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  • Trois femmes (III) : la compassion

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    Tu as quitté Sant'Agostino, frôlé la bruyante Navona. La via dei Coronari est déserte, étrangement, et les boutiques d'antiquaires sont, pour beaucoup, fermées. Puis vient le pont Sant' Angelo et l'entaille immonde de la Conciliazione. Pour celle que tu viens voir, au contraire des deux premières, tu n'auras pas le privilège de l'intimité. Il est sans doute peu glorieux de pester contre la foule quand on est soi-même un membre de la foule. Parfois tu as renoncé ; tu lui as été infidèle et tu t'en es toujours voulu. Mais penser à elle en récompense des fouilles, des portiques, de la lenteur de la file, du brouhaha de gare ferroviaire qu'est Saint-Pierre, de la vulgarité des cyclopes portabilisés, c'est un peu l'amoindrir, la blesser de toutes nos vanités voyageuses et d'une illusoire démocratie culturelle.

    Mais tu ne peux à chaque fois laisser ta colère prendre le pas. Il faut donc passer outre pour s'approcher d'elle, loin pourtant qu'elle est, derrière la vitre blindée qui la protège maintenant. On pourrait regretter cette distance mais tu veux y voir comme un signe, et tu ne penses pas à ces années anciennes où elle te fut plus accessible. Tu dois être plus attentif à elle. Ici le corps ne s'élève plus ; il n'a même plus la légèreté d'un pas de danse possible. Elle est assise ; le corps est affligé ; le marbre est puissant ; l'expression est d'une noblesse étonnante. Michel Ange pouvait explorer la grandiloquence de la douleur, reprendre les poses convenues de ce topos artistique. Il choisit l'humanité. C'est une mère à l'enfant. Pas une Vierge à l'Enfant. Elle lui a donné la vie ; il a grandi ; il a pris sur lui de refonder le monde ; il s'est battu et a fini par être vaincu. Certes, l'Histoire lui donnera raison contre Ponce Pilate, mais pour l'heure, il est l'homme crucifié, l'enfant martyrisé surtout, à qui elle ouvre grand ses bras tendres. Elle recueille sa souffrance désarticulée. Elle essaie, elle, de rassembler, sans cri, sans larmes, leur histoire. Il y a entre les deux l'aventure physique de chacun : le corps élevé du fils à la hauteur de la croix, avant de retomber parmi tous. Il n'a pas chu. On l'a décroché et son corps est pesant de sa masse et de sa Passion. Il y a sa modestie, à elle, la fragilité de sa constitution. Le corps du fils semble démesuré mais elle n'a pas peur. Rien ne l'effraie. Son visage, à lui, est serein. Elle semble avoir pris sur elle toute la douleur. Ils ne font qu'un et le bloc de marbre, dans sa densité totalisante -un seul morceau- donne toute sa mesure à cette idée du lien que ne pourrait pas prendre (c'est ineffable) la peinture.

    Son regard ne s'incline pas de résignation. Michel Ange suggère par la finesse de son art que ce moment est aussi nécessaire que tout ce qui a précédé, qu'elle sait, cette femme à la jeunesse improbable, que le recueillement dû aux morts, ces morts savent l'entendre. Et c'est ainsi que l'artiste évacue de sa sculpture toute théâtralité, l'excès ennuyeux du sublime pour ne garder que l'essentiel : le dépouillement d'un moment qui laisse de côté l'Histoire, le récit collectif, l'édification pour une tragédie plus intime dont tu retrouves les signes chaque jour, ou presque, dans les images, les photos de la violence planétaire.

    Désormais, à l'abri du vandalisme, Marie est comme une métaphore de notre impuissance à juguler la douleur. Tu la vois mais elle est inatteignable (1) ; tu voudrais lui parler, lui dire que tu vas prendre sur toi une part de sa détresse (et c'est fort ridicule) ; que son déchirement n'est pas absolu. Mais ce ne serait que faussetés et mièvrerie. Sa majesté maternelle est à la fois si ample et si humble que tu es saisi comme rarement de ce sentiment difficile de ta propre fin possible (certaine, en fait), d'une peur plus forte encore que celle de mourir. N'être plus rien, plus rien pour personne et qu'il n'y ait nul visage aussi doux, nulle étreinte aussi sensible, nul silence aussi profond que la sienne pour t'arracher de l'oubli.

     

    (1)Ce qui n'est pas l'inaccessible. Motif spirituel à écarter ici.








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  • Trois femmes (II) : la douceur

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     Caravage, La Madonna dei pellegrini, Sant'Agostino, Rome

    Tu as quitté Thérèse d'Avila et les nuages avaient pris le temps de livrer bataille au soleil. De la piazza del Quirinale, tu as salué la lointaine coupole de Saint-Pierre, puis évité Trevi, pris des venelles gracieuses d'une fraîcheur surprenante, traversé la piazza san Ignazio et son théâtre d'architecture, contourné le Panthéon, et repris ton souffle avant de gagner la médiocre piazza sant' Agostino, où elle demeure. Comme chez Thérèse, il est probable que, sans elle, personne, sinon les ouailles de la paroisse, ne viendrait ici. C'est un peu injuste parce qu'on y trouve aussi des œuvres du Guerchin et une fresque de Raphael. Mais rien qui puisse approcher l'irradiante puissance de sa personne.

