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photographie - Page 3

  • Miroirs (V) : Hippolyte Bayard, allégorique

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    Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé, 1840

    Lorsque, dans l'histoire de la photographie, il devint patent que le procédé de Daguerre, sur métal, l'emporterait, son concurrent, promoteur du support papier, Hippolyte Bayard comprit qu'il finirait dans les greniers (ou les caves) de l'Histoire. Pressentant que l'ère industrielle donnerait aux seuls triomphants le droit au souvenir, il se photographia en noyé. Autoportrait en mort, d'une certaine manière. Cette première mise en scène de soi n'est pas sans rapport avec l'analyse courante reliant la photographie et la mort. Il faut rappeler la tradition du XIXe pour le portrait des morts sur le lit (Hugo, Ibsen, Proust...) et relire, évidemment, Bazin et Barthes.

    Pour revenir à ce pauvre Bayard, outre le caractère morbide dans la théâtralisation de l'échec, il y a un je ne sais quoi de mélancolique, à penser que toute l'énergie de cet homme se sera convertie en un acte symbolique où l'invention sert en propre à se nier. Voilà qui est terrible : se battre, concentrer volonté et intelligence pour n'être plus qu'une ombre. On imagine Bayard cherchant une formule adéquate pour signifier son désarroi et trouvant, d'un coup, ce subterfuge morbide grâce auquel il devient le premier acteur de l'épopée photographique. La machine sacrifie, et doublement, la vie de son inventeur. 

    Que pouvait signifier, pour un homme de cette époque, de se voir mort ? Les peintres avaient déjà joué avec le feu mais la technique, la distance même de l'art les protégeaient. Ils étaient eux et quelqu'un d'autre. Bayard, lui, se lance brutalement dans la disparition vivante. Il est le premier à se voir mort, à pouvoir s'en faire une idée... Que devint cet autoportrait, pour lui, tout le restant de ses jours, puisqu'il ne mourut qu'en 1887, alors que la photographie triomphait auprès du bourgeois, fasciné et ému. Comment vécut-il de se regarder mort, et pourtant vivant. Vivant mais oublié. Oublié jusqu'à sa résurrection en noyé, dans l'histoire de la photographie ; retour dont on doutera qu'il ait pu la croire possible...

  • Miroirs (IV) : Gary Schneider, sous X.

     

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    Gary Schneider,  The Genetic Self-Portrait, 1997

     

    Jean-Jacques Rousseau inaugure le texte même des Confessions d'une citation latine censée définir la nouveauté de son projet : Intus et in cute. Intérieurement et sous la peau. Mais ce n'est qu'une formule, une visée métaphorique de l'écriture car de ce qui est sous la peau nous n'en saurons jamais rien. Pourtant le corps : sa masse, son volume, son architecture, sa mécanique, son système pression/dépression, ce corps-là est effectivement l'autre premier de notre singularité. Mais nous avons tendance à le mettre entre parenthèses, sinon pour en faire une apparence, le volet matériel de notre représentation.

    Le portrait, dans sa version picturale, n'échappe pas malgré ses perfectionnements successifs à cette théorie du reflet. Le visage, hiératique et archétypal, se précise peu à peu pour livrer, par ses mimiques ou un regard habité, une part du mystère humain. Et nous, spectateurs, nous admirons la ressemblance (quoique, le plus souvent, nous n'ayons nul modèle pour vérifier), la vérité du trait ; nous scrutons le caractère jusqu'à nous dire : c'est lui, c'est bien lui, tout à fait lui.

    Gary Schneider tente, de son côté, le dépassement de cet abîme des apparences, en explorant le répertoire à la fois concret et pourtant si abstrait de son individualité. Il ne se peint pas, il ne se photographie pas, il se radiographie. Mettons de côté la critique possible qui reversera cette pratique dans le territoire de la facilité technique, du concept postmoderne de la dérision et de l'astuce propice à l'exploitation commerciale. Ces considérations ne sont pas vaines mais portent moins que les questions en contrepoint du procédé choisi (1).

