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De la peinture - Page 2

  • Miroirs (I) : Egon Schiele, par transparence

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    Egon Schiele, Autoportrait aux doigts écartés, 1914, Geementemuseum La Haye

     

    Ce n'est pas une affaire de chair, mais de jointures et d'os ; moins encore une question de ce qui pourrait se remplir, car les traits ne s'arrondissent pas. Et il faut entendre par traits, la superposition symbolique de la trace laissée par l'outil du dessin et l'apparition du modèle, dans un effet de ressemblance. Une trace qui s'apparente souvent à un sillon, presque une ornière.

    Quel angle de soi donner, quand on ne veut être que la somme hideuse, ou pour le moins dérangeante, de tous les angles et les nœuds de son corps ? L'homme a l'air soucieux, presque absent. La tête penchée se combine aux doigts, longs, qui entrent dans la joue, quasi la transpercent, comme si l'oubli était tellement fort que le corps en soi n'existait plus vraiment. La moue est dubitative. Il y a un semblant de théâtralité. On pourrait penser à une certaine affectation mais la mimique glisse trop vers la grimace pour que l'on puisse se dire : l'artiste prend la pose, il joue et fait des mines. Il y a un dépouillement si terrible que la rêverie morose et romantique ne prend pas, et plus on regarde cet autoportrait, plus il remonte loin dans notre histoire, dans ce qu'elle pourrait être. On y devine une histoire de la souffrance, une histoire de la maladie. Il ne nous restera un jour que la peau et les os, à la manière des clichés médicaux et des négatifs photographiques. 

    Mais l'œuvre de Schiele est évidemment plus troublante puisqu'elle n'a pas la prétention de la vérité argentique. Elle est avant tout une projection déformée, comme tout autoportrait : une mise au loin de soi, une distance trouble qui tient, au moins, dans l'écart entre la feuille et le corps véritable, le corps véritable réduit à la main et la main au crayon qui dessine. Cette main qui, au premier plan, forme comme un éventail déchiré.

    La peau et les os, et guère plus. Tout est transparent. Quelque chose passe à travers et qui n'est pas sans densité, la densité même de ce que n'a pas touché la mains de l'artiste, ou à peine effleuré, parce que de toute manière toute tentative de se peindre est vaine et le manque (pourquoi pas un manquement ?), ce qui est raté compte autant que ce qui a été capturé. Il y a ce qui a été mis sur la feuille mais le vide est tout aussi élémentaire que le trait. La couleur est forte et visible mais comme en périphérie : le manteau et les cheveux sont les seuls signes de l'opacité et de la consistance qui permettent de différencier le visage. Pour le reste, en effet, la couleur doit composer avec le fond même de la feuille. Le corps de l'artiste n'est pas habité, incarné. Il n'est qu'une trace, un quasi souvenir de soi, pour plus tard. La mort est pré-figurée parce que l'existence est étriquée, racornie. Les yeux sont des charbons éteints mais, sur un certain points, presque lumineux, comme les ardeurs d'un maquillage entaché de larmes ou de fatigue. La blancheur est, comme souvent chez Schiele, la matière la plus forte, par quoi justement il in-forme son dessin d'un transitoire, d'un déjà-vécu qui fait frémir. 

  • Ruines

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    Il se pourrait qu'un jour, l'anagramme du Louvre développé par le dessinateur Marc-Antoine Matthieu (1), le Révolu, redistribution ruineuse : le musée comme pétrification absolue, que cette anagramme ait force de loi. Le lieu ne contiendra pas seulement les restes du temps mais aussi les poussières du sens qu'on voulait lui assigner, et plus encore : les restes du sens de ce qu'il contenait.

    Révolus, déjà, la brûlante contemplation de la beauté, le silence, la sacralité. À venir la révolution (c'est-à-dire la révocation) des Dieux, de tous les Dieux qui acceptèrent d'être peints, qui présidèrent à l'élévation des déesses, des envoyés gracieux, des archanges et des vierges, des héros et des martyrs, des passions tragiques et des sacrifices édifiants.

