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histoire - Page 2

  • Faux-semblants

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    Alors même que le volcan islandais clouait le voyage au sol, en avril 2010, le voyageur pénétrait dans l'antre du MoMA pour se retrouver, entre autres, dans une grande salle bruissant des interrogations visiteuses parce qu'en son centre une dame, avec des allures de prêtresse sanglante, assise, immuable, attendait que se succèdent les quidams qui viendraient fixement, silencieusement, la défier du regard.

    Autour il y avait tout un appareillage technique, parce qu'on filmait ce qu'on appelle une performance. Les inconnus qui se prêtaient au jeu renonçaient à leur droit à l'image : ils participaient à une œuvre d'art, a work in progress. Dès lors, l'opportunité d'une petite éternité valait bien cet abandon. 

    Vous pouviez ainsi contempler cette plaisanterie pour autant que vous eussiez la patience et le ridicule de croire qu'il se passait, , quelque chose sous prétexte qu'une institution en avait ainsi décidé. Et la première de ces institutions était l'artiste elle-même. 

    Elle s'appelle Marina Abramovic et elle n'en est pas à son coup d'essai en matière de provocation et d'apparent questionnement sur l'état et le devenir du monde. Il faut dire que ce genre de posture est devenu, dans le tournant de l'art (toujours en état d'être) contemporain, courant. C'est l'histoire du concept, dans le fond : une escroquerie à coup de "tu peux croire mon affaire obscure et confuse mais elle te dira plein de choses sur toi et ce qui t'entoure"... Pour cette expérience new yorkaise, elle avait intitulé cela "The artist is present". Pour le coup, elle ne mentait pas. Elle payait de sa personne : il n'est pas facile de rester ainsi immobile dans un monde qui a érigé la bougeotte en mode existentiel majeur. Sa rigidité de statue mérite le respect, cette mise en danger dans une confrontation avec l'inconnu force l'admiration. Souvent, on reproche à l'artiste d'être dans sa tour d'ivoire, de contempler le commun à distance, d'être élitiste. Dans cette expérience Marina Abramovic revient sur terre. On pourrait, de cette façon, enfiler les perles et ratiociner sur la profondeur de l'engagement. Seulement, la casuistique, comme toujours, a ses limites.

    En fait, ce qui trouble tient d'abord au titre : "The artist is present". On aurait compris que cela s'intitulât "The woman is present", "The people is present", "we are present" (1). Point du tout : The artist is present. Titre où se mélangent le constat, c'est clair, et l'affirmation, pour ne pas dire la revendication. Nous sommes à la fois dans l'évidence et ce qui est censé la dépasser. Et de nous demander si, alors, il ne s'agit pas d'une épiphanie, une expérience quasi mystique. Ce fut une apparition... On connaît la suite : l'ironie y gagne ses galons d'art littéraire. Pour l'heure, au MoMA, nous en sommes loin. La phrase cingle d'abord comme une extension maximale d'un ego démesuré. Nous avions connu l'œuvre sans signature, l'œuvre signée (le tournant renaissant, quand Vasari se permet des biographies), l'œuvre pensée mais pas faite (le conceptuel). Nous en arrivons à l'artiste comme finalité et preuve de sa propre détermination. Plus rien à faire que d'être un nom. C'est bien au delà que n'importe quel happening. C'est le moi qui couvre toute la surface et devant lequel nous ne sommes que des supplétifs.

    On méditera sur cette évolution narcissique et médiatique qui permet désormais à l'artiste (ou prétendu tel) d'être sa totalité servie sur un plateau  (ou dans un film). Alpha et oméga du monde, il est là effectivement. Tout discours est superflu. Il nous donne à penser. Il est une incarnation de la pensée. En ces temps de scepticisme (au moins pour l'espace culturel occidental), cela laisse rêveur, que l'on puisse ainsi adhérer à une telle escroquerie car la présence de Marina Abramovic ferait rigoler les réelles présences de Georges Steiner. Il en va de ce monde qui substitue l'introspection et la pensée sur la longueur pour une immédiateté qui peut durer (et un quart d'heure devant le travail d'Abramovic semble une éternité).

