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roman - Page 4

  • En verre...

     

    Ils roulèrent en direction de l’Arc de Triomphe, prirent le rond-point de l’Etoile pour filer ensuite sur l’avenue de la Grande-Armée. Ils franchirent la porte Maillot. C’était Neuilly. Benelli s’arrêta sur le côté, mettant ses warnings.

    -Regarde derrière toi, regarde ensuite devant toi et dis-moi ce que tu vois.

    Van Boxem s’exécuta.

    Dans le cadre de la vitre arrière, la majesté de l’Arc.

    -Décris-le, Franck. Décris-le.

    Sa masse, son prestige, sa blancheur symbolique, encore, ce qu’il en imposait au spectateur, quelque chose d’un peu pompeux, l’orgueil d’un homme, la marque du pouvoir.

    -Et devant toi, Franck.

    Devant lui, La Défense, l’Arche et les fûts graciles des buildings. Une masse, là encore, une masse et bien peu à décrire.

    -Tu comprends, il n’y a pas de prise. C’est du verre, un semblant de légèreté et de transparence, mais le verre est opaque. Il n’est pas fait pour que tu voies à l’intérieur, mais pour qu’on te voie de l’intérieur. L’Arc est l’œuvre d’un homme, d’un pouvoir fait homme, que l’on peut tuer, que l’on peut remplacer, que l’on peut abolir. On trouve toujours très mégalo ce genre de préoccupation. Il n’y a d’ailleurs plus que les tyrans ridicules pour s’attacher à cela. Regarde La Défense et dis-moi qui elle représente. Personne, Franck, personne. Sur le verre teinté, l’œil coule comme la pluie. Plus on croit à la transparence, moins elle officie. Puisqu’on parlait de Marx, je voulais te montrer cela. Les révolutionnaires de tout poil peuvent faire marcher leurs bombes et leurs kalachnikovs à qui mieux mieux, ils ne tueront jamais assez d’hommes puissants, puisqu’il n’y a pas d’homme puissant. On peut encore croire à la personnalisation du pouvoir et plein de gens sont impressionnés par l’Arc de Triomphe. Il suffit qu’on leur en donne pour leur argent : du massif, du doré, de la surface. Pour tous ces imbéciles, le pouvoir s’évalue au mètre carré et à la décoration, sans doute parce que leur seule ambition est un jour d’être propriétaire d’une belle maison, en banlieue chic, avec piscine. C’est cela qu’ils viennent voir, aux journées du patrimoine, les ors de la République, les restes de l’aristocratie, les démonstrations de la bourgeoisie du siècle passé, et de préférence le plus clinquant possible. Cette histoire fait encore bander les politiques et émouvoir les masses débiles, mais c’est un leurre.

    Van Boxem le fixait.

    -Non, si je veux être exact, le pouvoir, Franck, n’est ni là, il désignait La Défense, encore moins là-bas, un coup de menton pour l’Arc. Ce serait plutôt cette voiture, de la conduire, et de savoir que ce pouvoir est fugitif, parce qu’il n’existe qu’en mouvement. C’est comme de passer au-dessus d’un précipice sur une poutre étroite. La réussite n’a rien à voir avec la fermeté du pied ; elle est dans la vitesse. La vitesse opère : elle garantit ton corps et libère ton esprit de la pensée. Et tu dois savoir qu’un jour tu n’iras pas assez vite pour ne pas tomber, mais ce qui est pris est pris. C’est même sûr que tu n’iras pas assez vite, un jour. Nous ne sommes pas là pour graver nos noms sur des pierres, c’est dépassé, vraiment. La Défense n’est qu’une métonymie, en fait, une partie pour le tout, et le tout est insaisissable. L’Arc de Triomphe a une force centripète, il concentre la parole, le sens, l’évidence. La Défense est centrifuge. Elle renvoie à quelque chose qui est ailleurs, chose elle-même ailleurs, et ainsi de suite. On ne grave rien sur des vitres.