    Outre que ce qu'il fait est à la portée de tous, l'intitulé de l'œuvre joue à plein sur la mystification possible de l'entreprise. Il faut convenir, c'est-à-dire admettre sans autre forme de procès, qu'il s'agit bien de l'artiste (et non de sa cousine, d'un ami, ou d'un inconnu dont Schneider aurait récupéré le cliché). C'est un pacte : lui, en chair et en os, lui noir sur blanc, mais lui inversé. Nul moyen de vérifier, à moins d'avoir accès à son dossier médical. Il nous reste à croire.

    Or, au cœur de l'originalité de l'être, se nichent d'étranges impressions. Avec toute la bonne foi du monde, je ne peux reconnaître celui qui se présente. On pourrait même dire que la matérialité du corps m'éloigne de lui plus que ne le ferait un cliché classique. La conformité, même symbolique, semble moins compter que la ressemblance. Schneider va donc à rebours de l'idée traditionnelle de la photographie comme vérité par le fait de sa valeur d'empreinte, de son caractère indiciel. En donnant à voir ce qui est le propre de son corps, il neutralise toute possibilité d'identification. La précision radiographique annule la reconnaissance. Le spectateur s'évertuera dans l'étude du cliché, il n'en retirera rien (à moins que médecin il ne décèle une anomalie ou une nécrose : lecture pathologique de la matière à montrer. Mais ce ne sera au fond qu'un diagnostic concentré sur un point de l'ensemble). Il ne pourra se faire une idée de Gary Schneider.

    En revanche, ce même spectateur à tout loisir de se reconnaître dans cette œuvre. L'énigme de l'auteur, puisqu'il y a neutralisation du rapport de ressemblance, n'interdit pas une identification du spectateur. L'effort de transparence, qui consiste à décharner l'individu, à ne garder que l'armature, va de pair avec l'impression que nous sommes tous un peu pareils. La chair ne cache plus rien. L'os n'est pas à nu mais presque.

    Ainsi, d'aller au profond revient-il moins à percer le mystère de l'unicité qu'à découvrir la banalité de ce que nous sommes. Peut-être est-ce pour cette raison (mais pas seulement : l'association à la maladie tient une place non négligeable) que la radiographie nous importune, et que l'on ne peut se détourner du travail de Gary Schneider. Elle touche à l'indiciel, et il n'y a ici pas loin de l'indice à l'indicible. C'est l'intime, l'intime qui nous reste tant mystérieux, avec lequel nous vivons sans jamais pouvoir réellement le voir. Dans L'image précaire, Jean-Marie Schaeffer souligne avec beaucoup d'à propos l'étrange rapport que nous entretenons à la radiographie. "(l'image radiographique) est [...] souvent vécue comme image interdite : autant on aime montrer ses photos-souvenirs, autant on préfère tenir cachées les radiographies de ses organes ou de son squelette. Lorsque, dans La Montagne magique de Thomas Mann, le jeune Hans Castorp se trouve confronté pour la première fois à l'image radiographique de son propre corps, il se rend compte qu'il contemple une image qui en fait ne lui est pas destinée : c'est comme s'il jetait un regard dans son propre tombeau. L'image radiographique anticipe le travail de la putréfaction, éliminant la chair pour ne laisser subsister que les ossements : "... et pour la première fois de sa vie il réalisa qu'il allait mourir."

    Regarder l'autoportrait de Gary Schneider revient à se confronter aux illusions de nous-mêmes et plus encore, en ces temps où le corps est devenu marché, monnaie, pièces détachées, nous sentons que ce qui fait notre propre, notre distinction est le plus susceptible de se fondre dans le commun. La radiographie évide le sujet ; les rayons X nous passent sous X et le supplément de détermination devient la marque de notre anonymat. La monstration de l'intérieur, de ce jamais-vu et jamais-visible, se retourne tout autant contre son auteur que contre le spectateur. La science objective et l'esprit n'y trouve pas matière à se rassurer. 

