usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

roman - Page 3

  • Les Corps plastiques (IV, suite)

     

    L'appartement était plongé dans une pénombre nuancée par l'éclat de petites bougies et l'on pensait évidemment à une cellule conventuelle ou à un lieu de recueillement. Toutes les choses que je savais y être semblaient s'être repliées, comme fondues dans les murs. Elle m'invita à m'installer pendant qu'elle irait préparer le thé. Ainsi me laissa-t-elle seul.

    Je m'étais assis sur les nattes, à même le sol, la nuque appuyée sur le canapé, le regard perdu. Elle revint avec un plateau qu'elle posa entre nous.

    -C'est du thé vert, du vrai. Je l'achète tout près d'ici, dans une boutique spécialisée. Vous pouvez retirer votre veste et vous mettre à l'aise.

    L'étrange luminosité du lieu noircissait sa chevelure tandis que son teint et le grain de sa peau tiraient étrangement vers la porcelaine. Elle avait fait un chignon et vêtue comme elle l'était, je me dis qu'elle était plus japonaise que jamais. En se penchant pour remplir ma tasse et en tendant son bras pour me la donner, j'aperçus la blancheur vive de sa poitrine et je compris qu'elle était nue sous son yukata gris et rose.

    Elle ne disait rien en me fixant et après chaque gorgée qu'elle buvait je retrouvais sur ses lèvres l'esquisse gracile d'un sourire. Je me taisais aussi et par la fenêtre ouverte entraient comme inséparables les bouffées d'air chaud et le concert, plus ou moins lointain, des sirènes.

    -Vous entendez ?

    -Des gens meurent.

    -Et cela ne vous trouble pas, qu'il y en ait autant, d'un coup, parce que le soleil nous écrase et que... Quelqu'un est mort dans l'immeuble.

    -Le vieux monsieur du troisième. Je crois qu'il ne reste plus que nous. Au deuxième, ils sont partis la semaine dernière.

    -Vous avez l'air de marbre.

    -Sur les morts ? Je sais. Je n'y peux rien, ni vous non plus. Sauf que peut-être, pour vous, en tant que commissaire, c'est plus de travail.

    -Ni plus, ni moins, et puis...

    -Et puis ?

    -Rien. Votre amour du Japon ?

    -Vous avez pensé à moi aujourd'hui ?

    -Je... enfin... oui... je voulais vous offrir des fleurs pour vous remercier.

    -Mais vous n'avez pas de fleurs, et d'ailleurs il était si tard que les fleuristes étaient tous fermés. De toute façon, avec cette chaleur, les fleurs meurent très vite, elles se rabougrissent. Vous avez eu raison de ne pas m'en ramener, des fleurs coupées je veux dire, parce que je préfère les plantes. Les plantes vivaces et miniatures, les bonzaïs. Ils ne demandent pas une grande attention, juste qu'on les regarde et qu'on leur parle, alors que les fleurs coupées sont déjà mortes et l'eau des vases que l'on vide est une des pires choses que je connaisse.

    -Vous ne m'avez pas répondu sur votre amour du Japon.

    -Ni vous, ce matin, quand vous m'avez dit que vous connaissiez les cérémonies du thé. Nous sommes quittes.

    Elle s'était levée pour aller chercher dans une sorte de grand coffret laqué, j'en admirai plus tard les motifs volatiles et floraux, doré sur noir, des sakazuki et elle me demanda si j'aimais le saké et de quelle manière je le buvais, froid, tiède ou chaud. Je me souvenais seulement en avoir bu tiède. Alors, elle s'éclipsa dans la cuisine pour un temps. J'avais l'impression d'avoir absorbé toute la chaleur du dehors et de me mettre à la fenêtre n'y changea rien. L'alcool bu en terrasse avait fini par gagner sur moi et j'aurais dû lui dire que le saké était de trop. Mais je voulais voir jusqu'où elle pouvait aller.

    -Le saké bu tiède est appelé hitohada ce qui signifie...

    -Peau humaine, je sais.

    Elle me regarda dans un grand étonnement.

    -Avez-vous déjà essayé de vérifier si c'était vrai ?

    -En posant par exemple mes lèvres mouillées d'alcool sur un... épiderme... amical...

    -Par exemple.

    -Je ne me souviens pas.

    Je pris une gorgée et appuyait ma nuque sur le canapé.

    Je l'entendis se lever ; ce fut le glissement d'un tissu ; mes yeux mi-clos virent passer son visage, furtivement, ses épaules, ses seins, pendant que ses mains saisissaient le dossier du canapé, son nombril, et bientôt je sentis de part et d'autre de ma tête la fermeté de ses cuisses. Je bus une gorgée dernière et avant même d'avoir posé ma tasse elle abaissa ses reins et le feu de son sexe rejoignit la brûlure tendre de l'alcool que j'avais gardé en bouche. Cet instant me sembla si ardent pour elle que je posais mes mains sur ses fesses pour qu'elle ne m'échappe pas. Elle jouit vite et fort, me demanda de continuer, de recommencer, recommencer. A la fin, je me dégageai, bus un peu de thé pour me désaltérer. Il était âpre.

    -Votre langue encore, murmura-t-elle le visage noyé de chevelure, sans avoir changé de position.

    Je versai le reste du saké qui, lui aussi, avait refroidi ; j'en humectai mes lèvres avant d'embrasser langoureusement son cul. Je découvris alors qu'elle s'était fait tatouer des idéogrammes japonais, sur la ligne vertébrale. Elle jouit à nouveau, clitoridienne et anale, et toujours me voussoyant, alors qu'elle glissait sur le côté de fatigue, elle me demanda de la laisser respirer, ce que je fis. Ainsi étions-nous désormais à deux mètres l'un de l'autre, elle nue et humide, moi encore vêtu et en sueur. J'avais envie de boire la terre entière. Plus de thé ni de saké. Les bougies avaient fini par s'éteindre et son corps semblait absorbé par l'obscurité.

    Elle se leva bientôt du canapé pour entrer dans sa chambre et avant de fermer la porte elle chuchota mais je ne comprenais rien.

    -Je disais que vous pouviez dormir ici.

    Perdu pour perdu, je décidai d'être les bras en croix sur les nattes, à attendre une hypothétique fraîcheur du matin.

    L'inconfort de mon sommeil m'ouvrit l'œil à peine six heures passé. Je laissai un mot sur le plateau pour expliquer ma fuite et montai chez moi pour prendre une douche, me changer et perdre ainsi les odeurs mêlées et fortes de mademoiselle Marianna Zianni.

    Le ciel était immensément bleu ; le café me fit le plus grand bien ; la radio, malgré toutes les précautions d'usage, laissait entendre que nous atteignions la pire des situations jamais vécues depuis que les canicules faisaient partie du décor, ce que me confirma Moizan quand j'arrivai au bureau. Le long des quais, j'avais croisé trois ambulances qui filaient hurlantes et la rubrique nécrologique des deux quotidiens que j'avais achetés était à chaque fois impressionnante.

    Dans l'affaire Jahier, me dit-il aussi, rien de neuf. Personne n'avait réduit, comme on le dit d'une fracture, l'invraisemblable disparition, qui était plutôt une réapparition posthume, du boucher-charcutier de la rue Vivienne.

    Je n'avais rien à faire, sinon quelques tâches administratives. Je pouvais me distraire à trouver une solution. Il voulait mourir, il voulait lui garantir une assurance. Déjà pensé. Il avait un amant. Déjà pensé. Elle avait un amant. Déjà pensé. Il a été empoisonné. Impossible m'avait dit, si je me souvenais bien, Thorey-Galliéni. Je l'appelai pour savoir quand je le reverrais mais je tombai sur son répondeur. Le jour passa, la nuit vint. Je retrouvai Marianna.

    Je n'eus de nouvelles que le lendemain midi. Il venait d'administrer la question posthume (il riait de son mot) à un jeune délinquant de la Santé (belle ironie, ajouta-t-il) où la promiscuité et l'écrasante chaleur avaient rendu certains irascibles. Il en avait résulté une bataille pendant la promenade, sans doute pour un prétexte quelconque, et il était mort.

    -Il était grand, il était beau, le scalpel glissant sur la peau...

    -Arrêtez !

    -Je sais, je sais, vous avez été dessaisi et vous perdez du coup l'habitude des autopsies, mon cher, c'est un grand dommage.

    -J'ai besoin de vous voir. J'ai des choses à vous raconter.

    -À l'angle du boulevard Richard-Lenoir et de la rue Oberkampf, il y a un café, Vers le soir, son nom c'est Vers le soir. À cinq heures.

    Il fut très exact. Il commanda un Martini blanc, j'avais déjà fini un Gin Tonic, j'en commandai un deuxième. Il alluma sa Dunhill, attendit que le garçon nous ait servis pour faire un geste d'invite. Il était tout à moi.

    J'étais tombé sur une folle. La voisine italienne, ou apparentée, était une démone qui m'avait attendu le lendemain où elle m'avait recueilli. Passe encore, bien que ce ne fût pas pour enfiler des perles.

    -Evidemment, mais puis-je croire que la question sexuelle vous ait effrayé ? Surpris ?

    Non, c'était autre chose. Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas que nos relations soient simples. Elle ne voulait pas que j'entre en elle. Et dans le temps même où je prononçais cette phrase, parce que je n'avais employé aucun verbe cru, je sentis combien, au fond de moi, cette bizarrerie dont je n'avais su quoi faire jusqu'alors, dont j'avais tout l'après-midi cherché à identifier le trouble qu'elle provoquait en moi, cette bizarrerie, en disant seulement les mots : elle ne voulait pas que j'entre en elle, me remplissait de délices et que je n'avais plus à en dévoiler l'authentique singularité. Thorey-Galliéni comprit que par cette phrase-là je clôturais ma confession, que celle-ci n'irait pas plus loin. J'allais mentir par omission.

    -C'est en effet bien singulier, singulier ou dérangeant, d'ailleurs, dites-moi ? que d'avoir une amante qui se refuse, ou du moins dont les tendances sont, je suppose, clitoridiennes et non vaginales. Je comprends que cela vous dépite. Freud, ce cher Freud, disait que l'absence de plaisir vaginal était signe d'immaturité, et certains continuent de le penser. Vous en faites peut-être partie, pour me dire d'emblée qu'elle est folle. Mais je crois que vous employez le mot par excès de langage.

    Il me signifiait là qu'il n'était pas dupe.

    -Il avait une formule, le Viennois, qui m'a toujours plu, même si je la détourne complètement et que je lui tords le cou : l'anatomie, c'est le destin. Quand on est légiste, il y a quelque chose de jubilatoire à lire cela, et peu importe son sens. Et vous savez aussi que toute citation pourrait être considérée comme un membre ou un organe trouvé dans un terrain vague et chacun glose sur son origine ou son utilité.

    -C'est une comparaison peu ragoûtante.

    -Une simple digression pour vous faire oublier vos déboires sentimentaux. Mais pour revenir sur le vagin et le clitoris, et pour être franc avec vous, Grégoire, est-il essentiel qu'elle soit l'une ou l'autre, et pourquoi pas anale ? L'une ou l'autre ou la troisième solution, qu'importe. Et je ne parle pas particulièrement pour elle, je ne la connais pas, je parle des femmes en général. Faut-il y penser de cette façon ? D'ailleurs, après ce que vous venez de me dire, je n'aurais vraiment pas envie de la rencontrer. Vous imaginez que votre histoire dure, que notre... amitié s'affermisse... Vous m'imaginez la voir, et que je puisse me dire, dans le silence de mon cœur : la voici enfin, la clitoridienne. Avouez que ce serait difficile. Mais c'est peut-être pour cette raison que vous m'en parlez ainsi, pour que je ne la voie pas, que je ne la rencontre jamais.

    Je souris.

    -Ainsi pourrai-je désormais décréter que nos rencontres seront d'exclusifs tête-à-tête, et pour être franc, je ne trouve pas cela plus mal. Il ne faut pas tout mélanger dans la vie et je trouve plutôt raisonnable de cloisonner son existence, de ne pas être tout un, si vous voyez ce que je veux dire. Mais, en même temps, si vous croyez à cela, c'est en ce sens que vous me semblez bien naïf, ou très confiant, c'est selon, parce que le monde est petit, la terre est ronde, nul coin où se retrancher avec certitude, les routes débouchent sur des carrefours et nos trajectoires doivent moins à Euclide qu'à Riemann ou Lobatchevski. Dans ce bas monde, les parallèles finissent par se croiser. Il faut être très fort pour que jamais rien ne vienne tout bouleverser, que nul grain de sable n'enraie la machine.

    -Il y a pourtant bien des crimes dont le coupable reste inconnu, ou des situations dans lesquelles la raison et l'ordre nous font défaut.

    -Soit, mais ce ne sont pas des être comme les autres, les criminels.

    -Par exemple, dans l'affaire Jahier qui me vaut tant de malheurs.

    -Certes.

    -Rien de neuf à ce sujet ?

    -On poursuit les investigations. Une autre batterie d'analyses a été demandée sur le corps du père. Il faudra peut-être en explorer le moindre centimètre carré pour trouver la réponse que nous cherchons. En attendant, votre successeur n'a pas encore fait de miracle. On a trois cadavres et le dernier de la famille va mal. Il paraît qu'il est suivi par un psychologue. Il finira bien par se suicider.

    -Cela se comprendrait.

    -Cela s'explique. Après... Les malheurs, les très grands malheurs, tout cela est relatif. En ce moment, de toute manière, il y en a peu de familles qui n'aient pas une disparition à gérer.

    Il ne croyait pas si bien dire puisque le temps qu'il aille acheter des cigarettes je recevais un coup de téléphone de ma mère. Mon grand-père était décédé en fin de matinée. Elle était effondrée tant ce malheur était soudain, frappant en plein été, alors qu'ils étaient sur la route des vacances, presqu'arrivés dans leur maison en Savoie, et déjà sur le chemin du retour. Elle avait eu un pressentiment, avait hésité à partir, tellement la Thiérache était bouillante. Je comprenais difficilement ce qu'elle disait tant le chagrin roulait ses mots jusqu'à les décomposer. Elle ne pouvait pas s'arrêter. Thorey-Galliéni avait compris la gravité de la situation sans en saisir la teneur, puisque je ne parlais pas : j'écoutais. Mais quand je dis :

    -Maman, je pars tout de suite.

    il fit un geste large de la main pour signifier qu'il pouvait me laisser seul. Je répondis d'un signe de tête de n'en rien faire.