                                                                  Extrait de Figuration (2007)

     

     

  • Chambres de Proust

    À l'heure où les désastres de l'auto-fiction, et autres récits de vie, continuent de nous faire croire que la biographie brutale suffirait à combler le vide du style, relire les métamorphoses du monde proustien, sa manière toute magique de nous orienter vers ce qu'il a vécu tout en nous détachant du quotidien, au sens le plus fort : transfigurer le réel, faire de l'écriture la clause libératrice de l'approfondissement du particulier pour tendre vers le commun (c'est-à-dire : ce que nous pouvons retrouver chacun, et explorer ensuite pour notre propre compte), lire Proust en ces temps irascibles, voici l'un des bonheurs de la vie.

    ***

    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

    Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui dans ses voyages)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1

     

    (Le narrateur arrive pour un séjour à Balbec dans un hôtel)

    Et, pour une nature nerveuse comme était la mienne (c’est-à-dire chez les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître), l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur double œuvre) ; mais jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.

    Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II

     

  • Marcelin Prot, l'invisible

    Étrange destin que celui de Marcelin Prot.

    En 1951, à peine âgé de trois ans, échappant à l'attention de ses parents, durant la visite de la ménagerie du grand cirque Kosny, il s'approche trop près d'une cage où sont enfermés des singes et l'un d'eux, d'un coup de main rageur (les avait-il excités ? Était-ce un geste gratuit ? Une peur de l'animal ?) le défigure profondément au côté droit et lui arrache à moitié l'œil, qu'il perd définitivement. Tous les soins médicaux à l'hôpital des Ulis ne peuvent vraiment atténuer l'horreur de ce visage.

    Il doit changer d'école à de nombreuses reprises tant les parents des autres enfants trouvent gênant qu'un visage si particulier côtoie les mines épanouies et angéliques de leur progéniture. Il s'ensuit que, par la grâce de la fortune familiale (famille qui renonce d'ailleurs à lui donner un frère ou une sœur, pour ne pas en faire un(e) angoissé(e)), il a droit à une scolarité particulière et recluse, qui s'achève après l'obtention de son baccalauréat, session 1966, passé en candidat libre. Il s'inscrit à la Sorbonne où, très vite, avec son bandeau sur l'œil, on le surnomme Moshe Dayan (ce qui lui vaut d'être passé à tabac par des inconnus qui le traitent de juif sioniste, au moment de la guerre des Six Jours, en 1967). 1967 justement : ses parents décèdent dans un accident d'avion au large de la terre de Baffin et lui laissent un héritage suffisamment conséquent pour qu'il se sente l'envie de voyager librement.

    Il s'installe à Bruxelles. Il y reste jusqu'en 1974. Il fréquente, entre autres, Leif Mauser et Agneska Tolic. Il boit beaucoup et se met à écrire intensément. De ces années sortiront les deux seuls romans qu'on lui connaît, publiés aux éditions Éternelle Absinthe. Héléna Meyer (1971) raconte les mésaventures d'une barmaid découvrant les écrits mystiques de Saint Jean de la Croix. Plus curieux encore : Soul Asylum (1973) met en scène un garçon d'une très grande beauté auquel on propose de devenir la vedette d'un remake de Freaks, le chef d'œuvre de Todd Browning. Ces tirages confidentiels n'empêchent pas qu'un petit cercle d'admirateurs se forme, alors même que depuis 1974, Marcelin Prot a coupé les ponts avec tout cet univers bruxellois. Selon son biographe, Benjamin Fersteen (1), commence alors une vie d'errance pendant laquelle ses moyens s'épuisant doucement il exerce diverses professions : jardinier, gardien de musée (à Mendoza, en Argentine), concierge (à Ténérife), serveur (à Lomé) etc. Sa vie est celle d'un solitaire. Il ne donne aucune nouvelle, sinon qu'il envoie, à intervalles réguliers, des cartes postales à Leif Mauser, cartes postales toujours ainsi libellées : J'espère que tu vas bien. Je vais bien.

    Cette situation perdure jusqu'en 1989 où l'éditeur Paul Schaffners d'Éternelle Absinthe reçoit un manuscrit : L'Imposteur (qui sera publié sous initiales M. P. l'année suivante). Dans ce texte, le narrateur, qui se fait appeler Gwymplaine (référence explicite à L'Homme qui rit) explique que Francis Bacon lui doit tout, que ses portraits déformés de lui-même ou d'autres, ont en fait sa personne comme modèle. Dès lors, il s'agit de se venger. Je laisse au lecteur le plaisir de la découverte.