    Cette présence (fausse, artificielle) fait penser à son contraire : à un jeu sur l'absence possible dont Piero Manzoni, dans une autre époque, gratifia ses contemporains. En 1961, il proposa des boîtes de conserve contenant de la Merde d'artiste.

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    Il appartenait au mouvement de l'Arte Povera. Faire quelque chose avec peu. Et ici, il n'allait pas chercher bien loin. Il recyclait et proposait une part de lui-même. C'était aussi une question de présence. Fallait-il ouvrir la boîte pour vérifier l'annonce (et découvrir que ce n'était qu'un effet d'annonce...), ce qui revenait à détruire l'œuvre ? Fallait-il n'en rien faire et prendre acte, ce qui revenait à dire que dans ce cas-là l'artiste était en partie absent, puisque invisible ?

    Ce genre d'interrogations est fort drôle, quand on en discute un soir, après avoir un peu bu, quand on cherche des solutions, un concept, pour atteindre la notoriété... Très drôle, parce qu'on peut avancer les solutions les plus farfelues. Mais au petit matin, après avoir cuvé, l'individu sérieux, et honnête, que n'agite pas l'illusion de la pompe à phynance (d'où peut surgir la merdre, dirait Jarry), en rigole et passe à autre chose. Il a mieux à faire que de se ridiculiser, comme Marina Abramovic.


    (1)Et j'aurais eu envie de fredonner, par dérision, "we are the world"...

  • Grandeur vélocipédique

     

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    Ce n'est pas la nouvelle du mois, bien sûr. Ce n'est même pas une nouvelle, dans le sens où il y aurait, à l'apprendre, un effet de surprise. L'annonce est un grain supplémentaire dans l'implacable subversion des valeurs, qui interdit les hiérarchies, magnifie une pseudo-culture populaire et relègue au rang des ennuyeux et des empoussiérés le monde des arts, des sciences et du politique (comme quoi, le politique contemporain, parce qu'il n'a plus que le nom de politique, peut achever ce qu'il est censé représenter).

    En la ville de Chantonnay, il y aura bientôt un boulevard Thomas-Voeckler. Pas une impasse ou une petite rue. Un boulevard. Qui est-il, diront certains ? Une sommité locale, un responsable régional, un enfant du pays (comme on disait parce que maintenant cela a des accents paysans et clairement ringards) ? Nullement. Il est coureur cycliste. Un coureur du passé, mort ? Un compagnon de l'époque mythique qui aura fait s'extasier Jarry ou Blondin (surtout Blondin) ? Nullement. Il a trente-quatre ans. Il va revêtir pour la prochaine saison chaussures, gants, cuissards et maillots. Il est parmi nous, et comme en eut le droit, jadis, Victor Hugo, et il fut le premier d'entre tous, il entrera dans la toponymie des lieux de son vivant. Je ne sais pas ce que pense l'intéressé d'être ainsi canonisé par l'institution. Sans doute répondra-t-il qu'il est ému, honoré, et fier : tel est le vocabulaire en vigueur. Le cœur et la gravité devant ce qui n'est pas commun. Et nous, qu'en penser ?

    L'affaire, face à l'effroi du monde, etc., etc., etc., ne demande pas de commentaires. C'est ainsi, d'ailleurs, que fonctionne pour le mieux le désordre, quand ils nous astreignent, le monde et le désordre, à ne pas faire de commentaires. À nous taire. Le temps contemporain fabrique de la futilité, en fait son actualité, à une vitesse vertigineuse, détricotant le passé, mais nous interdit de prendre cette entreprise sur son versant idéologique, si bien qu'il ne nous reste plus qu'à acquiescer. Car au fur et à mesure que s'accumulent les anecdotes onomastiques, les attributions fantaisistes à des minores de nos rues et de nos bâtiments institutionnels, on finit par se dire qu'il s'agit bien d'une entreprise de neutralisation des valeurs (1).  Tout est dans tout et rien ne mérite qu'on le distingue. D'ailleurs, il s'agit de faire peuple, d'être décoincé et ouvert. Très important, cela : décoincé et ouvert. On dirait même open...

