usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

rome - Page 4

  • Rome, intra muros

    Quand on veut accéder au Gianicolo pour trouver un peu d'air dans une Rome écrasée par l'ardeur d'un ciel sans nuages (c'est l'été, à l'heure où selon la formule seuls les chiens et les Français traînent dans les rues), il y a deux choix possibles, comme si, pour une ascension en montagne, vous aviez deux versants qui vous étaient offerts. Dans les deux cas, la montée ne sera jamais un effort insurmontable mais, au temps des grandes chaleurs, il faut y réfléchir à deux fois. Deux routes, donc : celle du nord, en venant du Vatican, n'a guère notre préférence. Plus rapide sans doute, elle n'a pas le charme de l'autre, celle du sud, qui prend sa source dans les venelles du Trastevere. L'étroitesse des passages est pour l'heure une bénédiction ; le promeneur gagne quelques degrés ; il n'y a personne ; on a l'impression d'un quartier mort ; on se nourrit du bruit de ses pas sur les pavés ; parfois, un éclat de voix, la fugacité d'une chanson à la radio. Les habitants sont retranchés dans la fraîcheur des murs. On pense à quelque patio entrevu lors d'une promenade précédente ; on les envie. Mais nous ne sommes que des passants qui admirons ici un décrochement, là une lézarde sur le mur. Une pause à Santa Maria della Scala, église qui n'a rien de très remarquable, mais que les amoureux du Caravage connaissent puisque les religieux de la paroisse firent perdre  au lieu (sans encore le savoir évidemment) son immanquable notoriété en refusant La Mort de la Vierge (aujourd'hui au Louvre) de ce génial artiste.

    Fichier:Caravaggio - La Morte della Vergine.jpg

    Il faut reconnaître que le traitement réaliste du sujet, le ventre gonflé de la Vierge et les rumeurs autour des origines sulfureuses du modèle (une prostituée, pour le moins) n'avaient pas assuré l'affaire. Mais il n'est pas là, ce tableau. Nous n'en avons qu'un souvenir parisien, bruyant, quand il aurait été si agréable de le contempler dans la quiétude d'un quartier qui l'attendait. Mais la pause n'en a que trop duré. Les hauteurs nous appellent. Chaque pas se charge d'un effort qui fait envisager le renoncement et de finir en terrasse, indéfiniment, à boire un Spritz à l'apérol. On monte, lentement. Les grands pins aperçus de loin seront la récompense d'autant d'abnégation. On monte, se retournant incessamment pour admirer la perspective de la ruelle à l'ombre indulgente. Puis il faut se découvrir, en découdre avec la lumière vive. On monte. Un léger souffle, presque rien, mais déjà une promesse.

    La route ; bientôt le sommet, dans la torpeur du plein midi, et au loin le monument d'une blancheur hideuse consacré à l'indépendance italienne. Il mangerait tout le décor, comme son pendant : le palais de justice. Géodésique de l'ordre qui surplombe la ville aux trois cents et quelques églises. Mais ce n'est pas d'eux que le regard se préoccupe soudain, mais d'une bâtisse beaucoup moins prestigieuse : une masse plus austère, plus sale. C'est un lieu auquel on n'a pas prêté attention lorsque nous longions le Tibre. Et là, d'une étrange manière, nous ne le prenons pas même à revers, mais d'une hauteur inattendue et nous n'avons pas souvenir d'avoir été ainsi placés devant un tel panorama. Il s'agit de Regina Coeli, la prison principale de Rome.

    The prison of Regina Coeli (House District Regina Coeli in Rome) is the largest and most notorious prison in Rome.
The report recounts the life of the prison in all its aspects, up until a prisoner finally comes to leave. Rome, Italy. 01/08/2006.

The prison of Regina Coeli (House District Regina Coeli in Rome) is the largest and most notorious prison in Rome.
Located in the Trastevere quarter, the number 29 of Via Giacomo Giri is located in a building complex dating back to 1654 and earlier when monastery was converted in 1881 to the current use. Incorporate the name of the religious structure, which was just dedicated to Mary, Regina Coeli.
During Fascism, it housed political opponents.
The current planned capacity of about 600 detainees, figure often overwhelmed by the actual prison population.
    Des univers carcéraux nous en avons frôlé bien des fois les murs, les enceintes sévères : la Santé, Chateauroux Saint-Maur, la prison des femmes de Rennes, l'ancien bagne de Saint-Martin-en-Ré,... mais ils nous ont toujours regardés de leur hauteur menaçante. Nous étions du bon côté du mur et cela devait suffire à ce que nous passions notre chemin et que nous fassions comme si l'ailleurs que nous frôlions était sans image. Ici, nous en voyons l'agencement essentiel. Les tourelles, la structure croisée, les fenêtres petites et comme des orbites enfoncées. Nous en devinons les arcanes et les féodalités : on dirait une forteresse médiévale. Ce que nous contemplons est à mille lieues de ce que nous sommes venus chercher à Rome, de ce que cette ville peut représenter de bonheur délicat. Et c'est là, dans cette ville impensable que pour la première fois une prison est un premier plan panoramique, que les murs défensifs sont contournés, que les voyageurs-passants que nous sommes, libres de leurs mouvements, peuvent sentir, dans le silence environnant, et dans la distance qui, immanquablement, rendra les cris, les gémissements inaudibles, c'est là que se fraye, sans que nous nous y attendions, une réalité autre : sauvage et légiférée. Rome n'est plus la concrétion de l'Histoire mais un temps immédiat dans lequel sont plongés des êtres dont la culpabilité nous dérangent moins que la sensation quasi pure de l'incarcération épuisante, nous qui sommes montés jusqu'ici, en sueur, en quête d'un peu d'air. Nous ne pouvons passer notre chemin parce que notre regard plonge vers l'abîme à ciel ouvert. Nous reprenons notre souffle pendant que d'autres, si près, si loin, cherchent sans doute le leur. La sensation délicieuse de nos muscles et la perle salée au coin de la lèvre contre la tétanie des heures. Ainsi faut-il concevoir que le bijou aux éclats éparpillés dans tous les endroits de la cité est pour d'autres un calvaire dont la perspective nous est donnée en contemplation. La chaleur lourde que nous combattons par un mouvement même illusoire n'est rien à côté de l'intensité qu'elle doit prendre dans l'exiguïté des cellules. Le poids irrespirable des degrés (température et escaliers, au fond) est soudain d'une légèreté étrange.
    Plus encore : nous imaginons que pour certains de ceux que nous ne verrons jamais, Rome n'aura été que trajets judiciaires et la beauté des siècles une illusion. Les châtiés n'ont alors que faire des ornements, des coupoles, des fresques et des fontaines. Bien des années plus tard, ils n'auront rien à dire de la ville, sinon qu'elle eut le goût de la violence et de la haine. Nous, nous sommes libres, et heureux, tout juste indisposés des rigueurs de l'été. Eux sont là, à vivre Rome comme un enfer, pendant lequel chaque heure sonne comme la précédente. Et, bientôt, n'y tenant plus, nous poursuivons, jusqu'à la piazzale Garibaldi, où nous trouvons un banc, pour sortir une bouteille d'eau encore fraîche, et une cigarette, presque insoucieux, à réfléchir sur ce qui nous attend, encore mystérieux ou déjà vu, l'esprit tendu vers où nous irons, légers, dans la déambulation d'un soir qui noie le soleil, puis en terrasse, Campo de' Fiori, puis à manger un morceau au Cul de Sac, sans doute, loin de Regina Coeli...
  • L'art de la glace


       

    Cette institution romaine est périphérique. Les touristes, les étrangers en général, n'y viennent pas en grand nombre. Ce serait un peu comme si nous évoquions la porte des Lilas pour ceux qui délimitent Paris à un périmètre Concorde-Beaubourg. Le dernier monument classique qu'on laisse derrière soi avant de se diriger vers la via Principe Eugenio est déjà à un bon quart d'heure (c'est Santa Maria Maggiore, elle-même fort éloignée du triangle Colisée-Navona-Trevi), et les environs de la piazza Vittorio Emmanuelle n'emballe guère le voyageur (à tort...)

    Cette institution est née en 1880 et son fondateur a choisi en 1928 ce coin de l'Esquilin, peu impressionné par l'éclat du centre historique (il est vrai que le tourisme n'avait pas encore fait son œuvre). On arrive sur les lieux avec étonnement : ni enseigne, ni devanture clinquante. Le Palazzo del Freddo du sieur Giovanni Fassi est une ancienne laiterie dont l'étendue (500 mètres carrés pour la clientèle, 200 mètres carrés de laboratoire) et la hauteur sous plafond font rêver. Nous sommes loin du cadre feutré, voire guindé des Tre Scalini. On n'est pas là pour se montrer comme chez Giolitti. Une vingtaine de tables au placement mouvant, quelques bancs, mais, surtout, un bruit de tous les diables, une furie de bavardages, d'éclat de voix, de rires qui font immanquablement penser à un hall de gare aux heures d'affluence. Rien à voir avec la pépiement sournois des salons de thé dont se moquait si bien Nathalie Sarraute. Personne n'est venu pour autre chose que l'excellence de l'art que Giovanni Fassi et ses successeurs maîtrisent sur toute la ligne : crème glacée ou sorbet, c'est tout un.

