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  • Chateaubriand ou la puissance de la terre

    Année au crépuscule. Sordide et vulgaire. Comment la finir ?

    L'incesssante tentation de Saint-Malo, et paradoxe, revient la page qui suit, d'un Chateaubriand s'en allant aux Amériques. Pas avec l'ardeur de ces conquérants contemporains en quête de fortune et de folie, mais avec l'art nuancé de l'attachement indéfectible du breton perdu dans un monde qui s'effondre. Lire Chateaubriand est un bonheur rare, partagé par peu désormais, puisqu'il est désuet, anachronique et dérisoirement français. Nous dirons, nous : terriblement français.

     

     

    "Mes regards restaient attachés sur Saint-Malo.

    Je venais d'y laisser ma mère tout en larmes. J'apercevais les clochers et les dômes des églises où j'avais prié avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les grèves où j'avais passé mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux ; j'abandonnais ma patrie déchirée, lorsqu'elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m'éloignais également incertain des destinées de mon pays et des miennes : qui périrait de la France ou de moi ? Reverrai-je jamais cette France et ma famille ?
    Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade ; les feux de la ville et les phares s'allumèrent : ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m'éclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l'obscurité des flots.
    Je n'emportais que ma jeunesse et mes illusions ; je désertais un monde dont j'avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m'étaient inconnus. Que devait-il m'arriver si j'atteignais le but de mon voyage ? Égaré sur les rives hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit seraient tombées en silence sur ma tête ; la société eût renouvelé sa face, moi absent. Il est probable que je n'aurais jamais eu le malheur d'écrire ; mon nom serait demeuré ignoré, ou il ne s'y fût attaché qu'une de ces renommées paisibles au-dessous de la gloire, dédaignées de l'envie et laissées au bonheur. Qui sait si j'eusse repassé l'Atlantique, si je ne me serais point fixé dans les solitudes, à mes risques et périls explorées et découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes !
    Mais non ! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de misères, pour y être toute autre chose que ce que j'avais été.

    Cette mer, au giron de laquelle j'étais né, allait devenir le berceau de ma seconde vie : j'étais porté par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la confidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs.
    Le jusant, au défaut de la brise, nous entraîna au large, les lumières du rivage diminuèrent peu à peu et disparurent. Épuisé de réflexions, de regrets vagues, d'espérances plus vagues encore, je descendis à ma cabine : je me couchai, balancé dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva ; les voiles déferlées qui coiffaient les mâts s'enflèrent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France.
    Ici changent mes destinées : «Encore à la mer ! Again to sea !» (Byron.)"

  • Le pédagauchisme et la littérature

    Jean-Paul Brighelli raconte dans son dernier article du Point la tyrannie institutionnelle mise en place pour éviter toute contestation par les premiers intéressés de la réforme des collèges. Mais la sévérité du propos n'exclut pas, surtout en de si ubuesques contrées, le rire. La farce semble d'ailleurs le propre de ce quinquennat en général, et du ministère Valaud-Belkacem (1) en particulier.. Ainsi évoque-t-il la mise en place des EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires). Et de nous dégoter un bijou de transversalité proposé le 10 novembre dernier par un énergumène de l'académie de Lyon, afin de lier littérature et SVT. Voici l'intitulé :

    Madame Bovary mangeait-elle équilibré ? Vous analyserez le menu proposé à son mariage, en expliquant en quoi ce sommet de la gastronomie normande ne satisfait pas les exigences d'une alimentation saine et respectueuse de l'environnement.

    La réalité dépasse encore une fois la fiction et l'histoire ne dit pas si l'idée vient du dissecteur de grenouille ou du misérable lettré. Il faut dire que la question est d'importance et pour s'en persuader, relisons Flaubert illico :

    "C'était sous le hangar de la charretterie que la table était dressée. Il y a avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à la casserole, trois gigots et, au milieu, un joli cochon de lait, rôti, flanqué de quatre andouilles à l'oseille. Aux angles, se dressait l'eau-de-vie, dans des carafes. Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse épaisse autour des bouchons et tous les verres, d'avance, avaient été remplis de vin jusqu'au bord. De grands plats de crème jaune, qui flottaient d'eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient, dessinés sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux époux en arabesques de nonpareille. On avait été chercher un pâtissier à Yvetot, pour les tourtes et les nougats. Comme il débutait dans le pays, il avait soigné les choses; et il apporta, lui-même, au dessert, une pièce montée qui fit pousser des cris. A la base, d'abord c'était un carré de carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour, dans des niches constellées d'étoiles en papier doré; puis se tenait au second étage un donjon en gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes, raisins secs, quartiers d'oranges ; et enfin, sur la plate-forme supérieure, qui était une prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux en éclats de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux étaient terminés par deux boutons de rose naturelle, en guise de boules, au sommet.
    Jusqu'au soir on mangea."