    Autant l'écrire ainsi : elle est, elle, l'incarnation de la beauté. Il y a une absolue nécessité, quand tu es à Rome de venir te recueillir devant elle. Une quasi prosternation qui fait de toi le prolongement à travers les siècles de ces modestes que Caravage a peints, à genoux, les pieds sales, dans l'humilité de ce qui les dépasse. Tel tu te vois, parfois, dans la suspension d'un athéisme viscéral, quand tu échanges ta raison contre son cœur, tes objections contre son visage délicat, l'inclinaison de sa tête vers le pèlerin que tu seras pour quelque temps, tes certitudes contre ce corps esquissant un pas de danse. Tu ne viens pas chercher un repentir, ni même un réconfort, mais revivre la magie de cette rencontre, mainte fois vécue, quand elle t'accueille sur le pas de sa porte et que son regard miséricordieux te saisit. Tu n'es pas un pèlerin, ou s'il en est ainsi, un bien mauvais pèlerin, car de l'enfant, primus inter pares, tu n'as que faire. Tu détournes le sujet, sciemment. Sa peau a la matité, sa chevelure la noirceur des méditerranéennes. Sa sensualité éclaire la pénombre, elle diffuse sa quiétude auprès de ceux qui sont venus de loin. Car tel est le miracle de ce tableau. Jamais le corps de la femme, dans la pudeur de la mise et la référence à la maternité, n'a dégagé autant d'attrait sans dépasser les limites de la décence. La fascinante emprise de la Madone tient en ce que la rêverie érotique nimbe l'ensemble de l'œuvre sans pour autant rompre avec la sainteté de la scène. La vulgarité si courante des modèles que l'on aimerait déshabiller, parfois, ou dont la nudité fait oublier, paradoxalement, qu'elles ont un corps, la pose sauvage d'un féminité exacerbée, tout cela, Caravage le balaie. Lui qui aime tant la provocation est en retrait.

    Ils sont venus de loin, s'agenouillent ; ils n'ont rien à dire. La scène est silencieuse. Ils acquiescent dans la vénération et toi tu te perds dans la suavité immortelle de son attention, doublée qu'elle est d'une sensualité sans artifice. Elle a la délicatesse d'une âme en pleine quiétude. Certes il y a bien une scène qui se déroule, la conclusion d'un parcours pour les pèlerins, elle entend leur présence. Elle les reçoit, les recueille. Mais Caravage a peint plus que cela, et comme personne : c'est une chair vive et pesante qui t'étreint ; c'est une hanche invisible, sur laquelle s'appuie l'enfant, comme l'évocation d'un désir  ; c'est le temps compris, vécu à travers cette pose improbable (et tu imagines qu'elle va bouger pour être plus à son aise et garder toute son élégance) ; c'est un visage à l'âme mystérieuse, comme celui d'une passante croisée qu'on ne reverra jamais, un visage dont les traits te suivent, eux, quand, au sortir de cette si belle rencontre, tu t'assois sur les marches de l'église pour fumer une cigarette, infiniment empli, et infiniment seul aussi, de son image...


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  • Trois femmes (I) : l'extase

     

    C'est le matin. Il fait doux et dans la cour intérieure de l'appartement de la via Sommacompagna tu regardes l'immense sapin qui atteint le cinquième étage. D'où tu es, tu contemples ce jardin privé et le ciel bleu fait un carré pur que tu remercies. La rue est calme, jusqu'à Trombetta, sur le côté de la gare Termini, pour un cappucino, une sfogliata fourrée au chocolat, et un thé froid au citron.

    Le terminus des bus qui mènent aux aéroports grouille de monde. Des gens quittent Rome et tu passes. La piazza Cinquecento est brouillonne, sinistre. Tu n'aimes pas la traverser. Ce sont quelques minutes d'ennui, puis tu remontes vers la piazza della Repubblica, où l'on trouve de beaux hôtels et un MacDo. Quand tu t'y es arrêté pour la première fois, il y a près de trente ans, elle était ornée de panneaux de belles dimensions vantant des voyages pour l'URSS. C'était un autre temps. Mais tout change vite. Les vendeurs ambulants qui proposaient n'importe quoi, trois ans auparavant, ne sont plus là. Rome a été nettoyée. Tu t'étonnes toujours d'apercevoir, dans un lointain de brume polluée, les statues sombres du monument Vittorio Emmanuelle. Tu prends la rue en légère montée et tu y arrives. À Santa Maria della Vittoria. Et c'est un autre monde qui t'attend, en retrait du mouvement, quand l'agitation laisse la place à une ferveur silencieuse qui n'a plus beaucoup sa place aujourd'hui.

     

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    L'intérieur baroque t'ennuie toujours. La surcharge n'est pas ton goût, surtout celui-ci, qui manque d'unité. C'est un lieu médiocre et il est certain que ce serait une église perpétuellement vide si elle n'y était pas, la sidérante Sainte Thérèse d'Avila que Bernin a sculptée.