    Cette institution est romaine : on n'y entend peu les langues étrangères. Les familles, les mères, les gamins, les jeunes gens, tout le monde se mélange. Ce n'est pas un endroit branché mais un bonheur d'un autre temps. Et l'occasion de comprendre que la glace, en Italie, n'a rien à voir, dans sa consommation et dans sa représentation sociale, avec ce que l'on trouvera en France. Chez nous, le glacier est un avatar du salon de thé : un univers essentiellement féminisé et/ou adolescent. Il n'en est pas de même au-delà des Alpes. Vers dix-sept ou dix-huit heures arrivent, en costumes élégants, belles chemises et cravates bien choisies, des hommes, par deux, trois ou quatre. Là où une pratique française les verrait s'attabler autour d'une bière ou d'un alcool plus viril, l'usage italien les incline à discuter des parfums qu'ils vont choisir. Ils ne font pas semblant. Il n'est pas question d'une petite coupe. Ce sera un cornet trois parfums con panna. Les voici avec, dans la main, une construction indécise, improbable, dont on craindrait qu'elle ne s'écroule d'un bord ou de l'autre. Mais ils ont la maestria et l'art de la manger sans se ridiculiser d'une moustache de chantilly, sans appréhender que le chocolat ou la stracciatella ne leur jouent un vilain tour. Ils ne s'en vont pas. Ils dégustent. Ils discutent. Ils doivent parler affaires, sans doute, et participent du chaos magnifique de l'endroit. Nous les regardons faire, attendant une catastrophe mais l'habit reste immaculé, et nous en concluons qu'il y a bien, en la matière, une adresse italienne quasi magique de la dégustation.

     

  • Theatrum mundi

     

     

    Il suffit d'abandonner le courant multinational qui file de Trevi au Panthéon (venelles à double sens, d'ailleurs), de faire quelques pas de côté pour découvrir sinon la plus belle place de Rome (mais je crois que oui, malgré tout), du moins la plus dramatique. Vous êtes Piazza di San Ignazio. Son espace étroit est délimité par l'église consacré à Loyola en 1626 et, pour les trois autres pans du rectangle, par l'entreprise architecturale ultérieure de Filippo Raguzzini, au XVIIIe.

    Celui-ci a fermé la place par un dispositif sublime d'illusions, soit : cinq bâtiments conçus dans la même unité rythmique, et que l'on ne peut considérer séparément. Les deux latéraux, quoique les moins originaux, sont en quelque sorte les garants du spectacle, les gendarmes du lieu. Leur façade inclut la courbe, mais ils ont la raideur nécessaire pour marquer le passage du commun à l'extraordinaire, côté cour, côté jardin. Les trois autres édifices, face à vous, lorsque, assis sur le parvis de l'église, vous êtes au parterre, sont composés dans un décalage savant qui, plus que le baroquisme des lignes, donne l'impression qu'ils vont coulisser, apparaître, disparaître, alterner, dans un jeu de profondeur capable de signifier qu'ici, rien n'est vrai, que, d'un moment à l'autre, des hommes surgiront pour démonter ces panneaux destinés aux seuls besoins d'une représentation.

    Les passants arrivent d'un côté ou de l'autre (rarement du fond de la scène). Ils filent, souvent, s'arrêtent, parfois. Vous observez longtemps. Spectacle de la piazza étroitement circonscrite, dans lequel vous vous regardez et sentez, plus qu'ailleurs, que leur vérité (c'est-à-dire aussi la vôtre) n'est qu'un étrange accommodement au jeu social : à San Ignazio, on s'étonne, se regarde, se sourit, se dévisage, s'émerveille, avec cette légère ostentation qu'il est nécessaire d'avoir dans un lieu si délicat. Ailleurs pareillement, direz-vous, mais ici vous voyez les artistes sortir de l'ombre (cour ou jardin) avant de s'effacer (jardin ou cour). La question n'est pas celle de la sincérité, mais celle de cette mécanique humaine qui nous rend si aptes au maquillage. Il n'est sans doute pas vrai que tout soit illusoire, mais il est certain que tout est étudié.

    L'éclat de la piazza serait inachevé si, après s'être longuement amusé de la comédie des hommes, vous ne trouviez pas, en entrant dans l'église, comme une correspondance ironique de l'intérieur avec l'extérieur, un autre plaisir du faux : le plafond en trompe-l'œil, majestueux, impensable de virtuosité, que peignit, en 1685, le jésuite Andrea Pozzo (1) pour célébrer l'illustre fondateur de son ordre.

    Puissance, rigueur, élévation, imagination. Vous venez à lui après avoir découvert la piazza, alors qu'il la précède dans la chronologie. Vous pouvez alors considérer que, d'une certaine manière, ce qui est palpable, tangible, dans la tri-dimensionnalité du dehors, n'est qu'un hommage, un supplément (comme on parle d'un supplément d'âme) à ce qui n'est que de la peinture, c'est-à-dire du faux. Il est évident que, dans l'esprit, et par le fait des datations, ce serait un contresens d'imaginer que ces artistes aient envisagé leur œuvre respective sous cet angle, mais vous, qui venez, après, bien après, dans la continuité du désenchantement wéberien, vous faites le lien, vous recomposez le monde ancien à l'aune de cette (post)modernité qui vous abandonne à l'errance et à la solitude. Et de tout ce qu'a bâti Andrea Pozzo sur sa voûte, ce tout spirituel auquel vous ne croyez plus (ou, du moins, avec moins de ferveur...), vous vous attachez à ces petites trouées bleues, pointes sublimes que vous saluerez en retrouvant le ciel, le vrai, sur les marches du parvis, quand vos yeux s'élèveront vers les cieux quotidiens. La boucle est bouclée.

     

     

    (1)Et comme une ironie supplémentaire, Pozzo signifie « puits » en italien. C'est donc un puits en suspension.

     

     

  • Qui tue ?

    Judith et Holopherne (1598), Palais Barberini

    J'ai déjà évoqué sur ce blog des œuvres du Caravage, et d'abord, à mes yeux, le plus beau tableau du monde. Pour l'une d'entre elles il était question d'une décapitation ; pour celle qui m'occupe aujourd'hui, le peintre met en scène le meurtre en cours. Judith est une jeune femme, veuve de Manassé, qui, pour libérer son peuple de la tyrannie d'Holopherne, tue ce dernier. Le sujet sera traité à de nombreuses reprises par les peintres. Ce n'est pas, là encore, le tableau le plus réussi de l'artiste. Le jet de sang est maladroit, le corps tout en torsion de la victime est un peu lourd, les avant-bras de Judith, certes guerriers, ont quelque chose de masculin. On a l'impression que le tableau, dans un découpage vertical et médian, oppose le côté gauche et le côté droit et que plus nous nous déplaçons vers la droite justement plus il est accompli. Que cache ce visage presque de candeur horrifiée de Judith ? Que peuvent signifier ces tétons pointant sous l'habit ? Il y a comme un trouble autour de la meurtrière qui représente déjà une énigme. Mais la puissance de Caravage est ailleurs, dans un troisième personnage qui n'est pourtant, en apparence, que secondaire. Qui est-elle, cette vieille, sur laquelle notre attention se fixe progressivement jusqu'à devenir le centre d'une question tournant autour du sujet peint ?

    Pour éclaircir notre propos, il faut revenir à l'écrit qui sert de point d'appui à cette représentation. Le texte biblique, dans la traduction des éditions du Cerf, dit ceci :

    « Quand il se fit tard, ses officiers se hâtèrent de partir. Bagoas ferma la tente de l'extérieur, après avoir éconduit d'auprès de son maître ceux qui s'y trouvaient encore. Ils allèrent se coucher, fatigués par l'excès de boisson, et Judith fut laissée seule dans la tente avec Holopherne effondré sur son lit, noyé dans le vin. Judith dit alors à sa servante de se tenir dehors, près de la chambre à coucher, et d'attendre sa sortie comme elle le faisait chaque jour. Elle avait d'ailleurs eu soin de dire qu'elle sortirait pour sa prière et avait parlé dans le même sens à Bagoas. (Jdt, 13, 1-3)

    [...] Elle s'avança alors vers la traverse du lit proche de la tête d'Holopherne, en détacha son cimeterre, puis s'approchant de la couche elle saisit la chevelure de l'homme et dit : « Rendez-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d'Israël ! » Par deux fois elle le frappa au cou, de toute sa force, et détâcha la tête. Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après elle sortit et donna la tête d'Holopherne à sa servante, qui la mit dans la besace à vivre, et toutes deux sortirent du camp comme elles avaient coutume de le faire pour aller prier. » (Jdt, 13, 6-10)

    Le fait marquant est que cette vieille est la servante de Judith. Soit. Mais il est entendu que lors de l'accomplissement du meurtre, elle est absente. C'est donc une entorse au respect textuel que de la faire figurer. Cette liberté caravagesque n'est pas anodine parce que ce visage ne nous est pas inconnu. Il a de toute évidence une certaine parenté avec celui d'une autre vieille, bien plus prestigieuse, peinte à côté de la Madone des Palefreniers, œuvre exposée à la Villa Borghese. Il s'agit alors de voir Jésus enfant écrasant, avec l'aide de sa mère, une serpent malin. Dans les deux cas, ces personnages assistent donc à un acte de violence à la fois réel et symbolique. Dans les deux cas, s'ils n'y participent pas directement, ils en sont les spectateurs particuliers, des témoins jugés nécessaires. Pour revenir à Judith, ce qui saisit procède de deux éléments marquant la tension qui habite la vieille. Les traits sont crispés, la mâchoire ferme, l'œil avide. Si elle ne tient pas le cimeterre assassin, c'est tout comme. À l'effarement de la jeune femme répond, dans un processus de susbtitution, la volonté affichée de la servante. À la jeunesse douce de Judith répond le grand âge buriné de la suivante. Il y a en elle une volonté farouche, une détermination stupéfiante qui inquiète. Il faut alors regarder ses mains serrant fort le tissu de son vêtement. Les poings ne sont, semble-t-il, que le premier moment de la jouissance en elle. Ce qu'elle tient, et qui n'est qu'un substitut de l'objet réellement désiré, est encore dans la retenue de la victoire qui va advenir ; mais l'on devine qu'à l'heure de la tête totalement tranchée, les poings s'écarteront et le tissu sera tendu, tendu et raide comme une lame de cimeterre (quoique ce ne soit pas exact puisque celle-ci est courbe). La vieille aura, autant que Judith, obtenu gain de cause.