    Le révolu, pour ne pas écrire le banni. L'art ne sera plus l'obscur, le mystérieux, mais le rebut de ce qu'on appellera alors l'obscurantisme.

    Il se pourrait qu'un jour on se reprenne à brûler des œuvres, des tableaux, quand il ne sera de Dieu que le grand Architecte de l'univers ou qu'il ne sera de Dieu que Dieu. La haine des iconoclastes... Les détours de l'aveuglement sont souvent sans appel. Vinci, Caravage ou Titien, d'autres encore, se croyaient au-dessus des vicissitudes du monde, non par vanité, mais convaincus qu'ils étaient que l'œuvre spirituelle, cette figure qui sort du marbre déjà inscrite dans le marbre, pour reprendre les mots de Michel Ange, toucherait, imparable, et éternelle, l'œil et l'âme de son contemplateur.

    Ils avaient tort.

     

    (1)Marc-Antoine Matthieu, Les sous-sol du Révolu, éditions Futoropolis, 2006

  • À venir, Caravage

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    Caravage, Garçon à la corbeille de fruits, 1593, Galleria Boerghese, Rome

     

    La corbeille est pleine. Elle déborde. Elle a l'abondance théologique des natures mortes du temps. On y dénombre une générosité dont se nourrissent l'esprit autant que le corps.

    Le jeune garçon enserre la corbeille. il a la modestie d'un serviteur. Comme souvent chez Caravage, le contexte n'est pas précisé. Il ne cherche pas le genre, la fuite anecdotique dans la ritournelle des heures : temps du repas ou de l'offrande ? Il concentre le drame dans le dépouillement.

    Au premier abord, ce tableau intéresse peu. On passe vite. Le jeune garçon a un visage, une allure et une tension érotique qui en rappellent d'autres dans l'œuvre du peintre ; pour la corbeille, on pense à celle de 1599 (donc postérieure). Puis, à la énième visite, toutes les autres n'ayant été que lettres mortes en somme, l'œuvre abandonne son irrésolution. 

    Le regard mélancolique apparaît, du personnage, qui semble lointain, retiré du monde et de sa trame. on sent la faille. La douceur angélique s'altère et la tension de l'âme (plus forte que les signes de l'Éros) atténue la rondeur des traits. Tout allait au mieux ; rien ne laissait présager le drame. Qu'a-t-il vu qui le leste ainsi d'une gravité inquiète et d'un retrait insondable ? Une humeur sans nom ? Un souvenir ?

    À moins que ce ne soit l'étrange défaut de la corbeille, cette feuille qui s'en échappe, jaunie, se fanant, et telle, profanant l'illusion d'un temps candide et plein. Elle retombe comme se défait l'ingénuité. Le monde est cruel de signes de notre disgrâce.

    Mais Caravage a-t-il jamais cru que la vie était autre chose qu'une course à l'abîme (1).

     

    (1)Pour reprendre le titre du roman que Dominique Fernandez a consacré à l'artiste.

  • Profondeur de Simone Martini

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    Simone Martini, L'Annonciation et deux saints, 1333, Gallerie des Offices, Florence

     

    Il n'y a rien d'autre qu'un fond d'or. Le décor est sommaire. L'habillage viendra plus tard, les jeux de perspective aussi (on pense à Vinci). Pour l'heure, dans le panneau centrale de l'œuvre, simplement elle et lui.

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    Lui, beau, d'une beauté quasi androgyne, humble de sa fonction de messager et pourtant habité de la douceur de la Parole qu'il amène. Elle, le bras replié, une main près de son cou, l'autre sur un livre, le corps saisi, elle a déjà l'éclat de son devenir. Son étonnement n'est que passager. 

    Ils sont l'un à l'autre. Non pour eux-mêmes mais dans une histoire qui les dépasse.

    Martini peint la plus belle des Annonciations.


  • De Veronese à Klein, la confiscation...