    Si la tentative de Schneider, au delà des considérations esthétiques (est-ce beau ? est-ce une œuvre ?), a une portée, sans doute faut-il la comprendre comme le signe d'un monde où la connaissance se dissocie de l'humanité. L'autoportrait radiographique porte le masque d'une raison technique, matérielle où l'homme, pris au plus près, au plus profond, est absent. La morbidité qui s'y rattache n'a rien à voir avec les écorchés ou les gisants en squelette des siècles passés, et en particulier ceux du baroque. Le plus terrible du travail de Schneider est justement qu'il n'est pas macabre, même pas repoussant, il est froid. Il conjugue à la fois le vivant le plus évident (puisque radio il y a) et le mort le plus absolu (puisque l'appareillage est capable de vous transpercer).

    La transparence est inhumaine. On ne devrait jamais l'oublier.

     

    (1)Si l'on veut voir ce que donne la radiographie comme formule d'un petit esprit, il suffit d'aller voir les "œuvres" consternantes de Nick Veasy...

  • Daido Moriyama, à l'endroit, à l'envers

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    Volupté détournée que la série des Thighs de Daido Moriyama. Le corps est pourtant là, au plus près, pourrait-on dire, et c'est sans doute ce qui en conditionne le caractère ambigu et presque insaisissable. L'objectif colle quasiment à la peau ; la peau a une odeur, un parfum, une identité, car désirer revient aussi à mettre en jeu le plus que l'œil, le plus que la main (ou le bout des doigts). Mais le jeu de Moriyama est d'une grande subtilité. Puisque nous sommes près, nous ne voyons rien, ce qui en dit long, d'une certaine manière, sur la construction de l'érotisme. Il y a toujours quelque chose de médical dans la proximité, un sens de l'observation qui fait le décompte des particularités et des imperfections. D'ailleurs, le spectateur comprendrait aussitôt de quoi il retourne s'il n'y avait le subterfuge de ce qui cache, de ce qui cache faussement, et donc pose l'énigme.

    Les bas résilles. Mais savons-nous dans le premier cliché qu'il s'agit de bas résilles et de cuisses, si l'on ne va pas lire le titre. Cela pourrait être tout autant un travail expérimental, une construction abstraite. Le corps n'est pas là. À la place : des formes et de la matière. Ou plutôt : une structure, un quadrillage, et une surface dont on ne prend que l'unicité, la belle et lisse apparence. Cela peut faire penser. L'esprit doit chercher dans ses propres souvenirs, son histoire personnelle. Peut-être... Tout est caché et pourtant cette photographie laisse rêveur. On y revient et on fouille, et l'on comprend. Il y a évidemment le hors-champ d'un corps entier, nu sans doute, mais cette considération n'importe pas. Très secondaire. Et faire davantage : se concentrer sur ces formes en combat. La résille qui épouse, en une enveloppe à la fois tendre et souple. Les alvéoles (comment dire autrement ?) varient. Elles sont la respiration du corps flexible. Elles ne luttent pas ; elles jouent ; elles s'ajustent. Et l'on imagine le frémissement de la peau qui sent sur elle ce mouvement sage et permanent. Le corps est donc à la fois ce qui plie la matière, en éprouve l'extension, ce qui en jouit, et ce qui se montre ainsi, dans un jeu de cache-cache. 

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    La deuxième photographie amplifie le principe. Ce n'est plus le corps qui donne l'ordonnancement du cliché mais la géométrie contradictoire de la résille. Tout file, dans tous les sens, et par l'œil qui regarde les sens du spectateur s'éveillent. Il parcourt le corps, suit les fils qui s'entrecroisent, le tissu qui s'échancre. La matière, dans ses multiples variations, dans ses tensions diverses, parle du corps, de son poids, de ses torsions. On pense à du Vasarely, à ces exercices surfaits de l'Op Art. Ce serait presque une variation sur les mailles, s'il n'y avait, comme un sol magnifié : le corps, le corps désiré et désirable, d'être ainsi révélé dans ses infinies séquences. Alors, on abandonne Vasarely et on s'en va vers une métaphore géographique, quasi topographique d'un univers à la fois contracté et tendu. Chaque centimètre carré, sans une échelle uniforme, est répertorié, mais il n'y a pas de légende : c'est une pure utopie, l'éphémère grâce de la pose. Le quadrillage ne nous apprend rien. Il dévoile. On reconnaît un pied, et un autre. On suppose des cuisses ou un mollet. Un bas-ventre aussi, mais si discret. On navigue d'un relief à un autre, d'un sol à un autre. L'esprit sait que ces divers enchevêtrements forment un tout, un tout que l'on peut, le cas échéant, connaître mais qu'ici on explore, point par point, avec une infinie délicatesse. La torsion demeure encore dans les limites d'une séduction sereine et la beauté émane de ce que le corps n'est pas forcé. Presque une rigueur, et, peut-être, une négligence de celle qui se laisse regarder. 