    Le sport ayant acquis un tel statut dans le monde contemporain, il est donc légitime qu'on lui donne une part belle dans les artères de nos villes et de nos villages. Et comme le sport n'a pas eu le temps de s'inscrire vraiment dans le temps, qu'il est même une négation du temps, consommant ses héros à vitesse grand V, il ne reste plus qu'à prendre le train en marche et à les sanctifier de leur vivant. Ainsi Thomas Voeckler...

    Sur ce point, le moment choisi n'est peut-être pas anodin. En cet automne où la statue du Commandeur Armstrong a été dévissée en quelques semaines, cet hommage sent bon sa revanche cocardière. Le bon petit Français contre le méchant Américain, le pot de terre contre le pot de fer, l'honneur outragé contre la félonie outrecuidante (mais à la fin battue). C'est tellement bon d'avoir de ces petites victoires qui ramènent à l'auto-glorification. On imagine que le sportif français est le chevalier blanc de l'effort à l'eau de source, du combat à mains nues, de la souffrance pure, pure, pure. Si donc il s'agit de s'enorgueillir d'un combat qui, contre un libéralisme sportif prônant le résultat coûte que coûte, se réclame du seul mollet vaillant et de la volonté inoxydable, je trouve alors que Chantonnay, c'est un peu petit. Je ne doute pas que l'ami Delanoë (2), qui aime être hype en diable, ne sera pas en reste. Pour lui éviter de passer trop de temps sur une carte, je lui suggère ainsi de débaptiser l'avenue des Champs-Élysées pour qu'elle devienne avenue Jacques-Anquetil, que la rue de Rivoli soit désormais la rue Bernard-Hinault et que la place Clichy, si chère à Céline (tant pis pour lui), soit actualisée en place Raymond-Poulidor. C'est, je le concède, une mythologie de peu, mais il faut bien faire avec ce qu'on a (3).

    La roue tourne et suivant les chemins d'une rêverie mi-sérieuse mi-désabusée, de se souvenir d'un des actes fondateurs d'une destitution de l'art, il y aura un siècle, l'an prochain : Marcel Duchamp avec ceci :

     

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    (1)À commencer par tous ces collèges ou lycées Jacques-Brel, Barbara-Hendricks, Georges-Brassens, René-Goscinny...

    (2)Je précise que j'ai choisi Delanoë parce qu'il dirige la mairie de Paris, que Paris est la capitale de la France, que Paris est la plus grande ville de France. Mon ironie n'a rien à voir avec son orientation sexuelle. Je préfère l'écrire parce qu'en ces temps de délire autour de l'homosexualité, certains, peut-être, y verraient là l'expression latente d'une certaine homophobie.

    (3)Car, un jour, il adviendra que nous aurons des rues Bernard-Henry-Lévy, des places Michel-Drucker et des Impasses Bernard-Pivot...

  • Approximations bretonnes

     

    Le voyageur qui, entrant en Bretagne par la route, décide avant d'aller sur les côtes (nord de préférence, plus que sud, moins bétonnées) de s'arrêter dans la capitale régionale aura la surprise de tomber sur le panneau suivant

     