    Je m'en tins au minimum. Il évita les phrases toutes faites, les gestes de fausse compassion, se contentant de me dire que si je voulais appeler, ce soir, demain, à mon retour, il aurait toujours du temps à me consacrer.

     

     

  • Les Corps plastique (IV)

     

    IV

     

     

    C'était un lustre que je ne connaissais pas, une sorte de demi-coque en papier de soie vert amande qui devait projeter une étrange lumière quand on l'allumait. Et il y avait une fissure diagonale au plafond, à gauche. Il faisait lourd et silence.

    J'étais en travers d'un lit presqu'à ras du sol. Mes talons reposaient sur le parquet. Je me redressai et je vis alors que ma chemise avait du sang. Pas beaucoup certes, des taches qui avaient déjà séché, mais j'eus le réflexe de toucher mon visage et à la hauteur d'une pommette j'étais tuméfié.

    Sur les murs, dans une disposition en quinconces, les trente-six vues du Fuji-Yama d'Hiroshige donnaient le tournis.

    La fenêtre de la pièce était entrouverte et le fil d'air, évidemment chaud, me repoussa et je retombai sur le lit. Mon corps était épuisé et je fixai à nouveau, longuement cette fois, le plafond parce qu'il était si lisse, si blanc que la fissure semblait n'être que le fil concentré d'une araignée.

    C'était un lieu ordonné, rien qui traînât, et s'il n'y avait pas eu des paires de chausssures en alignement : escarpins, babies, et sandalettes, toutes exclusivement féminines, je n'aurais pas compris où j'étais. Mais cela importait peu. Il n'y avait personne. Le silence.

    Il était neuf heures et demie. Je devais me bouger, trouver ma veste pour prendre mon portable. Elle n'était pas dans la chambre.

    Je fis du bruit en me relevant, la porte s'ouvrit et je me trouvai face à un yukata bleu, avec des motifs floraux couleur de nacre et une ceinture rouge. Il me fallut quelques secondes pour que je voie son visage et ce fut plus étrange encore, parce qu'elle n'avait rien d'une Japonaise, ou d'une asiatique. Elle avait de très longs cheveux bruns, la peau mate, les yeux foncés et elle restait silencieuse.

    Comme je ne disais rien, elle joignit les deux mains, pencha son buste en avant pour me gratifier d'un salut plein de componction.

    -Je suis où ?

    -Chez moi.

    -C'est-à-dire ?

    -Aucun souvenir ?

    -Je devrais ?

    -On n'est jamais obligé de se souvenir des soirs d'ivresse.

    -Il faut absolument que je téléphone. Vous savez où est ma veste ? J'avais encore ma veste ?

    Elle s'effaça et me montra dans la pièce voisine un canapé très bas.

    -Je l'ai posée là.

    Au moins, on ne m'avait pas dépouillé.

    Elle s'éclipsa vers la cuisine et, voix off, m'expliqua qu'elle préparait un thé.

    Je cherchais la salle de bain. J'avais une allure de déterré, la méchancetéd'un voyou. Pas le moindre message en attente.

    J'avertis que j'étais malade et que je serais de retour en début d'après-midi. Il ne semblait pas que mes libertés horaires préoccupassent grand monde.

    Elle avait tout installé sur une table basse. Au sol, tout était de nattes.

    -C'est dommage que nous n'ayons pas le temps. Nous aurions pratiqué la cérémonie du thé.

    -Le chanoyu ? Chaji ou Chakai ?

    Elle leva vers moi des yeux émerveillés.

    -Vous connaissez ?

    -Un peu.

    -Asseyez-vous.

    Elle avait des gestes lents.

    -Vous plaisantez quand vous dites que vous ne savez pas où vous êtes...

    -Non, pas du tout.

    -Vous savez quand même qui vous êtes.

    Je fermai les yeux en disant oui.

    -Et moi, je ne vous dis rien ?

    Je restai silencieux.

    -Marianna Zianni. Je vous aperçois régulièrement dans l'escalier.

    Ainsi étais-je chez moi, ou tout comme. Je ne savais pas quoi dire. Je ne croyais pas avoir jamais vu son visage.

    -Si j'avais eu la force, je vous aurais monté jusqu'à votre appartement, mais vous étiez tellement cuit que je ne pouvais pas.

    -J'étais blessé ? On m'a frappé ?

    -Pas du tout. Quand je vous ai rencontré, vous étiez en train de monter les premières marches. J'ai dû vous faire peur. Vous avez fait une embardée, et vous avez valdingué contre le mur. J'ai même cru que vous vous étiez fracassé l'arcade sourcilière. Les coups au visage, on peut pisser le sang.

    -Vous m'avez recueilli, alors ? Vous m'avez soigné.

    -Exactement.

    -Et gardé toute la nuit.

    -Je ne vous ai pas veillé. Juste allongé à côté.

    -Et vous ?

    -Dormi sur le canapé.

    -Merci.

    -Il n'y a rien d'extraordinaire. Vous travaillez ?

    -Je devrais déjà y être. Maintenant, c'est trop tard. Je dois passer en début d'après-midi. Et vous ?

    -J'ai le temps. Vous faites quoi ?

    -Commissaire de police. Et vous ?

    -Il faudrait que je cherche un travail.

    Elle ne me laissa pas la possibilité de poursuivre. Elle se leva, se proposant de préparer une nouvelle théière et je finis par dire que je devais aller me changer.

    Je jetai un œil sur sa petite bibliothèque

    -Vous aimez beaucoup le Japon.

    C'était une remarque absurde d'évidence.

    -Beaucoup. J'apprends la langue.

    Je la remerciai du mieux que je pouvais. Dès que possible je lui offrirais des fleurs.

    Elle s'appelait Marianna Zianni.

    Dans les bureaux, on me dévisagea et certains me demandèrent si c'était l'histoire d'une rixe. Rouvier était invisible. Je demandais juste ce qu'il comptait tirer du rapport d'autopsie, les bizarreries de Jahier et compagnie. Personne n'avait d'idée sur la question. Personne n'avait rien à me dire, ni à me donner. J'étais déjà en stand-by. En attendant de moisir ailleurs, la bienveillance mortelle du placard.

    Ce fut donc une après-midi de futilités, de coups d'œil à la fenêtre, dans l'écoulement banal des affaires. Les ventilos et clims d'appoint donnaient un fond bourdonnant aux discussions et aux procédures, aux interrogatoires et aux ordres en tous genres. Je fis le tri dans mes papiers, sans avoir à me dire que cela pourrait servir à quelqu'un. J'étais inutile, et ceux qui passaient devant mon bureau me saluaient à la va-vite. La promesse d'une ascension qui s'effondre. Je fermai la porte.

    Je partis très tôt. Je marchais à l'aveugle. Je m'assis en terrasse, à côté de Beaubourg et je téléphonai à Thorey-Galliéni pour savoir s'il était libre. J'avais des choses à lui dire.

    Il arriva une heure plus tard.

    Il me saluait à peine qu'il commençait à s'inquiéter de ma blessure au visage, et je dus lui certifier que personne ne m'avait agressé. C'étaient les suites de mes excès d'alcool.

    -J'aurais dû m'en douter. Je me suis demandé si je devais vous appeler pour prendre de vos nouvelles

    -Vous pouviez.

    -Vous avez continué après que nous nous sommes séparés.

    -Aucun souvenir.

    -Et vous vous êtes blessé ?

    -Dans l'escalier mais tout n'a pas été si sombre. Il y a comme une lueur d'espoir dans mon quotidien.

    -Dites-moi.

    J'avais envie de faire le mystérieux mais je lâchai prise tout de suite, trop exalté.

    -J'ai rencontré quelqu'un.

    Il se contenta d'un signe de tête, léger, comme un inspecteur qui attendrait qu'on aille un peu plus loin dans les aveux.

    -Ma voisine du premier. C'est elle qui m'a soigné. J'étais bien amoché, visiblement.

    -Et alors ?

    -Elle est très gentille, très douce.

    -Quand vous dites rencontré, c'est un euphémisme pour dire que vous avez couché ensemble, ou bien faut-il s'en tenir à des considérations platoniques ?

    -J'étais dans un tel état que j'aurais été bien incapable...

    Il sourit.

    -Elle aurait pu suppléer à votre faiblesse...

    -Je me suis réveillé dans son lit, enfin sur son lit, tout habillé.

    -N'est-ce pas charmant...

    -Ne soyez pas ironique.

    -Nullement. Je constate avec satisfaction qu'en l'espace d'une nuit vous êtes passé du désespoir professionnel à l'enchantement amoureux...

    -Je ne suis pas amoureux.

    -C'est tout comme. Vous avez le sourire invisible des cœurs touchés.

    -On dirait que cela vous déplaît ? Moi, j'avais envie d'en parler avec vous.

    -Alors parlons-en.

    -Je crois que ce n'est pas la peine.

    -Elle s'appelle comment ?

    -Peu importe.

    -Dites. On ne sait jamais. Nous nous sommes peut-être déjà rencontrés. Le monde est si petit.

    -Marianna Zianni.

    -Inconnue. Elle est Italienne ?

    -Des origines. D'Ombrie. Pérouse.

    -Je connais. Il y a une belle curiosité non loin, dans un village, Ferentillo. Les corps enterrés dans la crypte de l'église se momifient naturellement. C'est très curieux. Et pour la petite histoire, je vous dirai que le dernier à bénéficier de cette faveur était un notable du lieu, en 1871, assassiné de vingt-sept coups de couteau. Ils ont la vengeance ardente dans ces contrées.

    -Vos origines italiennes viennent de là-bas ?

    -Rien du tout. Nous étions romains. Est-elle jolie, voire belle ?

    -Drôle de question.

    -Il faut bien que nous cédions nous aussi à cette curiosité vulgaire qui fait la matière des discussions féminines.

    -Vous êtes misogyne.

    -Tout de suite les gros mots. Pas du tout. C'était une image. Mais revenons à votre Marianna.

    Je me contentai d'évoquer l'ambiance japonaise de son appartement.

    -Au moins cela ne vous dépayse-t-il pas trop...

    Je finis par avouer qu'elle était séduisante. Il me dit qu'il ne pouvait pas rester plus longtemps.

    Le ciel était d'éternité bleue. Il ne fallait pas attendre l'orage. Je bus encore quelques verres de désarroi. Les gens cherchaient l'ombre. A côté de moi, une Anglaise disait à un correspondant que Paris était mort, les musées et les galeries déserts et qu'elle ne tarderait pas à rentrer à York pour trouver de la fraîcheur.

    Dans un webcafé, je découvris l'adresse de Thorey-Galliéni et cela m'étonna. J'aurais plutôt imaginer qu'il était sur liste rouge.

    A mon adresse, le gyrophare d'une ambulance portes ouvertes annonçait une nouvelle victime. Je fixai son éclat, dans l'obscurité brûlante, attendant que le destin sorte de la porte cochère : simple malaise ou décès. Je m'assis sur les premières marches de l'immeuble de l'autre côté de la rue et l'attente dura une bonne demi-heure avant que le brancard n'arrive, brancard au drap tiré, et autour personne d'autre que les pompiers. Quelques silhouettes guettaient derrière les rideaux. Tout était fini.

    J'arrivai sur le palier et la porte s'ouvrit, doucement.

    -Bonsoir.

    -Bonsoir.

    -Vous allez mieux depuis ce matin ?

    -Je suis fatigué

    -Vous n'avez pas le temps de prendre un thé ?

    -Pourquoi pas ?

  • Les Corps plastiques (III, suite)

     

    Ainsi me retrouvai-je seul à seul avec mon meilleur ouvrier de France.

    Quand on commence une incision en Y sur un boucher, on voit resurgir ces souvenirs étranges de l'enfance, de l'enfance des autres, de ceux qui s'émouvaient des étals de viande, des volailles pendues, des lapins écartelés, au point de pleurer de misère et de plonger dans le refuge végétarien. On les entend maudire leur tante ou leur mère d'être si cruelles, quand la petite bestiole se fait fracasser la tête contre un mur ou un poteau. Que de fois des cœurs d'enfants et d'adolescents (public de plus en plus féminin en avançant avec l'âge), ont-ils souhaité sa mort, à ce porc endimanché aussi gras que ses terrines, avec son crâne rasé de monstre, qui taille, tranche et coupe avec un sourire de bourreau... Méritait-il tant de haine et de dégoût, ce commerçant épanoui dont le cœur hypertrophié ne lui laissait pas au demeurant une espérance vitale démesurée ? Lui dont le scalp ne me permit pas de déceler le moindre incident cérébral, et dont les analyses toxicologiques réduisirent à néant les hypothèses de l'empoisonnement. La seule surprise fut de découvrir qu'il avait un œil de verre et que la beauté vairon (un Bowie charcutier...) était le fruit d'une coquetterie. Je roulais un temps cette bille bleue dans ma main, comme un talisman de l'imagination, et je partis d'un grand éclat de rire en rêvant à Jean-Claude Jahier, lors d'une partie fine, interrompant l'orgie pour qu'on se mît à la recherche de son demi-regard.

    Grégoire Ferré réapparut sans même que j'eusse besoin de l'appeler. Je lui fis part de ma perplexité. Jean-Claude Jahier n'avait pas été mis vivant au frigo, n'avait pas été drogué ; sa mort était naturelle. Mais, j'en convenais, les circonstances entourant son décès ne l'étaient pas. Il me répondit qu'il ne pouvait pas rester plus longtemps. Il devait passer à la P.J.. Il aurait été enchanté de me retrouver le soir même au restaurant japonais, si toutefois je n'avais pas peur de la répétition. Il n'avait pas à s'inquiéter.

    -J'ai besoin de vous parler.

    Je me contentai de sourire.

    La canicule prenait une tournure épique. Les hôpitaux débordaient, les ambulances quadrillaient la ville de leurs alertes inutiles : elles ne sauvaient personne, elles baladaient des morts. Je passai l'après-midi dans la pénombre. La radio sous-entendait que la catastrophe de 2009 était submergée (choix d'adjectif qui me sembla maladroit).

    Il était déjà là, sur le trottoir, avec l'air très abattu.

    On nous trouva une table un peu à l'écart et avant même d'avoir choisi les plats, il commandait une Kirin. Rouvier lui avait demandé l'essentiel de ce que serait mon rapport et lui avait fait comprendre que désormais il était sur la touche. En haut lieu, sa bévue passait pour de l'incompétence. En conséquence de quoi, dans la réorganisation des services prévue à la mi-septembre, il aurait le choix entre la province ou le placard. Il regrettait déjà Paris, la vie plus libre...