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    Il n'en est pas de même pour la troisième photographie. Ce n'est plus la maille qui fait le scénario mais le corps lui-même. L'écrin se résout à abandonner le terrain à ce qui n'est alors que visible, trop visible. La pose est acrobatique, le saut dans l'explicite sans filet. Le spectateur s'est éloigné. Il a un ensemble sous les yeux, une forme que, malgré les apparences, plus rien n'enveloppe. On n'a plus envie de s'égarer puisque l'essentiel est advenu. Tout est technique. La balance est rompue. La cliché fait comme un bruit. Si le mot n'ouvrait pas vers des considérations un peu simplistes, l'idée de la pornographie ferait son chemin. La pornographie, en ce que celle-ci outre la rêverie et se solde par une sorte d'épuisement de l'œil. Moriyama passe de l'ardeur qui, d'une certaine manière, ne regardait que nous, dans les clichés précédents, dévolus qu'ils étaient à ce que nous écrivions une histoire singulière, vers un rendu glacé dont on sait qu'il inhibera le désir en le ciblant à coup sûr. La contorsion débouche sur une concentration spatiale de l'attention qui dilue le plaisir : ce sont les affres de la certitude. Dans un tel cliché (qui est aussi, à son corps défendant peut-être, un cliché de l'érotisme facile), il n'y a plus la "vision intensive" qui, selon Moholy-Nagy faisait l'essence de la photographie.

    Dans les deux premiers clichés, on était dans la recherche, et photographique, et physique. Dans le dernier, on tombe dans l'illustration facile et l'épuisement du sujet. Comme passer de l'art à une pub pour Aubade. Dans les deux premières photos, on rend visible ; dans la troisième, on reproduit du visible (pour reprendre la fameuse distinction de Paul Klee) en faisant croire qu'il n'en est rien. À ce jeu-là, on préférera la radicalité d'un Araki ...

     

  • Par delà le temps...

    La question n'est pas de savoir ce qu'est pour chacun la beauté, le sens de la beauté, sa pure formalisation mais il y a un trouble à y réfléchir, un trouble qui jamais n'est aussi intense qu'à l'heure d'une confrontation au temps.

    Dire que le rapport que nous entretenons à ce sujet est conditionné par une représentation sociale, circonscrite au cadre par quoi nous construisons nos représentations, dire cela est enfoncer une porte ouverte. La beauté d'un visage est pour le moins le fruit d'un désir que nous projetons sans doute, mais aussi l'effet de paramètres auxquels nous nous arrêtons à peine tant, si l'on veut s'y attarder, ils nous sembleraient vulgaires : taille, forme, grain de peau, couleur de peau,... La beauté, ainsi traitée, n'est plus une abstraction, ce qui s'éprouve sans concept, mais une mathématique souterraine.

    C'est ainsi que les beautés fatales d'une époque nous sont presque toutes insondables et que celles qui forgent l'imaginaire contemporain semblent être sans équivalent. Les femmes s'extasient devant Brad Pitt et trouvent, en général, peu d'attrait à Cary Grant ; le charme de Ryan Gosling est une évidence quand celui d'un Clark Gable est dépassé. Et ce qui concerne les femmes trouve son équivalent chez les hommes : Scarlett Johanson plutôt que Rita Hayworth, Angelina Jolie et non Brigitte Bardot.

    Parfois même nous ne comprenons pas ce qui a pu séduire un société passée. La beauté est alors une énigme (1). On devine juste quelques éléments symboliques qui pourraient justifier tel ou tel engouement. L'éloignement est là devant nous.

    Quand la conscience de cet étrange travail est comme bouleversée, c'est qu'opère la magie véritable d'un visage.