    Cette longue nouvelle, qui obtient un succès d'estime, reste sans lendemain et trois mois après sa publication, Leif Mauser cesse de recevoir des cartes postales. C'est alors que Benjamin Fresteen part à la recherche de Marcelin Prot dont beaucoup de gens ont souvenir, ne serait-ce qu'en raison de son physique si particulier. Mais le biographe avoue, à la fin de son ouvrage, que la piste se perd à Dar es Salam. Nous sommes alors en 1996.

    On a retrouvé, il y a quatre mois, dans une île de Bornéo, une tombe avec une grosse croix de bois sur laquelle étaient gravés son nom, l'année de sa naissance et celle que l'on supposera être l'année de sa mort : 1948-2007. Les tests ADN ont confirmé qu'il s'agissait bien de lui. Que furent les dix ans (et un peu plus) qui séparent Dar es Salam de Bornéo ? Quels méandres l'ont amené en Asie du Sud-Est ? Y a-t-il quelque part des œuvre inédites, des papiers à découvrir ? Peu probable. Marcelin Prot avait depuis longtemps le goût de la dissimulation. Au point que Benjamin Fersteen commençait ainsi sa biographie : «Plus fort encore que Thomas Pynchon, Marcelin Prot a réussi à subtiliser toutes les (rares) photographies qu'on pourrait supposer trouver de lui si bien que j'écris sur un homme de mon temps, vivant encore, peut-être, et dont je n'ai jamais vu le visage...»

     

    (1) Marcelin Prot, l'échappé, Lausanne, Les Anaphores, 1998. Nous lui empruntons l'essentiel des informations de ce billet.


  • Notule 08

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    Ecrire sur le sexe, c'est d'abord écrire, ce qui n'est pas une mince affaire. Ce n'est pas donné à tout le monde. Il est d'ailleurs remarquable que ceux qui savent le faire ont eu bien des problèmes avec la morale et la loi


    1-Guillaume Apollinaire, Les onze mille verges (1907, publié sous les initiales G. A.)


    2-Georges Bataille, Histoire de l'œil (1928, publié d'abord sous le pseudonyme de Lord Hauch)


    3-Nicolas Genka, L'Epi monstre (1962, fin de l'interdiction de publication 1999)


    4-Louis Calaferte, Septentrion (1963, d'abord publié "hors commerce", avant une réédition en 1993)


    5-André Hardellet, Lourdes, lentes... (1969, publié d'abord anonynement)

     

  • Brett Easton Ellis, violence majeure

     

    En 1991, Brett Easton Ellis répond favorablement à une commande éditoriale pour un roman qui aura comme figure centrale un psychopathe tueur en série. L'écrivain américain bénéficie d'un à valoir non négligeable. Personne ne doute qu'il offrira une œuvre sensationnelle et sulfureuse, dans la lignée du célèbre et décapant Moins que zéro. Le manuscrit qui en résulte sidère, mais d'une manière si inattendue que l'éditeur, Simon et Schuster, renonce à la publication sans pour autant revenir sur les termes financiers du contrat. Le roman sera finalement publié par Knopf et provoque le scandale.

    Les raisons de cette étrange aventure ne tiennent pas seulement dans les pages sanglantes développant par le menu les pratiques du héros. Celles-là sont certes parfois pénibles à lire (et ne constituent nullement le tour de force de l'œuvre) mais au pays des films gore, de Massacre à la tronçonneuse ou La Nuit des morts-vivants, l'argumentaire construit autour des scènes de torture ne convainc pas. Plus crédible serait la fixation sur certains passages sexuels (parce que d'érotisme, dans ces pages, il n'y faut pas compter) en pleine révolution conservatrice. Il est certain que le puritanisme s'accommode mal de la vie dissolue du héros. Pourtant, là encore, la vigueur des réactions, dans un pays produisant du porno en quantité industrielle, ne peut trouver là sa seule raison d'être.