    Mais elle est là, comme une incarnation du marbre, d'abord, dans la légèreté des plis de la pierre que le regard ne peut pas appréhender dans sa totalité. Il y a trop (mais pas un trop d'excès : la profusion du ciseau et des surfaces polies sont magnifiques) à voir. Tout saisit, à commencer par le visage, d'une finesse angélique, en abandon des attaches humaines et des rudesses de l'existence commune. Le miracle est là : la dureté est ailleurs et le marbre se soumet à la tendresse de l'emportement, du transport divin. L'incarnation du matériau est ici la désintégration des vicissitudes, leur réduction en poussière. Ses traits respirent un autre éther. Du point où tu la contemples, en contre-plongée, tu pourrais croire qu'elle est encore très proche, qu'en tendant la main tu vas la toucher mais illusion que tout cela parce que Bernin ne te laisse pas la chance de l'atteindre (et la sensation physique, que tu éprouverais en passant outre l'espace qui la protège, serait bien plus saisissante que la froideur remontant de ta main à ton cerveau). Elle s'est enfuie. Ce visage est inaccessible. Il est la surface d'une intériorité qu'il te faut imaginer, puisque sa réalité est ailleurs. Tu la contemples, béat, coupé de tous tes moyens, dans une paralysie de la pensée qui te fait croire, un temps, qu'à toi aussi l'extase est accessible.

    Tu penses alors, en déplaçant ton regard vers la main sans force et le pied oublieux du sol, que cette Thérèse flotte dans l'air, que son enveloppe charnelle perd sa force immédiate ; et tu te rends compte de ton erreur, quand, durant des années, tu es venu avec le sourire amusé lui rendre hommage, au-delà du plaisir esthétique (ou justement, parce que ton plaisir esthétique prenait le pas sur le reste et que tu oubliais que le Bernin n'étant pas ton contemporain ne l'avait pas imaginée de la même manière), en pensant à cette autre chose que révèlerait cet œil perdu de bonheur. La sexualisation de l'œuvre est une manière faussée de la contempler. Il n'est pas question de dire qu'on est alors sacrilège ou blasphématoire. Rien à voir avec la morale. Il s'agit de mettre de côté les images qui troublent l'interprétation et de ne pas voir, parce que le Bernin n'est pas Caravage par exemple (1), dans une exploration de la croyance quasiment exotique un jeu quasi obscène sur l'orgasme.

    Il faut te départir de cette tentation pour essayer d'appréhender (mais le peux-tu vraiment ?) ce qui pouvait animer l'âme, l'œil et les mains de l'artiste en recherche de l'élan mystique, parce qu'il y a loin de notre vision moderne aux paroles que tient Thérèse dans Les Chemins de la perfection :

    « Je viens maintenant au détachement dans lequel nous devons estre, et qui importe de tout s’il est parfait. Ouy je le redis encore, il importe de tout s’il est parfait. Car lors que nous ne nous attachons qu’à nostre seul créateur et ne considérons que comme un néant toutes les choses créées, sa souveraine majesté remplit nostre âme de tant de vertus, que pourvû qu’en travaillant de tout nostre pouvoir nous nous avancions peu à peu, nous n’aurons pas ensuite beaucoup à combatre, parce que nostre seigneur s’armera pour nostre défense contre les démons et contre le monde. » (chapitre VIII)

    Il ne s'agit pas de revenir en arrière, de te découvrir une foi que tu n'as pas, de te convertir à quoi que ce soit. Il y a moins de « sainteté » qu'il y paraît à faire ce travail de réflexion. Cette envie reste impie, d'une certaine manière. Elle touche moins le sujet de l'œuvre que la compréhension de celui qui l'a ainsi animé.

    Et c'est dans ce mystère toujours là, ce mystère touchant le Bernin, que tu regardes Thérèse jusqu'à être touché de ne pas être croyant, et en même temps conscient, étrangement, que c'est ton incroyance qui t'amène à ta manière vers elle. Tu la remercies d'être là, simplement, humblement, et tu t'en vas...

     

    (1)Même si on est troublé par l'ambiguïté d'une autre œuvre, dans le Trastevere, quand il sculpte La Bienheureuse Ludovica Albertoni, que l'on peut admirer dans l'église San Francesco a ripa.

     

     

     

     

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  • Rabbia e Amore

     Pour Guilhem, indéfectiblement

    Une mienne connaissance revenant d'un court séjour de travail à Rome me raconte qu'il a lu un graffiti politique sur un mur de la Ville : rabbia e amore. La rage et l'amour. Il vit loin de l'Europe, en Afrique de l'Est et ce à quoi il est confronté, nous n'en avons pas la moindre idée, à l'abri de notre quotidien européen (n'excluant pas pourtant que la misère et la violence soient présentes). Rabbia et amore. Cette perspective gaucho-révolutionnaire ne le fait même pas rire, même s'il sait fort bien quels sont les tenants et les aboutissants d'une telle position. Il s'agit sans doute de revendiquer une autre société, de mettre en jeu les iniquités du monde, de se gonfler de la droite exigence de la justice, et pour cela, il serait nécessaire d'invoquer la légitime colère. Et cette légitime colère le dérange, comme moteur politique s'entend, non dans sa dimension éthique.