    Au milieu de l'exposition sur le surréaliste américain Joseph Cornell, le visiteur découvre la photographie d'une femme par Man Ray. Elle s'appelle Lee Miller, elle-même photographe assez célèbre (2). L'œuvre de l'artiste est magnifique (plan, éclat de la lumière, etc.) mais que dire du modèle. Un modèle à la fois ancré dans son temps, un visage dont on reconnaît qu'il est caractéristique des années 30 mais qui, malgré tout, dépasse son époque, touche à une universalité des visages où l'on a envie de se noyer. Le cliché ci-dessous n'est pas celui de Man Ray mais il éveille la même densité dans l'œil.

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     Il y a dans le visage de Lee Miller une présence intemporelle de la beauté, comme chez Ava Gardner ou Louise Brooks. L'effet se situe bien au-delà du registre esthétique. Chez chacune d'elles, concentrée dans leur visage se noue une histoire à la fois attendue et déjà connue. Elles ne ressemblent pas : ce n'est pas le problème. Mais face à cette énergie, le miracle de la contemplation se fait. Un éblouissement absolu, une porte secrète, un mystère dont on ne sait pas s'il faudrait à jamais le laisser tel ou cherche à en découvrir les arcanes...

     

    (1)Mais la sensualité tout autant : l'érotisme des corps n'est pas neutre, ne va pas de soi. Il est aussi le fruit d'une attente variable, d'un fantasme malgré tout défini, d'un regard situé en deçà de celui qui regarde...

    (2)Pour être honnête, son nom traînait dans sa mémoire mais à brûle-pourpoint je n'aurais pu lui donner une identité précise...

     

    Photo : Arnold Genthe

  • Une question de cadre

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    Il s'appelle Tich Quang Duc. Il est bonze et le 13 juin 1963, en signe de protestation contre le régime de répression anti-bouddhiste instauré dans son pays, il s'immole par le feu. C'est un acte politique. Un engagement définitif et sans retour possible. La mort est au bout. On peut imaginer que tout religieux qu'il est, inscrit dans une longue tradition méditative, il n'ignore pas que le monde des images mondialisées est en marche, que de cette rue, son geste vont se multiplier, se répandre et que de ce point surgiront commentaires et discours.

    A-t-il vu le photographe, Malcolm Browne, avant de s'asperger d'essence ? A-t-il su qu'il établissait avec lui une relation qui se prolongerait indéfiniment ? Possible, mais cela n'est pas décisif parce que, lancé qu'il est dans l'histoire de sa propre disparition, il en est réduit au pari (très pascalien) de l'autre comme œil témoin.

    Il faut se contenter, plutôt, de regarder cette image-choc, de celles qui pétrifient le spectateur et le remplissent d'horreur. On éprouve, certes de façon purement symbolique, la souffrance de ce corps incandescent. On ne voudrait pas être à sa place. On se demande même à quel degré de désespoir ce bonze est tombé pour s'infliger une telle douleur. La force d'âme et l'oubli de soi ne sont pas des explications assez tenables pour qu'on ne puisse pas être démuni (1).

    Je veux m'arrêter sur les choix du photographe. Un cliché découpe la réalité. S'il a un contenu, il a aussi des limites, des bords. S'il a deux dimensions, il a aussi une profondeur. S'il saisit ce qui lui est extérieur, il a toujours un angle de vue. La photographie est une prise : saisissement du réel, fragmentation du réel, déformation du réel.