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    Veronese, Le Mariage mystique de Sainte Catherine, 1547 Yale University Art Gallery, New Haven

    Véronèse est un peintre sublime dont certaines œuvres laissent le contemplateur sans voix. Le Repas chez Levi est d'une démesure magique. En plus de ses tableaux, l'artiste a laissé dans l'histoire de l'art une trace rare : une couleur. Le vert Véronèse, lequel vert se retrouve dans le vêtement supérieur de Sainte Catherine.

    Un autre peintre a ce privilège : Yves Klein.

     

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    Le bleu de Klein. L'IKB (International Klein Blue). Marque déposée. Propriété industrielle. 

    Le génitif n'a plus la même valeur. La possession est devenue de plein droit. C'est une arrogance sonnante et trébuchante. Un autre monde. L'expression, le sentiment et l'art n'ont plus cours. La touche est secondaire ; c'est la couche qui compte. Le badigeon uniforme contre la nuance de la couleur dans le dess(e)in. 

    D'un côté une forme d'éternité, de l'autre une assurance bancaire à 70 ans après la mort de l'inventeur...

  • Figure du pouvoir

     

    Figure vénérable que celle de Leonardo Loredan, doge de Venise au tournant du XVIe siècle et qui, plus qu'aucun autre dignitaire de la Sérénissime, voit sa personne traverser les âges et venir jusqu'à nous. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu'on a été immortalisé par deux peintres aussi magnifiques que Carpaccio et Giovanni Bellini (dit Giambello).

    Deux portraits. Deux fois, à un an de distance, la représentation du pouvoir. Deux variations, en apparence, mais bien plus pourtant. La question ne porte pas sur l'évaluation de l'art de l'un et de l'autre, sur les capacités des deux peintres (1) mais sur ce que projettent les deux portraits. À chaque fois le modèle est représenté dans son habit d'apparat, avec la coiffe qui désigne son autorité politique. Le caractère officiel des deux tableaux ne peut faire mystère. 

    C'est moins l'homme que la fonction qui est en jeu. Mise en scène du pouvoir, certes, mais avec une relative modestie des effets. On évite dans les deux cas les fastes, la grandiloquence. L'homme seul, le Doge, tel qu'en lui-même. Le pouvoir en son incarnation.

    Un an d'écart entre les deux peintures et pourtant deux explorations très distinctes de la puissance et de l'exercice de la force politique (et de sa transformation à venir).

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    Carpaccio, Portrait du doge Leonardo Loredan, 1500, Musée Carrara, Bergame

     

    Carpaccio peint Loredan de profil, selon un modèle ancien (si l'on veut penser par exemple au premier tableau d'un roi seul : le Jean II Le Bon, au milieu du XIVe siècle. On se tournera aussi vers l'œuvre anonyme représentant Louis XI). On pense à l'art des monnaies. Un tel choix marque les traits du personnage. La silhouette souligne la rudesse et la sécheresse du visage. Les deux lignes qui traversent la joue durcissent plus encore le portrait. L'unité chromatique (l'habit, la coiffe et le teint) accentue l'austérité de la représentation. Le pouvoir politique tire sa force et sa forme d'une sévérité sans laquelle on ne comprendrait pas sa légitimité. La fenêtre ouvre sur un paysage qui rappelle l'île San Michele, celle qui serte de cimetière  à la ville. Rien qui puisse vraiment adoucir le propos.

    Dans la peinture de Carpaccio, il y a comme la fixation d'un temps ancien, quand la rigueur seule valait loi. Le pouvoir est chose sérieuse. Il n'y a qu'un visage à offrir. En ce sens, le profil détermine la thématique de l'unité. Loredan est froid, marmoréen. il ne présente aucune faille. Il délimite et définit le pouvoir comme une œuvre austère et en partie cachée. Le secret est posé : il est constitutif de la puissance. On le sait, on le voit. Le tableau est coupé en deux. À gauche, le paysage, le ciel et la lumière ; à droite, le noir absolu, l'impénétrabilité des choses, le silence. On le voit ; on voit qu'une part de l'être-au-pouvoir sera invisible, incernable. Au moins n'a-t-on pas l'aporie contemporaine de la transparence...