    C'est à ce titre que ce tableau intrigue (ou, pour être juste, qu'il m'intrigue). L'écart avec le texte biblique explore la question du discours de la vengeance et celui de la responsabilité. Ce désir de peindre un second couteau avec une telle précision, avec le souci de la styliser plus que les deux acteurs annoncés et connus de l'histoire, donne à penser qu'elle est une nécessité du tableau, et pourquoi pas sa finalité. L'histoire n'est donc plus un règlement à deux, un affrontement, qui peut servir dans une perspective d'analyse psychologique ainsi qu'elle est (en partie) réinvestie par un Michel Leiris dans L'âge d'homme, mais un jeu à trois. Une triangulation qui n'est pas exactement de même nature que celles qui ont servi à Freud ou à René Girard mais qui s'en rapproche. Plus je contemple ce tableau et plus je m'interroge : qui sert qui ? Qui est au service de qui ? La vieille récupéra la tête d'Holopherne, soit. Elle n'a rien fait. Simple complice. Mais est-ce vraiment le sens du dess(e)in de Caravage ? Ne suggère-t-il pas que Judith n'est rien moins que l'instrument d'une volonté qui excède sa seule personne (et pas simplement parce que dans le texte biblique, elle est aux ordres de son dieu), et que celle qui veut vraiment, dont l'âme est ardente, est l'inconnue à ses côtés. Dès lors, cette œuvre explore discrètement la question de la responsabilité, le jeu entre suggestion et sujétion. Caravage ne peint pas ce sujet dans la perspective d'une simple illustration biblique. Il introduit une dramatisation en relation avec l'émergence d'une société où la question de la part dévolue au choix de chacun est grandissante. Ce qui est acte -ici, le meurtre- n'est peut-être pas compréhensible sans le regard que l'on porte sur ce qui entoure son effectuation. Il ne s'agit pas de s'en tenir à la seule démarcation stylistique d'un réalisme mis sur le devant de la scène (et la vieille est, en effet, très en avant) mais d'évoquer ce qui se trame aussi avant la scène, hors de la scène. Et la plus forte des deux femmes, du moins la plus importante dans la projection que l'on peut faire de ce tableau sur la détermination des individus à agir ou non, n'est pas celle que l'on croit.

     

  • Regard au sol

    Disons-le sans ambages : la Basilique Saint-Pierre de Rome n'est pas le lieu le plus spirituel qui soit. Il ne s'agit pas de dire qu'on ne puisse pas y faire la rencontre de Dieu ou que le recueillement y soit impossible. Mais l'ampleur architecturale engloutit celui qui vient, impressionné qu'il a déjà été d'avoir remonter la via della Conciliazione, saignée grotesque et fasciste, prouvant une fois de plus combien l'organisation de l'espace est une question essentiellement politique.

    Le gigantisme n'est pas le meilleur moyen d'atteindre à l'intimité de la foi et l'intérieur, dans la démesure d'une volonté mêlant la théologie et les impératifs d'un pouvoir auto-désigné, est une grosse boîte dans laquelle le murmure accumulé des croyants, des visiteurs, des touristes et des esthètes (ceux-là n'ont pas grand chose à contempler qui puissent vraiment les bouleverser, sinon la Pietà de Michel-Ange que protège désormais une vitre blindée depuis qu'un fou furieux est allé à sa rencontre à coups de marteau (1)) donne l'impression d'être dans un hall de gare. L'émerveillement n'existe pas, le souffle est absent. Il est presque symptomatique que le Bernin, si brillant, si touchant (2), se perde dans un Baldaquin prétentieux et massif. Tel est, d'ailleurs, le sentiment qui fait son chemin, quand on circule entre les piliers de l'édifice : de se retrouver dans une sorte de cabinet de curiosités, devant lequel l'esprit s'étonne, sans plus. Le pied de saint Pierre usé par les mains des pèlerins, la colombe du saint Esprit perchée dans les hauteurs et dont vous apprenez qu'elle un mètre soixante-dix d'envergure, l'enchaînement des tombeaux pompeux : Innocent VIII, Paul III, Urbain VII, Alexandre VII, au choix, et dans le désordre. On peut ainsi faire une visite du lieu, comme d'une composition en puzzle d'éléments qui, déjà pris à un par un, manquent de grâce, mais, assemblés, font fourre-tout d'une puissance actant sa présence. Et, actant sa présence, en souligne l'absence. On voudrait que nous nous élévions et rien ne nous y incite.

    Mais le grotesque atteint son summum lorsque dans la nef centrale l'œil contemple le pavement. On découvre alors à intervalles irréguliers des marques, avec des inscriptions en latin. Vous êtes alors non loin du chœur et progressivement vous allez vous reculer pour aller vers la sortie. Ces marques sont les repères qui indiquent à quel endroit s'arrête telle ou telle grande église de la chrétienté. Ainsi, et nous l'avons tous fait, moi le premier, nous nous lançons dans une sorte de jeu du qui a fait mieux que l'autre et, un peu comme un classement de hit-parade, nous engageons nos pas sur le chemin à rebours du top ten des plus grands édifices, dont nous connaissons le vainqueur, puisque nous y sommes (3). Cet amusant concours au ras du sol surprend et moi qui ne crois pas je me demande ce que le croyant, lui, peut y lire : la grandeur du lieu fait-elle la profondeur de la foi ? La masse est-elle le signe de la vérité théologique ? Que la maison papale s'amuse à ces évaluations quasi potachiques étonne. On est dans un lieu qui devrait se suffire et tout à coup il faut penser à un ailleurs, à des ailleurs, minorés, ramenés au rang de faire-valoir. La rêverie, mélange d'abandon et de sérieux, s'envole. Et rêver, justement, avec l'attendrissement du souffle, c'est dans d'autres écrins romains que cela sera possible : à Santa Maria in Cosmedin, à San Giorgio in Velabro, à San Clemente, par exemple...

    (1)Ce qui fait un point commun entre Michel-Ange et Marcel Duchamp dont l'urinoir a subi le même sort. Mais c'est un rapprochement purement factuel parce qu'il ne nous aurait pas déplu que l'escroquerie du second finisse en morceaux.

    (2)Pour être touché par la grâce de son art, il faut aller à la Villa Borghese admirer son David au visage tendu, sa Proserpine tout en chair. Surtout : se rendre à Santa Maria della Vittoria où Sainte Thérèse d'Avila vous bouleverse de sa beauté extatique à un point qu'on se demande comment l'Église ne lui a pas fait un sort plus que funeste.

    (3)Quoique ce ne soit plus exact puisque la Basilique de Yamoussokro, en Côte d'Ivoire, a désormais pris le dessus. Copie de Saint-Pierre, sa construction a été décidée par Houphouët-Boigny, le premier président du pays.


     

  • cocomero et anguria

    Pour l'arpenteur estival des rues romaines, la pastèque aura deux noms, correspondant à des temporalités différents.

    Il y a d'abord le cocomero, que des marchands ambulants vous invitent à manger. La pastèque est tranchée, croissant de lune rouge et fraîche, à même la main. Vous y croquez avec jouissance le trop-plein, si bien que la première bouchée, cœur du cœur, revient en quelque sorte à retirer le barrage d'un petit ruisseau s'en allant couler le long de votre menton. Vous venez d'entailler l'oasis de la marche qui vous a mené de venelles en places, de ruelles en esplanades, sous le soleil impénitent, dans les heures où, disent les gens d'ici, seuls se promènent les Français et les chiens. Ce fruit, c'est comme le puits de l'incandescence apaisée par des bons samaritains armés de puissants couteaux. Vous apercevez la petite voiture et vous voilà sauvé. Cocomero ? murmure le jeune homme ; vous acquiescez.

    Ils ont ainsi essaimé dans la ville, ces étals où l'on vous glissera le mot magique. Au début, aléatoire dispositif, vous semble-t-il, contre lequel vous pestez car, l'heure de la soif venue, vous êtes démuni. Puis viennent la connaissance géographique, le repérage intériorisé, le souvenir aigu du corps soulagé, et la certitude qu'il en est du cocomero comme des fontaines : rien qui ne puisse être retenu ; nul coin de rue qui désormais ne prépare aux retrouvailles avec le fruit sacré. Il est même probable que certaines promenades aient été orientées, dans le silence du besoin, par ces haltes salvatrices ; que certains défis (la montée au Gianicolo, ou celle de la via Veneto vers le jardin Borghese, en plein midi) aient été relevés parce qu'au bout il y avait ce havre d'abondance.