    Ici, Malcolm Browne, sans voyeurisme, dynamise la scène. Ses choix (conscients ou non) participent de l'empathie que peut éprouver le spectateur. Si le bonze est au centre du cliché, le choix du plan d'ensemble moyen oblige l'œil à faire le tour du lieu, et ce n'est pas rien. La route, la voiture (celle du bonze), les passants, le jerrican sont autant d'éléments qui servent deux objectifs. En les conservant, Browne définit le contexte et le contexte est un condensé de vérité (2). Tich Quang Duc n'agit pas hors du monde mais dans le monde. Le photographe ne veut pas qu'on faire abstraction de l'espace. Cela ne signifie pas qu'il transforme ce geste en spectacle, bien au contraire. La distance incluant l'entourage du bonze n'est justement pas un effet de distanciation, une protection plus ou moins affirmée mais la condition nécessaire pour que le spectateur s'incorpore le destin de cet homme. Les quelques mètres séparant le martyr de l'objectif (mètres qui partent aussi de toutes parts, avant, arrière-plan, côtés) marquent la continuité du monde. Des mondes pourraient-on dire : celui du bonze, dans cet espace oriental que nous ne sommes pas obligés de connaître mais que nous savons être là ; le nôtre, parce que cette voiture, ces passants, ce jerrican, nous les connaissons aussi pour savoir qu'ici aussi, nous pourrions en voir des exemplaires. C'est par cette moindre concentration autour du sujet violent que Browne replie l'horreur qu'il prend en photo sur notre propre monde, et ainsi en appelle à notre conscience. Cela s'est passé. Il y avait la vie qui tournait, des gens qui passaient. Pas de décor en feu, pas de trace de guerre, mais le quotidien. L'immolation est survenue et personne n'a bougé. La photographie, en fait, introduit la durée, et la durée est effrayante. Plus, peut-être, que l'action fixée sur l'argentique. L'instant capturé par l'appareil ne prend sa pleine valeur que si notre œil développe l'avant de la scène : les préparatifs, l'aspersion, l'installation, la mise à feu. Il n'est pas question de se faire un film, de jouer avec son imaginaire mais de ne pas pouvoir détourner son esprit (son œil intérieur...) de la rigueur logique par quoi un homme met fin atrocement à ses jours. Pas pour lui, mais pour les autres (et ces autres pourraient être nous). Malcom Browne ne s'en tient pas à la douleur de la crémation, c'est-à-dire à ce qui s'est poursuivi après le cliché ; il concentre tout le cheminement de l'homme à ses cendres.

    À ce titre, le capot ouvert de la voiture et le jerrican sont essentiels à la compréhension du moment. Ils sont une mise en demeure à ce que nous ne nous méprenions pas sur le sens de ce que nous voyons. Ils sont les signes du temps écoulé qui nous amène à la combustion et au stoïcisme du bonze.

    La photographie est prise de trois-quarts face. Impossible sans doute de faire face, de regarder dans les yeux la mort. Le corps est encore intact, comme s'il y avait incompatibilité entre le bonze et la flamme. Moment du corps toujours préservé et qui, donc, nous ressemble, et ressemble à ceux qui regardent. Solidarité de l'un pour les autres, identité des différences qui donne à la scène une allure de manifestation improvisée. Les autres, là, semblent comprendre. Ils partagent et cette longue flamme, au sol, est une part d'eux-mêmes. L'un prend sur lui la souffrance des autres, et le mouvement général du feu amène le spectateur à considérer la foule : des bonzes, qui entourent et respectent le geste. Browne fait comme eux, il devient l'un d'eux et nous, qui sait, l'un d'eux aussi.

    Le caractère déchirant de cette photo tient à ce qu'elle rejette tout traitement héroïque du geste. Elle ne cherche pas à singulariser l'acte, tout en refusant de le banaliser. Browne prendra d'autres clichés, la crémation avançant. Ils ont moins de force que celui-ci, le premier de la série. Il aurait pu être le seul, parce que la suite on la connaît et doublement. Pour le geste, c'est la mort. Pour sa symbolique, c'est la misère des armes à la disposition des opprimés, qui espèrent une mobilisation, ailleurs, loin, à l'autre bout du monde, après eux, après n'être plus rien sur l'asphalte.

     

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    Le cliché de Browne a été repris près de trente ans plus tard, pour illustrer (le problème est déjà là : illustrer...) le premier album éponyme du groupe Rage against the machine. La comparaison est sans appel.