    Le Loredan de Carpaccio est, d'une certaine manière, très clair : très clair de son obscurité posée comme préalable à tout. Tout est peint, jusque dans ce qui ne peut se peindre, sinon au noir. Œuvre au noir d'une alchimie des puissances qui ne transigent pas...

     

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    Giovanni Bellini, Portrait du doge Loredan, 1501, National Gallery, Londres

     

    On reconnaît aisément Leonardo Loredan dans le tableau de Bellini. Il ressemble à celui de Carpaccio. Ce n'est, malgré tout, pas le même homme. Peint de trois quarts face, sur un fond bleu qui adoucit l'ensemble, le doge porte des habits clairs. L'ombre du visage est à peine soulignée, moins un signe à interpréter qu'un effet de vérité inclus dans le cadre perspectif.

    Cette fois, le spectateur contemple le visage dans sa totalité. Il regarde le pouvoir en face. Mais le pouvoir le regarde-t-il lui, en face ?

    La première impression qui se dégage du portrait de Bellini renvoie à l'humanisation du personnage. Les traits sont adoucis, moins anguleux ; le nez et le menton tranchent moins. Un instant, on pense à un homme ordinaire, presque banal, une image quasi parfaite de cet idéal vénitien incarné par le modèle républicain. Tout doge qu'il est, Loredan reste un homme. Impression fugitive cependant, parce que le portrait est moins beau qu'il n'est fascinant, c'est-à-dire dérangeant. Son unité physiologique n'est pas en cause. Il n'y a pas d'erreur ou de maladresse. La question est ailleurs, dans la faille symbolique que l'artiste a fixée dans ce visage. Faut-il d'ailleurs parler de faille, alors qu'il ne s'agit, dans le fond, que de détermination politique. 

    La profondeur de ce portrait scelle son secret en deux points. Le premier est le moins original : ce sont les yeux. Loredan ne fixe pas le spectateur potentiel. Son regard se porte au-delà. Tout présent qu'il soit, son être demeure insaisissable. Il n'est pas à qui il se donne à voir. Bellini, malgré tout, n'explore pas ce qui pourrait être de l'arrogance ou de la vanité. Il cerne plutôt l'inévitable retrait du monde par quoi, justement, est orienté le monde du point de vue du politique qui en a la charge. L'œil politique bellinien possède en même temps la vivacité (l'œil est petit, la vue perçante. Une sorte de rapace...) et le détachement. Il a l'air d'un sphinx.

    Cela suffirait-il pour en faire un chef d'œuvre ? Sans doute pas, s'il n'y avait la bouche. Peut-on voir plus remarquable ambiguïté qu'elle en peinture ? N'épiloguons pas... mais d'avoir vu, il y a longtemps, ce tableau à Londres, il m'en est resté un souvenir fulgurant, et presque désagréable. Loredan ne sourit pas. Sa bouche n'est pas très marquée, les lèvres sont fines. Il a le sérieux de la fonction. Il ne sourit pas. Quoique... La commissure gauche (face à nous) semble légèrement se soulever. On le regarde encore. La bouche est délicate et tranquille, presque indulgente. Pourtant à la commissure droite, la raideur. Tout est là, dans la rigueur indicible que j'ai devant moi. Telle est l'étrange modernité du tableau de Bellini, sa beauté terrible et sa grandeur révélatrice. Le pouvoir est-il réductible à l'écrasante distance et à la puissance implacable ? C'est la version de Carpaccio.

    Le pouvoir tient-il à l'incertitude dans laquelle on laisse celui qui le subit ? Dans la magnanimité de façade par quoi on se laisse prendre au piège ? Dans le jeu des rôles multiples que les puissants apprennent à maîtriser ?

    La bouche de Loredan fait converger tous ces temps divers du pouvoir qui n'est pas un, d'un bloc, sans quoi il ne survivra pas, mais protéiforme.