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    Encore que la surprise qu'on lui suppose n'existe-t-elle que s'il connaît un peu les singularités culturelles et linguistiques des lieux. Pour qui les ignore (et ce n'est pas une tare) cette double nomination de la ville sonne comme un hommage arraché de haute lutte par les défenseurs d'une identité bretonne bafouée par les siècles d'un jacobinisme terroriste. Ils eurent leur moment de gloire, dans les années 70, ces politiques breizh, quand ils firent sauter ça et là quelques pierres, quelques véhicules ou l'antenne-relais de Roc'hTrédudon. Il y avait parmi eux des agités chevelus porte-voix d'une cause un peu floue dans son programme idéologique, naviguant entre des revendications libertaires (ils se voyaient à l'extrême-gauche...) et d'autres identitaires (n'ayant sans doute pas totalement digéré le passé pétainiste de leurs prédécesseurs). Ils furent folkloriques, pour être franc, et un peu ridicules. Mais pour le moins avaient-ils des raisons de vouloir sauvegarder une langue, un patrimoine qu'ils sentaient menacés et jusque dans des limites excédant de beaucoup la géographie de l'Hitoire.

    C'est sur ce point que, devant ce panneau, le voyageur connaissant le trompe l'œil qu'est la dénomination Bretagne sourit. En effet, nul n'a jamais parlé breton à Rennes. Ja-mais. Cette région était, sur le plan linguistique, scindée en deux.Traçant pour faire simple une ligne de Lannion à Vannes,  on dira que la partie orientale parlait breton ; la partie occidentale, c'est le pays gallo. Ce double panneau est donc un contresens historique, une relecture stupide du territoire car il n'y a pas plus de raison de doubler le nom du chef-lieu régional en breton que de le faire pour toutes les villes et tous les villages de France et de Navarre. Et si l'on veut pousser l'absurdité à son comble, il faudrait d'urgence demander aux Polonais, aux Italiens et aux Portugais, entre autres, de se mettre à la page et de contacter Diwann pour que l'injustice qui est faite à la bretonnitude soit réparée.

    On se demande alors ce qui peut justifier un tel révisionnisme historique. Car c'en est un que d'imposer, même symboliquement, une langue à ceux qui ne l'ont jamais parlée. On me retorquera que voilà un bien grand émoi pour un si petit abus et qu'il faut raison garder. Il n'en est rien. Je comprendrais fort bien que des autonomistes, jusque dans l'excès d'appropriation, peinturlurent ces panneaux pour y ajouter par dessus leur langue. Vandalisme mis à part, je conçois cette mauvais foi, parce qu'aussi stupide soit cet acte, il se pose comme un acte de lutte. Il est en revanche inconcevable que des représentants élus dans le cadre de la République française falsifient à ce point la réalité d'un territoire, pour céder au diktat de quelques régionalistes et à l'air du temps qui veut que l'on assimile la dite République à une structure purement oppressive (ce que là aussi je comprendrais fort bien si ceux-là même qui la salissent ne l'invoquaient pas à tort et à travers, en particulier en temps électoraux).

    Il s'agit sans doute d'une affaire d'image, de se donner un air de repentance, sous prétexte que le breton aurait été imposé à coup de triques (ce que démentait il y a près de trente ans un chercheur gallois, si je me souviens bien, lequel fit scandale dans le Landerneau de la bretonnitude). C'est derrière cela l'idée d'une unité, fût-elle artificielle, pour un espace politique qui n'en a pas forcément, et ressusciter d'une manière grotesque l'étendue du duché de Bretagne. Mais il faudrait alors revoir toute la composition des régions françaises et ramener Nantes dans l'espace politique et culturel qui fut le sien. Rendre à cette ville sa place première au détriment de Rennes.

