pas avoir vu, des choses, dans un tiroir qui referme mal : les tiroirs de nous-mêmes, les macchabées à tiroirs que nous sommes en passe d'être. Mais pour ce faire, il faut de la matière, où qu'on la prenne, dans le feuillage qui suinte au-dessus de nos têtes, dans l'arrivage du vent qui soulève la poussière, dans l'effacement des signes de la stèle ornant la place, ou bien dans ces choses que je ne saurai jamais autrement que parce que tu me les auras dites, et que je te croirai sur paroles, parce qu'il n'y a aucune raison pour que tu ne m'aies pas menti, je dis bien ce que je dis : parce que je parie plus sur ton mensonge que sur ta sincérité de mauvaise maille, forcément mauvaise puisque tu l'invoques à la moindre incartade dans ce que tu espères que les autres penseront de toi. Donc se dire des choses, avec tout le mensonge qui sied, sans quoi, tout cela ne vaudra pas tripette, pas plus qu'un pavé mal damé, tu m'entends. Ce sont les choses sans importance, les tiennes, les miennes, combinées dans leur effilochage (tu prends deux morceaux de tissus et c'est un texte nouveau...), qui me serviront de viatique.

     

  • Rien à l'horizon...

     

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    Claude Lévêque, Le Grand Sommeil, 2006

    Rien à l'horizon, sinon le calme, la douce ferveur du fil qui ne bouge pas, pas même l'impression que la chaleur puisse la faire danser, rien à l'horizon, que la pulsion vibratile de ton œil qui cherche à sortir de la torpeur, comme si tu étais aux remparts, à guetter le sillage ou le tourbillon de poussière. Rien à l'horizon que la prise affolante des monuments de pierre, d'ornières et de pourritures tant cela fait de jours, de mois, que tu attends. Avant (mais quand était-ce ?), tu aurais donné tout l'or du monde pour que dans le désordre de ta vie il y eût une dernière vague, un grondement ultime, dans tout le fatras des heures compilées à te battre. Tu n'avais alors jamais la tête hors de l'eau ; tu finissais exsangue de ce recommencé chaque jour, à peine l'aube en marche. La trime était ton office, les bleus le tympanon de ton quotidien et tu n'avais jamais trop de la nuit pour te perdre et croire que tu avais oublié. Rien à l'horizon que l'absence paradoxal d'horizon, parce qu'un mur s'abattait sans cesse sur toi et la mort t'aurait paru sage sans ce goût certain (si particulier) de la défaite, jusqu'à ce que, petit à petit, la force de s'éloigner te vînt, qu'il y eût comme une grâce dans ta solitude, et plus rien, plus rien que l'horizon, comme une couture intouchable entre le ciel et la mer, entre toi et eux, entre ta vie et ta mémoire...