    Cette bouche par où sortent le pardon ou la sentence, la mansuétude et la terreur. Elle est le fonds/fondement du tableau. Bellini ne réduit pas le pouvoir à un état des choses, l'être, mais lui suppose une dynamique que seule peut modeler la parole. Le Loredan de Carpaccio est muet, celui de Bellini parle. Et il nous parle. Il est contemporain du pouvoir que l'on met désormais en scène.

    Le theatrum mundi est infiniment redoutable, quand on n'en connaît ni les règles (ou si peu...) ni les visages les plus élémentaires. On se prévient d'un Loredan de Carpaccio. On s'arme, tant bien que mal. On est démuni devant un Loredan de Bellini. L'extraordinaire puissance de cette œuvre vient de là, puissance de ce qui est dit, avec finesse, sans que jamais la beauté de l'art et la délicatesse de la main ne passent au second plan. Du génie, rien de moins...



     

    (1)Carpaccio est un peintre sublime. Le cycle de la Scuola di San Giorgio dei Schiavoni est un des plus beaux qu'on puisse jamais admirer à Venise.

    J'ai évoqué Bellini (et le vol d'une de ses œuvres vénitiennes) dans une nouvelle.

  • Femme en bleu (XI) : Renoir

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    Auguste Renoir, La Balançoire, musée d'Orsay, 1876

     

    Le bleu... les bleus, faudrait-il dire. Celui du costume, de la veste de l'homme, sombre comme une fin de nuit, un grand panneau de nuit où finissent de luire des étoiles. Puis le bleu du chemin, en frondaison, pour évoquer l'inégalité du sol. Un chemin qui pourrait sembler une nappe bleue, presqu'une eau tranquille où se reflètent des petits cailloux, et comme une végétation marine. Du bleu, au premier plan, et dans le lointain qui file. Des tons étudiés, impressionnistes, et donc reconnaissables. Rien qui vous ferait revenir à Orsay. Ils sont pourtant nécessaires, comme deux basses de contrepoint, pour ce qui demeure la jouissance électrique du tableau : les quasi papillons de flamme bleue, que l'on croirait posés, en respiration, et pourtant en mouvement, sur la robe blanche de la jeune femme qui se balance. La robe est une torche immaculée, vivante et suave, que les nœuds d'azur concentré avivent. On ne voit qu'eux. L'œil ne vit que pour eux. Sans leur vibrante et intempestive ardeur, que seraient le désir de la scène, le désir dans la scène, la contemplation imaginable de l'homme face à elle, et l'envie inavouable (?), pour lui, et pour nous aussi, que ces nœuds si bleus et si f(l)ous tombent un à un et étourdissent. On ne voit qu'eux, et c'est ainsi qu'on ne voit qu'elle. Une fois sorti du musée, dans le fatras d'un épuisement scopique, elle demeure en nous, dans toute la vigueur d'une pulsation bleue et blanche qui enchante.

    Y a-t-il dans toute la peinture impressionniste un tableau qui puisse égaler, en féerie, ce bavardage mi-mondain mi-populaire, pendant lequel la sensualité discrète du vêtement se mêle à la rêverie entomologiste ? Papillons bleus enrubannés, ou rubans papillonnants, après lesquels le spectateur fait la chasse, une chasse aussi belle et pacifique que celle racontée bien plus tard par un baladin sétois...

  • Femme en bleu (X) : Matisse

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    Matisse, Femme à l'amphore, 1953

     

    La Femme à l'amphore de Matisse, à bien des égards, est la réponse à la femme-cafetière de Cézanne, quoique le mot réponse soit un abus, l'établissement d'une fausse identité, parce que la seconde n'est pas la négation, ou la suppression, ou le détournement de la première.