    American Psycho porte la menace ailleurs et l'écrivain, comme rarement, centre la fiction, d'une façon oblique (ce qui le dégage des pénibles démonstrations de la littérature engagée) mais décisive, sur les valeurs hissées en porte-drapeau d'un modèle qui aurait vocation à l'universalité.

    Première bombe : le héros s'appelle Patrick Bateman. Presque Batman. On y pense, forcément. L'homme chauve-souris, redresseur de torts. Mais ce Bat(e)man n'a pas la fibre philanthropique. C'est un yuppie de la finance ; il travaille à Wall Street, au cœur même du système que les Américains vénèrent, dussent-ils en occulter tous les errements et les catastrophes. Bateman est l'homme emblématique de la réussite intégrée dans le système. Il est le système. Ellis a choisi la conformité sociale en arrière-plan fictionnel pour travailler sur l'absolu du mal individuel : la psychopathologie criminelle (1). Alors même que la société, qui ne peut ignorer cette réalité, désire la cantonner à la marginalité (sociale, politique, voire ethnique), borne rassurante des destins immaculés, Ellis lui impose de se tourner vers l'invisible du conforme, le dissimulé du brillant. Bateman n'est peut-être pas un homme comme les autres, mais en attendant il a les apparences pour lui. Plus encore : il est ce que le modèle américain promeut. Il est ce qu'outre-Atlantique on regarde, on veut regarder, on veut imiter. Cette tentation mimétique est le nœud le plus inquiétant de l'organisation puisqu'elle se fixe sur une métastase, pour métaphoriser, qui alerte sur la santé même du corps social en son entier.

    Deuxième bombe : la structuration de l'appareil fictionnel. Il faudra attendre longtemps avant que de voir le héros en action, et que la violence n'apparaisse au grand jour. Auparavant, Ellis va, comme on dit, camper le personnage, nous en donner l'architecture mentale. Non pas en cultivant les signes très visibles annonciateurs d'un désordre effrayant mais en poussant à son paroxysme la tension maniaque d'une intégration des valeurs établies comme soubassement d'une politique de l'individu américain. Patrick Bateman est, dans son genre, un perfectionniste, habité par l'impératif hygiéniste d'une société aseptisée. C'est donc dans le quotidien, dans les interstices d'un polissage du monde qu'il faut pressentir le chaos. La pourriture et le déchet ne sont pas au rendez-vous, ni le glauque ou l'incertain, mais le pur effroi de la netteté. Les descriptions de l'intérieur batemanien, le souci de soi, avec l'interminable et fascinante étude de la toilette du matin, comme un protocole immuable, ou les questions d'habillement, sont une sorte de discours de la méthode qui, effet d'accumulation oblige, oppresse le lecteur. Celui-ci est contraint de regarder cette mythologie irréductible, à ce point, au seul contentement égocentrique. Ellis passe en revue l'intimité froide d'un esprit-scalpel devant lequel, avant même de comprendre que le personnage maîtrise effectivement un certain art de la découpe, il reste pétrifié. Sa manie d'appréhender chaque altérité à travers les signes économiques de la représentation (c'est la litanie des marques : non pas une veste, mais une Armani, non pas une chemise, mais une Ralph Lauren, non pas une cravate mais une Versace), de la détailler dans une logique quasi médicale en est l'exemple le plus symbolique. À l'unité de l'individu, c'est-à-dire : ce qui n'est pas divisé/divisable, Ellis substitue le démembrable assuré par l'œil inquisiteur. L'auteur ne fait là qu'anticiper (le livre a déjà près de vingt ans) la cruauté contemporaine de l'homme réduit à l'indiciel économique.