    C'est parfois l'occasion de dégustation muette, à l'ombre d'un arbre, face à un inconnu qui, comme vous, s'est épuisé entre les collines. Il est dix-sept heures. Il n'en peut plus. Vous n'êtes guère mieux.

    *

    Vous rentrez mais sur le chemin, dans le petit magasin, à l'angle, vous allez chercher l'anguria, ainsi qu'on l'appelle alors, l'anguria pleine, massive, d'un vert tendre et acharné, pour laquelle vous avez appris que sa promesse tenait à un son clair, creux, à peine compréhensible, obtenu en la frappant doucement. Son de sucre et d'eau. Ces huit ou neuf kilos seront les derniers efforts de la journée.

    Elle est disposée sur la table de la cuisine et c'est à vous, cette fois, de prendre le couteau, de faire l'entaille, avant d'écarter les deux hémisphères, dans un bruit de bois craquant. Pour le prix, si dérisoire, vous n'en mangerez que le cœur, en morceaux dans le saladier, d'une prise délicate entre le pouce et l'index, alors que sur le balcon, à la nuit posée comme un voile à peine frais, vous contemplez la lune, pleine. La soif a disparu ; votre lenteur rassasiée est un suprême régal. Demain les intervalles du cocomero reviendront. Cela ne vous effraie plus. Vous connaissez désormais trop bien la ville. Pour l'heure votre langue presse l'anguria contre votre palais : le sucre compte plus que l'eau. Vous appuyez votre tête contre le mur et fermez les yeux sans même avoir l'envie de dormir.

     

  • Méduse (deuxième partie)

    Deux jours : voilà le temps ultime que je pouvais concéder à mon propre tourment et je me précipitai sur la place. Hélas ! La cruauté avait encore une fois fourbi ses plus belles armes. Elle était là, certes, mais il était impossible qu'elle vînt vers moi. Elle était en effet installée vers l'entrée du bar, à une table, en habits civils pourrais-je dire, et semblait absorbée par les propos discrets d'une autre jeune femme, fort séduisante sans doute, mais banale. J'étais déjà installé lorsque cette vision me frappa au cœur. Le serveur me regardait et je ne me sentis pas la force de partir. Je commandai un Corvo, que je bus distraitement, pas même perdu dans mes pensées, parce qu'une telle douleur ne pouvait avoir d'objet propre, l'esprit ne pouvait fuir : j'étais pétrifié. Les gens traversaient la place, en grand nombre. La chaleur était clémente, la déambulation m'eût paru, en temps ordinaire, plaisante. Mais je n'étais plus en humeur et dans un grand effort je décidai de partir. Je voulais me saouler de monde et la Navona me semblait, avec son animation touristique, ses peintres médiocres, ses statues vivantes, ses cafés surfaits comme un dépaysement au désastre romain des Fiori, mais en route je m'arrêtai pour acheter une de ces petites parts de pizza à la découpe, afin de freiner, je le sentais venir, l'étourdissement de l'alcool. Je m'assis sur la marche d'une porte pour manger et c'est de cet endroit un peu en retrait que je l'aperçus qui venait, seule. Je ne me mis pas en délibéré trop longtemps et saisis ce hasard comme l'opportunité tant attendue d'échanger, enfin, avec ma belle inconnue (encore que le terme fût d'une certaine manière inadéquat). Elle traversa le Corso, la piazza Navona avant de prendre une petite rue, ce qui m'obligea à ralentir le pas pour ne pas me faire repérer. Lorsque je me décidai à m'engager ce fut pour la voir chevaucher une Vespa, garée sur la place. Je me collai contre un mur, je la vis filer à toute allure, l'affaire était perdue.

    Je pris cet échec comme le signe définitif d'une disgrâce que m'infligeait le destin. Elle n'y était pour rien. Les cieux m'étaient contraires. Je retournai au Campo, bus plus que de raison et le lendemain, je prétextai une crise migraineuse pour me soustraire à mes obligations, allongé sur mon lit, à contempler le plafond aux moulures XVIIIe raffinées. Jamais je ne trouverai, me dis-je, le bonheur avec les femmes. Mon histoire était écrite ; il fallait que j'en convinsse, et tout être sensé aurait même depuis longtemps fait son deuil du bonheur, peut-être même de la vie. Marié, pour une folie, à dix-neuf ans, divorcé à vingt, j'avais ensuite été deux fois remarié et chacune de mes deux épouses étaient mortes sans que l'on pût me soupçonner d'une quelconque intention criminelle. J'étais donc à trente-six ans divorcé et deux fois veufs, ce qui, pour un homme banal, au seul talent de restaurer les œuvres d'art, n'était pas un mince exploit. Durant cette journée de méditations moroses, j'envisageai de renoncer à mon contrat avec le comte Mazotto, quitte à me casser un doigt, pour prétendre ne pouvoir mener à bien une tâche aussi délicate. Je balançai mainte et mainte fois, avant de convenir que je n'avais pas envie de fuir Rome. Je préférais y souffrir. Alors, pensai-je, il fallait que le travail fût achevé. Je pris de bonnes résolutions. J'attaquais désormais une partie plus délicate. Au niveau du nombril, l'artisan (on ne pouvait décemment lui donner le titre d'artiste) avait voulu faire bouffer le vêtement, en le resserrant d'abord puis en lui donner une amplitude qui laissait supposer la multiplication des draperies sous le velours vert. La pâte était plus épaisse et le risque d'abîmer l'œuvre originale en était accru d'autant. J'y mis tout mon sérieux, mangeant à peine, venant dans le jardin pour échanger quelques mots avec mon hôte, par souci de paraître courtois et ne pas l'inquiéter de ce que je faisais passer pour quelque souci de santé.

    Deux jours passèrent, puis, comme ces joueurs que nul raisonnement ne peut éloigner de leur vice, je retournai au Campo. Elle y servait et, par instinct puéril de défi contre je ne sais qui, je choisis le carré qui, de toute évidence, était le domaine du garçon (il était lAustralien) que j'aurais voulu, jusqu'alors fuir comme la peste. Je voulais que tous les signes fussent contraires et commandai un verre de Donnafugata. Je faisais face à la place et me promis que cette escapade serait l'ultime concession à ma folie amoureuse. Je lus, pris quelques notes pour un futur travail. Il ne se passa rien et la nuit commençant à ramener la fraîcheur je me décidai à rentrer. A peine avais-je fait quelques pas que j'entendis une voix se précipiter derrière moi mais je n'eus pas le réflexe de croire que cela me concernait en aucune manière. Il fallut que la voix vînt presque se lover contre mon épaule pour que mon corps consentît à légèrement pivoter sur lui-même. Monsieur, vous oubliez votre carnet. Ainsi disait la voix, et cette voix, qui n'avait pas choisi l'italien, mais ma langue maternelle, semblant l'avoir toujours connue, cette voix était celle de la cameriera de' Fiori. Elle avait des yeux violets (comment n'avais-je pas pu en discerner la couleur auparavant, sinon que leur nuance était si semblable à celle de la beauté du tableau, car désormais elle aussi je la trouvais belle ?). Elle me tendit l'objet et l'obscurité naissante fut la complice d'un geste que la pleine journée aurait rendu impossible : je touchai sa main et fixai longuement son visage. Je vis qu'elle se mordait la lèvre. Je la remerciai et cet événement rendit mon sommeil impossible.

    Le lendemain soir, je changeai de stratégie. Ayant vérifié qu'elle travaillait, je louai une Vespa et j'attendis la fermeture du café pour la suivre. Je voulais simplement savoir dans quel quartier romain elle vivait. Je m'étais fixé la règle de ne pas aller au-delà : simplement la voir. Au cœur de la nuit, elle sortit de la place apaisée. Quelques touristes passaient, lents et incertains. Dans un coin, des Italiens faisaient le siège d'un groupe de jeunes femmes blondes, mais avec une discrétion qu'on imagine guère sous ces latitudes. A son apparition, je craignis que quelqu'un ne l'accompagnât, qu'un admirateur l'attendît, pire : qu'un amant me l'enlevât. Il n'en fut rien. Elle alluma une cigarette, échangea deux ou trois mots avec un autre employé et partit vers le sud de la place. Elle y avait garé sa Vespa. Je la suivais à distance. Elle passait vers la Piazza Venezia, se faufilait entre les voitures et prenait les Fori Imperiali avant de remonter la Via Cavour. Je ne me sentais pas très assuré et ce que je craignais arriva : à la hauteur du métro de la grande artère, je n'eus pas l'audace de griller le feu et je la vis disparaître. Le soir suivant, je repris ma surveillance. Achevant son travail tout aussi tardivement, la longue attente qu'elle m'imposait me rendait maussade. Je pestais contre moi-même et ma puérilité maladive. Mais ce dépit lancinant n'était rien à côté de ce qui m'attendait. Cette fois-ci, elle se dirigeait vers le nord, empruntant la Via del Pelligrino, bifurquant, toujours à pied vers le Corso, qu'elle traversa pour des venelles qui nous emmenèrent à l'arrière de la Piazza Navona, dans le coin de Tor Milina : elle y avait garé son engin. Alors commença, à une vitesse qui me permettait de suivre sans difficulté l'amazone, une promenade dans Rome, aussi incompréhensible dans son objet qu'une séquence fellinienne. Il était clair qu'elle m'avait repéré et qu'il lui était plaisant de me le faire savoir, sans rien dire, en faisant simplement de moi le pantin ridicule d'une déambulation nocturne où l'on ne m'épargnait nul lieu commun de la Ville, et bientôt elle revint à l'endroit où je l'avais perdue la veille, remonta la deuxième partie de la Via Cavour, contourna Termini pour se diriger vers le sud et s'arrêter devant chez Fassi.