    -Vous voulez dire quoi, par libre ? Que c'est plus facile d'avoir quelqu'un dans son lit ? Ou que les ragots vont moins vite ?

    -C'est plus anonyme, une ville, une grande ville.

    -Et alors ? Vous avez besoin d'anonymat, Grégoire ?

    Je le fixai.

    -Ce n'est pas ce que je voulais dire...

    -Vous vouliez dire quoi, au juste ?

    La serveuse s'était approchée. Il me demanda si j'étais d'accord que nous prenions comme la dernière fois. Aucun problème. J'aime épuiser mes habitudes.

    Il avait déjà fini sa Kirin et il en commanda deux d'un coup, qu'il but lentement, en mangeant peu. Il parlait surtout. Maintenant que l'affaire Jahier lui glissait entre les doigts, il avait envie de tourner autour, de comprendre l'étrange destin d'un mort.

    -Quand je dis étrange, vous me suivez ? S'il décède naturellement, il n'y a aucune raison de le mettre au frigo et de lui assener un coup pareil alors qu'on ne peut plus rien faire pour lui. A moins qu'elle, je veux dire : Bernadette, l'épouse, ait usé d'un poison indétectable et qu'elle ait voulu faire passer son meurtre pour une agression crapuleuse. Mais, manque de chance, il a eu une attaque en fin de journée. Elle a été prise de panique, a voulu tourner l'affaire à son avantage. Perdu pour perdu... de peur qu'on aille fouiller trop loin. Un coup visible et on ne va pas plus loin. Qu'elle n'ait pas penser que le sang ne coule pas chez un mort comme chez un vivant, il n'y a rien d'étonnant. Au fond, il taillait de la barbaque. Elle ne pensait pas à ces choses-là. Dans un moment pareil, à quoi pense-t-on d'ailleurs ? Vous pouvez me le dire, vous ?

    -Je ne sais pas.

    -Donc, on dira qu'elle a voulu se débarrasser de lui et les choses ont mal tourné.

    -Si mal tourné que le jour où il meurt, elle masque son forfait en simulant une agression, et fort maladroitement, vous le dites vous-même, Ferré, surgit un tiers qui s'empresse, pour le seul motif du tiroir-caisse, de la trucider, avec une belle énergie, si je m'en tiens aux résultats de l'autopsie. Vous avouerez que nous sommes là en présence d'un cas de figure très improbable. Romanesque, peut-être, et encore, j'en doute... Rocambolesque. Je pense à cela parce que vous saviez que Ponson du Térail se perdait tellement dans ses romans-feuilletons qu'il était obligé d'avoir des figurines qu'il marquait une fois que le personnage était mort ; il en avait ressuscité certains. Or, à raisonner ainsi, on s'égare. Admettons que la solution soit plus simple, comme dans les jeux d'allumettes : déplacez-en une seule et vous obtenez une nouvelle figure. Vous vous énervez, ne trouvez rien et quand on vous donne la solution...

    -C'est absurde, ce que je disais, au fond.

    -Absurde, non, puisque l'ordre des indices vous pousse à penser de cette manière.

    -Attendez. Autre solution. Si elle avait été blessée la première, que lui, voyant sa femme ensanglantée, ait été frappé au coeur, façon de parler,...

    -Et l'agresseur, avant de s'emparer de la caisse, prend le temps de bien le coffrer au frigo, de lui donner un coup, de nettoyer son affaire, parce que je vous rappelle que l'arme n'a pas laissé de trace et qu'on ne l'a pas, à ma connaissance, retrouvée... Tout cela avant de repartir tranquillement... Un homme de sang-froid.

    Il n'avait pas envie de mon ironie.

    -Et si on supposait que la tierce personne soit l'amant de Bernadette Jahier. Par dépit amoureux, il vient d'être rejeté, il arrive à la boutique pour une explication. Il ne s'explique même pas d'ailleurs. Violence passionnelle. Le mari s'est absenté pour quelques minutes. Quand il revient, le choc. L'amant répudié le frappe postmortem pour faire incliner l'enquête vers le vol qui tourne mal.

    -Faites une recherche, trouvez l'homme.

    Je repensai au corps de Bernadette Jahier, à ses amants inconnus.

    Il semblait épuisé.

    Un couple de Japonais vint s'installer tout près. Il se replongea dans la dégustation lente du saké. Dehors il pleuvait.

    Nos voisins expliquèrent à la serveuse que c'était leur premier séjour à Paris et que c'était une adresse que leur avait donné un certain Seiji Tanizaki. Le patron le connaissait bien.

    J'eus envie d'une cigarette et je sortis sous la banne. L'orage avait fini en effet par éclater. La pluie tombait drue ; les gouttes sur le trottoir n'avaient pas le temps de se disperser ; elles étaient déjà emportées. Le goudron semblait s'écouler vers le caniveau, mais sans cesse il semblait aussi se renouveler des profondeurs. La rue était un bouillonnement noir.

    Je n'avais pas envie de le rejoindre et je ne pouvais pas non plus le laisser seul avec le saké.

    Entre temps, son esprit avait continué de courir. Il envisageait désormais que ce soit le mari qui avait un amant, et que ce soit une explication inattendue qui avait mal tourné. Cela tenait à la condition de considérer Jean-Claude Jahier comme un homosexuel actif strict.

    Il trouva encore deux ou trois solutions plus fantaisistes les unes que les autres. Il n'était plus en état de tenir le moindre discours cohérent et refusa que je le raccompagne. Il voulut seulement prendre l'air en descendant sur les quais. Il fallut attendre la clémence du ciel. Plus d'un quart d'heure. Il ne parlait plus. Il passa son regard vitreux sur la pointe perdue du Vert-Galant que l'on devinait plus qu'elle n'existait. Ce n'était plus qu'un souvenir que l'esprit recomposait à l'oreille, en fonction du vent dans les arbres, des voix traînant dans le noir et qui révélaient des présences énigmatiques. C'était une brume de paroles circulant dans la platitude de la nuit.

    -Vous savez, j'ai passé le concours parce que je croyais être amoureux. Elle le passait en même temps que moi. Elle a aussi tenté la magistrature. Elle l'a eu. Elle a filé à Bordeaux. On s'est arrêtés là. Elle est juge d'instruction. Ce serait un comble qu'un jour on se retrouve sur la même affaire. Je me suis trompé sur toute la ligne. Sur toute la ligne.

    Il fit un geste vague vers la Seine.

    -Il serait plus sage que vous rentriez. L'alcool et la chaleur... Si vous y ajoutez votre tristesse...

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Les Corps plastiques (III)

     

    III

     

     

    Il était certain qu'à ce stade, il fallait commencer à en rire, même si beaucoup de gens trouvent inconvenante la légèreté macabre. ll la voit comme une obscénité.

    Grégoire Ferré me téléphona au jour naissant pour me dire que je devais faire vite. Il avait la voix décomposée. Faire vite pour la rue Vivienne. Encore une fois.

    Après une semaine de fermeture, et pour des raisons hygiéniques, on avait autorisé les deux employés de la boucherie-charcuterie à venir faire du nettoyage. C'était une sorte de mise en ordre posthume, un toilettage du magasin pour la forme, parce qu'il n'était pas question dans l'immédiat d'une réouverture. Ces deux pauvres garçons avaient été un temps soupçonnés avant d'être mis hors de cause, ce qui n'avait pas été sans dégâts collatéraux. Si le plus vieux, la trentaine, dénommé Eric, celui que je vis en premier, dans l'encadrement de la porte en arrivant, n'avait pas eu de mal à dire qu'à l'heure du crime il disputait avec des copains une partie de snooker place de Clichy, pour le second, en revanche, Ronan, il avait été plus difficile d'avouer un rendez-vous dans un bar gay du Marais. Lui était assis sur le rebord de l'étal. Il regardait au plafond, il avait l'air complètement perdu.

    Grégoire Ferré me fit signe d'entrer dans le laboratoire. La porte de la plus grande chambre froide était ouverte. Plié en deux, les mains liées, Jean-Claude Jahier ne risquait pas la décomposition.

    -Je crois que cette fois, je suis bon pour faire de la paperasse tout le restant de ma carrière. Une gaffe pareille... Il faut être crétin.

    Même s'il était injuste avec lui-même, il avait néanmoins une lucidité prémonitoire puisque le préfet de police en personne lui téléphona alors qu'on embarquait le corps pour la morgue, et lui signifia qu'il était dessaisi du dossier. Désormais, la gestion de cette affaire incombait au divisionnaire Rouvier. Le fait divers estival prenait des allures de Bérézina : il fallait réagir.

    Certes, personne n'avait pensé, dans la précipitation sanglante du premier meurtre, à ouvrir toutes les portes, y compris celles qui ne mènent nulle part, qu'à l'alignement de carcasses accrochées à des esses. Il avait des circonstances atténuantes. Les normes imposaient en effet que toute chambre froide de plus de dix mètres cubes dût être munie d'un dispositif sonore permettant de donner l'alarme à l'extérieur pour quiconque se trouverait pris au piège. Cela convenait si la victime entrait consciente, mais tel n'était pas le cas de notre homme, quand on considérait l'hématome au niveau de l'épine supra-méatique remontant jusqu'à la crête supra-mastoïdienne. Il n'avait aucune chance de s'en sortir et ne risquait pas de donner l'alerte.

    Cette disparition enfin ramenée à une mort brutale n'élucidait pas la situation, bien au contraire. Elle posait plus de questions qu'elle n'apportait de réponses.

    La température au dehors restait infernale. S'y ajoutait désormais une couverture nuageuse (quelques gouttes et des roulements de tonnerre) pour alourdir l'atmosphère, noyer les poumons d'un souffle brûlant et rendre plus insupportable encore le moindre vêtement. Jean-Claude Jahier, lui, n'en souffrait plus. Avant de pouvoir en tirer quoi que ce soit, il faudrait attendre qu'il décongèle un peu, qu'il revienne à des climats plus raisonnables : celle de la morgue, par exemple. Je dis simplement à Grégoire Ferré de négocier pour qu'il soit l'officier affecté à l'autopsie. On pouvait bien lui laisser ce dernier plaisir, d'être le premier, avec moi, à tout savoir sur celui qui lui coûtait sans doute sa carrière. Il eut Rouvier au téléphone qui lui accorda l'affaire.

    Nous attendrions le lendemain matin pour procéder.

    Je fis quelques visites prévues. Je vis quelques patients dans l'après-midi mais j'avais dit à Mathilde d'arrêter les rendez-vous à dix-sept heures. Je me sentais fatigué. Je partis me promener et vers vingt heures, j'eus Grégoire Ferré au bout du fil, qui voulait me voir, si j'étais libre.

    Nous nous retrouvâmes à la terrasse d'un café.

    Il commença à me parler de son histoire...

    -Bien que ce ne soit pas la vôtre à proprement parler...

    -Oui, mais vous voyez ce que je veux dire. Les Jahier, c'est le genre qui finit par vous pénétrer. Quelques jours, trois fois rien, et vous savez que vous les traînerez toute votre existence.

    C'est bien là une des épines de la vie, que notre histoire soit d'abord celle des autres, qu'ils nous percutent comme des météores et que nous ne soyons que les chocs de leur course aléatoire.

    Il parla assez longuement. Dans son esprit la douleur de l'échec n'était pas étranger à la nature même de ceux qui le faisaient plonger. Il avait encore la naïveté de croire que seuls les êtres qui nous sont supérieurs ont les moyens de nous briser, que la hiérarchie des intelligences colle avec l'historique de nos victoires et de nos défaites. Il n'était pas le premier que ces raccourcis étouffent dangereusement. Il faut croire qu'ils n'ont aucun souvenir personnel, ou bien aucun sens de l'observation, pour que ne leur reviennent en mémoire ces méprisables guenons adolescentes qui, ricanantes de laideur, traitaient de la pire façon le regard posé sur elles, comme s'il avait été un outrage fait à leur beauté intérieure. Grégoire Ferré n'avait-il jamais croisé de ces menines sans noblesse qui se multiplaient pourtant au printemps dans les parcs parisiens. Il est vrai qu'il venait de Saint-Quentin. N'empêche, il aurait dû savoir que les esprits simples ont parfois plus de ressources que l'âme la plus habile. De fait, sa carrière était descendue en flèche par de vulgaires commerçants, des charcutiers quelconques, dont on pouvait supputer l'intelligence médiocre. Il ne le disait pas ainsi mais l'aigreur de sa litanie roulait de sa vanité bafouée.

    Il parlait, il parlait. De lui, de son manque d'à propos, de sa faiblesse devant l'évidence. Il enchaîna ainsi les formules creuses et moi je laissai dire jusqu'à ce qu'il fût plus sec que mon Martini. Il y eut alors un long temps de silence entre nous, et le seul babil de la terrasse, cosmopolite et épuisé par la chaleur, nous permit de fumer chacun notre cigarette comme un délassement. Et c'est lui qui rompit le charme.

    -Je peux vous poser une question ? Enfin, plusieurs questions. Mais qui n'ont pas de rapport entre elles, d'ailleurs.

    -Dites toujours.

    -L'autre jour, sur le premier rapport, Bernadette Jahier, j'ai vu vos initiales, les initiales de votre prénom, et je me suis demandé si c'était Marc-Antoine ?

    -Et de savoir qui est ma Cléopâtre ? Pourquoi pas, au fond ? Mais vous n'y êtes pas. Je m'appelle Marc-Amélien Thorey-Galliéni. N'y voyez aucune aspiration dramatique à la noblesse et à l'originalité. C'est une bizarrerie dont on s'accommode très bien et qui n'a aucune importance.

    Je n'allais pas lui raconter ce que ma grand-mère paternelle, qui détestait sa bru, m'avait dit un jour de colère. Il n'y avait rien à tirer d'un enfant héritant du caractère pénible de sa mère, qui n'avait pas voulu transiger ni sur son nom de jeune fille, ni sur la folie d'un prénom qu'on ne trouvait nulle part, rien à tirer d'un petit-fils dont le père avait pour chaque occasion coupé la poire en deux. A l'un et à l'autre, ni à l'un ni l'autre. A personne. N'être à personne.

    -La suivante ? La question suivante.

    -Pourquoi vous avez choisi d'être légiste ?

    -Il en faut bien, non ?

    -Certes, mais ce n'est pas banal.