     

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    Il en fut question un temps et la rivalité entre les deux cités s'exacerba, ayant des relents de guerre symbolique où l'Ancien Régime aurait dû céder devant l'esprit républicain. Pour Nantes, l'Histoire, le château des Ducs, Anne de Bretagne, la légitimité aristocratique. Pour Rennes, la République, le peuple, la légitimité morale. C'est sans doute pour parer à toute menace qu'en une époque hésitante le conseil municipal rennais décida à la vitesse de l'éclair de débaptiser la place du Palais pour qu'elle devînt la place du Parlement de Bretagne (qui a sa plaque bilingue, évidmment), lieu même où siège le Palais de justice qui brûla en 1994. Il n'est pas difficile d'interpréter la signification de ce changement. Entre le château et le parlement, la modernité ne pourrait faire que le choix du second. Cela serait bien vrai si le Parlement dont il est question correspondait à l'idée que tout à chacun peut s'en faire. Il n'en est rien. Le Parlement de Bretagne n'était une assemblée élective mais une cour de justice et que l'on pût y venir plaider et veiller à ses droits ne changent rien à l'affaire. Ce parlement-là n'avait rien à voir avec l'idée qui a cours aujourd'hui mais on comprend qu'agir ainsi relève d'un enjeu  stratégique bâti là encore au mépris de la réalité historique.

    C'est pure escroquerie que de vendre une acception pour une autre, un mot pour un autre. Comme de substituer gratuitement une langue à une autre. Cela pourrait n'être que des détails, des pécadilles dont s'amusent (ou se désolent) les esprits qui n'ont pas grand chose à faire. Il me semble pourtant correspondre à une pratique particulièrement tendancieuse alliant le mépris du passé et l'altération du présent, à cette propension très actuelle de vouloir instrumentaliser le monde et les sens qu'il porte, la concrétion qu'il représente au profit d'une politique factice, clientéliste et vide de toute inscription dans la réalité de l'Histoire.

     

     

  • Hic et nunc


    L'Europe sous la neige

    Il y a eu au moment des vacances d'hiver, quand tout le monde frétillait à l'idée de s'offrir des cadeaux, de se retrouver en famille, de s'empiffrer, d'être en zone skiable ou sous les tropiques, un grand malheur. Il a neigé plus que de raison et cela fit grand scandale. L'homme postmoderne n'aime pas la contrariété.

    Nous avons déjà eu l'occasion de constater comment celui-ci s'arrangeait de son historicité. Alors même que le devoir de mémoire, l'inflation commémorante vont leur train, il est de plus en plus sensible que les générations qui nous succèdent ramènent l'épicentre de la pensée historique à la seule grandeur de leur nombril. Il faut dire qu'ils ont été largement aidé par des structures étatiques qui, si elles nous abreuvent d'obligations mémorielles et de cérémonies factices, ont bien pris soin de morceler le passé pour mieux déstructurer le continuum des événements lointains et proches. Ainsi n'est-il plus étonnant d'entendre des jeunes gens décréter que tout ce qui était avant eux est définitivement obsolète, projetant d'une certaine manière un impératif technologique (domaine dans lequel le renouvellement est roi et pris dans un mouvement incessant) sur une filiation généalogique qui fait passer la génération précédente pour une antiquité. Ils en sont alors à de se demander sincèrement (c'est-à-dire bêtement, car la sincérité est un avatar respectable de la naïveté) comment nous pûmes survivre dans cette misère d'objets. L'Histoire n'est plus un processus, un fil auquel nous sommes (r)attachés mais un pensum scolaire dont on se débarrasse très vite.

    Il serait facile d'objecter qu'il y a un ou deux siècles le quidam ne s'inscrivait pas plus dans le passé que ces braves petits dont je fustige l'ignorance. À ceci près que nos illustres ancêtres participaient d'une communauté de traditions organisant et justifiant les faits et gestes du quotidien, leur rappelant d'où ils venaient et où ils allaient, même si ce n'était pas très loin. À ceci près que nos contemporains en phase d'adulescence infinie ont eu le droit à une éducation pour se permettre de revendiquer, au nom de la liberté de pensée, un droit à ne rien savoir, et à jeter aux orties les souvenirs collectifs auxquels ils n'ont pas participé (tant le signe de la mémoire aujourd'hui est de pouvoir témoigner de sa présence.). Si je n'y étais pas, cela existe-t-il ? Telle est la première forme de l'hic et nunc mortel qui légifère désormais le rapport au monde. Réduire la flèche temporelle (figure mortifère par excellence puisque symboliquement elle nous précède et nous dépassera) au point à peine mobile de ma petite personne, et, dans cette réduction même, rendre le temps inopérant : le nunc triomphant et subordonnant.

