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Les abrasions - Page 12

  • À la volée...

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    Si tout ce que tu as appris, si tout ce que tu sais devait te garantir des heures qui viennent, de l'aube qui pointe, tu ne serais plus vivant, tu ne serais plus une existence. Rien ne t'attend et tu n'as pas de répertoire exhaustif. Tu croises des visages et des histoires ; pour chacun et chacune, il te faut une part d'oubli et d'ignorance. Sans quoi tu n'es plus qu'un personnage, un scénario où rien ne manque, où tu ne manques rien. Si tout, en toi, finissait par être motivé, dans l'enchaînement des semaines et des mois, tu perdrais la possibilité nécessaire de tomber et de te relever, de t'exalter et de craindre, de mourir. Si tu regardais, dans le miroir, sans ce supplément d'âme inconnu en toi, tu ne garderais plus le souvenir -et sa course fluide- de ce qui est et n'est plus là, ou pas encore, en même temps.

     

     

    Photo : Florentine Wüest



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  • Jungle gardenia

    mélancolie, souvenir,

    Un jour, tu as pensé (à peine une fraction de seconde) que peut-être tu perdrais le murmure si doux de son embrassade. Alors, ton corps t'a comme cinglé d'une douleur fulgurante au plexus pour te rappeler à ce que tu te dois, à ce que tu lui dois, même réduit aux runes de la mémoire...


     Photo : X


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  • Croquis

     

    musique,solitude,urbanité

    Il y avait le boulevard, le bruit incessant des véhicules et, de ton côté, la noria des conversations sur la terrasse où tu buvais ton café. Elles, lycéennes sans doute, attendaient à l'arrêt de bus, un écouteur chacune, le corps presque figé, mais la tête dodelinant, en cadence, à l'unisson d'une musique inconnue, comme un rappel immédiat de ces chiens décoratifs, sur la plage arrière d'une voiture customisée...


    Photo : Ludovic Maillard.



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  • Dans la nasse

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    J'aime la forme inexacte, à l'heure où se retire le soleil, du lac. Il n'a plus d'horizon, ne laisse plus l'illusion de la moindre rive. Pas un bateau pour en rayer le vernis, surtout de mon côté.

    Les plantes aquatiques font de la marquetterie imprécise et les nuages sur la nappe qui reflète sont en partie brisés, mais ils passent.

    J'attends. Je soigne de toute ma rigueur les ricochets qui ploquent.

    Le lac s'enfonce, et s'il n'y avait, lointaine, très lointaine, à peine audible, la gorge enchantée de la cascade, je finirais par croire qu'ici tout s'est durci et n'est plus que goudron.

    Et cette impression me donne dans les narines l'odeur du calfat que j'aimais tant, de ces navires aventureux, affairés et cordés, dont j'aurais voulu faire ma vie, mais c'est ainsi ; j'attendrai, je dors peu, que le jour revienne lentement et que le lac reprenne ses contours exacts.

     

     

    Photo : Graciela Iturbide

     

     

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  • Toujours, quelque part...

     

    L'intimité, on ne sait pas ce que c'est, peut-être. L'intimité de soi qui vient d'ailleurs, s'entend. Pas celle que l'on tisse de nos affections pensées, construites, même dans le tâtonnement du temps qui coule. Celle, plutôt, qui vous désarme de découvrir sans comprendre, qu'il y avait cette histoire en vous, dont vous n'auriez pas imaginé la présence. Parce qu'il y a bien là un grand mystère : cette intimité avec laquelle nous ne vivons pas vraiment, contraire à celle de notre quant-à-soi, dans sa quotidienne légèreté, sa prévisible articulation. Ces mots sentis, à peine, en correspondance avec le fil conducteur qui nous sert à y voir clair, à voir en nous, comme si nous étions toujours capables d'être à l'écoute. Non, pas cette intimité dans laquelle nous aimons nous réfugier. Plutôt celle qui vient d'autrui, qui frappe à la porte de notre ventre, de nos yeux, de notre cœur, de nos sorties de rêves, parce que c'est une partie de nous-même. De par le monde, ainsi, des voix, des visages, des regards, fort peu, évidemment, pour nous interpeller, sans même parfois qu'il ou elle le sache ; interpellation filandreuse, écheveau de toutes les inconsciences perdues, et qui doivent être tues, pour que nous nous reposions dans cette autre intimité, celle dont nous signons le reste de notre existence...