    Je n'avais plus qu'à attendre qu'elle mangeât sa glace, en espérant que ce ne fût pas l'occasion pour elle de retrouver des amis. Mais, me dis-je, quoi qu'il en soit, que ferai-je si seule elle ressurgissait ? Je n'eus pourtant à m'interroger longtemps car elle réapparut, un cornet dans chaque main, et elle s'avançait vers moi qui croyais avoir gardé suffisamment de distance pour ne pas éveiller l'attention. Elle allait parachever le jeu du chat et de la souris qu'elle avait depuis le Campo entamé avec moi. Elle ne savait pas, dit-elle, si je préférais les sorbets ou les crèmes glacées, vu que je ne buvais que du vin, au Campo. Ainsi me laissait-elle le choix et sa manière de le dire interdisait les simagrées de l'éducation et de la politesse. J'avais un faible pour les sorbets, et nous mangeâmes en silence, alors que petit à petit les clients de Fassi s'en allaient. Elle constata que j'étais arrivé à temps. A peine avions-nous fini que l'on entendit les portes se fermer. Il faisait chaud encore mais la rue était quasiment déserte. L'endroit n'était pas très accueillant. La Piazza Vittorio-Emmanuelle, un peu au-dessus, n'avait pas bonne réputation.

    Elle trouva que mon attitude n'était guère raisonnable. Puérile, peut-être ? Non. Simplement déraisonnable. Il serait bon que le jeu cessât, parce que je n'y gagnerais rien, rien d'autre qu'une profonde désillusion. J'allais répondre mais elle mit sa main sur ma bouche, la main que j'avais effleurée. Nous n'avions jamais été aussi proche. Son regard violet me fixa et sa bouche prononçait des paroles qui semblaient entrer en moi comme à retardement, comme si cette proximité avait été le moment d'un lointain insondable. Elle allait rentrer et nous en resterions là. Je devais promettre de m'en tenir à cet unique entretien. Je devais promettre et fis un signe de tête marquant mon allégeance à la torture du vainqueur. Elle retira sa main, s'approcha plus encore et posa ses lèvres sur les miennes en un baiser chaste de l'omerta proprement compassionnelle. Il valait mieux que la souffrance se concentrât en un point de notre mémoire plutôt que d'essaimer en chaque partie de notre corps, que tout ce que nous sommes fût brûlé du souvenir.

    Je m'enfermai dans mon atelier et, ainsi décidai-je, n'en sortirais qu'à la fin de l'œuvre commandée, lorsque la ragazza in fuga aurait dévoilé tous ses secrets. Il était désormais difficile pour moi de ne pas m'échapper vers son visage et son regard, tant je lui trouvais de ressemblances avec l'inconnue qui m'avait définitivement congédié, à qui je n'avais pu expliquer que l'embrasement en moi combinait jour après jour sa naturelle beauté à l'embarrassante présente d'un être n'ayant jamais vécu et pourtant si présent, comme un texte que notre inconscient récite, comme une musique avec laquelle notre âme joue dans la nuit et nous réveille dans un état désespéré et incompréhensible. Celle-ci, la douce rêverie de Tovagliani, je la déshabillais avec lenteur, ayant, je m'en rendais compte, pris toutes les précautions pour ne pas être déçu. Ses épaules, ses seins, son nombril, sa peau mate, son origine incertaine (quel en avait pu être le modèle ?), j'en apprenais le plaisir progressif et son regard tendu, sa bouche ouverte restaient malgré tout un mystère. J'allais désormais descendre le long de ses cuisses, en retirer le velours vert, plus foncé que jamais. L'usurpation du mystère allait tomber, la vérité poindre. Et elle apparut.

    Ce que mon acharnement solitaire de restaurateur (soit, disaient certains, le destin d'un artiste raté) vit petit à petit était impensable, tellement impensable que j'abandonnai cette partie du corps pour reporter mon attention sur le bas de la robe, désquamer les jambes de la belle. Mais pouvais-je dire encore qu'elle fût belle. Car, revenant à ce que j'avais temporairement repoussé, il s'avéra que la lourde étoffe, dans le plus profond de son obscurité (et je comprenais bien pourquoi l'homme qu'on avait payé pour retoucher Tovagliani n'avait pas essayé de jouer avec l'artifice), ne dissimulait pas la couture discrète et peut-être trop réaliste (voilà à quoi j'avais un temps pensé : à un excès de réalisme, une sorte de Courbet avant l'heure, ce qu'aurait permis la position des jambes de la ragazza in fuga, que je puis ainsi nommer pour la dernière fois.) d'une femme, mais la plénitude sérieuse d'un membre masculin. Non la représentation exacerbée et quasi ironique d'un quelconque Priape, pour faire passer l'œuvre du côté du désordre carnavalesque ; rien de tout cela, mais un pénis certain et flacide, qui rendait l'impression d'un d'après nature imparable. Alors, prenant le recul que j'avais jusqu'alors refusé, je contemplai le tableau et, aussitôt, comme un monde qui serait cartographié selon un angle impensé de son observateur, le visage du modèle prit, dans son expression, une autre inflexion, une autre lecture possible, et dernier rebond de la cascade que faisait mon esprit, une autre identité. Ce n'était plus un être que je pouvais considérer dans sa totalité. Il se métamorphosait selon l'occultation que je pratiquais avec ma main. Ne contemplant que le haut du corps, j'y voyais une jeune femme saisie dans sa pudeur et cherchant du regard une fuite possible à l'horreur de la situation. Cachant le milieu du corps, ne gardant que le visage et le sexe, je pouvais considérer un homme étirant sa nudité, dans un silence peut-être guerrier. L'ambiguïté de la chevelure alors me frappa, mi-longue, sans détermination claire. C'était donc la cosa fuori la natura.

    Je fermai la porte de l'atelier et, croisant le comte, je lui promis, tant il insistait, que dans trois jours, tout au plus, il aurait gain de cause : il pourrait voir le tableau comme nul ne l'avait contemplé depuis son origine, ou presque. Il était aussi enthousiaste que j'étais décomposé mais il ne me posa pas de question. Je retournai, malgré ma promesse et mes résolutions, au Campo mais elle n'y travaillait pas, ni le jour suivant d'ailleurs, que j'avais tué en traînant de place en place, essayant de ne pas trop boire : je demeurai trois heures durant à guetter son apparition et d'inquiétude j'osai interpeller l'habituel Australien pour lui demander si sa consœur était en congé. Il me regarda avec un air mystérieux, et pour ne pas paraître aussi indélicat qu'un quelconque client, je trafiquai le récit de ma rencontre de l'autre nuit pour en faire une discussion très intéressante sur les marches de la Piazza di Spagna. Mais, comme devant tout menteur médiocre qui ne sait pas s'arrêter là où le professionnel a appris que le flou est un des paradoxes de la vérité, il m'écouta m'enliser si bien que je me sentis rougir, incapable de savoir comment cet entretien pourrait finir et soudain je me tus. Il restait droit devant moi, répondit qu'elle n'était pas là et demanda si je voulais un autre verre. Un Barolo, puisqu'il me fallait une tristesse un peu pompeuse.

    Il revint et en même temps qu'il me rendait la monnaie il m'expliqua alors que Nena était partie deux jours auparavant, qu'elle avait fini son contrat et qu'elle filait à Barcelone, avant d'aller ailleurs sans doute. Il ne voulait rien savoir mais imaginait bien que, selon son expression, elle m'avait fait tourner en bourrique. Il m'avait vu, lui l'Australien, m'enferrer. Je le fixai sans rien lui demander de plus. Nena (il m'apprit aussi qu'elle était Croate par son père, Italienne par sa mère) était partie, en me laissant à ma seule tristesse amoureuse qui aurait dû passer sans doute, plutôt que de verser en moi, désormais, le souvenir blessant d'un être pervers.

    De retour à l'atelier, je m'assis face au tableau. Par quelle déraison Tovagliani avait-il pu œuvrer de la sorte ? Etait-ce un jeu, le reste d'un dépit qu'il voulait lui aussi cacher en bafouant ainsi la nature (et dans quel sens d'ailleurs ? S'agissait-il de descendre la beauté féminine de son piédestal ou d'affaiblir la virilité ?), un pari, une audace, une folie, ou rien, rien, rien qu'un tableau impossible ? Je m'approchai. Ce visage auquel j'avais trouvé une parenté contemporaine, qui avait relayé mon désir, dont le cri silencieux avait dû (mais je ne savais plus rien de moi) éveiller en moi une jouissance à venir, croyant que les fantasmes finissent par prendre matière, ce visage ne me disait rien, plus rien. Il n'était plus que le témoin angoissant d'un hasard où la futilité d'une séduction sur le Campo avait pu s'accointer avec le pas rapide d'une œuvre renaissante. Je voulais oublier tout cela : ma méprise, mon emportement, la souffrance qui durerait, je le savais. Il fallait que l'oubli fît son chemin, et pour ce faire que le tableau de Tovagliani disparût, qu'il n'existât plus rien, plus une trace où je pusse la retrouver, car je savais que jamais mon commanditaire ne m'interdirait de revenir devant l'œuvre, et que j'y reviendrais. Dans le silence de l'atelier, alors que le comte Mazotto était à une soirée que j'avais déclinée, je lacérai, découpai et empaquetai le tout pour le jeter aux ordures. Mais cette violence ne m'apaisa pas.