    Mais, pour en revenir à l'épisode neigeux, il faut constater que ce rétrécissement de la durée a son pendant spatial. En poussant des cris d'orfraie parce que les avions ne pouvaient décoller et que leurs désirs d'évasion et d'amours familiaux allaient s'achever par un retour à la case départ ou une longue attente, les voyageurs postmodernes ont atteint un degré d'extravagance inédit. Et j'entends par extravagance une forme de folie qui n'a plus rien à voir avec l'originalité ou une attitude farfelue. C'est, bien au contraire, le syndrome de l'imbécile borné qui a tellement cru aux pouvoirs de la technologie, à la toute puissance humaine soumettant les éléments jusqu'à en faire de simples adjuvants d'un fantasme sans limites, que ce dit imbécile a tout à coup oublié que le monde existait bel et bien, qu'il avait une autonomie propre, une indépendance rétive pourrait-on dire contre lesquelles les protestations maintes fois entendues touchant les fonctionnaires qui ne font rien, les fainéants qui prennent en otages, les briseurs de dynamisme économique, sont sans effet. Le monde s'en fiche. Non pas le monde nôtre, celui qui, régi par une politique ultra-libérale plus ou moins visible, a décrété la loi de la jungle comme seule finalité, non ! Le monde : le vent, les pluies, les masses d'air, les courants chauds, les nuages, les chocs thermiques et j'en passe...

    Or, tous ces beaux agents, libres de faire comme ils l'entendent, ont mis à nu les prétentions grotesques de l'homme postmoderne qui ne conçoit l'espace que comme un ordre soumis lui aussi à son désir. La vitesse acquise par les moyens de déplacement a rétréci le monde. David Harvey l'a brillamment montré. Dès lors, la planète tendant à devenir de la grandeur d'une salle de bain (j'exagère : une belle propriété avec grand jardin et piscine...), notre voyageur ne peut comprendre que les intempéries puissent entraver ses fantasmes de toute puissance. Il est ou doit être à l'endroit de son désir. En croyant abolir les contraintes spatiales, il se projette déjà dans la réalisation de sa volonté. Il est le lieu. Hic est son territoire, double : à la fois comme lieu qu'il quitte (et comme déjà effacé de sa mémoire, courte) et comme lieu déjà atteint (quand bien même il n'en est qu'au stade de l'enregistrement des bagages). Dès lors, qu'il se mette à neiger en plein hiver relève purement et simplement de la provocation et son esprit enfantin n'a d'autre choix que de pester contre l'impensable inconséquence des autorités (politiques ou techniques, peu importe) qui n'ont pas su réduire la météorologie à une pure abstraction, une science qui se débarrasserait de son objet et qui ne serait plus que fiction.

    Telle est d'ailleurs l'enjeu de ce bouleversement hic et nunc : faire que la virtualité soit de tous les instants, qu'elle soit notre lot, afin de nous épargner toutes les vicissitudes et toutes les inquiétudes de la vie. Plus encore : que la virtualité toujours triomphante nous soulage de la vie même, c'est-à-dire de ces moments de grisaille à travers lesquels nous pouvons regarder le monde sous un autre angle, avec un peu moins de cette bêtise juvénile qui a fait de ces naufragés d'aéroport des stars dérisoires et capricieuses (au moins dans les mots...), de celles qui exigent qu'un soir de concert on leur amène sur le champ, et dans leur suite, un plat dont elles sont si friandes. C'est en voyant des petit(e)s bourgeois(es) larmoyer sur leurs vacances aux Maldives (Ah, se vider la tête... Pas très difficile...), parce qu'il neige et qu'on ne veut pas faire décoller les avions, c'est en les voyant ainsi se plaindre, dans un pays où la misère grandit, qu'on en conclut qu'il y a vraiment quelque chose de pourri en ce royaume de Danemark...