    Nul doute que l'esprit nutritionniste trouvera matière, évidemment grasse, devant cette avalanche de victuailles. Que le dessein de Flaubert soit fondé sur un détournement ironique de la description et un art consommé de l'allusion graveleuse est secondaire. Mieux vaut s'en tenir à la seule mesure calorique du repas. On aura compris que cette question pratique est l'unique raison de la littérature : celle-ci n'est rien d'autre qu'un moyen pédagogique (et sans nul doute républicain, puisque le républicain est désormais notre ligne d'horizon, notre terre promise hors de laquelle il n'est point de salut) pour former les masses à la bonne éducation. Et l'éducation, on le sait depuis longtemps, ce n'est pas l'instruction. Cela finira même par être son contraire : du dressage pour économie libérale plutôt qu'une émancipation par la culture.

    Mais revenons à cette pauvre Emma qui, après avoir subi les foudres du procureur en 1857, en raison de son hystérie perverse, devient en 2015 le symbole de la malbouffe, du gras, et de l'inconséquence alimentaire. Attaquée par les messieurs Prudhomme du XIXe siècle, elle subit la dégradation des pédagauchistes du XXIe siècle. C'était une salope ; maintenant, c'est une grosse. Le mauvais esprit et la vulgarité ambiante réuniront aisément les deux adjectifs substantivés. La boucle est bouclée. Il n'y a plus rien qui relève de l'art. Tout est soumis à la raison instrumentale et à l'exemplarité comportementale. L'écriture comme appui des analyses béhavioristes. Misère...

    Et l'on rêve deux minutes à d'autres usages culinaires de la littérature, entre le niais et l'insipide. Quelques propositions :

    -reprenez la description du repas de noces dans L'Assommoir de Zola et transposez-le chez le redneck texan (EPI lettres-anglais)

    -Reprenez le repas noir, ci-dessous, dans A Rebours de Joris-Karl Huysmans et donnez-en une version verte, rouge et rose. (EPI lettres-Arts plastiques)

    "On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes , bu, dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Ténédos, des Val de Penas et des Porto ; savouré après le café et le brou de noix, des kwas, des porters, des stout."

    -Reprenez le menu prévu par Madame Deume dans Belle du Seigneur d'Albert Cohen et calculez pour un mangeur moyen les calories accumulées (EPI lettres-SVT-mathématiques)

    On comprendra aisément qu'en matière de débilité, l'infini est devant nous. Mais, sur ce plan, les pédagauchistes ont de la ressource...

     

     

    (1)Tout en sachant que la farce peut être tragique, pour parodier Zizek.

  • Gilles Kepel ou la sublimation de l'idiot

    Dans la polémique de la semaine autour de la décence ou non de diffuser les photos de l'État islamique, polémtique qui, dans un jeu à trois bandes, a vu un pseudo-journaliste Jean-Jacques Bourdin, et deux politiques, Marine Le Pen et Manuel Valls, faire le spectacle, on oublie que le nœud de l'"intrigue" est créé par les déclarations de Gilles Kepel. Et que dit ce monsieur ?

    Dans l'interview qu'il accorde à Bourdin, il fait un parallèle entre l'EI et le Front National et il affirme que "bien sûr ce n’est pas la même chose mais […] [ces phénomènes] se ressemblent". Sur quoi se fonde-t-il ? Sur l'idéologie d'un repli identitaire ? Il confond donc allègrement une pensée nationale qui n'est pas l'exclusive du FN (1) et une doctrine totalitaire dont les fondements dépassent justement le cadre des nations pour envisager un établissement universel de la terreur, à la manière de ce que fut le IIIe Reich. Or, il ne faut pas croire qu'il s'agisse d'une erreur dans l'expression, même si depuis vingt-quatre heures il essaie de rectifier le tir. Il ne faisait que reprendre ce qui est la matière de son dernier livre.