    Le plan est serré, concentré sur l'étrangeté immatérielle du feu qui lèche le corps. Ce sont les flammes que l'on montre, avec l'illusion, presque, qu'elles viendraient de l'homme. Combustion spontanée. Acte sans origine, figé dans sa spectaculaire volatilité. Cela pourrait se passer n'importe où et n'importe quand. Ce qu'il faut, c'est que ça cogne, que dans une devanture, on ne l'oublie pas. Il faut que le nom du groupe récupère au maximum l'effet. C'est la deuxième mort du bonze Tich Trang Duc, sa réduction commerciale d'icône protestaire pour de petits musiciens popeux, pompeux qui nous feront croire qu'ils sont rebelles, forcément rebelles. Rage against the machine exploite la fascination de la violence, joue avec le feu, facilement, gratuitement. Le temps n'a plus de substance. On est dans le pur événement. Il a fallu zoomer sur le bonze. La photographie est moins nette. Un peu de flou qui synthétise tout. On a évacué le sens de l'acte. On en a fait un exemple, un signe quasi indépassable. Il y a, dans le fond, quelque chose de warholien dans ce choix : la même recherche de l'impact facile, la même lisibilité, la même rentabilité.

    Cela peut impressionner l'âme sensible, donner du grain à moudre à ceux qui croient naïvement à la portée du message pop-rock. Laissons-les à leurs illusions

    La dimension politique du rock, du rap, de la pop, etc. est, me semble-t-il, à l'image de cette différence symbolique. Un recadrage : tout est dit. Recadrer, comme des gosses, parce que derrière il y a la pompe à fric et tout le saint-frusquin. Bien des pochettes de musique commerciales jouent avec la provocation : sexuelle, gore, parfois politique. La liste est infinie. Celle de Rage against the machine est à mon sens la pire qui soit...

     

    (1)Quoique des actes similaires de la part d'employés licenciés ou de chômeurs en fin de droit rendent aujourd'hui ce geste moins "hors de pensée". Il serait bon, dans tous les cas, de réfléchir à cette similitude. Certains diront pour se rassurer que ce sont des exceptions. D'autres feront le parallèle entre la guerre économique et la guerre tout court, l'oppression des rentabilités exponentielles et celles des armes et des prisons.

    (2)On rappellera que Hitchcock  ou G. Stevens, pour filmer les camps nazis, recommandaient des plans larges pour éviter les soupçons de manipulation.

     

  • Le flou

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     Parfois c'est ainsi. Le flou, et dans le flou, quelque chose qui s'écarte, tout en ne se détachant qu'indistinctivement, ou partiellement, de l'ensemble, de la globalité que tu perçois. Un jour, un objet dans une vitrine devant laquelle tu passes à vélo, à toute vitesse, un autre jour, le reflet dans la vitre qui fait miroir d'un homme en train de se raser, alors que tu t'assoupis à l'arrière de la voiture, un autre jour encore, devant un écran de photos noir et blanc, un cliché que tu dirais, dans un contexte différent, mal cadré, et pas net.

    Les phares des voitures empilées ne sont pas des yeux morts. Ils ne sont plus, tu as trop grandi, des visages avec lesquels tu t'amusais d'histoires invraisemblables, comme des citrouilles d'un temps d'Halloween qui n'existait pas encore.

    Les phares flous des voitures. Les voitures empilées, en concrétion d'histoires elles-mêmes, qui filèrent des routes et des chemins (comme des métaphores), des musiques à fond l'auto-radio, des engueulades de famille et des baisades sur la banquette arrière. Puis un jour, après tant de pérégrinations et d'aventures, de bas-côtés en gadoue, de bandes d'arrêt d'urgence et d'aires d'autoroutes, un nouveau carrosse. Et pour l'ancienne, une revente, le prix de l'argus. Parfois hors-cote. La toute première, tu t'en souviens : une quasi épave, du temps où le contrôle technique n'existait pas.

    À la casse. En pièces détachées.

    Des souvenirs à feuilleter. Un feuilletage de ce qui a été, et dont tu as, parfois, une image exacte, une quadrichromie de mots qui donnent, dans ta tête, une vérité au parcours. Le proche et le lointain. Parfois, en revanche, le moment s'est étrangement simplifié : le noir et blanc domine. Le lieu et les êtres sont là mais il manque l'esprit du temps, sa saveur. Parfois, encore, c'est un reliquat de ce qui fut vécu. Le flou. Ta parole est un carrelage où des pièces ont sauté et dans ta tête, il y a bien quelque chose qui demeure, une résistance à la disparition qui prend la forme d'une sensation, un cliché ténébreux auquel tu interdis de toutes tes forces qu'il disparaisse.