    -Tout ce qui touche à la mort n'est pas banal, et les légistes, pas plus, pas moins que d'autres, que le thanathopraticien, l'embaumeur, le pompier qui récupère les morceaux d'un crash aérien...

    -Vous ne voulez pas répondre ?

    -Pas plus que l'infirmier en soins palliatifs, que le chirurgien qui récupère un organe pour une transplantation... Vous n'arrivez pas à mettre des mots sur des gens comme moi, sur leurs motivations. Alors vous attendez du spectaculaire, une origine mystérieuse, un délice malsain. Or, pour moi, vous ne trouverez rien de tel, rien d'autre qu'un banal choix de carrière, le déroulement lisse des études. Mais je peux, si vous en avez envie, vous montrer que les raisons les simples dérangent aussi. Voilà, j'ai un confrère, remarquable esprit, grande intelligence, plein d'humour, qui est venu à la médecine légale par la passion des dates et de la datation. Sa première vocation le faisait vivre au milieu des coléoptères de toutes sortes. Puis en découvrant, par je ne sais quel hasard, que les insectes, les larves et autres bestioles répugnantes étaient un moyen pratique d'évaluer le moment même de la mort, la transformation d'un cadavre dans le temps, les conditions de sa dégradation, il est venu vers la médecine. J'ai lu il y a moins d'un mois un article passionnant de lui sur le développement des arthropodes dans le cas d'un corps enroulé dans des sacs plastiques. Ne faites pas de grimaces, c'est une question d'habitude. Voyez-vous, le plus troublant chez lui, sans doute, c'est que vous pouvez lui donner n'importe quel événement, il vous en donne l'année, le mois, le jour. Il y a aussi mon confrère Callé...

    -Non, merci. C'était absurde.

    -Pas d'autre question.

    Il avait soudain un regard défensif.

    -Il y en a bien une troisième...

    Trois questions, trois morts. Une symbolique de pacotille.

    Mais il garda le silence, haussa les épaules et tout fut fini.

    Le lendemain nous avions rendez-vous avec Jean-Claude Jahier.

    Grégoire Ferré fut ponctuel. Il arriva avec ses petites fiches et me raconta que le charcutier, charpenté comme un pilier de la vieille époque, 1,75 pour 99 kilos, était né le 26 avril 1961 à Laval, chef-lieu palindrome de la Mayenne. Dans la foulée, Grégoire me précisa que la famille de Bernadette était enfin montée pour obtenir le transfert du corps vers Sarreguemines. Paris avait été un point médian, un point de non-retour aussi.

    Grégoire Ferré était venu avec un peu plus d'informations que les deux premières fois. L'enquête, quoique désastreuse dans ses résultats, avait malgré tout débroussaillé la vie de la victime, puisqu'il avait un temps été un criminel en puissance. Il fallait en savoir plus. Sans doute sous l'effet d'une certain désarroi, d'un donnant-donnant ridicule, chacun dépiautant son homme à sa manière, il avait apporté avec lui son lot de révélations. J'appris donc que Jean-Claude Jahier n'était resté que quelques mois à Laval et que ses parents, aujourd'hui décédés, avaient migré dans la région angevine. Ils avaient un petit commerce de produits frais. Il n'avait pas le goût de l'école et on lui avait trouvé une place en formation dans la boucherie. Il avait d'abord été employé dans la région de Saumur et grâce à un héritage, semblait-il, il avait eu la folie de l'aventure parisienne. Il avait travaillé dans deux ou trois belles enseignes. Cela avait dû le transformer parce qu'en achetant sa boutique il était devenu une référence, jusqu'à la récompense du M.O.F..

    -C'est tout ?

    -Sinon, aucun signe particulier. Il bossait beaucoup.

    -De la fortune ?

    -L'appartement où est morte la gamine. Une villa sur la côte normande, à Varengeville-sur-mer.

    -Pas mal.

    -Vous connaissez ?

    -Un décor assez agréable et un cimetière remarquable. Tombes de Georges Braque et d'Albert Roussel. A faire en morte saison, et par temps gris. Une atmosphère. Mais je ne suis pas un spécialiste. Je suis très peu tombeaux et catafalques. Il y en a qui font des guides...

    -C'est vrai ?

    -Vous pourrez chercher. Celui de Beyern ou de Le Clère. Mais ce n'est pas très important. Pour lui, alors, rien à se mettre sous la dent ?

    -Pas de double vie, pas de passion un peu douteuse. Il y a juste des rumeurs sur certaines visites.

    -Des visites ?

    -Des couples. Une vieille de la cour intérieure a dit que parfois à six ou huit, il s'en serait passé de belles.

    -Et vous n'y croyez pas ?

    -Il n'a pas la tête, je trouve.

    -Trop rond, trop mœlleux ? Il pouvait se contenter de regarder. Elle était plus appétissante.

    Avec son crâne rasé, il me faisait penser à Daniel Boulanger, le flic d'A bout de souffle, mais avec une touche de Belge. Il devait aimer la bière. Il aurait très bien pu passer comme buraliste ou commis aux hypothèques. Pas au-delà. Pas une tête à responsabilité intellectuelle. Il avait passé son existence à désosser, couper, tailler, trancher, émincer, séparer le gras du maigre, et maintenant c'était lui que j'allais ouvrir dans le sens de la longueur, et peser, jusqu'à la dernière once de chair.

    Grégoire Ferré le contemplait, comme si de lui il n'avait pas eu peur, du moins pas autant que des deux premiers. Etait-ce l'habitude, le métier qui entrait dans le corps, ou serait-il plus facile de tuer un homme qu'une femme, son père que sa mère, son père que sa sœur...

    -Vous avez une sœur, Grégoire ?

    -Non, pourquoi ?

    -Pour rien, je me demandais si vous étiez fils unique...

    C'était biblique, au fond, l'histoire de Jean-Claude Jahier, puni par là où il avait péché en quelque sorte, par l'exercice de sa violence quotidienne : la chair, le sang, la chambre froide. Encore lui avait-on épargné la barbarie de se retrouver accroché à une esse plantée sous la gorge.

    Je pris moins de temps à tailler ses vêtements en pièces. Il n'y avait rien d'érotique en lui. Je ne suis pas sensible à la sensualité des bedonnants, et je ne pouvais guère imaginer des dessous surprenants. Il avait un maillot de corps blanc, tout ce qu'il y avait de banal, H et M, et un boxer noir, un Dim. Son sexe était on ne peut plus normal. Quand il fut nu, affublé de ses seules chaussettes, je me retournai vers Grégoire Ferré qui avait pris sa place des fois précédentes. Il ne s'intéressait guère à ce que je faisais, je le sentais bien. Son regard traînait vers tous les coins de la pièce. Il refaisait l'histoire. Il imaginait le monde recomposé à partir d'un geste réflexe, presque un lapsus, comme s'il avait pensé à autre chose : une porte de chambre froide qu'on ouvre, à quelques mètres d'un cadavre sanglant, et soudain : un autre cadavre. L'affaire se compliquait mais c'était comme dans les tragédies : unité de lieu, unité d'action, unité de temps. La douleur des morts lui importait peu ; il sentait surtout son avenir autrement : il aurait gardé la main. Il aurait suffi d'ouvrir une porte, une seule (mais la femme de Barbe-Bleue...). Il s'abîmait dans une étrange malignité et je ne pus m'empêcher de sourire. Et ce sourire, je l'eus encore en me retournant vers Jean-Claude Jahier dont je touchais le sexe froid, en essayant d'imaginer, puisque chacun fuyait dans ses rêveries, ce que pouvait être son érotisme, avec une femme aussi apprêtée. Voyeur, avais-je suggéré... possible. Sadique... peut-être, quoique Bernadette soit vierge de la moindre trace équivoque. Maso... non plus. Il était poilu comme un ours et sa peau aurait marqué longuement. Bisexuel... improbable, après examen rectal (ou alors si rarement qu'il fallait considérer cette pratique comme non-significative)

    -Grégoire, approchez-vous. Je vous rassure je n'ai pas encore commencé. Je voudrais juste vous montrer une chose.

    Je le sentais désemparé.

    -Quand j'étais étudiant en médecine, en train de me spécialiser dans ce domaine, j'avais un excellent professeur, le professeur Gavanon, qui était connu pour agrémenter ses cours de considérations que certains auraient jugées détestables. Il disait par exemple qu'autopsier un suicidé lui rappelait cette phrase de La Bruyère : «Tout est dit et on arrive trop tard.» Vous comprenez ? Dans ce cas-là, pas de surprise, pas de suspense, surtout avec les adolescents ou les petits vieux. Il y a tellement peu d'enjeu dans leur vie que toute surprise est exclue. Moins peut-être pour les vieux, parce qu'il peut y avoir une histoire d'héritage, et certains empoisonnements sont suspects. On ouvre une enquête, vous connaissez la suite. Je suis sûr que pour ce qui nous occupe, vous êtes dans le même état d'esprit, et vous avez tort. Je vous voyais vous morfondre depuis cinq minutes. Alors, c'est vrai que vous n'avez plus la direction de l'affaire... Il n'empêche. Récapitulons : une femme trucidée, le mari frappé et congelé... Le crime crapuleux ne fait guère de doute. Sauf que, et je m'étais déjà fait la réflexion là-bas, à la boutique, il y a un problème. Regardez l'entaille nette au-dessus de l'oreille. Le coup a été violent, assez précis, frappé plutôt en plongeant, ce qui, déjà, supposerait que le corps était en-dessous de l'agresseur. Admettons que Jean-Claude Jahier ait été déséquilibré, il se retrouve au sol, etc., etc., etc. Mais, surtout, vous aurez remarqué que la blessure...

    -N'est pas sanguinolente...

    -Que les vêtements ne sont pas maculés de sang, que le corps lui-même... Et pourtant, on a l'habitude de dire que la tête, ça saigne. Et pourquoi pas de saignements ? Parce que pas de flux sanguin, plus de batttement cardiaque, simplement un corps inerte.

    -Il était déjà mort !

    -La suite le confirmera, je n'ai aucun doute là-dessus. Il y aurait bien l'hypothèse de la crise cardiaque pendant l'agression. Soit. Pourquoi, alors, dissimuler le corps, pourquoi ce coup inutile ? Je ne serais pas étonné de trouver des substances singulières dans les veines de ce pauvre homme. Avec le sang surgissent toujours quantité de désagréments. C'est du Michaux. Un certain Plume. Vous ne connaissez pas ? D'une grande drôlerie. Des morts qu'il faut discrètement éjecter d'un train, un monde où les têtes s'arrachent. Vous pouvez en tout cas retourner à votre place et méditer : je viens de vous donner du grain à moudre.

    Il ne sembla pas apprécier mon humour macabre.

    -Je vais sortir, comme l'autre jour. Vous m'appelez à la fin et on en reparle.

    Il avait l'air désorienté.

  • Les Corps plastiques (II suite)

    -C'est déjà tout un art que le maquillage, commissaire. Cela faisait rêver les poètes, déjà. Baudelaire, vous avez lu, Baudelaire ?

    -Quel rapport ?

    -Je ne sais pas. Par contiguïté, je dirais. Le tatouage, le maquillage, l'ornementation.

    -Et alors ?

    -Vous n'avez donc pas lu Baudelaire...

    -Comme tout le monde, je crois. Les Fleurs du Mal, un peu les Poèmes en prose.

    -Vous ne pouvez donc pas vous souvenir de ces mots. La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s'appliquant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu'elle étonne, qu'elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée.

    Il avait l'air tout gêné que je puisse faire de la littérature devant un cadavre. Je commençais, je crois, à lui faire peur, à trop coller à ma fonction morbide. Encore étais-je sur la réserve, pour ne pas lui citer de plus belles phrases encore, quoique prises à l'envers de l'écrivain, mais je les aime ainsi. C'est la nature qui pousse l'homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car, sitôt que nous sortons de l'ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime.

    Je reposai sa main froide le long du corps. Ferré avait replongé dans son carnet. Il notait peut-être quelques intuitions pour son enquête. C'était un moment de calme et de silence. Je poursuivis mes premières investigations externes. Aucun doute sur l'origine du décès, pas la moindre trace de coups. Elle était allongée sur son lit. Le frère l'avait à peine secouée ; il avait tout de suite compris. Il n'y avait rien de particulier à retenir sinon qu'elle avait des yeux d'un vert intense qui devait séduire et je repensai au tee-shirt que j'avais mis dans un plastique. Presque la même teinte. Sa tête de côté et ses cheveux déployés rappellaient certaines gravures de mode. Je forçai la mâchoire inférieure et du liquide s'échappa encore, rance et alcoolisé. Il n'avait pas tort Ferré quand il imaginait ce qu'avait été sa souffrance pour en arriver à cette extrémité. Il n'avait pas tort, mais ce n'était pas ainsi que l'on pouvait vivre, par compassion, en essayant de renouer le fil cassé d'une existence inconnue, qui ne serait rien d'autre qu'un rapport, autopsie ou enquête, qu'importe. J'en finis de ce tour d'horizon où je notai que les lobes auriculaires étaient percés de chaque côté (mais seul le gauche était orné d'un anneau imitant une chaînette), que la nuque était neutre, la poitrine neutre, les seins neutres aussi, que tout, en apparence, était normal, presque vivante, mais elle était morte.

    Ferré était revenu près de moi.

    -Elle a pris ce qu'il fallait et s'est allongée sur son lit.

    -Elle avait besoin d'aide.

    -Vous vous sentez coupable ?

    -Je n'ai pas dit cela.

    -Je vais commencer l'autopsie proprement dite. Il serait plus sage que vous repreniez votre place.

    Il eut un soupir de découragement, s'éloigna de deux pas avant de se retourner.

    -Elle est morte en pensant le pire de son père, vous imaginez ?

    -Peut-être. Peut-être pas. Et si elle était morte de chagrin d'un amour impossible, ou d'un amour rompu. Un amour pour lequel elle avait consacré une partie de son corps. Ce tatouage si particulier.

    -Ce serait absurde.

    -On peut discuter, si vous voulez, du règne de l'absurdité.

    -Si jeune !

    -La jeunesse pratique facilement l'hérésie de la passion mortelle. Elle en fait un de ses emblèmes, avec le goût des drogues et de la vitesse. Vous devez le savoir, non ? Les overdoses, les accidents de la route et les suicides de désespoir...Donc, plutôt que de vous accabler, parce qu'elle est là devant vous, que vous êtes chargé d'une enquête où elle n'était qu'un personnage secondaire...