    Au-delà de l'énormité du parallèle, de l'insulte faite aux électeurs frontistes, du mépris d'une analyse sérieuse des cadres dans lesquels s'expriment ces mouvements : la démocratie d'une côté, la terreur de l'autre, au-delà de cette hystérie qui nous promet la guerre civile (Valls), qui voit du Le Pen partout (voir la une ridicule de Libération, "Trump, l'autre Le Pen" (2)), il faut rappeler que Gilles Kepel est un de ces idiots médiatiques qui se répandent, disant tout et son contraire, se trompant souvent, sans que jamais on ne leur demande des comptes. Kepel, c'est comme Minc, Attali, Artus, BHL, Glucksmann. Et pour mémoire, souvenons-nous que ce spécialiste du monde arabe nous avait vendu dans la fin des années 90 une analyse sur le déclin de l'islamisme. On peut lire de lui Fitna, par exemple, mais plus encore Jihad. Expansion et déclin de l'islamisme. Cela date de 2000. En clair, il s'est planté sur toute la ligne. Mais Kepel fait partie de ces experts sans vergogne qui vivent en grande partie de la catastrophe environnante. Un mélange de sophiste et de charogne. Une pensée putrescible. Rien de plus, mais c'est déjà trop.

     

    (1)N'est-ce d'ailleurs pas le discours d'une partie de ceux qui le combattent en lui réclamant une réaffirmation patriotique pour le contrer.

    (2)Faire du borgne national l'alpha et l'omega à l'international de toute représentation politique dite populiste est grotesque. En l'espèce, la comparaison de Trump à Le Pen, c'est passer à côté de ce que sont les États-Unis quant au centre de gravité de l'idéologie politique.  Trump est un ultra-conservateur, pour nous un homme d'extrême-droite. Soit. Mais dans un pays où Obama, transposé dans l'hexagone, se situerait à la bonne droite des Républicains.

  • Si simple

    Tu t'en es allé. Pas même eu l'impression que c'était une décision brute, franche. T'en es allé, à la légère, comme une fissure dans le mur, ou une faille au sol. Ce n'est ni douloureux, ni désarmant. Tu aurais cru, un temps, qu'il y aurait des regrets. Pas du tout. Proust avait raison : quand on a envie de partir, on est déjà parti et ce que l'on craignait est mort depuis longtemps.

    Il n'y a donc pas de dilemme. Pas de gravité. Et tu peux même, avec la poussière qui reste, dessiner des formes, de vagues souvenirs.

    Tu sautes par-dessus le fossé. Tu files à travers champs et bientôt le point obscur que tu es devenu, minuscule, insignifiant, prend, sur l'autre bord, une consistance plus grande, une forme plus lourde et homogène, et quelqu'un que tu ne connais pas encore commence à voir ton visage. C'est simple. Très simple.

  • Theatrum horrendi

    Ubu : ahh, ahha, aaaah, aah...

    Pousse-patins : Pourquoi ris-tu, Père Ubu ?

    Ubu : Je lis les nouvelles du monde et elles sont fort risibles, en effet !

    Pousse-patins : Qu'y a-t-il de si drôle ?

    Ubu : Écoute ! En Francheconnerie, on a appelé le peuple de gauche à voter pour Casquobol, le si grotesque Casquobol ! Aahh, aah, aaah ! Ce peuple de gauche !

    Pousse-patins : Tu veux dire, Père Ubu, ce bon peuple de gauche !

    Ubu : C'est vrai, j'oubliais l'adjectif. Je dirais même plus : ce trop bon !

    Pousse-patins : Oh, oui ! Trop bon !

    Ubu : Mais il ne faut pas s'étonner, par ma chandelle verte. Tout est possible, et surtout le pire. 

    Pousse-patins : Ils pourront toujours danser au bal des cocus.

    Ubu : Sûr qu'ils pourront danser, chanter et reprendre à tue-tête leur devise nationale

    Pousse-patins : Leur devise nationale ?

    Ubu : Oui, elle est très belle : usinoir, urinoir, isoloir ! Aaah, aaah, aah !

    Pousse-patins : Très parlant, je trouve.

    Ubu : Tout à fait. C'est pour cela qu'on peut en rire. Mais rien d'étonnant.

    Pousse-patins : Pourquoi ? Comment cette grande arnaque est-elle seulement possible ?

    Ubu : On appelle cela la démocratie libérale.

    Pousse-patins : Démocratie libérale ? Je n'entends guère ce que tu me dis là, Père Ubu. J'attends que ta chandelle verte m'éclaire.