                                    photo : Sabrina Biancuzzi, "Le crissement du temps", n°16



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  • De la magie qu'on a en soi...

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    Qu'une part de ce qui est au devant de nous, comme une succession  infinie de tableaux, le monde en une série de plans qui mènent au loin, très loin, que cela puisse se suspendre en nous, flotter ; que notre histoire soit, hors la continuité du temps s'écoulant, des ilôts parcimonieux de réalité, parce qu'il faut exister autrement, ailleurs, aussi... quelle étrangeté...

    Et nous les emmenons dans notre course, comme autant de territoires  off-shore où nous nous réfugions, parfois sciemment, parfois au détour d'un indice qui vient frapper ou le cœur ou l'esprit.

    Il n'y a que puzzle en nous, pièces rapportées des heures vécues, des journées qui nous ont semblé informelles, alors qu'elles faisaient empreintes. Mais un puzzle qui n'a pas de consistance, dont les morceaux ne sont jamais que des objets incertains et mobiles, les restes d'un temps plus ou moins ancien qu'on aurait posés sur notre mer intérieure, ou dans les cieux (ou ce qui en fait office), restes qu'on ne reconnaît pas toujours et pour lesquels, de même que devant une photo qui ne nous dit rien, nous donnons une légende aléatoire. Et cet aléatoire, un jour nous trouble, parce que nous sommes habités du sentiment profond qu'il est insatisfaisant, un autre jour nous contente, parce que nous savons que l'imaginaire que nous y mettons est plus précieux que l'objet même.


                                        Photo : Steve Crisp/Reuters





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  • Apnée

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    Tu te demandes si tu vas y arriver, parce que l'espérance est toujours plus lointaine qu'on ne croit. Tu aimerais qu'il s'agisse seulement d'une question de perspective, une illusion d'optique que ta volonté serait capable de vaincre ou, au moins, de compenser pour que tu ne souffres pas trop. Mais la borne est tellement inaccessible. Il faut aller et venir, aller et venir, encore, sans cesse

    et l'étrangeté point, dans ton cerveau soudain automatisé qui ne sait plus exactement combien de longueurs tu as accomplies, cette étrangeté de trouver un bonheur dans l'oubli intempestif, au rythme du battement de tes bras et de tes pieds, d'une conscience maîtresse de son destin,

    parce que dans la régulation des gestes, du souffle, du regard voilé et brûlé de chlore, il y a un abandon fascinant auquel tu penses parfois, à la fin d'une séance, les jours de fatigue intense, quand l'idée de te lever tôt et de plonger dans le froid te semble absurde, abandon que tu détestes mais que tu le balaies d'un revers de main, de cette main si grande, comme de tes pieds si longs, qu'on a tout de suite cru en toi, en tes chances, en tes victoires, dès l'enfance,

    pour que tu n'en aies pas eu vraiment, d'enfance.

    Car de l'enfance, puis de l'adolescence, tu n'as éprouvé que ton corps configuré, et les cartographies successives de tes progrès dans tes muscles que l'eau ponçait vigoureusement ; et de te frayer ainsi, dans l'onde au fond bleuté (ce qui distingue cruellement le bassin de la mer, que tu aimes pour sa matière colorée, oui, sa matière...), un chemin qui n'en était pas un ; de fournir à l'œil qui te suivait du bord, le sillon métronomique qu'il attendait ;

    et de ne pas être atteint par le doute, jamais, ou si peu, jusqu'à ce moment où tu  te demandes si tu vas y arriver, parce que quelque chose (il n'y a pas de mot te venant à l'esprit, pas d'inspiration pour la parole, rien) te traverse, comme une langueur dont tu sens qu'elle est toi, à toi, une langueur qui te prend et ton corps, saisi par le mouvement de tes bras s'appuyant sur le rebord du bassin, s'extrait de l'eau,

    de l'eau qui coule de toi, tombe de toi, fait des perles, comme les  cloques d'une mue, et te donne le frisson, le frisson d'être enfin libre de ce que tu ne connais que trop...