    -Je l'avais interrogée. Elle était en larmes et je n'ai rien vu. Je ne l'avais même pas convoquée. J'étais venu chez elle, pour que ce soit moins brutal. Je n'ai fait que poser des questions, et j'attendais des réponses. Je voulais juste savoir. On aurait pu sentir le coup venir.

    -Que pouviez-vous savoir ? Par exemple, pourquoi sommes-nous là, vous et moi ? Pour un travail qui n'a pas grand sens, qui n'est que l'accomplissement bureaucratique et réglementaire d'une procédure. Souvenez-vous : il y avait nécessité de découper Bernadette Jahier, de faire parler ses entrailles, parce que ses entrailles pouvaient parler, la chimie de sa mort pouvait vous intéresser. Mon scalpel était serviteur de vos investigations. Mais là, dites-moi, commissaire, qu'en retirerons-nous, de l'avoir ainsi dénudée ?

    Il était incapable de soutenir mon regard.

    -D'avoir percé son secret, d'une vie rêvée portée à même la peau ?

    J'attendais qu'il réponde.

    -Vu ce qu'elle a pris pour ne pas se louper, bouteilles et médocs au pied du lit, il ne faut pas avoir de regrets.

    -Trop facile.

    -Tout est facile.

    -Vous avez un portable ?

    -Oui, bien sûr.

    J'étais un peu surpris.

    -Je vous donne mon numéro. Je serai dans les parages. Quand vous avez fini, vous m'appelez, on règlera la paperasse. Je vais prendre l'air.

    Ainsi m'avait-t-il enfin laissé seul avec le corps silencieux de la pauvre Amélie et avant d'entamer le travail inutile de son dépeçage judiciaire, je la retournai une dernière fois pour contempler le lion stylophore et plutôt que de déplorer un suicide œdipien, je me mis, en passant ma main gantée sur sa peau à la fois blanche et bronzée, à rêver d'un vénitien rencontré en avril, carnassier et hautain comme ils savent l'être, et qui savait tous les recoins où nul ne s'aventure. Elle avait tellement senti en elle l'élan de son chibre, le battement de son cœur imposé contre ses petits seins qu'elle n'avait pas rêvé d'un autre amour. Ainsi avait-elle choisi d'en porter à jamais le souvenir ailé, féroce et turgescent (d'où le rouge discret et inattendu mêlé à l'encre noire et classique).

    La tentation était bien forte de commencer par un coup de scalpel efficace qui découperait le dessin, mais je ne suis pas un barbare. Je n'avais pas sous la main les outils de Lacassagne : crayon et toile transparente pour en garder le souvenir. J'avais mieux : mon numérique. Mais ce n'était pas assez, jamais assez. Je devais le regarder longuement, très longuement, imaginer son audace, ou sa timidité qui sait ?, en entrant dans une officine où un homme jeune et sec attendait en lisant une revue. Il lui avait demandé si c'était pour un piercing ou autre chose. C'était autre chose. Elle avait sorti la photo d'une sculpture. Voici ce qu'elle désirait. Il lui avait demandé une carte d'identité parce qu'elle faisait très jeune et il ne croyait pas qu'elle fût majeure. Elle avait espéré que l'opération se fasse dans la minute, mais il avait répondu qu'elle devait être sûre du modèle choisi et pour éviter toute précipitation il lui donnait un rendez-vous dans dix jours.

    -Vous voulez vous le faire tatouer sur l'épaule, le cou ?

    Elle avait fait un signe de tête négatif et montré ses fesses, pas les reins. Devant sa moue, elle lui avait précisé qu'elle y avait bien réfléchi et s'il ne voulait pas, elle irait voir ailleurs. Il l'avait examinée un temps avant de donner son accord, parce qu'il la trouvait jolie, des traits encore adolescents certes, mais ses yeux étaient lumineux et son corps d'une fragilité douce. Il avait bien précisé ce que cela impliquait, un tatouage à cet endroit, pour sa pudeur du moment, et ce qu'on pourrait en penser plus tard. Elle savait ce qu'elle faisait. Il avait dit oui et quand elle était venue la semaine suivante, dans la petite salle en arrière de la boutique il l'avait installée sur une sorte de fauteuil, les genoux repliés sous elle, le corps tendu vers l'avant, la tête posée sur le haut du dossier (où elle avait trouvé la délicatesse d'un coussin de velours). Elle avait gardé ses Babies rouges, ses socquettes blanches, son tee-shirt (comme on allait la trouver sur son lit), mais, sans qu'il ait rien demandé, elle avait enlevé et posé sur une chaise à côté une jupe en voile de coton imprimée et sa culotte (qu'elle avait choisie parmi ses plus amples pour donner le change). Elle avait cambré les reins. Elle était prête. Il lui avait dit de ne pas avoir peur.

    Elle était morte des suites d'une obstruction des voies respiratoires, quand le vomi régurgité par l'œsophage avait encombré la trachée. Il n'y avait rien de plus à dire et quand je téléphonai à Ferré, je sentis dans sa voix une sorte de désespoir fâché. Dans le fond, il eût mieux valu que son décès fût l'œuvre d'un assassin, ou d'un malade. Mais nulle autopsie n'aurait pu lui trouver la moindre trace de coups, la moindre sauvagerie, le moindre viol (même si, comme attendu, elle avait perdu sa virginité). Il eût mieux valu que sa mort fût l'œuvre d'un tiers à déterminer plutôt que le fruit éventuel d'une négligence ou d'un manquement cruel à la plus élémentaire des psychologies. Je croyais d'ailleurs que mon coup de téléphone en resterait au simple échange procédurier et qu'il était loin, perdu dans la nuit parisienne, hésitant entre son enquête et le repos. Mais il n'en était rien.  Il revint. En sortant il avait envie que nous allions manger quelque part.

    -Vous avez une envie particulière ?

    -Non.

    -Japonais, cela vous tente ?

    Il me regarda avec stupeur.

    -Du poisson cru, après...

    -Non, je vous rassure. Je connais un endroit où ils laissent les sushis et les sashimis de côté. Ils pratiquent le teppanyaki, la cuisine sur plaque chauffante.

    -Je connais, je connais bien.

    Il avait vécu presqu'un an à Tokyo, après une prépa. Il parlait bien la langue, même s'il avait perdu de la fluidité en n'y retournant pas. A Sciences-Po, il avait eu quelques relations mais c'était des gens distants.

    -Même les filles ?

    -Même les filles. Ne souriez pas.

    -Je ne souris pas. Mais on peut imaginer que les petites Japonaises ne soient pas aussi sages qu'on le croie.

    -Peut-être, mais celles que j'ai rencontrées étaient très sérieuses, très réservées.

    -Pourtant vous deviez être exotique, comme un goût original.

    Il ne répondit pas et détourna la conversation sur le meilleur moyen de se garer près du restaurant. Il ne tourna pas longtemps. C'était l'été. Les gens étaient partis chercher de l'air en bord de mer.

    -Vous avez donc fait du japonais... Pour l'enseigner ensuite, ou dans la perspective d'une carrière là-bas, dans le commerce import-export ?

    -Non, pas du tout. J'ai hésité pendant assez longtemps, en fait.

    -Vous n'êtes pas si vieux...

    -Je sais. J'ai eu un moment l'ambition des Affaires étrangères, le prestige des ambassades, le Quai d'Orsay. Mais c'est un milieu fermé, très fermé, du moins au niveau de mes ambitions. J'ai fait quelques approches quand j'étais à Sciences-Po et j'ai laissé tomber.

    -Déçu ?

    -Non, je n'étais pas très sûr. Dans un collectif, à la même époque, je participais à l'animation d'un ciné-club, alors j'ai rêvé de réalisation.

    -Et vous avez renoncé ?

    -Oui.

    -Pourquoi ?

    -Je ne sais pas. La peur de ne pas y arriver.

    Il avait l'air très abattu. On nous installa dans un endroit un peu à l'écart. Je n'allais pas lui dire ce qu'il fallait goûter, il devait le savoir, mais il me répondit qu'il suivrait mes conseils. Je commandai des gyoza, du thon grillé et des okonomiyaki, le tout arrosé de Kirin. Il discourut longtemps sur les plaisirs et les déplaisirs du Japon, connaissait autrement que le commun français les beautés du Soleil Levant.

    -Les tatouages par exemple ?

    -Vous voulez vraiment en reparler ?

    -Cela vous gêne ? A cause de la petite ?

    -Sûrement.

    -Vous savez, on peut en discuter de manière détachée. Il faut en parler de manière détachée.

    -Et alors ?

    -J'ai pensé aux tatouages parce que nous avions évoqué Alexandre Lacassagne... Et le Japon...Ses yakusa... La tradition des yakusa... Les tatouages... Pour vous changer les idées...

    Il n'y connaissait rien, n'avait que des images en tête. Je commençai alors à lui parler de la double tradition de ces pratiques cutanées, qui touchent, l'une, les nobles, l'autre, les criminels, comme s'il fallait que les deux extrêmes de l'ordre social partagent une même autorité, ou un même secret. Mais cela pouvait aussi concerner les prostituées, celle de bas-étage plus particulièrement, les yujo. Certaines d'entre elles se faisaient tatouer une promesse d'amour, amour souvent impossible, un kishobori. Touchantes, quand on y pense, que ces femmes données à tous et capables d'un sentiment intime avec lequel elles se mortifiaient. Des prostituées contemporaines continuaient cette tradition de la sensualité à fleur de peau.

    -Je pourrais vous montrer quelques clichés, si cela vous intéresse. J'ai une petite collection fort captivante, je crois.

    -Des photos personnelles ?

    -Certaines, oui, d'autres non.

    -Des prostituées ?

    -Oui.

    -Vous êtes allé au Japon ?

    -Oui.

    -Et vous faites comme si depuis le début...

    -Est-ce si grave ?

    Il finit sa Kirin, en commanda une autre. Je repris mon histoire sur le tatouage.

    Je trouvais ridicule l'encanaillement de ces bourgeois dans l'âme, de ces bourgeoises qui auraient été choquées (ou non, peut-être) d'apprendre qu'elles avaient des pratiques de putains, surtout si l'on considérait ce qu'était l'essence du tatouage, sa philosophie. Bien des nouveaux initiés, dis-je à Ferré, ne supporteraient pas la douleur de la pratique traditionnelle japonaise.

    -C'est-à-dire ?

    -On utilise de fines aiguilles montées sur un manche en pointe et on pique transversalement la peau et l'encre est fixée sous la peau. Rien à voir avec les moyens actuels. Ils appellent cela l'irezumi.

    Il réprima une grimace.

    -Cela vous passionne depuis longtemps ?

    -Je suis obligé de m'y intéresser. Je vous dirais bien que rien de ce qui touche au corps humain ne m'est étranger.

    -En tout cas, vous avez l'art d'en parler.

    -L'art de parler est la seule chose que l'on peut emporter partout avec soi.

    Comme nous n'étions pas loin de la Seine, Ferré me proposa d'aller contempler la mollesse visqueuse du courant. Rien n'y fait, à mes yeux : ni les étoiles, ni le reflet des éclairages, l'eau, la nuit, n'est qu'un goudron silencieux et mobile (celui, réel, des rues et boulevards, se déformait). Je ne suis pas de ceux qui en admirent l'impérissable lumière, les lueurs affaiblies.

    Il faisait chaud. Pas d'air. Un étrange silence. Les arbres rendaient déjà leurs feuilles mortes. On y craquait nos pas.

    Du temps où il était arrivé de sa province et qu'il logeait de l'autre côté de la Seine, dans une collocation rue de la Verrerie, dans le Marais, il aimait revenir par les quais, prendre le Pont-Neuf et aller s'asseoir dans le square du Vert-Galant. Quand cela arrivait en fin d'après-midi, il passait dans une boulangerie de la rue Jacob, pour un éclair au café et il allait perdre quelques instants. Il avait un rapport charnel avec l'eau, la mer. Les Maigret qu'il préférait, c'étaient les histoires de bateaux, de marées, de poissons. Enfant, il passait l'été au Val André, chez une tante.

    -Vous n'aimez pas ?

    -Je déteste l'eau, les bains de mer, les piscines...

    -De mauvais souvenirs.

    -Pourquoi faut-il forcément des souvenirs ?

    Et j'ai dit que je voulais rentrer.

     

     

     

     

  • Les Corps plastiques (II)

     

    II

     

    Il avait lestement vomi quand je m'étais attaqué sérieusement à Bernadette Jahier. Il s'était tourné contre le mur pour ne pas voir mais il avait entendu les bruits de l'enquête, de celle dont nul ne veut envisager que le versant lisse, technique, couché sur la page : lecture du rapport par laquelle le corps devient tranquillement abstrait, parce que fracture de la boîte crânienne sera toujours plus rassurant que l'image suffocante de la violence vraie. Il faut qu'ils s'éloignent de ce qui est vrai, la vérité est insoutenable. Le pauvre Grégoire Ferré avait donc compris ce qui se passait dans son dos, et comme je n'en étais pas à ma première expérience en la matière, je lui avais amené une cuvette et il n'avait pas attendu cinq minutes pour que tout sorte.

    Je lui avais juste précisé qu'en l'état je ne pouvais faire preuve de délicatesse : j'avais les mains et l'esprit occupés. Je crus un moment qu'il jetterait l'éponge mais il y avait chez lui une volonté chevillée au corps, ou une fierté qui permet aux nouveaux de s'en sortir.

    Alors, pour le soulager, je lui précisai qu'il pouvait discourir, s'il le désirait, que je n'étais pas gêné par le bavardage, tant qu'il me laissait faire des pauses pour mon dictaphone. Et pour que je n'aie pas, malgré tout, à entretenir une conversation, je l'invitai à parler de lui. Il me dit qu'il essaierait mais il garda le silence. Je dus me résoudre à poser de-ci de-là quelques questions. Discussion décousue certes, qui ne manqua pourtant pas d'intérêt.

    Il était né à Saint-Quentin, dans l'Aisne. Il avait été un élève modèle, monté à Paris pour Sciences-Po, où il s'était beaucoup ennuyé. Il avait longtemps hésité ensuite sur la voie à suivre, avant d'arriver à l'Ecole des commissaires de police. Sa vie était banale. Il n'avait personne. Il évoqua un amour déçu, une Sabine, qu'il n'avait pas osé enlever. Il n'avait plus de nouvelles. Après, il se tut. Mais qu'il ait pu parler, même incidemment, de ses amours était encourageant.