    Car cette légitime colère qui se transforme, selon les moments, en une revanche cruelle d'une communauté sur une autre, d'un clan sur un autre, d'une famille sur d'autres, il a l'occasion d'en voir les effets désastreux lorsqu'elle se pare de mépris et de bon droit, au nom des humiliés d'avant. La rage, au-delà de la colère vue comme mauvaise conseillère, n'est ni un programme ni un regard réel sur le monde mais un aveuglement. Ceux qui l'invoquent en sont encore à croire que la politique ne se fait qu'avec des (bons) sentiments. Et dans cet ordre, l'amour n'est pas mieux. Que signifie-t-il en effet en politique ? Est-ce un prolongement à tous des liens qui nous unissent à quelques-uns ? S'agit-il d'éradiquer, de bannir ou d'interdire cette singularité de la vie qui fait que nous restons parfois interdits ou réticents, presque d'instinct, à autrui ?

    Il y a dans ce rabbia e amore un fond de romantisme politique un peu dérisoire alors que c'est de rationalité que le monde a besoin. Le pouvoir, pour qu'il dure et soit le moins nuisible possible, se doit de garder la tête froide. Cela n'a rien à voir avec la real politik ou le cynisme machiavélien mais concerne le devoir indissociable de l'exercice des responsabilités d'évacuer l'immédiat de la vindicte et de la justice expéditive. Le tag romain est en soi une humeur, et les humeurs sont avant tout les prétextes à transformer la justice en injustice, le raisonnable en arbitraire. Ce sont proprement les déjections de la pensée.

    On s'est parfois étonné qu'après les horreurs du Rwuanda les bourreaux et les survivants aient pu cohabiter, comme auparavant les populations khmer, yougoslave, les résistants et les collabos. Souvent, d'ailleurs, nous qui avons vécu depuis longtemps en ce milieu si tempéré y allons de notre couplet moralisant, parce que nous usons de la rage d'une manière somme toute abstraite et ce que nous ne comprenons pas est là, justement : dans le fait qu'elle ne peut être une réponse à celle qui l'a précédée. Rabbia e amore sonne comme ces ridicules revendications adolescentes venues directement de la grotesque poésie soixante-huitarde : d'il est interdit d'interdire à lycée = prison. La liberté de la formule, sa poétique en forme de slogan sont des illusions, et des illusions parfois funestes. Elle n'est d'ailleurs que l'inversion un peu simple d'un film à sketchs (genre très en vogue dans les années 60) où se commit, entre autres Godard, Amore e rabbia.

    Le gauchisme romain qui nous promet d'abord la violence en prévision de relations tout en douceur est aussi inquiétant que les graffitis fascistes  et racistes qu'on lit parfois dans cette ville (notamment quand des supporters de la Lazio ont voulu montrer qu'ils étaient alphabétisés)

    La rabbia est une aporie et ce tag me rappelle alors ce livre virtuose d'Alessandro Baricco dont le titre français, Les Châteaux de la colère, manque l'essentiel du titre italien. I Castelli di rabbia, que le lecteur déchiffre aussi en I Castelli di sabbia. La rage, comme du sable en devenir. Châteaux de sable... Vision immature de la politique, pour finir, sans doute, comme bien des trotskystes ou des anciens jeunes de l'extrême-droite, plus tard, dans les ors ministériels du confort bourgeois libéral, loin de ce que cette mienne connaissance, si chère et précieuse, connaît, lui, dans les zones dangereuses du Darfour...

     

     

     

     

  • Apologie du Proche et du Retour

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    Fontaine des Tortues (détail), Piazza Mattei, Rome

    Une mienne connaissance s'étonnait un jour de mon attachement à Rome, du besoin que j'ai désormais d'y retourner une fois l'an (ou à peu près). Je dois la connaître, cette ville, me disait-elle, à moins que tu n'y aies des attaches familiales. Absolument pas. Dès lors, pourquoi une telle constance, un besoin quasi viscéral de revenir.

    La réponse la plus immédiate concernerait la ville elle-même, ce qu'elle abrite, ce qu'elle raconte, les traces que j'y (re)trouve, son caractère de concrétion qui dérange parfois certains. Mais il me semble un peu facile d'invoquer l'inscription de Rome dans l'Histoire : ce n'est paradoxalement qu'une réalité se surajoutant à un problème de fond plus indispensable à la vie elle-même. Il suffirait alors de se transporter à Venise ou à Florence pour éprouver ce bonheur similaire, et ce n'est pas loin s'en faut le cas. S'interroger sur la matière n'est peut-être pas toucher à la rigueur de ce frisson qui gagne l'échine du voyageur se sentant enfin chez lui. Encore n'est-ce qu'une formule, car il serait prétentieux d'affirmer que je connais Rome. Telle est l'une des raisons majeures de la quête, jusque dans les quartiers paisibles de San Lorenzo ou de Garbatella, jusque dans ces heures entières assis en terrasse ou au Campidoglio (tout un après-midi à voir des cortèges de mariage et l'élégance avec parfois trois fois rien des Italiennes...), à ne rien faire que regarder, à perdre du temps que les émissaires du tourisme agité diraient si précieux.

    Car jamais comme là-bas je ne m'engage autant à perdre, à dilapider les matins ou les fins de journée, et ce n'est pas le soleil, la chaleur parfois écrasante qui en sont la cause, mais un sentiment bien plus tendu en moi, que l'infini de la Ville est à ce point sensible : une gargouille vue pour la première fois sur un bâtiment piazza del Quirinale, Santa Maria della Pace enfin ouverte, une école repeinte aux couleurs de la Roma, une cour intérieure entrevue, comme un patio espagnol, rien qui ne soit décisif mais me remplit, passant pourtant attentif, de cette inépuisable promenade dans le temps, dans la vie, en moi-même.