    Troisième bombe : si on revient au choix initial de l'auteur : le héros socialement conforme, instance exemplaire de la réussite, cette détermination est à mettre en corrélation avec la double singularité de son destin criminel. Il est invisible et impuni. L'invisibilité ne répond pas seulement à une nécessité romanesque (ménager le suspense, faire durer...). Elle est l'occasion de mesurer que les traits de violence contenue qui traversent Bateman ne peuvent être vus par son entourage. Ses proches, bien que le mot ne convienne guère, sont eux-mêmes si imprégnés de l'ordre établi, si reconnaissants d'un société fixée sur le curseur de la lutte individuelle que nul pressentiment n'est possible. Et ceux qui serviront de victimes en seront comme étonnés. Mais, nous, lecteurs, ne pouvons jamais tomber dans la compassion parce qu'Ellis prend soin de ne pas altérer leur soif de pouvoir et leur avidité de plaisir. On en vient progressivement à penser que Bateman n'est pas pas une exception. Il est la forme ultime, la forme optimisée d'une aspiration destructrice. Dès lors, son impunité n'est pas une pirouette pour éviter le topos très américain du coupable châtié ; elle signe l'aveuglement collectif ouvert sur une apocalypse articulée autour d'un modèle sociétal.

    A ce niveau, le roman de Brett Easton Ellis, nonobstant son essoufflement dramatique, ses longueurs, ses répétitions, est une grande œuvre, politique, à mille lieues du livre de genre.


    Brett Easton Ellis, American Psycho, (1991, en français 1992)


    (1)Car l'absolu du mal collectif est évidemment d'une autre nature.


     

  • notule 07

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    L'enfance. Sujet rebattu. Mais pourquoi y renoncer ?


    1-Une petite fille regarde le jeu que mènent autour d'elle ses parents. À la fois spectatrice et enjeu.

    Henry James, Ce que savait Maisie (1897, en français 1947))


    2-Le héros essaie de s'émanciper de l'archaïsme du monde qui l'entoure.

    Driss Chraïbi, Le Passé simple (1954)


    3-Des enfants rendus à la liberté. Quand la barbarie n'est pas loin...

    William Golding, Sa Majesté des mouches. (1954, en français 1978)


    4-Bérénice et sa névrose, dans un partage familial ahurissant.

    Réjean Ducharme, L'Avalée des avalés (1961)


    5-L'enfant est envoyé dans la campagne polonaise. D'une extrême cruauté.

    Jerzy Kozinski, L'Oiseau bariolé (1965, en français 1967)

     

  • La présomption

    Le narrateur de la Recherche n'est pas seulement l'homme de la mémoire involontaire. Il est aussi, souvent, le témoin involontaire : celui de la cruauté de la demoiselle Vinteuil et de son amie, celui de la reconnaissance entre Charlus et Jupien,... Il est dans les coulisses, dans l'envers du décor et, de fait, dans le revers des choses et des êtres. Parfois pour donner la leçon, montrer toute la maîtrise qu'il a sur le monde, faire étalage de sa lucidité. Parfois, comme ici, quand son ami Saint-Loup lui présente celle qu'il aime, pour rappeler que nul ne peut se prévaloir d'une totale connaissance des individus. Et le paramètre amoureux ne doit pas servir d'explication : le constat proustien est bien plus désarmant.

     

    Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle qui, il y a quelques années-les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent-disait à la maquerelle: «Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher.»

    Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées, tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée, m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués jusqu'à faire-de ce qui était pour moi un jouet mécanique-un objet de souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur» dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait. J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y réussir!

    Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face.

                                Le Côté de Guermantes

     

  • Un amour de Proust

     

    La découverte de Proust à l'adolescence fut une expérience définitive. Rencontre avec un être si éloigné de ce que j'étais sur tant de points (autre temps, autre milieu, autre culture, autre vie...) qu'il y eut une sidération, une infinie séduction (dans le sens où, comme le rappelle Pascal Quignard, dans Vie secrète, il s'agit de se-ducere, soit : mener à l'écart, et donc conduire ailleurs), séduction incessante, promise à ne jamais s'éteindre. En somme : jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les raisons de cette belle rencontre (différée, comme toute littérature, puisque celle-ci est un carrefour d'absences, celle de l'auteur -dont la vie réelle n'est que péripétie- et celle du lecteur -qui reste sans visage-, mais une absence nourrie pour le second des incessantes rencontres que nous permet le livre, rencontres irréductibles aux bavardages parfois pathétiques de notre vie sociale.) sont évidemment multiples. Il y en a une, malgré tout, qui m'est propre, par le plus grand des hasards.