    Le puzzle, celui de son existence, je n'étais pas convaincu qu'il eût envie d'en ajouter quelques pièces, mais je sais me contenter des bribes. Je n'étais même pas sûr de le revoir. Rencontre unique, sans lendemain. Ce en quoi je fus démenti par les événements puisque la famille nous réservait une autre surprise.

    Nous nous étions retrouvés le matin même, vers les onze heures, rue Lancroy, mais c'était comme un rendez-vous précipité, une fausse discussion, au milieu des autres policiers, et le frère qui pleurait comme un fou.

    Je n'avais pas le cœur à dépasser les premiers constats. C'était, d'une certaine manière, brouillonner une histoire. Ferré (je laissai désormais le titre officiel) me posa questions sur questions, auxquelles je répondis par des monosyllabes préoccupées. Il voulait que je fasse vite, pour l'autopsie, parce qu'il savait que ses supérieurs commenceraient à s'agacer.

    -Je m'en doute, dis-je avec un geste de fatalité. Vers vingt-et-une heures, dans la quiétude du soir.

    Je crus qu'il enverrait un inspecteur mais il était là avant moi.

    Maintenant il connaissait les lieux.

    -On y va ?

    Il passa par le vestiaire, m'expliqua tout en se changeant que l'odeur, le souvenir de l'odeur plutôt, l'avait poursuivi jusque chez lui. Il avait rêvé de l'odeur.

    -N'empêche. Vous revenez à la fraîcheur. On y revient toujours. En tout cas, c'est une chance que les faits divers continuent pendant la canicule, parce que je n'en peux plus des vieux. Vous savez, j'ai commencé à autopsier en 2003, alors j'ai l'impression d'une redite.

    -Mais en 2009 aussi...

    -Oui, 2009. Mais cette année, le jeu de massacre tourne à l'industriel.

    Le cadavre à la chaîne. Plus le temps de regarder, encore moins d'observer.

    Je poussai la porte. Elle, était prête, sous un drap, la tête seule émergeait, avec sa chevelure bouclée.

    -Cela va être difficile, je crois.

    -Parce qu'elle est jeune ?

    -Oui, de penser à un corps...

    -Jeune et découpé.

    -Oui.

    -Un jour, peut-être, ce sera un enfant, un gamin, un bébé. C'est la vie. Elle aurait pu être violée, atrocement mutilée, méconnaissable. Vous n'avez pas encore vu de noyés qui ont séjourné longuement, gonflés, à moitié mangés...

    Il détourna la tête en grimaçant.

    Deux jours avant, la mère, sa mère. Maintenant la fille, sa sœur, ou sa petite amie. Dix-huit ou vingt ans, l'écart est négligeable. Il n'avait pas la tête à coucher avec une plus vieille que lui.

    Nous nous approchâmes.

    -Alors, pour l'état civil,...

    -Jahier, Amélie, Brigitte, Georgette, née le 17 mars 1993 à Paris, fille de qui vous savez. Elève de première L au lycée Buffon.

    -Ils habitaient depuis longtemps le XIe, les Jahier ?

    -Pourquoi ?

    -Le lycée n'est pas tout près. Elle n'était pas dans son secteur. Elle devait faire une option ou...

    -Et alors ?

    -Je ne sais pas...

    Je ne décortique pas, moi, je découpe. Et dans le fil de ma pensée, j'enchaînai sur le fait qu'elle avait un an de retard. Elle avait redoublé, et en contemplant son visage, où l'on n'avait pas essuyé toutes les traces de vomi, je me demandais s'il fallait parier sur un impondérable médical (comme ma cousine Aline qui passa sa cinquième sur son lit à cause d'une mauvaise chute) ou une médiocrité scolaire dissimulée derrière un joli minois. Fille de charcutier...

    -Le frère l'a découverte en arrivant, n'est-ce pas ?

    -Oui.

    -Elle était seule ?

    -Vous savez bien que la mère est morte, le père toujours introuvable.

    -Pas de famille proche.

    -Pas de famille proche. Elle s'est retrouvée toute seule. Le frère rentre des Etats-Unis. Mais il est dit que le destin joue contre eux. Il devait arriver hier soir ;  son avion a eu un gros pépin mécanique. Du coup, il a débarqué ce matin et c'était trop tard.

    -Alcool plus médicaments.

    Mais, selon mes premières observations, elle était morte comme Hendrix. Complètement inconsciente, elle avait régurgité et s'était étouffée dans son vomi.

    -C'est triste de mourir à cet âge.

    Certes. Mourir en plein été, abandonnée de tous, dans l'anonymat des journaux réduits de moitié et qui ne traitent que des festivals, du bronzage et des lectures faciles. Elle n'aurait pas le droit à l'émotion collective de ses camarades sous le choc d'une nouvelle aussi atroce. Les portes du lycée étaient fermées. Autant la charcuterie voyait fleurir des mots de sympathie, se répandre les roses sur le trottoir, autant l'école resterait insensible. A la rentrée, il y aurait un nom qui manquerait à l'appel, avant qu'on en vienne à toutes les discussions, et ce seraient des pleurs à retardement, une cellule de suivi psychologique peut-être, mais j'en doute, des jeunes gens que le chagrin ferait mûrir. Puis plus tard, cela deviendrait un événement qui ferait bien, quand on voudrait signifier que l'adolescence ne fut pas de toujours une partie de plaisir. Nous avons souffert nous aussi, Je me souviens d'une rentrée, etc. Quelques déferlements hystériques possibles, qui demanderaient où il fallait aller : Père Lachaise ou Montparnasse (en somme : Morrisson ou Baudelaire ?), et devant la tombe, des jeunes filles, peut-être quelques garçons, des anciens petits copains, seraient émus. A moins que l'atavisme provincial conclue l'horreur d'un caveau familial dans l'est, là où personne ne pourrait jamais aller, et Paris l'oublierait.

    Elle était ravissante et Ferré me demanda pourquoi elle avait pu faire cela. Je haussais les épaules.

    Elle avait de longs cils.

    Je lui proposai de reprendre la disposition de la première fois. Il acquiesça. Je lui amenai tout l'attirail pour qu'il tienne le choc : bassine, mouchoirs, parfums,...

    -Vous me trouvez faible ?

    -Pas si faible, puisque vous êtes revenu.

    Plaisir de la répétition.

    C'était en tout cas bien étrange qu'il n'attendît pas que j'entreprisse le déshabillage et qu'il pût la voir nue. J'en avais connu quelques-uns qui ne cachaient pas leur dépit de voir un beau brin de fille finir à l'Institut. Leur regret n'avait rien de criminel ; ils la regardaient comme une occasion manquée qu'on n'avait pu s'offrir. Mais lui non, au fond de la pièce. Je tirai le drap. Elle ne ressemblait pas à sa mère. Ses traits étaient beaucoup plus fins et comme elle avait passé l'adolescence et les dangers de la puberté, on pouvait considérer qu'elle avait, sauf accident (maladie, grossesse mal négociée), son allure pour les quinze ans à venir. Elle était fine, un mètre soixante-huit, cinquante kilos, sans toucher l'anorexie. Elle portait une jupe noire, Sonia Rykiel, arrivant aux genoux, et un tee-shirt (après l'avoir passé aux ciseaux, je lus l'étiquette : cop.copine) où le fond vert militaire était barbouillé de rose. Elle avait de la lingerie noire Princesse Tam-Tam : soutien-gorge push-up, pour ne pas trop dévaloriser un 85 A assez quelconque, et un string minimaliste avec un devant transparent. Elle se rasait intégralement le pubis et la dernière fois qu'elle l'avait fait remontait à deux jours à peine. Elle avait aussi une petite cicatrice d'appendicite, très propre.

    -Vous avez remarqué, docteur ? On l'a trouvée dans sa chambre. C'est un signe, non ?

    Nous étions séparés de cinq à six mètres, sa voix finissait dans un écho. Il était assis.

    -Je vous écoute.

    Il avait envie de parler. Il ne voulait pas que je la touche. Je n'étais pas pressé.

    -Oui, dans la chambre. Elle s'est enfermée, vous avez vu. Le frère a été obligé de défoncer la porte. Elle avait pris les bouteilles d'alcool et les médicaments, mais elle a voulu finir tout cela dans sa chambre. Comme une enfant. Elle devait souffrir.

    -Sans doute.

    -La douleur d'avoir perdu sa mère, et de penser que son père a tué sa mère. Vous imaginez ?

    Je me contentai d'un geste vague d'impuissance, mais c'était le fruit d'un esprit distrait qui venait, en la soulevant pour retirer la ficelle du string, de voir une chose curieuse sur le haut de la fesse droite. Ferré remarqua mon esprit intrigué. Rassuré de la place du scalpel il revint vers moi.

    -Il y a un problème ?

    Je la mis sur le côté. Ferré pâlit devant sa nudité rigide. Il voulait éviter le spectacle mais avait en fait saisi la première occasion pour contourner sa répugnance.

    -Un indice ? dit-il en accrochant mon regard.

    -Non. Un détail.

    Il fixa les fesses de la pauvre Amélie. Elle avait dû aller à la piscine durant juillet ; les marques de bronzage étaient nettes. A cheval sur les deux zones, un tatouage.

    Ce n'était pas un signe zodiacal, ni le dragon, ni le dauphin mille fois vus mais un dessin plus inattendu qui déconcerta Ferré au point qu'il ne put s'empêcher de se pencher pour être plus sûr de son jugement. S'il avait été seul, il aurait passé le doigt dessus pour sentir si la peau en avait été altérée.

    Je lui dis de tenir le corps pour qu'il ne retombe pas en arrière et, tant il est vrai que l'oeuvre était discrète, j'allai chercher une loupe que je lui tendis pour lui signifier qu'il avait les premiers honneurs de la contemplation. Il fut sérieux dans son examen mais circonspect sur sa signification.

    Il s'agissait d'un lion ailé stylophore, bicolore, noir et rouge, tatoué par un professionnel. Un motif éminemment vénitien quoiqu'on ne le trouvât pas au cœur seul de la Sérénissime. On pouvait en trouver un exemple magnifique à Vérone, au portail du Duomo, ou sur le plus ancien bassin baptismal de Parme sculpté par Antelami, mais le plus émouvant dont je me souvenais, je l'avais vu à Naples, à l'entrée principale de la cathédrale Sainte-Marie de l'Assomption.

    C'était un motif italien surprenant sur le corps d'une lycéenne banale (du moins fallait-il partir de cet a priori, parce qu'elle n'avait rien d'une excentrique, quand je me souvenais de sa chambre, justement, où l'on trouvait encore des peluches à côté de posters mangas et Les Ambassadeurs d'Holbein.). J'en déduisis qu'elle apprenait cette langue. Elle avait fait un séjour dans ce pays, séjour privé ou scolaire, peu importe, et là-bas, elle avait vécu une passion si intense que son intimité devait en garder le souvenir. Ce qu'on considère comme avoir quelqu'un dans la peau.

    Je reposai le corps sur le dos. Ferré n'avait rien dit. Il vit que dans le mouvement un peu de vomi avait coulé le long de la joue. Il réprima un grimace de dégoût. Il s'en retourna à sa place.

    -Il y a toujours eu une curiosité médicale pour le tatouage. Vous ne le saviez pas ? Vous connaissez Alexandre Lacassagne...

    -Le Précis de médecine judiciaire ?

    -Exactement. Outre ses travaux fort intéressants sur le sujet, il a écrit une sorte de traité anthropologique : cela s'intitule Les Tatouages, tout simplement, dans les années 1880. Une belle curiosité. J'en ai trouvé un exemplaire à Bruxelles il y a quelques années. Si cela vous intéresse... Mais Lacassagne parle d'un temps qui n'est plus le nôtre, quand le tatouage avait encore un sens, quand il était encore la beauté exclusive, ou presque, des forçats, des marins, des gens qui vivaient en contrebande. Vous voyez bien que ce n'est plus le cas. Vous êtes tatoué, commissaire ?

    Il me répondit que non mais son corps avait été si rétif devant ma question, son regard si fuyant que je sus aussitôt qu'il mentait.

    -Vous comprenez : tout le monde se fait peindre ou graver quelque chose. Ils ne sont jamais sortis d'une enfance de barbouillage et de décalcomanies. Ils s'amusent du visible et du caché, sans savoir ce que sont le visible et le caché, le dedans et le dehors. Pensez à ce que nous venons de voir, son lion et sa colonne. Pas visible en pantalon et en jupe. Non, elle était plus discrète que celles qui se farcissent le bas des reins ou les cervicales, ou l'épaule, ou l'omoplate, peut-être parce qu'elle ne voulait pas que ses parents le voient. En ce qui concerne l'enquête, commissaire, et cela n'a bien sûr aucune importance, je dirais que ce dessin n'a que quelques mois. Il a été fait au printemps, peut-être au début de l'été.

    Ferré sortit un carnet. Il prenait des notes.

    Moi, je caressai une main d'Amélie, avec ses ongles bien coupés et le vernis d'une teinte délicate, dont je pris un cliché avec mon mini-numérique (et je découvrirais chez moi en cherchant sur Internet qu'il s'agissait d'un nuage de Parme de Gemey).

     

  • Les Corps plastiques (I)

     

    I

     

    -Docteur Thorey-Galliéni.

    Je lui ai tendu la main et vu les circonstances il ne pouvait pas répondre enchanté. Il a marqué un temps d'arrêt.

    -Commisssaire Grégoire Ferré.

    Il n'a pas trente ans, une pâleur de gamine anorexique. J'ai compris immédiatement qu'il en était à sa première mission et c'est bien difficile d'être puceau de l'autopsie, comme aurait dit l'autre.

    -Vous êtes nouveau ?

    -Oui, j'ai été nommé en juillet.

    Il aurait sans doute voulu une poigne sèche mais il a la main moite, et la voix anxieuse.

    Nul, dans son entourage, ne l'avait averti, à moins que ce soit un oubli regrettable. Il était endimanché, avec une cravate noire éclaircie par de fines rayures bleu roi, fort jolie. Je ne sais ce qu'il s'imaginait. Qu'il fallait être présentable en toutes circonstances ? Sans parler de la chaleur écrasante. Etait-ce une manière d'être solennel ?

    -Je vous sers de guide.