    C'est à Rome que j'ai compris la vanité d'une prise à bras le corps du monde. Quinze, vingt fois revenir au Campo de' Fiori, quel dommage, quand la planète est si grande, les espaces si vastes et les peuples si nombreux ! À cela il n'y a rien à répondre, sinon que justement cette conscience soudain aiguë que l'acharnement contemporain à comprimer les distances nous a fait croire que nous pourrions, dans les bornes de notre existence, en toucher les limites, être une sorte de globe-trotter impénitent pour soirées photos épatantes, est un leurre. Et c'est dans la verticalité d'une Histoire qui prend racines dans l'Antiquité et se poursuit jusque dans les traces grotesques du fascisme à l'UER, verticalité si magistrale que ce qu'il me reste à vivre (trente ans disons) me donne l'impression d'être ainsi devant un mur incommensurable dont je déchiffrerais les inscriptions les plus faciles, guère plus, cette verticalité où se rejoignent, au-delà des architectures, des peintures, des sculptures, toute une civilisation, c'est face à elle que j'ai compris combien l'horizontalité du voyage perpétuel qu'on nous vend désormais comme le comble du bonheur est une escroquerie. Aller du nord au sud, aller d'est en ouest, et pouvoir parler du Japon, de l'Argentine ou de la Malaisie, au gré de ses séjours top chrono, tout cela est certes passionnant dans le jeu social de la mobilité (qui n'est pas qu'un leitmotiv de la contrainte économique : c'est le jeu du déracinement) mais ne mène pas loin.

    Dès lors, le retour régulier à Rome outrepasse l'endroit lui-même. Pour d'autres ce sera le Cotentin, la Lozère, l'outback australien, Tokyo ou Casablanca, la ville où nous vivons sans jamais vouloir la quitter, peu importe. Nous allons simplement y creuser notre propre source.

    Nous ne pouvons pas être de n'importe où. Cela ne signifie nullement que nous devions nous enterrer dans l'assignation sociale et économique de nos existences. Nous ne sommes pas à résidence. En revanche, je suis convaincu que nous n'aspirons pas à cette frénésie sociale de ce que j'appellerais le voyage résiduel, celui qui s'ajoute à la liste des destinations que nous avons faites, sans qu'elles nous aient façonnés justement. Nous ne pouvons nous engager avec une égale force dans ces parenthèses souvent oiseuses que sont devenues les aventures contemporaines (et qui n'ont d'aventures que le nom). Il ne s'agit pas d'évaluer ce que chacun en a retenu mais plus modestement de se demander si nous y avons vécu. Tous les lieux n'ont pas pour l'un ou l'autre la même exigence, ni la même résonance. Peut-être y en a-t-il qui chercheront toujours l'endroit qu'ils voudraient faire leur, sans jamais y parvenir. Heureux celui qui a touché cette rive, et a la chance autant qu'il lui est possible, de la revoir, d'en observer les changements, les variations, et de sentir en soi les changements et les variations qui lui sont propres... 

                                                 Photo : Thierry Jamard

     

  • Caravage, le Diable au corps

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    Caravage, Bacchus malade, Palais Borghese, Rome (1593)

     

    Le mythe est un besoin de recomposition, comme Isis eut besoin de rassembler les membres dispersés du corps d'Osiris. C'est la mort et sa sublimation, une sorte de défaite retournée par l'orgueil, et lorsque des éléments du passé nous attachent à eux dans un degré tel qu'ils vous semblent partie de vous-même, nul doute qu'ils ont la force -parfois inconnue de vous- de sauver d'un présent impossible, une beauté (à moins que ce ne soit une frayeur mais la beauté, comme la passion, est une frayeur qu'il ne faut pas fuir) qui dure.

    Nous nous racontons des histoires, souvent, qui seront toujours moins magnifiques que celles offertes par l'homme ou la femme réduits à n'être plus qu'un nom dans le catalogue du temps. C'est à ce titre que tout mouvement biographique est une fiction, l'entrée de la personne concernée dans l'espace concentrique et fléchée de la narration, par lequel nous essayons de trouver un sens, une unité à ce qui n'en a pas, tant nos vies sont avant tout des efforts du jour le jour. Ce n'est pas seulement la peur qui pousse à une telle recherche d'unité ; on ne peut pas tout jouer sur ce seul sentiment, ce serait lui donner la part trop belle et ne pas comprendre ce que nous trouvons de plaisir à jouer ainsi. Plutôt l'inverse de la peur, stérile et stéréotypée, la beauté fragile du destin...

