Tu te demandes si tu vas y arriver, parce que l'espérance est toujours plus lointaine qu'on ne croit. Tu aimerais qu'il s'agisse seulement d'une question de perspective, une illusion d'optique que ta volonté serait capable de vaincre ou, au moins, de compenser pour que tu ne souffres pas trop. Mais la borne est tellement inaccessible. Il faut aller et venir, aller et venir, encore, sans cesse
et l'étrangeté point, dans ton cerveau soudain automatisé qui ne sait plus exactement combien de longueurs tu as accomplies, cette étrangeté de trouver un bonheur dans l'oubli intempestif, au rythme du battement de tes bras et de tes pieds, d'une conscience maîtresse de son destin,
parce que dans la régulation des gestes, du souffle, du regard voilé et brûlé de chlore, il y a un abandon fascinant auquel tu penses parfois, à la fin d'une séance, les jours de fatigue intense, quand l'idée de te lever tôt et de plonger dans le froid te semble absurde, abandon que tu détestes mais que tu le balaies d'un revers de main, de cette main si grande, comme de tes pieds si longs, qu'on a tout de suite cru en toi, en tes chances, en tes victoires, dès l'enfance,
pour que tu n'en aies pas eu vraiment, d'enfance.
Car de l'enfance, puis de l'adolescence, tu n'as éprouvé que ton corps configuré, et les cartographies successives de tes progrès dans tes muscles que l'eau ponçait vigoureusement ; et de te frayer ainsi, dans l'onde au fond bleuté (ce qui distingue cruellement le bassin de la mer, que tu aimes pour sa matière colorée, oui, sa matière...), un chemin qui n'en était pas un ; de fournir à l'œil qui te suivait du bord, le sillon métronomique qu'il attendait ;
et de ne pas être atteint par le doute, jamais, ou si peu, jusqu'à ce moment où tu te demandes si tu vas y arriver, parce que quelque chose (il n'y a pas de mot te venant à l'esprit, pas d'inspiration pour la parole, rien) te traverse, comme une langueur dont tu sens qu'elle est toi, à toi, une langueur qui te prend et ton corps, saisi par le mouvement de tes bras s'appuyant sur le rebord du bassin, s'extrait de l'eau,
de l'eau qui coule de toi, tombe de toi, fait des perles, comme les cloques d'une mue, et te donne le frisson, le frisson d'être enfin libre de ce que tu ne connais que trop...
Photo : Toby Melville
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