    Nous avons pris le premier couloir et je lui ai expliqué qu'il vaudrait mieux qu'il se change. J'étais déjà en tenue. Nous avions un vestiaire prévu à cet effet. Comme il mettait la main à sa poche intérieure, j'ai vu que sa chemise était une Yves Saint-Laurent. Il ne pourrait plus la remettre. Elle sentirait le cadavre et lavage ou non, la fiction du moment l'emporterait sur la réalité de tous les assouplissants du monde.

    J'ai désigné la porte derrière laquelle tout se passerait.

    -Si vous voulez en croire mon expérience, le plus simple est de tout enlever. Moi, je suis nu sous ma blouse. Même pas mon slip, ni mes chaussettes. Et ne vous inquiétez pas : les cadenas sont inviolables.

    -Si vous le dites.

    -En plus, vous verrez que par ces temps de fortes chaleurs, il y a un certain bonheur à être au frais. En ce moment, j'ai souvent l'occasion de me rafraîchir.

    Je lui ai fourni le nécessaire. Je l'ai attendu dans le couloir, en échangeant quelques mots avec Agostinelli, au sujet d'un septuagénaire trouvé au pied d'un escalier. Il n'en pouvait plus d'autopsier des vieux. J'avais un peu plus de chance. La mienne n'avait même pas la cinquantaine et c'était une autre histoire. Un meurtre.

    Le commissaire sortit enfin avec son dossier sous le bras.

    -On a déjà disposé notre cliente sur la table, dis-je en ouvrant la fameuse porte. Je vous en prie...

    Il s'est s'arrêté aussitôt le seuil franchi. La victime était au centre de la pièce, une masse sous un éclairage outrancier. Nous pouvions nous avancer. Pour l'heure il ne risquait pas grand chose.

    -Vous savez que c'est le plus curieux des hasards qui augure de notre rencontre, commissaire. Normalement, c'était mon collègue, l'éminent docteur Vigneau qui devait en être, comme on dit. C'est lui que vous avez dû voir sur les lieux.

    -Oui.

    -Mais il lui est arrivé un grand malheur, voyez-vous : il s'est rompu le tendon d'Achille pendant sa séance de squash.

    Aussi, à son âge, resterait-il sûrement boiteux.

    Je me suis approché et c'est ainsi que je me suis retrouvé face à Bernadette Jahier. Au premier coup d'oeil : un mètre soixante-deux (avec les années, j'ai acquis une expertise dans cette évaluation qui me rendrait un témoin redoutable, et, dans le fond, tel est mon être : redoutable témoin) ; soixante-sept kilos (sur ce critère la marge est plus souple. Par delà la morphologie, entrent en lignes de compte des paramètres problématiques : masse graisseuse, puissance musculaire, densité osseuse). Vérifications faites : juste sur la taille, un kilo et demi en-dessous pour le poids.

    Le commissaire Ferré m'a rejoint et je lui ai demandé des précisions tout administratives. Cela n'a posé aucun problème. Il a dit d'une voix essoufflée :

    -Bernadette Jahier, née Weinhraut. Quarante-neuf ans. Née le 28 mars 1962 à Sarreguemines, département de la Moselle. Mariée à Jean-Claude Jahier, charcutière 11, rue Vivienne. Mère de deux enfants, Cyril et Amélie. Domiciliée au 16, rue Lancroy, Paris XIème.

    Charcutière de son état. Fallait-il comprendre charcutière de plein droit, fruit d'un savoir, d'un apprentissage sanctionné par un diplôme, charcutière pleine et entière (façon de dire puisque je la rencontrais plutôt diminuée) ou bien charcutière par contamination, femme de, comme la pharmacienne, femme du pharmacien, sans autre forme de procès.

    -Cela s'est passé dans l'arrière-boutique. Elle a été atteinte de trois coups de couteau. Pas de traces de violences annexes, ni de viol, ou de tentative de viol. D'ailleurs, vous voyez : on l'a amenée encore habillée.

    Des hanches épaisses, des cuisses charnues, cela se sentait, une belle carrure et la poitrine établie lui donnaient assez bien les attributs attachés à la fonction. Une sorte de personnage balzacien. Pourtant cette loi doit être nuancée selon les catégories sociales et professionnelles. Il y a certes des notaires rebondis, étalés, dégoulinants, mais j'en ai croisé aussi étiques, osseux, une sécheresse de corde. Je pourrais en dire autant des employés de banque, des voyous, des flics. Pour les charcutiers, bouchers, pâtissiers, et leurs compagnes respectives, je pencherais néanmoins vers la tendance du nourri satisfait, de l'auto-publicité dans la boutique, pour dire qu'on mange bien ici, qu'on peut avoir confiance. Les gras sont gentils et vrais. La plénitude de leur corps parle pour eux. La parole du corps.

    Grégoire Ferré avait une immobilité de statue.

    -Je sens que vous avez du mal...

    -Oui.

    -On peut donc y aller progressivement. Regardez-la tant qu'elle est encore dans son état normal, et qu'elle est habillée. Ensuite on avisera.

    Outre sa corpulence éployée, Bernadette Jahier avait le visage rond, le teint blanc de l'est français (rien à voir avec le mystère slave cependant) combiné à la décoloration franche et pomponnée de la commerçante qui sait par un sourire fleurir une addition parfois rude, justifiée néanmoins par la qualité des produits et le savoir-faire. Un archétype devant lequel il aurait été difficile de s'extasier. Surtout que le visage doux et rond avait abdiqué malgré tout devant la peur des derniers instants...

    -Elle a dû souffrir, a murmuré Ferré.

    Et la douleur, en effet : le regard avait une fixité ébahie, des yeux d'un bleu clair remarquable malgré la dilatation des pupilles, comme une peinture métallisée de véhicule haut de gamme. Le seul éclat dans toute cette médiocrité. Fixité du regard bleu entaché d'un rimmel dévastateur, à cause des larmes, soit : un mauvais water-proof ; les larmes de la douleur, quand tout était perdu, que la vie prenait le large, le visage doux et rond crispé sur son propre néant, un moment philosophique qu'elle n'avait pas su appréhender sereinement, visage rond et doux tourné à la Bacon. Una smorfia.

    Ferré manquait d'attention, il avait l'œil oblique de celui qui ment devant le courage qu'on lui demande.

    -Vous savez, commissaire, si vous ne vous décidez pas à voir la réalité en face, vous toucherez très vite l'insupportable. Ce que je vous montre ici, ce n'est rien. Une grimace et trois coups de couteau sous la blouse, on ne peut guère considérer la chose comme un acte de bravoure.

    -Je sais.

    -Il serait bon que nous allions au moins jusqu'au déshabillage, que vous voyiez des blessures de près. Le couteau est souvent moins propre que l'arme à feu mais, là au moins, le visage est intact.

    -D'accord.

    Elle était étendue dans son apparat charcutier : la blouse blasonnée Jean-Claude Jahier Boucherie-Charcuterie-Traiteur, blouse à manches courtes avec des volants discrets aux entrelacs rose et bleu tout aussi discrets.

    -Je vais commencer.

    Je le regarde. Il a une expression qui ne veut rien. Je vais attendre encore.

    -Racontez-moi l'histoire d'abord, avec un peu plus de détails.

    -Un livreur, très tôt, l'a découverte dans l'arrière-boutique, baignant dans son sang, morte, un carnage. Trois coups de couteau dans l'abdomen, allongée, face contre le carrelage. Avec les marques relevées sur le sol, on en déduit qu'elle s'est traînée sur un mètre cinquante environ. La main gauche tendue...

    -Ensanglantée...

    -Oui, qui avait tracé un quart de cercle. Elle a voulu chercher quelque chose, du secours, sans doute, attraper quelque chose.

    -Voulu écrire ?

    -Pas certain. Rien qui aille en ce sens. Mais elle s'est vue mourir.

    Les gens qui meurent sans le savoir sont plutôt rares si l'on y réfléchit : ceux qui prennent une balle perdue, les avions qui explosent, les attentats, les accidents de la circulation. Il y en a sûrement d'autres.

    -En tenant compte des vêtements de la victime, de la raideur du corps, du sang figé, votre collègue en avait déduit que la mort devait remonter à la veille, dans les heures qui ont suivi la fermeture de la boutique... On n'a pas relevé la moindre trace d'effraction...

    -Logique, puisqu'elle était encore là...

    -Ni même de signes de brutalité sur les murs, les meubles. Il faut en déduire que la victime connaissait son agresseur, son ou ses, d'ailleurs, quoique l'étroitesse du passage où elle a été retrouvée fasse pencher la balance...

    Expression judiciaire, instrument commerçant.

    -Pour l'acte solitaire...

    L'inconscient policier, l'inconscient du policier.

    -Pourquoi vous souriez ?

    -Pour rien, commissaire, pour rien...

    Le Jean-Claude Jahier Boucherie-Charcuterie-Traiteur brodé en noir, et dessous M.O.F., en bleu.

    -Pas n'importe qui. Vous avez vu, commissaire ?

    -Quoi ?

    -Meilleur Ouvrier de France.

    Et je pensai à mon chocolatier. Il est M.O.F. lui aussi. Sur la vitrine il a fait dessiner un nœud tricolore.

    -Il est où, le mari ?

    -Justement. C'est là le grand mystère...

    Il accrocha tout de suite mon regard et cela le soulageait.

    -Le mari est introuvable. Personne dans la boutique. Pas de traces. Quand le livreur a averti le commissariat du carnage, il était évident qu'il n'était pas allé plus loin et l'on s'attendait à d'autres découvertes macabres. L'épouse et le mari. Seulement, de lui, nulle trace. Volatilisé. Personne ne l'a revu et, apparemment, il n'est pas repassé chez lui, comme un individu pressé de disparaître. Pas pris de valise, armoires en l'état.

    -Il devient donc le principal suspect.

    -Exactement.

    -Un crime de proximité banal.

    -Oui.

    -Et vous avez lancé des recherches ?

    -Evidemment. Si l'histoire ne sort pas de la famille, je crois que l'enquête ne traînera pas.

    -En attendant, il va falloir que nous nous y mettions.

    La moue était moins de dépit que d'appréhension.

    -Vous avez bien fait des stages pendant votre formation... Et vous n'êtes jamais tombé...

    -Sur un mort ?

    -Un bien amoché au moins... Mort ou vivant, c'est secondaire.

    -Je suis passé entre les gouttes.

    -Alors ce que je vous propose, c'est une sorte d'initiation, une première approche. Il est 14 heures 16.

     

  • Les Corps plastiques (prologue)

    Le bleu du ciel, le jour, et le feu morne des étoiles, la nuit, depuis si longtemps, que nul ne faisait plus de commentaires sur les temps à venir.

    Finies, les heures suspectes et frileuses du petit matin. Tout était lissé d'une chaleur qui n'étouffait pas, qui ne pesait pas (comme celle des orages que l'on peut connaître dans des pays lointains, pays de sueur, chemises étreintes, comme un mouchoir. Pas ici.). Plutôt la gaze invisible d'un four céleste.

    Mon voisin du deuxième, un vieil homme jadis maître d'hôtel dans un grand établissement de Bath (quelle ironie...) et qui m'avait pris en sympathie, quand nous nous croisions dans le hall d'entrée, voyait, disait-il, sa dernière heure arriver. Son regard maudissait les octogénaires nécrologiques, sans parler des plus jeunes (dix ou quinze ans de moins que lui) comme des oiseaux de mauvaise augure. Si l'on avait maintenu, ajoutait-il, l'usage des grandes draperies noires à l'entrée des immeubles endeuillés, quel spectacle c'eût été dans certains quartiers...

    Il n'y avait plus de veille, plus de sommeil, mais l'accommodement éreinté de chacun, selon ses forces et ses moyens.

    Ce n'était pas la première fois mais cette canicule (quand le chien finit par nous mordre) avait pour elle une remarquable constance.

    Les autorités taisaient le nombre des victimes (mais j'avais mes sources). On commençait à recourir à du matériel frigorifique d'appoint et certaines chambres peu utilisées voyaient leur vide soudain comblé. On placerait bientôt des forces de police pour empêcher les pilleurs de cadavres, les amateurs de dents en or, les trafiquants en tout genre (organes ou photos sordides) de sévir. Dans certaines zones industrielles, entre les semi-remorques chargés jusqu'à la gueule et les fenwicks, des patrouilles roulaient lentement et arrêtaient le moindre véhicule suspect. Si certaines rampes ouvraient régulièrement leurs portes sur des caisses de produits laitiers, d'autres sur des légumes surgelés, ailleurs du poisson compact et pané, certaines attendaient le défilé des ambulances (arrivée) et des corbillards (partance). Cortège blanc, cortège noir, la même lenteur.

    On trouvait des gens déshydratés mourant de leurs reins défaillants. Beaucoup n'éprouvaient pas le besoin de boire et leur tête écrasée par la chaleur oubliait la situation. Certains vieux mouraient vêtus d'un pull et d'un gilet (mais rien n'égala ce schizophrène du XVIIIe arrondissement découvert par son frère sous une couette, en polaire et col roulé).

    Les rues semblaient mortes, le jour. Les existences piétonnes se dissipaient entre onze heures et dix-huit heures puis à mesure que le soleil refluait, les gens croyaient que la vie normale pouvait reprendre.

    Dans les grands magasins, les âmes encore valides erraient, bénissant la clim, entre le maquillage qu'elles ne se mettaient plus, les mannequins de la dernière collection et la vaisselle.

    Les plus conscients du danger, avec ou sans canne, arpentaient les rayons frais et surgelés, lisant les prix et les étiquettes avec la même attention que la posologie de leurs médicaments. Ils s'intéressaient tout à coup aux yaourts bifidus, aux crèmes caramel interdites (diabète ou cholestérol), aux fromages les plus gras. Ils regardaient le panel des jambons sous vide avec la même fixité qu'un écran télé. Leur visage n'abandonnait jamais l'appréhension qu'à un moment, toujours trop vite venu, il faudrait ressortir, revenir en Enfer. Leurs jambes fatiguaient. Ils reverraient le soleil, la clarté assassine.

    Le plus étrange, on le trouvait dans les piscines où les plus sportifs venaient grouiller sur le bord des bassins. On slalomait entre leurs corps ridés, leurs muscles tombants.

    Au bout de mes quatre escaliers, abrupts et circulaires, je me déshabillais, je traînais nu dans mon appartement, à boire du thé vert, à manger de la pastèque. Je mouillais la grande serviette rouge et je m'en enveloppais avant de m'étendre sur le carrelage de la cuisine. Je regardais la profondeur du soir envahir le plafond. Les fenêtres ouvertes laissaient entrer les rumeurs : moteurs, musique, larmes, bruits longs, claquements, téléphones, stores, fenêtres, gémissements, pleurs d'enfants, télévisions, zapping, éclats de voix, râles, mots coupés, hâchés, inaudibles, sommeil. Je mettais en sourdine et en boucle Bron-Yr-Aur.