    Ouvrant Du côté de chez Swann, avant même d'en avoir lu la moindre ligne, je me retrouvai en étrange pays. La première partie est intitulée Combray. Et Combray, je connaissais. Parce que dans un certain village, minuscule et perdu, que mes attaches familiales me rendaient très familier, un lieu-dit (et n'est-ce pas là une belle appellation) portait ce nom. Village à l'habitat dispersé où vivaient ceux des Bourdaines, de la Brisserie, de la Roche, et ceux de Combray, que les gens du coin prononçaient « combraille ». J'y étais passé quelquefois, sans plus d'attention : un regroupement de quelques maisons sans éclats, une banalité paysanne parmi d'autres. Et, lisant Proust, je pensai qu'au delà de la petitesse de l'endroit, sa médiocrité n'aurait pu convenir, parce qu'il ne s'y pouvait rien passer. De même que dans ce qu'on appelait le bourg où vivaient cent cinquante âmes. Bien conscient que le Combray de Proust n'avait pas une étendue phénoménale, je ne m'en faisais pas moins une représentation assez ésotérique, éloigné qu'il devait être de la médiocrité provinciale de Balzac, ou même du Yonville-l'Abbaye de Flaubert.

    Ayant commencé à lire ce roman en édition Folio, sans la moindre annotation, j'appris plus tard que les scènes d'enfance du narrateur (dont on sait que, peut-être, il s'appellerait Marcel...) trouvaient leur origine dans le village d'Illiers, non loin de Chartres, et que celui-ci avait même changé de nom, devenant Illiers-Combray (le 8 avril 1971, exactement, soit cent ans après la naissance de Proust). Plus tard encore, je me décidai d'aller visiter les lieux, puisqu'on y conservait la fameuse maison de la tante Léonie.

    Village banal, sans attrait. Et tout ce que j'y trouvais ne s'y trouvait pas vraiment. Il ne me reste qu'un souvenir imprécis, imprécis parce que rien ne se détache de sa réalité que les brûlants lambeaux du texte et l'abîme qu'ils révélaient, mélange d'un temps révolu, que consacrait le caractère très contemporain d'Illiers, et d'une naïveté que j'avais conservée en y venant (naïveté qui est moins faiblesse adolescente que cicatrice entretenue sur la chair de ma propre existence). Il ne me semble pas que l'on eût conservé «le double tintement timide, ovale et doré de la clochette». Le jardin était, je crois, sans visage. En revanche, il y a encore en moi cette «cage d'escalier» que j'imaginais magistrale, quand le narrateur, si malheureux d'avoir en vain attendu sa part de réconfort, voyait «la lumière projetée par la bougie» de sa mère. Mais ce n'était qu'une architecture de bois craquant un peu, comme j'en connaissais une, moi aussi, dans la demeure des voisins, dans ce petit village perdu, architecture que je n'ai jamais revue d'ailleurs, dont je n'ai là aussi que le souvenir, et que je n'avais jamais considérée que comme un escalier parmi d'autres. Il y a aussi la fameuse chambre de Léonie, minuscule, froide, impersonnelle malgré la désuétude de l'agencement, chambre déceptive parce que ne pouvaient s'y perpétuer ni le babil croisé de la tante, de Mademoiselle Sazerat et de Framçoise, ni ce mélange de religion et de pharmacie qui m'avait tellement intrigué.

    Il est inutile que je parle de l'église, moins encore des madeleines, qu'une pâtisserie du lieu vendait comme des reliques littéraires, alors même que, j'en fais le pari, les commerçants n'avaient jamais affronté le monument de Proust. Inutile que j'en parle, car en parler reviendrait à recopier purement et simplement le roman, ce qui ne serait pas, d'ailleurs, une mince délectation.