    Croisant le comte au petit matin, je lui affirmai que le lendemain soir il aurait pleine satisfaction. Je passai la journée dans les jardins Borghese, à regarder les joggers, le cortège des touristes se dirigeant vers le musée de la Villa, l'étendue de Rome du côté du Pincio. J'avais sur moi un couteau et je ne donnai pas cher de l'Australien dont la perversité méritait, ainsi en avais-je décidé, une décisive leçon : c'était lui que je devais lacérer de toute ma colère. J'arrivai au Campo à l'heure où j'étais sûr de le trouver. Il n'était pas là et plutôt que d'attendre, parce que ma nervosité me faisait trembler, sans être capable de savoir où elle pourrait m'entraîner, je voulus parler au tenancier et lui demandai si l'Australien était de service. Il ne comprit pas tout de suite, avant de balancer un grand signe de tête et me dire que Murray avait fini la veille, et il ne reviendrait pas. Nena aussi est partie, dis-je presque mécaniquement. Il fronça les sourcils. Bien sûr, dit-il, ils sont ensemble. Il dut comprendre et refusa de m'indiquer où ils logeaient.

    Ils avaient dû bien rire.

    Je bus plus que de raison. En me voyant dans une telle ivresse, le comte Mazotto s'inquiéta pour son chef-d'œuvre, découvrit la catastrophe. Il ne me fit pas trop d'ennui ; il n'en eut pas le temps, mourant au début de septembre. Me tenant pour responsable indirect de cette soudaine disparition, sa fille, elle, engagea des poursuites qui m'ont valu cette condamnation dérisoire. Il me faudrait travailler tant et tant pour entamer la dette que constituent les dommages à verser au nom des préjudices économique et moral, sans parler de la perte d'une œuvre que nul n'avait jamais vraiment regardée avant le comte... Tout le monde, dans le cercle étroit où je vivais, a discouru sur mon aventure, sans en connaître le vrai ressort. On me prend pour un fou. On m'a fait passer devant des experts. Je suis sain de corps et d'esprit. Je garde en moi le baiser de Nena. J'espère seulement que j'aurai le temps de retrouver Murray (dont j'ai fini par connaître le patronyme. Et le monde est petit.) pour lui offrir le goût de l'artifice : l'imaginaire, et lui crever les yeux.










     

  • Méduse (première partie)

    Le comte Mazzoto, que j'avais eu l'occasion de rencontrer quelques années auparavant pour une donation au musée de Nantes (sa femme était française, d'une vieille famille ayant dans son arbre généalogique des membres éminents du duché de Bretagne) me sollicita pour que je vinsse tout un mois de juillet dans sa demeure, à quelques pas du Panthéon romain, et que je m'occupasse de la restauration d'un tableau d'un peintre certes mineur, Tovagliani (Arrigho Tovagliani. Como, 1504 - Rimini, 1532), mais dont il appréciait l'art délicat et précieux. C'était, il en convenait, un élève modeste du Corrège (bien moins puissant que le Parmesan, par exemple), dont il ne sut saisir l'audace vaporeuse et la sensualité raffinée. Cette médiocrité, toute relative eu égard au délitement des arts de notre siècle, expliquait que peut-être il était fort ignoré des historiens (sans parler de la brièveté de sa production puisqu'il mourut assez jeune, pour autant que soient fiables nos sources, de complications épathiques).

    Le comte Mazzoto n'avait pas hérité de ce tableau. Il s'en était porté acquéreur en 1967, lors d'une vente chez Sotheby's, pour une somme modique, et l'avait accroché dans son studiolo, à l'abri des regards indiscrets. Non que le tableau représentât une quelconque licence ou un désordre mystérieux qui aurait pu faire sourire un regard avisé. Il l'avait placé là parce que la femme représentée avait pour lui une puissance évocatrice, une intimité indicible dont il ne voulait partager le bonheur avec personne. Il m'avoua passer de longues heures à contempler ce visage qu'il imaginait toscan (Le tableau aurait été peint pendant un séjour de l'artiste à Florence) mais dont je dois dire qu'il devait avoir des sources d'inspiration moins immédiates : par-delà les relents stylistiques de byzantinisme (mais il ne s'agit pas de juger la forme), le modèle avait un élan oriental prononcé qui, s'il avait fallu à tout prix la situer sur l'échiquier de l'actuelle Italie, aurait incliné notre boussole vers la ténébreuse Sicile. Encore n'était-ce qu'une approximation : je le sentis immédiatement. Peu importe : le comte Mazzoto rêvait d'un port altier déambulant à l'abri du Bargello pour se rendre vers l'Arno fougueux.

    Qu'était-ce d'ailleurs que ce tableau ? Pour pouvoir le décrire, chacun pourra se reporter à la photographie du catalogue Sotheby's de 1967. C'est là, à ma connaissance, la seule trace que l'on ait, puisque jamais son nouvel acquéreur ne se serait abaissé, pour le principe et pour l'idée qu'il se faisait de l'art, à la reproduction technique (Le comte était un lecteur assidu de Walter Benjamin, qu'il prétendait avoir croisé, très jeune homme, dans des cafés parisiens). Ainsi n'est-ce qu'une vague idée de ce qu'était la peinture, de ce qu'elle était vraiment, avec son secret et son indicible. Son propriétaire seul, mais il est mort, et moi-même avons pu en connaître l'imparable scandale. Qu'était-ce donc, dis-je ? Que verriez-vous sur la photographie ? Vous y verriez en arrière-plan une pièce à peine meublée : un coffre sculpté de scènes bibliques et un siège cathédrale, pièce percée d'une ouverture à moitié cachée par un dais de velours rouge dont les plis rappellent étrangement ceux du vêtement porté par la Madonna del Parto de Paolo della Francesca. Le paysage inscrit dans la fenêtre est champêtre et boisé ; on n'y distingue qu'avec peine la flèche d'une église gothique qui laisserait supposer une influence flamande (à moins que ce ne soit le souvenir d'un voyage en Flandre dont nous n'avons nulle trace). Au premier plan, la jeune femme brune qui plaisait tant au comte, de trois-quarts face, la jambe gauche engageant une marche supposée, alors que le bras droit contrebalance le mouvement, a une attitude de fuite que complète un visage inquiet : des yeux sombres flambent au milieu d'un visage mat et d'une chevelure mi-longue en désordre. Elle aurait, dans un autre contexte, quelque chose de pétrifiée, comme une criminelle venant de se rendre compte de son geste (la très belle Lucrère du Caravage, par exemple, sinon que celle-ci a la blancheur de la violence légitime). On ne sait pas ce qu'elle fuit. Elle est seule sur le tableau et l'éclairage venant vers elle ne nous donne pas d'indication symbolique fiable. Ce qu'elle fuit est la partie la plus obscure du tableau. Elle est habillée d'une sorte de tunique de velours vert (un peu dans le ton de l'épouse Arnolfini de Van Eyck), assez maladroitement peinte : on n'y retrouve en aucune façon la manière flamande qui sait donner à la moindre étoffe sa qualité visible, sensible, réelle. Cette tunique, que nulle agrafe ne retient, couvre à peine la gorge de la jeune femme, et le spectateur, comme pris par l'illusion du mouvement et de la vérité peinte, s'attend à ce que le vêtement tombe et que dans l'instant se révèle la plastique avantageuse du modèle.

    Ainsi nous en serions-nous tenus à la contemplation d'esthète, si le comte Mazzoto, qui, outre sa généalogie aristocratique, possédait une vocation érudite, n'avait découvert, au cours de ses pérégrinations bibliographiques un volume (Le vingt-deuxième, pas moins) des Discorsi storichi d'un obscur auteur, Palezannotti (Andrea Palezannotti. Erba, 1686 - Firenze, 1748.) mentionnant une œuvre, sans commanditaire précisé, du sus-dit Tovagliani, dont le titre connu alors est ainsi formulé : Il sogno di Aristofano, avec une description du tableau qui, immanquablement, faisait penser au tableau acquis en 1967. L'affaire, à ce qu'il m'en dit, n'avait d'ailleurs pas de liens avec ses préoccupations picturales mais relevait d'une interrogation purement procédurière et généalogique. Néanmoins il tomba sur cette révélation qui le frappa : Palezannotti parlait d'un tableau, détenu par un certain Andrea Falognelli (sans plus de précisions), dont la contemplation scandaleuse (contemplazione scandolosa) interdisait toute exposition, une chose hors de nature (cosa fuori la natura) indigne d'être peinte. Peut-être le comte s'était-il attendu à une description plus fine du scandale, mais il n'en était rien (j'en assure le lecteur puisque le comte m'en fit le récit, à même le texte). Comme rien n'étonnait dans ce tableau, il comprit qu'il n'avait pas sous les yeux l'état originel. Il conclut que ce qu'il avait pris pour la partie faible de l'œuvre, le vêtement, devait cacher un mystère. Il se demandait, quant à lui, s'il ne s'agissait pas d'un signe permettant ou d'identifier, au moins symboliquement, la jeune femme représentée, ou de comprendre une allusion qui pouvait froisser un être d'importance.