     

  • Une place dans le monde

     

    http://www.aloj.us.es/galba/monograficos/lautrec/Fotografias/lugares/Plazas/PlaceClichy.jpg

    L'été dernier, la place Clichy était en travaux. C'est un endroit qui n'a aucun intérêt. Ni majestueuse, ni singulière. Un de ces lieux dont on ne souviendrait sans doute pas si ne s'y associaient deux oeuvres littéraires majeures du XXe siècle français, écrites par deux auteurs qu'à plus d'un titre tout opposerait : Louis-Ferdinand Céline et Georges Perec. Voyage au bout de la nuit et L'Homme qui dort. Le premier roman est publié en 1932, le second en 1967. Entre temps, la débandade d'un continent et les pires atrocités. Y a-t-il une continuité dans l'Histoire, celle dont Perec écrit qu'elle s'impose avec sa grande Hache ? Faut-il envisager ainsi,dans une cohérence implacable, la désagrégation de l'Europe à partir de la Grande Guerre jusqu'aux prémices d'une logique de crise qui, depuis le milieu des années 70 nous a installés dans une angoisse permanente tant sur le plan économique que social et politique ? En relisant ces deux romans, on cerne, sous-jacente, la même fracture, dans laquelle les individus courent peu à peu à leur perte.

    Le Voyage commence place de Clichy, dans une sorte d'enthousiasme illusoire  avec laquelle Céline joue à merveille. Le lecteur sait de quoi il retourne. La guerre, la fleur à la bouche, est une mystification dont s'est nourrie l'opinion publique. Bardamu incarne, d'une certaine manière, la puissance aveugle de la reconquête : les boches vaincus, l'Alsace-Lorraine revenue dans le giron de la mère-patrie. Bonne blague. Toutes les pérégrinations, toutes les aventures du monde n'y pourront rien. Les tranchées monstrueuses et le dépucelage de l'horreur inaugure une odyssée dans le désordre. Les épisodes africain et américain ne démentiront rien. Le retour en France conclut cette expérience du pire. La place Clichy est donc le point symbolique d'où se déploie toute la violence visible du monde. Le héros se lance dans le mouvement et comme un principe centrifuge dévastateur tout valdingue. Il ne sait pas ce qui l'attend, ou plutôt il essaie de ne pas trop y penser. Son cynisme n'y résiste pas. On pourrait dire, d'une certaine manière, que cet endroit est celui autour duquel toute son existence s'était jusqu'alors réduite. Avant, rien. Après, c'est autre chose (soit : une différence mais aussi un désarroi qui progressivement sera sans contrôle...).

    Le héros de Perec, lui, ne bouge pas. Il est l'incarnation d'une inertie quasi maladive. Quand Bardamu entre, peut-être malgré lui, dans le cours de l'Histoire, l'homme qui dort regarde s'effondrer le sens de cette Histoire. Quand Bardamu rejoint la tradition picaresque, l'homme qui dort continue celle du roman psychologique, d'une certaine façon, sauf qu'ici la psychologie est une sorte d'outre percée par laquelle le sujet (qui tend à devenir l'objet de ses propres apories) se disperse. L'homme qui dort n'est pas des Esseintes. Il n'a pas pour se protéger la misanthropie aristocratique se réfugiant dans l'art. Il n'est pas hors du monde ; il ne peut pas l'être. Bien au contraire : sa lente évolution l'amène à une décomposition de la volonté et du désir telle que rien ne peut plus le sauver. Son indifférence est l'aboutissement d'une porosité de l'être jusqu'à la dissolution dans un tout qui l'écrase, qui le conduit à n'être plus qu'un ectoplasme. Dissolution de l'être ouvrant l'étrange sensation que cet homme pourrait être aisément réarmé. La transparence qu'évoque Perec n'est qu'un moment, une pause dans une processus dont on imagine qu'il pourrait s'avérer redoutable. L'homme qui dort n'est pas Meursault : il est dans un en-deçà de la violence inquiétant. Et Perec conclut donc l'histoire place Clichy. L'histoire ou l'Histoire ? Pour le fils de juifs disparus pendant la guerre (et la mère notamment, jamais revenue des camps), cette angoisse de la disparition est essentielle. Double disparition : celle physique bien sûr, mais celle aussi d'une conscience à même de concevoir l'autre disparition, la première, celle, irrémédiable, qui nous lie, dès le départ, à la mort. Perec avait déjà donné un aperçu de cette  abyssale terreur deux ans auparavant en publiant Les Choses. Mais à la frénésie consumériste succède déjà la glaciation d'un univers qui échappe à celui qui le contemple. Et l'histoire (comme récit) échappe à son auteur place de Clichy.

    L'écho à l'épopée célinienne est évidente. Il y a ainsi entre l'enthousiasme belliciste, moteur de l'action (et de l'écriture...), et l'indifférence glacée une parenté. Ce ne sont, peut-être, que les modalités variables d'une même horreur enfouie dans l'homme. La marotte bifrons de notre capacité à la violence. Et l'insistance avec laquelle Perec creuse la thématique du détachement renvoie aux pires heures d'une Histoire commune, pendant lesquelles les individus détournèrent le regard, par lâcheté, sans doute, par peur, évidemment, par désir aussi, pour certains que tout finisse par retrouver sa place. Parce que pour eux la catastrophe avait commencé bien avant : dans un temps où justement ils auraient pu être place de Clichy (mais ils étaient ailleurs, et c'était parfois la place du village, la place de l'Eglise), comme Bardamu, prêts à tout, confiants et guerriers d'abord, habités de néant ensuite, disposés désormais à une indifférence salvatrice.

    Lire (ou relire) ces deux romans, dans un effet de miroir, est une expérience qui en révèle bien plus sur nos failles et nos limites que toutes les pages de sociologie fondées sur la statistique. Ils portent en eux une vérité advenant certes par des chemins fort différents, en des temps bien distincts, mais qui, dans le fond, répercutent le même scepticisme sur la capacité de l'homme au bien. Le mal règne : par désespoir, par peur, par omission, nous y adhérons. Il a littérairement un lieu fétiche (comme la gare de Perpignan était pour Dali le centre du monde) : la place de Clichy...

     

    Incipit du Voyage au bout de la nuit.

    "Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C'était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l'écoute. " Restons pas dehors ! qu'il me dit. Rentrons ! " Je rentre avec lui. Voilà. " Cette terrasse, qu'il commence, c'est pour les oeufs à la coque! Viens par ici ! " Alors, on remarque encore qu'il n'y avait personne dans les rues, à cause de la chaleur ; pas de voiture, rien. Quand il fait très froid, non plus, il n'y a personne dans les rues ; c'est lui, même que je m'en souviens, qui m'avait dit à ce propos : " Les gens de Paris ont l'air toujours d'être occupés, mais en fait, ils se promènent du matin au soir ; la preuve, c'est que lorsqu'il ne fait pas bon à se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des cafés crème et des bocks. C'est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu'ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu'ils racontent. Comment ça? Rien n'est changé en vérité. Ils continuent à s'admirer et c'est tout. Et ça n'est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés ! Deux ou trois par-ci, par-là, des petits... " Bien fiers alors d'avoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeuré là assis, ravis, à regarder les dames du café.
    Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s'en allait inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et puis, de fil en aiguille, sur Le Temps où c'était écrit. " Tiens, voilà un maître journal, Le Temps ! " qu'il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. " Y en a pas deux comme lui pour défendre la race française ! - Elle en a bien besoin la race française, vu qu'elle n'existe pas ! " que j'ai répondu moi pour montrer que j'étais documenté, et du tac au tac.
    - Si donc ! qu'il y en a une ! Et une belle de race ! qu'il insistait lui, et même que c'est la plus belle race du monde, et bien cocu qui s'en dédit ! Et puis, le voilà parti à m'engueuler. J'ai tenu ferme bien entendu.
    - C'est pas vrai ! La race, ce que t'appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français.
    - Bardamu, qu'il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n'en dis pas de mal !...
    - T'as raison, Arthur, pour ça t'as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d'opinions, ou bien si tard, que ça n'en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C'est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre... On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger... Pour des riens, il vous étrangle... C'est pas une vie...
    - Il y a l'amour, Bardamu !
    - Arthur, l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma dignité moi ! que je lui réponds.
    - Parlons-en de toi ! T'es un anarchiste et puis voilà tout !
    Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez ça d'ici, et tout ce qu'il y avait d'avancé dans les opinions.
    - Tu l'as dit, bouffi, que je suis anarchiste ! Et la preuve la meilleure, c'est que j'ai composé une manière de prière vengeresse et sociale dont tu vas me dire tout de suite des nouvelles : LES AILES EN OR ! C'est le titre !... Et je lui récite alors :
    Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu désespéré, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout, le ventre en l'air, prêt aux caresses, c'est lui, c'est notre maître. Embrassons-nous !
    - Ton petit morceau ne tient pas devant la vie, j'en suis, moi, pour l'ordre établi et je n'aime pas la politique. Et d'ailleurs le jour où la patrie me demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien sûr, et pas fainéant, prêt à le donner.
    Voilà ce qu'il m'a répondu.
    Justement la guerre approchait de nous deux sans qu'on s'en soye rendu compte et je n'avais plus la tête très solide. Cette brève mais vivace discussion m'avait fatigué. Et puis, j'étais ému aussi parce que le garçon m'avait un peu traité de sordide à cause du pourboire. Enfin, nous nous réconciliâmes avec Arthur pour finir, tout à fait. On était du même avis sur presque tout.
    - C'est vrai, t'as raison en somme, que j'ai convenu, conciliant, mais enfin on est tous assis sur une grande galère, on rame tous à tour de bras, tu peux pas venir me dire le contraire !... Assis sur des clous même à tirer tout nous autres ! Et qu'est-ce qu'on en a ? Rien ! Des coups de trique seulement, des misères, des bobards et puis des vacheries encore. On travaille ! qu'ils disent. C'est ça encore qu'est plus infect que tout le reste, leur travail. On est en bas dans les cales à souffler de la gueule, puants, suintants des rouspignoles et puis voilà ! En haut sur le pont, au frais, il y a les maîtres et qui s'en font pas, avec des belles femmes roses et gonflées de parfums sur les genoux. On nous fait monter sur le pont. Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ça : " Bandes de charognes, c'est la guerre ! qu'ils font. On va les aborder, les saligauds qui sont sur la patrie n° 2, et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! Y a de tout ce qu'il faut à bord ! Tous en choeur ! Gueulez voir d'abord un bon coup et que ça tremble : " Vive la Patrie n° 1 ! " Qu'on vous entende de loin ! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la médaille et la dragée du bon Jésus ! Nom de Dieu ! Et puis ceux qui ne voudront pas crever sur mer, ils pourront toujours aller crever sur terre où c'est fait bien plus vite encore qu'ici ! "
    - C'est tout à fait comme ça ! que m'approuva Arthur, décidément devenu facile à convaincre.
    Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu'il avait l'air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu'un bond d'enthousiasme.
    - J'vais voir si c'est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti m'engager, et au pas de course encore.
    - T'es rien c... Ferdinand ! qu'il me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par l'effet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait.
    Ça m'a un peu froissé qu'il prenne la chose ainsi, mais ça m'a pas arrêté. J'étais au pas. " J'y suis,- j'y reste ! " que je me dis.
    - On verra bien, eh navet ! que j'ai même encore eu le temps de lui crier avant qu'on tourne la rue avec le régiment derrière le colonel et sa musique. Ça s'est fait exactement ainsi.
    Alors on a marché longtemps. Y en avait plus qu'il y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragements, et qui lançaient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des églises: II y en avait des patriotes ! Et puis il s'est mis à y en avoir moins des patriotes... La pluie est tombée, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout d'encouragements, plus un seul, sur la route.
    Nous n'étions donc plus rien qu'entre nous ? Les uns derrière les autres ? La musique s'est arrêtée. " En résumé, que je me suis dit alors quand j'ai vu comment ça tournait c'est plus drôle ! C'est tout à recommencer ! J'allais m'en aller. Mais trop tard ! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats.

     

    Excipit d'Un Homme qui dort :

    "Nulle malédiction ne pèse sur tes épaules. Tu es un monstre, peut-être, mais pas un monstre des Enfers. Tu n’as pas besoin de te tordre, de hurler. Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue pour t’être aussitôt refusée, nul corbeau n’en veut à tes globes oculaires, nul vautour ne s’est vu infliger l’indigeste pensum de venir te boulotter le foie, matin, midi et soir. Tu n’as pas à te traîner devant tes juges, criant grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur.

     

    Le temps, qui veille à tout, a donné la solution magré toi.

    Le temps, qui connait la réponse, a continé de couler.

     

    C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tout recommence, que tout commence, que tout continue.

     

    Cesse de parler comme un homme qui rêve.

     

    Regarde ! Regarde-les. Ils sont là des milliers et des milliers, sentinelles silencieuses, Terriens immobiles, plantés le long des quais, des berges, le long des trottoirs noyés de pluie de la place Clichy, en pleine rêverie océanique, attendant les embruns, le déferlement des marées, l’appel rauque des oiseaux de la mer.

     

    Non. Tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n’es plus l’inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber."

    (les blancs entre les paragraphres sont d'origine)



  • Notule 11

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    On sait  à quelle mauvaise image, dans la littérature française, est associée la province. Hors de Paris point de salut et l'insulte du régionalisme est, semble-t-il, une de pires qui soient. Claudel traitait bien Mauriac d'écrivain régionaliste. Pourquoi pas ? C'est bien, pour certains, la tare de Giono ou de Jouhandeau mais l'argument est un peu court. Et ces dernières années des œuvres ayant la province comme cadre (et parfois en héritage pour reprendre une image de Sylviane Coyault) ont été éditées. Richard MIllet et Pierre Bergounioux sont les auteurs les plus connus mais il n'y a pas qu'eux.

     

    1-Pierre Bergounioux, La Mort de Brune, 1997 

     

    2-Pierre Jourde, Pays perdu, 2003 

     

    3-Richard Millet, Ma Vie parmi les ombres, 2003 

     

    4-Mathieu Riboulet, Le Corps des anges, 2005 

     

    5-Emmanuelle Pagano, Les Adolescents troglodytes, 2007