    Il y a simplement que l'on regarde le temps passé et combien les procédures ont modifié le sujet, au double sens du terme : thème choisi et figurabilité. La femme-cafetière de Cézanne était comparaison à l'objet, et quasi disparition de la femme dans l'objet. Le référent n'était pas là où on croyait pouvoir le placer. Le peintre explorait une coexistence (fort peu pacifique d'ailleurs) entre l'être et l'objet. Il y avait un espace, une séparation (de là, peut-être, l'ironie) et l'œil se promenait de l'un à l'autre. L'histoire du sujet, la servante, avait fait son œuvre. Elles (l'histoire et la servante) avaient proprement épousé la fonction, l'allusion domestique de la destinée. Les traits étaient durs, les pans rigides, les couleurs métalliques (avec ce qu'il faut de rouille, car l'un ne va pas sans l'autre).

    La Femme à l'amphore de Matisse se découpe, c'est le mot qui convient, sur un fond inexistant. Tout se concentre sur elle. Elle atteint à une forme (par le fond...) intemporelle. Elle n'a pas d'expressivité immédiate, elle est pure reconnaissance. On pourrait dire qu'elle est lisse, aussi unie que l'indique le choix chromatique. Il n'en est rien. Réduite à sa composition de silhouette, elle est remplie de toutes les facultés imaginatives dont nous voudrons bien la remplir. Corps bleu et plein, comme un contenu liquide (étendue infinie par la seule profondeur en surface de la couleur... magique), elle est, dans sa propriété visible, le contenu de l'amphore. Sa liquidation comme objet séparé. Il n'y a ni contenu, ni contenant. La femme de Matisse accueille, à bras ouverts, l'objet, s'unit à lui et dans les formes c'est une sorte de réversibilité, comme un corps se reflétant dans l'eau.

    Tout est en courbes et les courbes effacent les coups de ciseaux. Tout est courbes alors même qu'il y a des tranchants droits. Mais nous sommes si absorbés de la beauté nue (et d'une nudité qu'on ne verra pas, qui n'aura aucune obscénité...) qu'on oublie la réalité des segments formels : la taille droite, les bras tranchés secs, le haut de l'amphore. Rien n'y fait. Matisse offre une dynamique qui fait de la souplesse la vérité première de l'œuvre et de la vie qu'elle évoque. La cafetière de Cézanne était posée et la femme-cafetière statique. C'était la pose (et, dans la vie fourmilière de la servante, une pause). Rien de tel ici. On imagine la marche, le déhanchement, quelque chose qui navigue dans le corps, qui descend de l'objet vers le corps, avec ces bras-anses qui redoublent l'amphore d'une jarre supplémentaire, faisant que le vide, le blanc creusé par le corps remonté vers l'objet dessine un autre monde, une vérité supplémentaire du contenu et du contenant.

    Cette anse des bras est décisive. L'œuvre avait censément deux parties. Elle n'a plus qu'une unité, une femme-amphore, laquelle se sublime en un autre motif, une forme qu'on ne voit pas immédiatement. Alors que la femme-cafetière de Cézanne nous arrêtait à la pesanteur de l'objet, irrémédiable, Matisse fait apparaître une autre présence, une autre présence qui n'assujettit pas la femme à un rôle (d') accessoire. Ce n'est pas non plus pour y trouver une essence de la femme, sa réalité (laquelle d'ailleurs ?) idéale, car cet être-à-l'amphore n'est pas une abstraction. On la connaît. Certes, on pense à l'imagerie grecque mais aussi à l'imagerie africaine. On imagine la marche, le long d'un chemin poussiéreux, le soleil ; on sent l'odeur du contenu, son instabilité liquide. L'artiste, avec trois fois rien, moins de marge de manœuvre et de recours (à la tentation réaliste, entre autres), délivre par quelques coups de ciseaux une histoire du monde, lointaine et modeste.