    Tous comptes faits, mon aristocrate, bien que fort digne et érudit, aspirait, à l'approche de ses soixante-dix ans, à un plaisir qu'il n'avait pas encore connu, et qui s'avérait très singulier : celui du déshabillage (comment le définir autrement ?) d'une femme dont le corps lui resterait, malgré tout, interdit. Ainsi, de ce mystère, je retirerais les écailles, comme s'il en eût été d'une sirène, velours de demi-poisson donc, à la chute duquel la nudité des hanches et des cuisses viendrait récompenser l'œil esthète certes mais aussi le désir ardent d'être le premier (encore devrait-il partager ce loisir avec moi puisqu'à l'inverse d'un musicien dont on pourrait brûler les tympans sans altérer son jeu, mes mains ne pourraient se passer de mes yeux.) à en contempler les délices. C'est d'ailleurs par souci que rien ne fût faussement défloré qu'il avait refusé que l'on examinât l'œuvre par les moyens les plus sophistiqués. D'aucuns diront que cela revenait mutatis mutandis à l'effeuillage d'une strip-teaseuse. Il eût mieux valu, en effet, que nous ne nous acharnassions pas.

    Je m'approchai de l'œuvre et constatai que le vêtement était indéniablement un rajout grossier, à peu près semblable à ces horreurs imposées par le bragghetone infâme de la Sixtine. Je ne réfléchis pas très longtemps avant de donner mon accord. Oui, lui dis-je, à la condition que vous ne fassiez découverte de la nouvelle œuvre qu'au temps où je n'aurai plus un geste à faire, et que vous n'aurez plus qu'à savourer l'éternité de la contemplation. Il acquiesça. Ainsi fut-ce...

    C'était un bel été, et je n'aimais guère les alentours du Panthéon. La place était bruyante, les touristes stationnaient sous le vaste portique. Plus insupportable encore était la Navona. J'ai toujours préféré le Campo de' Fiori. Vers six heures du soir, au troisième jour de mon entreprise, à moitié rêveur de la ragazza in fuga, je m'installai à la terrasse d'un café auquel je demeurai fort brièvement (je laissai la moitié de mon Nebbiolo) pour saisir l'occasion d'une place vacante à la terrasse voisine, saisi que j'avais été par l'éclat singulier d'une serveuse. J'avais depuis toujours en mémoire l'épisode proustien de cette beauté ferroviaire que le narrateur croise, lui dans un wagon, elle sur le quai, pour l'aimer et la perdre à jamais. Je m'étais juré alors que jamais pareille mésaventure ne m'arriverait. J'avais de toute manière beaucoup à y gagner car la carte des vins était infiniment plus riche et délectable que la précédente. J'espérais sa venue pour me demander ce que je désirais mais il n'en fut rien. Je dus me contenter d'un blond, visiblement anglo-saxon, pour me rapporter un Aglianico del taburno gras et tanique. Je l'observai, elle, passant entre les tables et jonglant dans toutes les langues possibles pour le plus grand plaisir des hommes. Je compris aussitôt que certains avaient les mêmes désirs que moi, le même souci de prolonger l'échange impersonnel du client à la serveuse, sans savoir pourtant, et cela me parut très clair d'emblée, comment faire, comment insinuer dans le sourire et le regard ce supplément d'âme qui aurait voulu l'arrêter dans son geste, suspendre l'agitation mercantile et fuir le bavardage romain et cosmopolite. Mais je remarquai aussi qu'elle avait un art magnifique pour échapper au regard de celui devant qui elle déposait un verre ou une tasse, une manière insaisissable de ne pas être impolie tout en ignorant l'œil tenté par autant de beauté. La nuit vint enfin, et je rentrai.

    Ce n'est que le lendemain, lorsque je m'attelai à nouveau à ma tâche, que le visage de la cameriera de' fiori (ainsi l'appelais-je...) sembla doucement poser ses traits sur ceux de la ragazza in fuga du tableau qui jusqu'alors m'avait laissé indifférent, parce que je ne lui trouvais pas de beauté particulière (c'est-à-dire rien qui ne soit visible et acceptable dans l'ordre si étrange de la peinture où les traits les plus faux, les équilibres les plus improbables, les proportions les plus fantaisistes peuvent ouvrir sur la séduction la plus imparable, comme en témoigne le succès de la Vénus de Boticelli). Il ne s'agissait pas de confondre l'une et l'autre, d'imaginer qu'elles fussent une seule et même personne, comme dans ces nouvelles à la Poe qui m'ont toujours semblé ridicules. Elles se ressemblaient dans le sens où la seconde, la vivante, aurait été en quelque sorte le prolongement, dans l'ordre du temps, de celle qui ne le fut jamais (sans pour autant être morte, puisqu'un tableau ne vit pas). Elle en était, quoique le mot n'eût pas l'ampleur nécessaire pour ce que j'éprouvais, la transposition, la forme moderne. Cela n'avait rien à voir avec la méprise de Swann avec Odette de Crécy et, d'ailleurs, mon désir pour la serveuse dont j'ignorais tout n'avait pas eu de motifs intellectuels mais était essentiellement charnel. Elle m'avait plu immédiatement. Néanmoins, l'œuvre de Tovagliani, parce que j'avais un loisir plus long à la contempler se remplissait du souvenir proche de cette étrange beauté et je m'endormis, après être passé au Campo et avoir constaté qu'elle n'était visiblement pas de service, en pensant à elle deux, l'une pour le plaisir soudain qu'elle me procurait et que je projetais plus loin encore, l'autre pour les problèmes techniques qu'elles me posait, à savoir : comment la dévêtir sans rien abimer de sa chair et de son éclat.

    La ragazza in fuga commençait doucement à se révéler. Je passais deux jours à travailler intensément, devinant les progrès de mes gestes vers sa gorge qui, comme dans toutes les peintures italiennes de l'époque, et bien mieux que les flamanderies à la Memling (où la taille, les épaules et les seins ont l'étroitesse de leur moralisme), promettait des délices d'élégance et de sensualité. Deux jours, dis-je, où le dehors n'exista pas. A peine pris-je le temps de manger et dormir, à peine échangeai-je deux mots avec le comte qui s'inquiéta de ma fébrilité laborieuse, croyant que je lui cachais une quelconque maladresse, à tel point que je dus, devant son insistance, lui permettre de constater qu'il n'en était rien, et je fis jurer que jusqu'à la fin de mon travail, désormais, la porte de mon atelier lui serait définitivement fermée. Je le laissai en admiration devant les formes de l'inconnue pour faire quelques pas dans le jardin et ce soudain retour dans la réalité chaude de l'été me ramena vers celle dont j'avais abandonné l'approche, et je crus un instant que ma passade, bien chaste il faut le dire, avait vécu. Avant que de céder au désir de retourner au Campo, je repris ma place, seul, devant le tableau pour vérifier si je ne m'étais pas trompé en rapprochant les deux femmes autour desquelles tournait mon existence du moment. Je pris une feuille de papier, un crayon et plutôt que d'essayer une esquisse de la ragazza que j'aurais emportée avec moi pour m'assurer que je ne divaguais pas, je commençai à écrire, à décrire ses traits. À la relecture, je convins que ce n'était pas bon. Les phrases avaient malgré tout l'imprégnation des détails échappant au vulgaire qui, à mon regard aguéri, rendaient ce rêve possible, celui d'aimer une femme dont la contemplation serait aussi, sans qu'elle le sût, un retour vers l'imaginaire d'un temps où j'aurais aimé vivre depuis toujours, parce que c'était celui du triomphe de la peinture. Je regardai une dernière fois son visage inquiet et je sortis.

    Les deux soirs qui suivirent, je m'installai, avec livres et cahiers, à la terrasse du café où elle officiait. Je travaillais certes mais attendais surtout qu'elle s'adressât à moi pour une commande et qu'ainsi le premier contact avec elle se fît. Je la vis papillonner entre les tables, glisser sa silhouette vers les attentes les plus diverses, découvrant à l'occasion qu'elle maîtrisait toutes les langues de la terre nécessaires. Nul effort ne semblait l'atteindre. Elle surgissait de l'antre du bar et y retournait avec une constante célérité et, comme je m'étais installé face à la place, à une table quasi périphérique, pour avoir un panorama plus avenant et échapper à la bêtise des conversations, devant faire un quart de tour pour surveiller ses mouvements, elle surgissait toujours à un moment où ma vigilance s'était accordée un repos, comme si elle avait voulu m'échapper, pire : me faire languir. Ce n'était donc, le plus souvent, qu'un pas de danseuse que je saisissais, et son corps de trois-quarts ou de profil. Durant ces deux jours, jamais il n'échut le moindre bénéfice à mon obstination, à ma constance, à mon émotion, alors que je voyais, du coin de l'œil, des barbares de toutes les nationalités faire des mimiques et des simagrées dans l'espoir d'emporter un sourire d'elle, et sans doute plus.