    Ubu : Cornegidouille, voilà qui n'est pas difficile. Écoute bien, parce que je vais étymologiquement élucider le mystère

    Pousse-patins : Je suis toute ouïe.

    Ubu : Démocratie libérale est composé de deux mots. Libérale vient du grec et signifie "pompe à phynance". mocratie vient aussi du grec et signifie "pompe à merdre". Saisis-tu la correspondance ?

    Pousse-patins : Je ne la saisis que trop.

    Ubu : Adoncques le mécanisme est le suivant. Pour que la "pompe à phynance" puisse fonctionner au mieux pour ceux qui la tiennent, il faut mettre en branle la "pompe à merdre".

    Pousse-patins : Et comment s'enclenche ce sytème qui relie l'une et l'autre ?

    Ubu : Grâce à un instrument de papier qu'on appelle familièrement bulletin de vote mais que les spécialistes savent nommer de façon plus adéquate : le torche-cul.

    Pousse-patins : Nous y sommes.

    Ubu : Effectivement.

    Pousse-patins : Et cela explique-t-il la faveur faite à Casquobol ?

    Ubu : Certainement. Nul doute qu'avec lui la "pompe à phynance" fonctionnera plus, arrosera mieux, que veaux, vaches et cochons seront plus gras dans les couloirs du pouvoir ! (il soupire).

    Pousse-patins : Et les gens ne disent rien.

    Ubu : Ils se sentent d'importance avec leur torche-cul, les mains bien grasses, le dimanche. Ils appellent cela : maîtriser son destin. (Il soupire)

    Pousse-patins : Tu as l'air songeur, Père Ubu...

    Ubu : Je le suis, en effet

    Pousse-patins : Pourquoi est-ce ?

    Ubu : La nostalgie de mon crochet à nobles, mon pauvre Pousse-patins. Mon crochet à nobles. Que de grandes choses nous avons faites... T'en souviens-tu ?

    Pousse-patins : Chasse ta mélancolie, Père Ubu, parce que, de toute manière, tu n'es pas un Franchecon.

    Ubu : Certes. Tu as raison. Je ne suis pas un Franchecon. Qu'ils se démerdrent. Ou pas...

                               

                                                    Alfred Jarry, Ubu voyageur (posthume)

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Trombinoscope

    Le Monde a décidé que les 130 morts de novembre, outre leur sépulture particulière, prendraient place dans un porte-folio où chaque portrait serait accompagné d'un texte commémoratif mêlant émotion et intimité. Ainsi les victimes du terrorisme ne tomberaient-elles pas dans l'anonymat d'une comptabilité technique et froide. Le journal se charge, en quelque sorte, de leur assigner une présence au-delà de leur disparition, et de le faire dans le cadre d'un espace public : le site web.

    Cette ambition peut être louée. Nul doute qu'elle le sera et que d'aucuns y verront un hommage émouvant, une manière délicate d'intégrer le malheur individuel au drame collectif. Pour faire œuvre, sans doute, dans cette histoire partagée à laquelle on voudrait nous faire adhérer selon des normes définies par le pouvoir. Soit... Mais cette démarche ne pose pas moins question.

    En agissant de la sorte, le journal vespéral ouvre une brèche dans la définition même de sa nature. La source d'information vire, en cet endroit, au mémorial. Rien moins qu'étrange, que ce glissement vers le sacré (soit, par l'étymologie : ce qui est séparé). Dès lors, pour cette tragédie qu'on dit nationale et/ou républicaine, alors qu'elle religieuse et politique, le pays ne dresse plus de chapelle ardente mais un autel de fortune (la si bien tombée place de la République) et un mémorial numérique, auxquels s'ajoute la boursouflure des Invalides où la collaboration se refait une virginité (croit-elle...).