    Ainsi, mettant hors jeu une première œuvre à la signature incertaine, ce Bacchus malade est le point originel du monde caravagesque. C'est un autoportrait. De quoi est-il atteint qu'il faille voir en lui, malgré la musculature encore bien dessinée, une lassitude du corps, son délitement subreptice ? Une maladie que révèle le teint cireux du visage et de la peau : la verdeur est comme le premier acte d'une décomposition promise. Puis il y a le regard, la tentative qu'on lui devine de vouloir parer à la catastrophe. Mais il n'est pire aveu qu'une ironie que la douleur saccage. Ce qui, dans un autre contexte, eût semblé sardonique, se révèle d'une ironie un peu macabre. La fête est finie, elle a épuisé son propre dieu. L'illusion dure encore un peu : la grappe de raisin évoque l'ivresse. Il l'a dans la main, presque contre son cœur : c'est un reste, une relique, qu'il n'envisage même pas. Elle est translucide, dans les tons de son corps. Sur la table, une autre grappe : vive, noire, sanguine. Celle-ci offre tous les signes de la vitalité, mais elle semble bien loin, sur le bord de la table, prête à tomber. En fait, Bacchus ne voit rien. Son œil est ailleurs, dans l'insondable de ce qui est amené à disparaître. Bacchus est jeune et pourtant si vieux. Vieux d'avoir vécu, de n'avoir pas reculé devant la jouissance (les deux abricots vénériens le rappellent). Ce n'est pas la sénescence sage et résignée mais le raccourci de la vie qui mène, sans regrets ?, à la disparition.

    Caravage commence ainsi par une fête achevée et l'effroi à peine dicible d'une soudaine solitude qui avait plongé dans le monde et la vie. L'épuisement est la porte par laquelle il entre en peinture, d'un corps abîmé par la maladie, comme il en sera du sien, en 1610, touché par la malaria ou la diphtérie. Il y a donc, dans notre regard sur ce tableau, l'étrange sensation d'une préfiguration, comme si peindre, pour lui, en venait à se peindre, et à courir au devant de son histoire. Magique travail du mythe par quoi Caravage nous raconte ce qui l'attend : la fatigue et la maladie. C'est écrit, ici peint, peu importe. Mais il faut plus encore pour que l'on puisse accroître notre rêverie. Premier tableau, en forme d'autoportrait, disions-nous, et en écho, nous allons chercher le dernier tableau en forme d'autoportrait : le fameux David et Goliath, peint en 1609, un an avant sa mort, où l'amant décapite son maître, Caravage lui-même, à l'arme blanche, de cette arme blanche dont le peintre usa pour tuer un homme en 1606.

    Tel semble être le destin pictural de l'artiste inscrit dans ses propres tableaux, et aujourd'hui visible dans ce lieu unique (et doublement, si l'on peut dire) de la villa Borghese. La maladie et le meurtre, tous deux mis en scène : l'alpha et l'omega d'une trajectoire qui ne mettra pas longtemps à s'arrêter, et qui n'aura œuvré que dix-sept ans, sans rien rater, ou presque...

  • Arriver lentement

    Fichier:Flickr - …trialsanderrors - Rome par la voie du Mont-Cenis, travel poster for PLM, ca. 1920.jpg

    Géo Dorival, ca 1920


    Cette affiche est un mensonge. Un beau mensonge, cependant, comme la littérature, s'il faut en croire Stendhal, qui en savait long sur la question, voyageur d'Italie impénitent. Il n'y a pas d'endroit où l'on pourrait ainsi considérer le forum en sa beauté démembrée en partie, avec la maison des Vestales et le Colisée en perspective finale. Ce n'est pas une photographie, pas un montage, comme on en ferait aisément aujourd'hui. La réalité, dans sa rigueur abusive, est d'une certaine façon reléguée ailleurs. Une affiche, pas une carte postale. Dorival a donné une ampleur sereine à l'ensemble du panorama. Il ne s'agit pas de tomber dans les poncifs et le défi est redoutable quand on s'attaque à Rome.

    Les monuments ont l'élégance du trait, la vigueur de la couleur, et la partition franche entre l'ombre et la lumière évoque à merveille la descente apaisante du soleil, vers les six heures du soir, quand la chaleur devient enfin supportable. La sublimité de l'artiste tient aussi dans cette irruption d'une atmosphère et d'une température si sensibles que le voyageur a déjà dans l'âme la profondeur du choc qu'il trouvera devant l'un des berceaux de la culture européenne. Les ruines... ce ne sont pas des ruines rénovées ; leurs silhouettes ajourées suffisent à illustrer la force du temps. Les vestiges n'ont pas besoin que l'on rende exact l'état de leurs blessures. Tel est l'avantage du dessin (lorsqu'il n'a pas vocation au relevé mortifère de ce qui est -œil du légiste) : il n'efface pas la durée, il n'en garde que l'essence. Le détail viendra pour chacun, quand, par une belle matinée, il arrivera pour jauger son histoire à celle de l'Empire.

    En contemplant cette affiche, le voyageur du siècle passé (bientôt cent ans) a tout le temps de rêver, et de penser aussi la longue descente en train vers Rome. Paris-Lyon-Méditerranée, puis au bas de l'affiche : Rome. Ce n'est pas seulement la destination que l'on donne ici, à la manière sèche qui trouve son sommet dans le panneau lumineux d'un aéroport, mais le trajet, ce par quoi il faudra passer pour arriver au bonheur attendu. Il y a dans cette œuvre de Dorival une infinie lenteur suggérée, l'idée aujourd'hui insupportable du temps perdu. Non qu'il le soit vraiment. Plutôt un temps que l'on n'a pas voulu économiser. Et c'est ainsi que plutôt que de voir Rome, désormais moderne, trop moderne, et sa banlieue, dans la lueur du petit matin, par le train de nuit, ou pire, de loin, à n'importe quelle heure, nuage jaune et sale de pollution, du hublot d'un avion qui se posera à Fiumicino ou Ciampino, on arrivait sans doute en milieu de journée, on prenait le temps de se remettre d'un parcours fatiguant (la littérature du XIXe est remplie de ces considérations), puis on s'en allait vers le soir, contempler les ruines, dorées du crépuscule qui n'était pas seulement (mais le savait-on déjà ? oui sans doute...) celui du jour vécu, mais  celui aussi d'une civilisation dont Trajan n'aurait pas pu imaginer une minute qu'elle se réduirait un jour à n'être plus qu'une curiosité pour esthète, avant de finir en champ de foire pour touristes de la globalisation.