    Comme pour m'infliger un supplément de douleur, je décidai de m'enfermer deux jours durant dans l'atelier, avec le tableau de la ragazza, dont la gorge éployée apparaissait enfin, à la mesure de la promesse. Je glissai alors mon art du dévoilement vers son ventre et plus j'avançai dans mon travail, plus ce regard, que j'avais pris (et pas moi seulement) pour un effroi indicible placé dans le silence définitif d'une idée hors du tableau lui-même, plus ce regard, plutôt que de gagner en intensité et d'accroître la cohérence liminaire que tout le monde avait sans doute voulu lui donner, devenait sybillin. Maintenant que son corps à moitié nu s'offrait à ma vue, il me semblait que la violence invisible et supposée était une hypothèse qui perdait de son crédit. Je n'étais pas pour autant capable d'orienter mon esprit vers une autre interprétation. Seule sa beauté saisissait davantage et lorsque je sentais venir la fatigue du soin indispensable à ma tâche, alourdissant mon bras et mon âme, âme si préoccupée de cette autre, là-bas, au Campo, dont je n'avais pas encore croisé l'œil fébrile, je rangeais avec soin les instruments de ma technique et je la contemplais, avec sa douce chevelure, son grain de peau suave, sa bouche, son nez, et désormais ses seins. Je trouvais que la postérité avait été bien injuste avec Arrigho Tovagliani.



     

  • Top models

    http://farm4.static.flickr.com/3289/2800415596_29bde4e13b.jpg?v=0

    Le voyageur d'août, à Rome, manquera le spectacle de la via dei Cestari. Les boutiques sont fermées, les rideaux de fer baissés. Il ne peut donc jouir des vitrines où sont exposés les derniers modèles de l'élégance ecclésiastique. Car, en cette rue, on admire chasubles, étoles, soutanes, habits d'apparat. Peut-être Fellini s'en est-il inspiré pour son défilé dans Roma. L'observateur neutre et bienveillant voit la prêtrise et les religieuses s'extasier sur les nouveautés du moment, fashion victims d'une religiosité qui ne se réduit plus à la sobriété des couleurs sombres. Certes, il serait ridicule d'y voir la version pieuse des boutiques chic de la via dei Condotti. De Ritis n'est pas Armani. Malgré tout, on sent chez certains et certaines un frisson. Et nous, mécréant que nous sommes, en regardant discrètement quelque sœur à la sihouette fine, au visage angélique, loin des clichés de la laideur réfugiée dans la dévotion, rêvons aussi, un moment, à d'autres tissus mais nous nous tairons sur le sujet...

     

  • Caravage, au miroir

    Ce tableau, aujourd'hui exposé à la Villa Borghese, est daté des années 1609-1610, soit peu de temps avant que l'artiste ne décède le 18 juillet 1610, à Porto Ercole, vraisemblablement de maladie. Il s'agit donc d'une toile tardive, d'un homme approchant les quarante ans.

    L'artiste a repris un thème assez répandu, David et Goliath. La décapitation du géant, respectant en cela les indications du texte biblique, a par ailleurs des échos dans l'œuvre caravagesque, si l'on pense à la Judith du Palais Barberini, à la Décollation de Saint Jean Baptiste, et dans un genre approchant à la tête de Méduse des Offices. Quoiqu'il ne soit pas son tableau le plus réussi, il ne manque pas d'intérêt.

    Le visage et le corps gracile de David rappellent d'autres portraits du peintre. On y trouve une même jeunesse vivante, avec une pointe d'arrogance. Certaines conjectures biographiques laissent penser que ce garçon était un amant du Caravage. Cette hypothèse n'est pas absurde puisque celui-ci avait l'habitude de mettre en scène des gens de connaissance. Dans cette perspective, il est clair que l'illustration du combat biblique entre le fort et le faible prend une dimension poignante et ce d'autant plus que, certitude cette fois, la tête de Goliath est un autoportrait. Ce tableau peut alors se contempler comme l'allégorie d'un amour tragique entre une beauté pleine d'éclat et puissante (malgré la légèreté du corps) et un homme déjà marqué par l'âge (nous sommes au début du XVIIe siècle) et une vie fort mouvementée. S'il y eut amour, passion, qui sait, le Caravage raconte une sienne défaite, la souffrance pour un autre, cruel, lui faisant perdre la tête, l'aliénant à sa toute violence d'être désiré. L'amour, en ce sens, est un combat, ce qui n'est pas nouveau.

    Ces amants ne se regardent plus. Ou, pour être exact, l'un (le fort de naguère devenu le faible) est privé du regard de l'autre qui, lui, en retour, est dans la contemplation ardente de son triomphe, sourire esquissé aux lèvres. Il est là, tenant à distance celui qui voulait (encore ?) l'approcher, dans une posture dont les détails interpellent. C'est d'abord l'épée, dans un mouvement descendant, qui désigne peu ou prou l'entre-cuisses. L'arme-sexe par/pour laquelle Goliath-Caravage a failli. Mais l'arme pourrait passer pour un élément extérieur, la concession au respect nécessaire du récit biblique. Pour le moins, un point de réalisme. Alors, l'artiste redouble sa thématique, et cette fois, c'est le bras tendu, peint dans un raccourci magnifique, avec le poing fermé et sûr. Cette tension est celle du fascinus, sexe en érection des Latins (et le poing, qu'est-ce, en ce cas ?), et par contamination celle de la fascination dans/par laquelle l'homme mûr et désirant a fini de se perdre. Fascinus qu'il ne reverra plus, et dont il meurt. Jeu barbare des sentiments où l'égalité est illusion, le partage leurre, la reconnaissance mascarade. Le proche est devenu lointain. Et cette perte, il ne peut, d'une certaine manière, la peindre qu'aveugle. Ce qu'il est, effectivement, dans le tableau, par le truchement de l'autoportrait.

    L'autoportrait. Certes, l'épisode choisi suppose que Goliath ait payé chèrement sa présomption et qu'il ait le rôle du méchant. N'empêche : le masque grimaçant, les yeux peints dans une dissymétrie qui saisit (comme s'il peignait deux visages en un...), la bouche ouverte, tout ce dispositif aboutit à l'horreur d'un visage fixé à jamais dans la contemplation de sa défaite (si l'on s'occupe du personnage), à la tremblante et troublante dernière image que se fera l'homme de lui-même (l'artiste), quand le noir aura absolument gagné son existence. Cette mise en scène, en forme d'auto-mutilation, surprend, parce que c'est alors que cette figure de Caravage face à lui-même nous revient et nous concerne. À l'évidence, et à l'inverse de bien des autoportraits que l'on trouvera dans l'histoire de la peinture, la frontalité du regard n'est pas possible. Quelque chose biaise la représentation. On dira que Goliath est mort et que de ses pupilles il ne peut rien surgir désormais : la frontalité perd de sa pertinence. Soit, mais n'est-ce pas aussi que dans un tel tableau ce choix témoigne de l'incapacité de l'artiste, et la nôtre par la même occasion, à penser la mort jusqu'au bout, peut-être même les morts, celle, physique, qui le verra pourrir, celles, spirituelles ou affectives, qui le rendent à l'inextricable de ses passions, présentes et passées.

    Dès lors, ce Caravage du tableau, parce qu'il ne nous regarde pas, nous ramène paradoxalement à notre statut particulier : nous sommes, spectateurs, le complément de David, son inversion, celui qui reçoit le tribut, à qui l'on tend la tête suppliciée, ce visage plein de la mort, quand le vainqueur biblique se contente d'un trois-quarts dos. Cette tête, David ne la présente pas ; il nous l'offre et nous devrions secrètement jouir de ce partage (puisque choit le méchant...). Et s'il en est ainsi, ce tableau nous demande discrètement de quels combats nous fûmes vainqueurs, quand nous nous voyions en David, pour précipiter dans le coin inférieur droit, donc prêt à tomber dans l'oubli, celui qui fut notre alter ego (car, par-delà les enjeux symboliques et théologiques, la lutte de David et Goliath unit à perpétuité ces deux figures, comme, disons, César et Brutus). Mais, cette tête étant celle du peintre, et donc, celle de l'homme qui en fut le premier spectateur, à notre place, nous précédant dans la contemplation, elle est aussi la nôtre, mortelle et amoureuse. Ainsi, le Caravage, ironique peut-être, nous informe déjà, en se mettant en scène, qu'il est  probable que nous finirons par trouver notre maître, comme lui aurait trouvé le sien. L'artiste dont la vie outra la morale, dont la peinture, par la densité des corps qu'elle imposait, fracturait l'idéal antique et renaissant, peintre énergique devant tous, celui-ci nous imposerait  in fine, sans même qu'il sache que la mort le guette, une terrible leçon de désespoir.

    Cela d'autant plus qu'un élément classique de l'art caravagesque réhausse l'effroi du sujet. L'absence de fond réaliste, cette noirceur à partir de laquelle surgissent les deux figures, renforcent l'effet. Les personnages émergent d'un lointain dont l'arrière-plan indistinct signe la profondeur. Ils sont des apparitions, de véritables épiphanies mentales, comme des signes oniriques ou cauchemardesques. Il n'est pas possible d'être distrait par le moindre objet, le moindre détail. Ils sont en pleine lumière, paradoxalement. Ce qu'il faut voir s'impose. Devant cela nulle échappatoire. Face à face détourné des personnages dont nous avons, nous, à débattre, en toute lucidité.

    Ce tableau à l'autoportrait monstrueux est sans aucun doute l'un des accomplissements les plus spectaculaires du peintre sur le visible terrible de l'existence. Là aussi, une sorte de réalisme.