     

                                                   Photo : Toby Melville

     

     

     

     

     

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  • Chant du demi-jour

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    Depuis quelques jours, un oiseau chante dans la cour intérieure. Il trille ; il soliloque. Mâle ou femelle, tu ne sais. Pas plus que son espèce. Tu n'es pas un spécialiste. Ignare en la matière, tu l'écoutes, vers les cinq heures trente, alors que la nuit est encore là, ce que tu as trouvé étrange d'abord,  croyant qu'il lui fallait soleil pour faire sérénade. Apparemment pas. Mais tu n'y connais rien. Tu l'écoutes. Peut-être est-il seul, faisant ses gammes, parce qu'il se doit d'en être ainsi : le chant comme raison d'être. Peut-être est-ce à un(e) autre que s'adresse son babil vigoureux, un(e) autre qui ne répond pas, écoute ?, puisque, unique certitude, tu n'entends qu'une voix. Il est en tout cas ponctuel dans ses vocalises. Il t'apaise. Est-il le signe définitif du printemps, ce plus-près-de-la-nature venu à ton oreille, fenêtre fermée (et quand il fera plus chaud, et qu'ils joueront sonate à deux, ou quatuor, ou quintet, ce sera folie, la fenêtre alors ouverte)? Tu ne sais (bonté entretenue de l'ignorance. Tu ne guettes pas l'intrus, le jour venu) où loge l'intempestif. Anfractuosité plutôt que branche : les arbres sont nus. Il a fait son chemin et sa demeure et n'a pas de compte à te rendre. Tu écoutes son solo, ses vingt minutes modulés dans le silence. Il se tait sans que ton esprit là encore puisse rien comprendre : d'un coup plus rien que la demi-obscurité chargée désormais de cette voix suspendue. Mais ce chant est comme la clef infirmière de ton insomnie et tu tombes au sommeil, très vite, avec cette pièce de bonheur en toi.

                                                                   Photo : X

  • Les premiers et les derniers

    Tu ne sais pas quels ont été les premiers mots que tu as dits à ton père. Ce n'était pas des mots, d'ailleurs, mais un baragouin où tu exerçais ta bouche, ta langue, ta voix, ton cœur et tes viscères. Tu ne sais pas quand tu lui as dit papa pour la première fois, et lui-même, peut-être, ne s'en souvenait pas : il n'en a jamais rien dit. Ce sont des instants morts et enterrés. Pourrait-il en être autrement, quand, plus tard, adulte, et conscient, tu n'as pas su retenir ce qui allait être ses derniers mots. Je n'ai pas compris. Je n'ai peut-être pas écouté. Je m'aperçois seulement que c'est ma bouche qui mange ma réalité en la parlant. Pas compris, ou pas voulu comprendre. Il faut parfois rejeter l'idée même du souvenir, de la fonctionnalité de la mémoire, pour conjurer le sort, pourtant scellé, de celui qui va mourir.

    Vous taire l'un et l'autre allait de mise. Vous n'avez pas changé les mots, banals, de la vie, et c'est essentiel, puisque les derniers mots ne peuvent, être, s'ils sont ainsi figés, sacrés et lapidaires, que des reliques et qu'il vaut mieux, te dis-tu, qu'il ne reste rien, absolument rien, sinon ce qui fut vivant, maladroit, incertain, humain, entre vos premiers et derniers mots, ensemble, et à toi seul, désormais.

  • Chronotopique

     

     

    Elle était allée au grand parc avec sa sœur aînée et ramena dans son sac de toile le camaïeu jauni de l'automne qu'elle déversa sur la petite table du salon. Elle apprit de sa mère le nom de tous ces soleils séchés et racornis. Elle avait peur de ne pas s'en souvenir. Elle prit des pages blanches et pour chaque espèce en dessina les contours. 

    Elle resta un temps pensive, et posa sa main gauche sur la dernière immaculée. Le crayon fila sur le papier.

    Elle trouva sa mère à la cuisine, lui montra ses dessins, jusqu'au dernier, avant de lui demander si elle aussi finirait en feuille morte. Sarah n'eut pas le temps de lui offrir autre chose qu'un sourire désarmé : elle avait déjà tourné talons, la laissant dans le trouble de ses mains à elle posée sur son ventre, enceinte qu'elle était de deux mois.