  • Jusqu'à la corde

    File:Caravaggio-Crucifixion of Peter.jpg

    Caravage, Le Crucifiement de Saint Pierre, Santa Maria del Popolo, 1600

     

    Si Caravage est venu pour détruire la peinture, selon la formule attribuée à Poussin, et que maints tableaux révèlent l'étonnante trajectoire d'un artiste ramenant à sa manière le verbe à la chair, il est, dans son œuvre, des audaces plus frappantes que d'autres. Ainsi Le Crucifiement de Saint Pierre. Peinte en 1600, cette toile se trouve dans la Chapelle Cerasi, à Santa Maria del Popolo, église sans beauté extérieure, placée dans un coin, presqu'en retrait, de la piazza del Popolo, aux perspectives et ouvertures si gracieuses.

    Le sujet est biblique certes mais tiré des Actes de Saint Pierre, texte  apocryphe. Il n'a pas trouvé une place prépondérante dans l'art pictural. Il n'obtient, pourrait-on dire, qu'un succès d'estime. Jésus avait placé la barre trop haut dans la force symbolique, le pathétique et la mise en scène. Le patron ne laissait que des miettes à son bras droit. D'autant que celui-ci avait trahi -trois fois- et son repentir ne changeait rien sur le fond. Se trouvant indigne du Fils de Dieu, il demanda à ce qu'on le crucifiât à l'envers. Tel est le premier élément essentiel (pour ne pas dire crucial) qui fonde la relation du sujet à son exploitation caravagesque. Il s'agit d'un retournement. Et d'abord du retournement d'un retournement, en somme. Au trop humain qui avait précipité Pierre dans le reniement (temporaire) répond un très humain de la matière/manière, par lequel la chair pécheresse serait, comme presque toujours chez cet artiste, visible, sensible, palpable. Pierre, crucifié, ne serait plus qu'un drame figé, un signe de l'accompli, comme en témoignent les versions de Masaccio à la Brancacci. Tout ce contre quoi Caravage se bat. Il faut que l'œuvre palpite et que la chair soit vivante. Dès lors, le sacrifice se doit d'une plénitude de mouvement.

    Pierre est allongé, toujours dans l'humanité, pas encore dans le martyre. Son corps est tout occupé de la violence qui s'exerce contre lui. Il est en train de choir. Néanmoins on ne trouve rien des excès édifiants d'une chair meurtrie, moins encore la révélation d'un corps magnifié. Pierre est d'abord un vieil homme parmi d'autres : un front ridé de souci, un tronc au flasque suggéré, des bras à peine dessinés. Il est commun et sa posture a quelque chose de ridicule : un peu à la renverse, prêt à la culbute, comme dans un jeu où le plus faible serait l'objet d'une plaisanterie un peu facile. Le thème du bouc émissaire à la limite du sérieux, un vague souvenir carnavalesque, puisque durant le carnaval il y a retournement. À la limite du sérieux ne signifie nullement qu'il y ait dérision, au contraire. Le tableau, en plaçant Pierre dans cette posture à mi-chemin de la peine exécutée, en devenir du sacrifice, est l'occasion de voir le monde à l'œuvre.

    Des hommes s'affairent. Trois hommes, qui peinent. Chacun à sa tâche. Le premier soutient, le deuxième soulève, le troisième tire. Ils n'ont pas de visage : ils sont de dos ou dans la pénombre. Bras anonymes de la sentence, si l'on veut s'en tenir à la métonymie, ils essaient de coordonner leurs efforts. Il faut faire levier, jouer les Archimède. Pierre est d'abord un poids, une question de physique et son crucifiement (1) une épreuve pour ceux qui s'en chargent (en somme, une charge). Le spectateur cherchera en vain la noblesse des attitudes ou l'excès de la cruauté. Caravage privilégie la vérité des corps. Ces pieds sales sont connus. L'homme ainsi fléchi, les muscles des mollets tendus, rappelle le pèlerin en admiration devant la Vierge. Similitude étrange des postures pour suggérer que la ferveur religieuse peut aussi se confondre avec le désir morbide ? Les contraires ne sont jamais très éloignés, dans le fanatisme qui pourrait les structurer. Ce mollet tendu est en correspondance avec l'avant-bras de celui qui tient la croix (et les jambes de Pierre à l'occasion). Ces deux-là ne forment qu'un seul corps. Ils sont la continuité l'un de l'autre. Comme le dos de celui qui est accroupi est prolongé par ce troisième qui debout tire la corde.