    Ce découpage a aussi un écho dans l'œuvre de Matisse. Ce sont des femmes, plus connues et plus érotiques, leurs jambes pliées, un genou remonté. Des femmes du repos et du mystère. Elles sont infiniment moins troublantes que celle-ci dont les seins se devinent, dont la taille fille, les hanches s'épanouissent mais quid des jambes. Rien sur ce point, sinon une pointe qui s'effile, une forme délicate et menue, un goût furtif du bonheur, une rafraîchissante douceur qui n'a pas besoin de traits ni de précision. Matisse a saisi un instant et nous n'avons plus qu'à faire le reste, loin d'un univers rigide, cerné, urbain, sérieux...

  • Caravage, rencontre essentielle

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    Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1598, Saint-Louis-des-Français, Rome

     

     

    C'est plus que tout ailleurs, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec le désir, comme à sant'Agostino, le lieu suprême de la jouissance. Peu importe le jeu de l'ombre et de la lumière, l'éclairage venant de la droite, la fausse luminosité de la fenêtre et l'affairement de Matthieu qui compte ses pièces. Tout est dans le bras tendu, dans cette désignation sans pareille qui fracasse l'œil du contemplateur. Il faut imaginer que le Christ est entré et, sans coup férir, a désigné l'élu, celui qui, parmi les quidams, pouvaient être l'attendu.

    Caravage respecte évidemment ce qui fonde le lien biblique, le contentement apostolique. Il est, à la lettre, dans les traces du texte. Mais, comme il est définitivement de coutume chez lui, il détourne son art vers une autre profondeur. La lettre ne vaut que si, selon les catégorisations aristotéliciennes, elle est subvertie. Ainsi en est-il de cette désignation de Matthieu... Lui, insensible à l'attente qui vient de survenir compte encore, avec assiduité, ce qui compte. Pièces sonnantes et trébuchantes, ce qui veut dire : monnayables à l'aune des valeurs humaines (tant il est vrai que, déjà, Caravage mesure que tout est transposable dans l'ordre de la matérialité....). Matthieu n'est pas occupé aux comptes ; c'est un leurre. Il est la concentration de ce qui veut s'inscrire dans le temps. Son matérialisme est l'effroi de l'instant à venir : il a la tête prise dans les calculs. Et Lui, magnifique, beau, serein, a le bras tendu. Il ne désigne pas, simplement. Il vient à la rencontre de celui qui ne l'attend pas. Il est tout ce que le monde contemporain ne peut comprendre : le bras tendu vers l'imprévisible, l'en deçà du calcul. Le Christ caravagien a la beauté incandescente de l'humanité qui ne veut pas ignorer l'humanité. On pense, en le voyant, au Dieu impavide et brutal de la Sixtine de Michel-Ange, à la fois proche et lointain. Il en est la négation outrageuse. Proche parce que le lointain est le devenir cruel de celui qu'on abandonne. Ici, rien de tel : le Fils tend le bras, la main, définit nonchalamment le lien, cette inéluctable relation qui fait la fraternité, après laquelle toutes les républiques post révolutionnaires construisent leurs illusions libérales.

    Caravage peint le message, la lettre et la désignation. Pas la peine de revenir là-dessus. C'est même ce qui peut le sauver de toutes les restrictions inquisitoriales. Mais il va au delà, toujours au delà : le Fils ne parle pas. Son geste ne requiert pas l'ordre mais la prochaine reconnaissance. Il sait ce qu'il va pouvoir demander sans même le demander. Toute la provocation du peintre (et il y en a eu avant ; il y en aura plus encore après) n'est pas là où on l'imagine. Elle ne provient pas du prosaïsme de la scène mais de l'évidence de la rencontre. C'est au sens second une passion. Matthieu est à Lui, non pas en serviteur, pas même en apôtre mais en compagnon de route. Le bras si remarquable, et la main, et le doigt, sont la requête du puissant au modeste, le retournement du pouvoir vers celui à qui il se destine. Le Christ est beau et visible, quand le visage de Matthieu est une énigme. Normal : le mystère n'est pas dans Celui qui est déjà engagé dans le combat mais dans celui qui, inconnu de tous, inconnu de lui-même, va partager ce combat.