    Pourri, en effet, de voir la classe moyenne jouissant d'une certaine aisance (car l'avion à Noël n'est pas pour les pauvres) en arriver à ce point de bêtise (et donc de colère) narcissique que les habituelles vindictes contre les mouvements sociaux ne lui suffisent plus. Il lui faut encore passer la nature au tribunal de son nombril. Il est en tout cas délicieusement ironique que cet exemple extrême de la revendication d'un monde soumis aux conditions du plaisir immédiat se déroule dans ce non-lieu si moderne qu'est un aéroport, dans cet endroit si dénaturé et vide (à moins de considérer l'activité de ces fourmis transitoires/transitaires comme un sommet de l'humanité), par lequel chacun confine et dilue son existence entre l'effacement déjà engagé du lieu de départ et le déjà-là pensé de celui d'arrivée. Amusant, en effet, que cela se déroule dans ces salles, ces couloirs, ces zones où triomphe le jeu des horaires, des fuseaux, des noms soudain exotiques, où s'accomplit, même de façon limitée, la réduction du monde à une virtualité.

    Alors, ne serait-ce pas là l'ultime abîme de cette attente enneigée, de cette odieuse péripétie météorologique ? L'insupportable enfantillage d'une frustration à peine adulte dans un endroit vitré/vitrifié où des voix synthétiques disent aux voyageurs en attente : regardez autour de vous ; prenez le temps (vous en avez) de contempler le désastre, hic et nunc. Mais, comme l'écrivait René Char, avec la fulgurance qu'on lui connaît, la lucidité est la blessure la plus proche du soleil. Et de soleil, il n'y en avait pas. De la neige seulement, de la neige, et leurs plaintes glaçantes...

     

     

     

     

     

  • "Tout va bien"

     

    Au tournant des années 80, Jean Guidoni chante des textes de Pierre Philippe qui, pour une partie, explore des moments peu glorieux de notre histoire. Visite ironique et acide dont les plus belles vignettes trouvent leur plénitude dans un double album aujourd'hui difficilement accessible : l'Olympia 83. Outre qu'ils savent évoquer la nuit, le sordide et la souffrance des gens à part, Guidoni et Philippe aiment semer le trouble dans les mythologies contemporaines, ce qui n'est pas rien, lorsqu'on s'en tient à la chanson (mais il est vrai que Guidoni appartient à la queue de comète de ce qu'on appellera la tradition de la chanson française, celle-ci étant alors à mille kilomètres des niaiseries actuelles, où l'on vous ferait passer Calogero, Benabar et Olivia Ruiz pour des artistes à texte...). De Guidoni, il faut écouter Djémila, Midi-minuit, Chez Guitte, Je marche dans les villes..., mais comme l'époque est à l'optimiste, ce sera Tout va bien.







     

     

  • L'Histoire en plaques

     

     

    Les rues des villes se couvrent de plaques, de plaques commémoratives. Je ne sais de quand date cette pratique. Sans doute cela a-t-il commencé dans la deuxième partie du XIXe, participant de cette aspiration fulgurante à la mémoire, et qui n'a cessé, depuis, d'alimenter le discours politique (dans la même mesure que se défaisait d'ailleurs la compréhension de l'Histoire). Commémoratives n'est pas l'adjectif permettant de recouvrir l'étendue du phénomène. On trouvera très souvent les hommages aux héros de la résistance. «Ici mourut X, le 13 mai 1944, sous les balles ennemies»,... Il y a même un site qui les répertorie à Paris. Mais nous sommes loin du compte, parce que souvent le propos est plus léger, disons : moins dramatique. Où l'on apprend qu'un auteur est né dans cette maison, qu'un autre (un scientifique) a étudié dans ce lycée, que B a séjourné de mai à juin 1895 dans cette demeure, que C a écrit là un célèbre roman. On remarquera que parfois on tombe dans une futilité qui n'est pas exempte de prétention malicieuse (et les plaques sont alors comme ces photos qu'affichent certains restaurants pour signaler qu'y est venu manger tel artiste, mieux : tel vedette (pour user d'un vocable désuet, clin d'œil à Barthes)).