      Mais n'est-ce pas d'ailleurs l'une des singularités du tableau, qui ferait, singulière trinité, de ces trois corps assassins un seul et même être, une sorte de montage quasi cubiste pour figurer l'ennemi de Pierre sous tous les angles possibles, un ennemi jamais identifiable, imparable pourtant... Et s'ils ne sont pas reconnaissables, il faudrait admettre que le crime serait impuni. Ce serait là la suprême catastrophe de l'histoire. À moins que. la corde... Cette corde, tendue, est, plus que le bois de la croix, l'instrument essentiel de la violence. Sans elle, rien ne se passerait vraiment ; nul bouleversement ne serait possible. Cette corde cristallise l'effort. Elle est le moment présent : l'objet de l'histoire qui se déroule. Elle est aussi, dans l'écho qu'on lui trouvera aux fils antiques de la vie, le signe de la rupture, le déjà-passé d'une vie qui va s'éteindre. Est-ce tout ? Peut-être pas. Ainsi raide et inflexible, elle taille en deux le dos de l'assassin.  Elle en devient la colonne vertébrale. Elle entre dans ses chairs ; elle est, faut-il en douter ?, la marque, la cicatrice à venir, le souvenir de la culpabilité. Elle est le devenir, le reste, et le souvenir. Les bras levés, la tête baissée, comme dans un mouvement d'humilité, l'homme qui hisse Pierre dans son supplice inversé est quasiment dans la position du pécheur en repentance. Tout se paie, rien ne s'efface. Pierre peut mourir tranquille ; nul ne l'oubliera, dans son humilité même, à commencer par ceux qui crurent en finir avec lui.


    (1)Notons au passage que les clous sont mal placés, comme toujours...


     

  • Vanités démocratiques

    Adoncques le peuple de gauche s'est choisi son chevalier. Le citoyen Hollande portera hautement les couleurs socialistes. Hollande contre Sarkozy... La médiocrité d'il y a cinq ans n'était pas un hasard malheureux mais le résultat tendanciel d'une dérive démocratique consacrant la bêtise et l'inculture.

    Et de repenser soudain à la statue équestre sise au Campidoglio, celle de l'empereur Marc-Aurèle, sur la place dessinée par Michel-Ange, où il est si bon de passer un après-midi entier à ne rien faire, le dos appuyé contre une colonne, saluant ce temps perdu d'une rêverie qui se nourrit des toitures romaines.

    http://www.insecula.com/PhotosNew/00/00/07/35/ME0000073549_3.JPG.

     

    Marc-Aurèle, l'empereur philosophe, ne rirait pas de ce qui nous arrive. Et de le relire avec joie et profit, en pensant à ces imposteurs de la politique médiatique, dont on n'imagine pas une minute qu'ils pussent écrire une ligne approchant ce qui suit...

    "XLVIII. - Considère sans cesse combien de médecins sont morts, après avoir tant de fois froncé les sourcils sur les malades ; combien d'astrologues, après avoir prédit, comme un grand événement, la mort d'autres hommes ; combien de philosophes, après s'être obstinés à discourir indéfiniment sur la mort et l'immortalité ; combien de chefs, après avoir fait périr tant de gens; combien de tyrans, après avoir usé avec une cruelle arrogance, comme s'ils eussent été immortels, de leur pouvoir de vie ou de mort ; combien de villes, pour ainsi dire, sont mortes tout entières : Hélice, Pompéi, Herculanum, et d'autres innombrables ! Ajoutez-y aussi tous ceux que tu as vus toi-même mourir l'un après l'autre. Celui-ci rendit les derniers devoirs à cet autre, puis fut lui-même exposé par un autre, qui le fut à son tour, et tout cela en peu de temps ! En un mot, toujours considérer les choses humaines comme éphémères et sans valeur : hier, un peu de glaire ; demain, momie ou cendre. En conséquence, passer cet infime moment de la durée conformément à la nature, finir avec sérénité, comme une olive qui, parvenue à maturité, tomberait en bénissant la terre qui l'a portée, et en rendant grâces à l'arbre qui l'a produite".

                                                                Pensées pour moi-même, livre IV

  • Nature à Rome : Respighi

    Off-shore prend ses quartiers d'été et pour agrémenter la suspension de ses billets il finit sur une évocation romaine, celle des pins du Gianicolo, panorama immémorial sur l'Éternité. Ceux-ci gardent-ils le souvenir de l'esprit qui pouvait y régner un siècle plus tôt ? Pas sûr. Nous ne pouvons comprendre pleinement Respighi. Néanmoins, on trouve encore, sur ces hauteurs, aux heures les plus chaudes, quand tout le monde se terre derrière ses volets, que les touristes attendent des moments plus propices pour s'engager dans les venelles de la Ville, une quiétude, une torpeur, un hallucinante désengagement de l'Urbs, qui réjouissent celui (ou celle) dont le temps n'est pas compté. On y est alors le moins romain possible. La promenade pourrait se passer ailleurs, peut-être, mais, en même temps, une intime conviction, une élégance indicible, vous rappellent où vous êtes, dans ce mystère de siècles en concrétion auxquels vous êtes si attaché. Dans la nature, en pleine culture, parce qu'un petit regard de côté vous accroche à San Andrea delle Valle, au monument Vittorio Emmanuelle, au Palais de justice (pourtant immonde), aux souvenirs de ruelles dans lesquelles vous aimez tant vous perdre...