    Nous avons donc les morts face à nous, dans le mystère d'une pose qui veut, très souvent, suggérer la vie, l'enthousiasme, le bonheur, tout ce qui peut, d'une certaine façon, exemplifier l'injustice qui leur fut faite d'avoir été fauchés en pleine vie, d'avoir payé pour être libre, d'avoir été les victimes d'un mode de vie qui nous serait propre : la musique, les terrasses, la légèreté, le fun, la convivialité, l'amour, etc, etc, etc (1). Tout ce qui serait, entend-on à longueur de temps, l'idéal français d'une République exemplaire, en phare de l'humanité. Admettons... Mais ces visages, aussi dignes soient-ils, et il n'est pas interdit d'être touché, ces visages face à moi, ce n'est pas la mort en face. La somme de ces disparitions, cet alignement possible sur le web de tous ces visages ne me renseignent pas sur le sens que l'on peut donner à ce qui s'est passé. On rabat la cruauté et l'injustice sur le plan faussement profond de l'accumulation, du quantitatif, de l'effroi que suscite, tout à coup, le dénombrement. Pour que cela marche, il faut que le nombre devienne lui-même signifiant. N'est-ce pas terrible que de se dire la chose suivante : l'aurait-il fait pour dix morts, douze morts, vingt morts ? Quel seuil donne le droit à construire un mausolée ? Je n'en sais rien mais il faut croire que certains ont, eux, l'art du curseur. Je ne les envie pas parce que je ne crois pas à la sincérité de leur calcul, justement parce qu'il est calcul. Il y a dans la récupération compassionnelle pas moins de machiavélisme que dans le cynisme classique.

    Je ne puis donc, en les regardant, ces victimes, m'empêcher de penser que leur mort amenée au rang monumental bénéficie d'un surcroît de médiatisation, d'une course à la larme, d'une valorisation de l'angoisse et de cette étrange parodie d'humanité qui consiste à se dire : j'aurais pu être à leur place. On peut toujours sortir ses mouchoirs mais cela ne définit pas de la pensée. Il ne suffit pas de se mettre à la place de pour avoir une pensée politique. Ce serait même plutôt l'inverse. Cette résolution narcissique de l'événement (c'est-à-dire sa réduction sensible et affective) est même le plus sûr moyen de ne pas regarder la vérité en face (ce qui, en effet, peut signifier qu'il faudra regarder la mort en face...).

    Soyons donc cynique et demandons-nous jusqu'à quand ce trombinoscope aurait droit de cité dans Le Monde. Y aura-t-il une obsolescence du souvenir et du recueillement ? Ou bien sont-ils destinés à demeurer sur le site ad vitam aeternam, dans le Panthéon journalistique ? Cela n'est pas rien. En se transformant en lieu de mémoire, pour reprendre l'expression de Pierre Nora, ce journal fait peut-être ce qui lui semble juste. Il met surtout en évidence que rien n'aura été fait pour que la solennité du partage puisse atteindre chacun de nous. Ce n'est pas le barnum médiatique des visites place de la République, voire au café X ou Y, comme on fait la visite du Père-Lachaise, ce n'est pas la mise en scène rhétorique et musicale (Brel et Barbara ou le secours de la chanson française...) aux Invalides qui peuvent donner au peuple la mesure de ce qui s'est passé. On ne convertit pas un espace en lieu aussi facilement. Et de facto, l'entreprise du Monde prend des allures de redite folklorique (j'ose le dire) de ce qu'on a déjà fait depuis la guerre 14-18 : inscrire le nom des disparus, faire des albums. Nihil novi sub sole...

    Le pire est évidemment que cette pratique, si elle se veut édifiante et symbolique, ne sert pas à grand chose, sans quoi l'histoire du XXe siècle ne serait pas la litanie d'horreurs qu'on connaît. Faut-il y voir le signe de notre incapacité à penser ce qui se déroule sous nos yeux ? Le "plus jamais ça" est une des pires expressions que je connaisse : sa vacuité et son inefficacité sont flagrantes. Dès lors, l'ambition du Monde peut être louable si l'on s'en tient aux besoins du cœur mais elle ne tient pas sur le plan de la raison, et ce que j'attends d'un journal, c'est qu'il explore le labyrinthe de la raison.

    En attendant, ce trombinoscope me rappelle une œuvre de Felix Gonzales-Torres, Untitled (death by gun), de 1990. On y voit les photos de tous les tués par armes à feu, aux Etats-Unis, pendant une semaine. C'est très "dénonciation facile", très "contestation à moindres frais" : de l'art contemporain engagé, dont les dernier événements américains montre l'efficacité...

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    C'est sans doute ce côté art contemporain, dans son caractère vain et intempestif, dans sa posture et son inanité conceptuelle qui me dérange, en fait, dans l'initiative du Monde. Mais il est vrai que depuis longtemps il n'y a plus rien à espérer du côté de la rue des Italiens.

    (1)Parce que ma vie de Français est de descendre des bières en terrasses et d'écouter du heavy-metal. Voilà mon identité (puisque vous aurez remarqué, lecteur, que tout à coup on a vu surgir l'idée d'une identité française à travers une tradition de convivialité culinaro-musicaleL Le Français est festif...)