    C'est le flou, et tu es comme un homme venu chercher une pièce d'occasion (un pare-choc ou une portière) et dans le labyrinthe de la casse ton âme sourit et s'inquiète, s'agace et s'amuse. Tu étais venu pour un objet précis mais tu vois des traces qui te promènent ailleurs. Tu reconnais, là, un modèle dont tu eus un exemplaire, quarante ans auparavant, ici, une carcasse dont tu es sûr qu'elle fut tienne, il y a trente ans. Et avec ton petit portable, tu prends une photo.

    Une photo floue, que ton appareil gardera en mémoire...


    Photo : X...

     

  • Là et ailleurs (sur une photographie de Georges A. Bertrand)

     

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    Bangkok (à bord du chao phraya express)

    Le matin est chargé de la lourde ardeur de l'eau. Non le voyage, ou l'errance mais la palinodie du quotidien, moite ; et la fatigue, mange-songes, est déjà là, entre les paumes éployées. Les moteurs grasseyent ; les vibrations fouillent le corps, plantes des pieds et fesses en conducteurs.

    Et si c'était le crépuscule ? Rien n'y ferait. D'ailleurs, le mot, anciennement, pouvait s'employer pour l'éclosion de la lumière. Il faut sillonner au lancinant du même. Mais quoi qu'il arrive, parfois, au-delà des heures, c'est le retrait derrière lequel il court. Passerelles, coursives, escaliers, tout se plie à l'épuisé. Moments rarement accessibles, fugitifs, que l'on comptera dans la journée sur les doigts d'une main.


  • Regarde-moi (sur une photographie de Georges A. Bertrand)

     

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    Gaza, rue Victor-Hugo

     

    De sa misère, guerrière et hallucinée, faire sa chemise et la peau, la sauver dans ce portrait de pilote cinémascope. Les avions au-dessus du territoire, parfois. Il faut dire la bande. Furtivité du bruit menaçant. Toujours le bruit. Tu me regardes. Top Gun. La peau imprimée

    d'un lointain univers, de ce qui est, peut-être, l'ennemi. Mais je te dis : rien qu'un film, un acteur, comme je voudrais être, moi,

    acteur. Alors j'oublie, j'essaie du moins, devant la glace, face à ce visage, et au mien. Tom

    Cruise, dis-tu ? Je sais. Je ne connais pas. Moi, j'ai lu Gun, et cela m'a suffi. Dans l'idée

    de se battre pour vivre. Américain, dis-tu ? Je sais... Pourquoi pas ?

     

    Mais d'abord, oublie mon tee-shirt. Regarde-moi.

     

    Regarde-moi.

     

  • Surface.

    Tu surfes sur le net. Surface lissée de tout ce qui passe. Un peu comme ce tapis roulant sur lequel tu as posé tes courses au magasin d'à côté. Les toiles cirées, les peintures acryliques et laquées. N'est-ce pas amusant ? Rien de la vague, du rouleau contre lequel se bat l'homme ridicule contre la mer. Nous n'en sommes plus là.

    Monde plastifié. Des cartes que tu glisses pour payer ou t'identifier. Film numérique...

    Carrelage plutôt que parquet...

    Tu surfes sur le net et rien d'une profondeur cicatricielle, comme l'ont suspendue ces photos papier glacé, ne t'attend. Ce n'est qu'un détail

     

    biometrie_01.jpg


    mais quelque chose te dérange dans ce nouveau passeport biométrique que l'officier d'état civil vient de te remettre...

  • Ce que te dit ton cœur...

     

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    Devant ce cliché de Walker Evans, pris en 1931, penses-tu d'abord à la courbe de l'avenue ou à la raideur des arbres ? à l'alignement névrotique des automobiles ou à l'absence de l'homme dans la rue ? à la grisaille plombée du ciel ou à l'éclat presque surexposé du macadam mouillé ?
































    Et maintenant que tu n'as plus que l'écran blanc et vide devant toi, de quoi t'inquiètes-tu ? de l'absence, de l'incertitude de ta mémoire, de ce que tu as oublié (ou cru oublier), de ce qui te reste, ou de ce que tu as peur de perdre...