    Caravage peint les expressions avec une rigueur, un réalisme disent certains, sans égal. Pourtant celui dont on nous présente la vocation reste sans traits. Ce n'est d'ailleurs pas tant la vocation que le peintre évoque que ce temps qui le précède. Il ne peint ni l'émerveillement, ni la contemplation mais l'écart qui sépare Matthieu de lui-même. En clair, l'avant de la Révélation, étymologiquement une Apocalypse. Caravage peint cet avant de la frontière après quoi rien ne sera plus comme avant. On attend, en contemplant ce tableau, que le futur apôtre lève la tête et que tout se fasse. Au fond, si l'on osait une comparaison, ce serait représenter la Vierge seule, avant qu'elle soit la Vierge, avant que n'arrive l'Ange. Ce n'est pas l'étonnement qu'il met en scène mais cet état bientôt impensable de l'homme occupé par la matière, et bientôt libéré d'elle.

    Devant une telle imminence, on n'abandonne tout. On fixe l'instant. On est habité...

    *

    Ce qui fait le prix de l'art caravagien se cache (ou se révèle) aussi dans la possible transgression de la lettre. Il est le sens littéral et cet autre par quoi nous pouvons trouver cette continuité de l'être qui nous habite. Dans ce tableau, ce n'est évidemment pas du Christ dont nous pouvons être le plus proche. Pas même de Matthieu, d'une autre façon, parce que nous ne sertons jamais des élus, des choisis, des êtres hors du temps offerts à une destinée qui les dépassent. Nous savons que nous ne sommes pas tragiques et que nous ne passerons pas le temps qui nous est imparti. Alors ? pourquoi Matthieu concentre-t-il notre attention à ce point ? Pourquoi est-il si proche de nous, par delà le message biblique, quasi littéral dont il est le porteur ? Il est nous en ce que nous perdons à chaque fois que la vie nous y a confronté le moment du basculement. Tout émerveillement est projection de l'attente et aussi effacement, abstraction, mieux : amnésie du moment d'avant, de ce qui nous étions et qui s'efface. Matthieu est notre frère par l'opacité du temps qu'il incarne. Replié sur soi, il exprime comme personne l'instant d'avant, et l'impossible souvenir qui précède les inévitables fracas dont nous parsemons nos vies. Le Matthieu du Caravage est nous pour autant que nous savons reconnaître que rien n'est écrit. Pas sur le mode assez grossier du le meilleur est à venir, mais en ce que l'à-venir est inconnaissable, qui a les moyens d'effacer une part de nous-mêmes. Caravage peint de Matthieu l'instant dont il ne peut se souvenir. Cela n'a rien à voir avec le moralisme augustinien du retour dans le droit chemin, d'un rigorisme éthique amenant à une rédemption. L'œuvre du peintre est à la fois plus universelle et plus prosaïque : peux-tu savoir ce qui t'attend ? Es-tu capable de savoir ce qui te bouleverse ? Tu es engagé dans ta quotidienneté et soudain un être apparaît : un dieu, un homme, une femme, qu'importe... Tu étais concentré sur toi-même et brusquement l'Autre te tire vers un ailleurs, vers lui, vers le monde, vers ta part inconnue (maudite, qui sait ?). Tu ne peux te suffire à toi-même. Tu n'es pas ta seule finitude.

    Si Matthieu est replié encore, c'est pour mieux se déployer ensuite. Si le Christ est là, c'est en fait qu'il a parcouru un long chemin. C'est une rencontre, la certitude d'une rencontre, l'indéfectible d'une rencontre. De celle que tu emportes dans la tombe, sans tristesse, sans regrets, sans honte. Son histoire, au delà de la Bible, devient aussi la nôtre, et celle de ceux qui nous accompagnent. Imparable...

  • Ne jamais se départir politiquement d'une grimace de joie...

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    Claude Monet, La rue Montorgueil -Fête du 30 juin 1878, Musée d'Orsay, Paris.


    "Pendant que les fonds publics s'écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages"

                  Arthur Rimbaud, "Phrases", Illuminations.