    L'émerveillement que j'espérais, de me retrouver dans son monde, d'en deviner sinon l'ampleur du moins les coulisses, tombait donc à l'eau. Et le panneau Illiers-Combray me parut l'un des mensonges les plus grotesques que j'avais jamais lus. La colère contenue d'avoir été trompé (non par Proust mais par ceux s'en faisaient les gardiens territoriaux) laissa assez vite la place à l'ironie devant la mascarade. Car, dans le fond, que les institutions municipales et nationales (puisque le changement de nom nécessita une parution au Journal Officiel) aient fait allégeance à la littérature (fussent pour des raisons touristiques), voilà ce qu'il fallait peut-être retenir. Néanmoins, ce n'était qu'une illusion de plus. Les écrivains sont des gens de peu, des dilettantes dans une société qui prônent les valeurs utiles et immédiatement pratiques. Pourtant, l'irréel de l'écriture prenait, ici, le dessus. Et peu importe au fond qu'il ne restât rien que la futile et énième conservation des choses, comme si ces choses pouvaient nous dire quoi que ce soit sur les mots, comme si le style pouvait être là, dans les lieux, quand le roman de Proust était justement la quintessence du lieu dit. À vouloir trop gagner, on finit par tout perdre, et ce trop évident hommage à l'homme qui avait sorti le village de son imparable anonymat était, en creux, la reconnaissance suprême de la littérature comme monde, et, par un mouvement inverse de ce que Illiers avait désiré, l'effacement d'Illiers lui-même de la carte géographique et affective du lecteur que j'étais. Ils avaient accolé le nom de Combray, parce qu'ils ne savaient pas lire, sinon ils auraient été au bout de la seule logique tenable, c'est-à-dire de substituer au réel le fictif, et que nous soyons, nous adultes, contraints de nous plier à une loi qui n'aurait eu valeur nulle part ailleurs ; mais ils croyaient que lire et voir sont même expérience, même ancrage, alors que les images ne sont, pour avoir la moindre valeur, que mots en attente : c'était cela qu'il fallait emporter de cette visite, qu'ils étaient ignorants et dupes de leurs propres illusions. Ils en étaient restés au milieu du gué. Illiers-Combray, ou pour l'écrire autrement : Combray parce qu'Illiers. Et tous les hommages, alors, prenaient des allures de mise au tombeau, du nom à la préservation de la maison.

    Repensant au Combray de mon enfance, je compris que le génie de Proust en aurait fait une aventure, sans même qu'il y ait d'autres péripéties que sa transmutation (et d'ailleurs, à ce titre, il l'aurait débaptisé, et pour le plaisir absurde de la rêverie, je décrèterais qu'il l'aurait appelé Illiers). Je compris que l'écriture n'a qu'un lointain rapport avec son inspiration matérielle, qu'elle n'est, comme les géométries non euclidiennes, qu'une déformation définitive du regard, des choses regardées, et du souvenir des choses regardées. Que rien n'est négligeable, absolument rien, et que nous ne sommes pour toujours que le monde de nos mots.


     

  • Notule 02

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    1-Un roman d'humour noir autour de trois personnages, Laface, Un-Tantinet et Echalote qui veulent faire de l'argent dans le commerce de la mort : les masques mortuaires, les cérémonies.

    Akiyuki Nosada, Les Embaumeurs (1967, en français 2001)

    2-La Corrèze. Le village de Siom. La lente disparition d'un univers millénaire, loin du misérabilisme et des clichés de la littérature régionaliste, dans une langue excessive débordante comme on en a perdu l'habitude en ces temps minimalistes.

    Richard Millet, La Gloire des Pythre, 1995

    3-Comment naît l'indifférence au monde, comment se creuse l'impensable oubli de soi et des autres. Livre proprement terrifiant dans sa maîtrise stylistique et dans le regard que l'écrivain porte sur l'univers qui l'entoure.

    Georges Perec, L'Homme qui dort, 1967

    4-En leur absence, des enfants prennent possession de la propriété des parents. Ecriture métaphorique et baroque de la réalité chilienne sous Pinochet. Ou comment s'instaure la barbarie...

    José Donoso, Casa de campo (1978, en français 1980)

    5-Fresque sur la décomposition de l'empire austro-hongrois, par le biais d'une famille, les von Trotta, comme un prélude à ce que Roth, qui finira par se suicider, voit dans l'Allemagne où se déploie le nazisme.

    Joseph Roth, La Marche de Radetsky, (1932, en français 1982)