    Ainsi pourait-on, pourquoi pas ? sillonner certaines cités selon les ponts de chute répertoriés d'un lever de tête régulier vers les morceaux de marbre qui nous rendront tout à coup plus savants. Plutôt qu'une promenade des églises, un cartographie des plaques. Peut-être est-ce déjà fait, dans l'annexe d'un guide quelconque. Des sites existent. Il y a certes, parfois, des découvertes surprenantes (de savoir, par exemple, que Dostoïevski écrivit en partie les Frères Karamazov non loin des Jardins de Boboli, à Florence : on se sent si loin de la raideur florentine en lisant ce roman qu'on saisit bien chez l'auteur un bouillonnement imaginaire pouvant s'abstraire du monde environnant. Un anti-Proust radical) mais, dans l'ensemble, nous restons dans une sorte de silence qui finit par faire de ces plaques des formes vides. Parce que le temps a passé et que ces inscriptions sont le plus souvent le signe même d'un dépassement du moment auquel on voudrait nous raccrocher. Parce que le caractère anecdotique du propos neutralise l'effet (escompté ?). Y est né dans cette maison, il y a (je calcule) cent huit ans. Je connais son nom. Je regarde la façade : une bâtisse sans intérêt particulier, un logement collectif dont j'imagine qu'il a été mainte et mainte fois retapé, dont les cadres sociologique, économique, culturel n'ont sans doute plus rien à voir avec ceux dans lesquels est apparu le grand homme. Idem pour la demeure où Z passa cinq semaine en villégiature. Je regarde. Et après ? Toutes ces plaques sont là pour signifier en creux qu'il ne reste plus rien. Une sorte de prestige en toc bien dans l'évolution du XXe. Un théâtre du faux.

    L'an passé, j'ai logé par hasard dans un hôtel où avait séjourné Wagner. Pour avoir conservé l'inscription qui mentionnait cet événement, on aurait pu supposer que les propriétaires voulaient en tirer une certaine gloire ; et, en pénétrant dans le hall, j'ai un temps espéré quelques échos des Nibelungen : une gravure, des photos, un poster, que sais-je ? Des noms de chambres tétralogiques. Rien. Évidemment. Rien. La banalité connue d'un lieu où le fantôme de Richard ne risquait pas de planer.

    Le ridicule de cette inflation murale est là : il s'agit moins de construire un sens que d'étiqueter la ville dans un carnaval mémoriel où l'on pourra mêler : les morts, les drames, l'art, les voyages, les naissances, les héros, les illustres inconnus... Nous ne sommes pas très éloignés, je crois, de la mode des cimetières. Le Père-Lachaise comme logo-rallye. Plaques de rue, stèles funéraires. Même puzzle au goût amer...

  • Le passé simple

    L'une était partie, bien des années auparavant, à la ville. Mais elle avait acheté, plus tard, une petite maison et sympathisé avec la fermière qui possédait le jardinet adjacent. Ainsi avaient-elles institué, chaque samedi après-midi, la pause du café, vers seize heures, sorte de récréation de la semaine rurale, pour la seconde, car, des deux, c'était elle la plus bavarde. Le travail agricole, les enfants, son veuvage ne laissaient pas le temps à sa carcasse sèche (il pensait à la femme de Popeye) de s'épancher. D'ailleurs, auprès de quelle oreille attentive aurait-elle pu trouver réconfort ? Ils n'avaient pas, tous qu'ils en étaient, l'art de la compassion. Il fallait que cela trace. Heureusement, elle l'avait rencontrée. D'abord, chacune de son côté du grillage, pour des propos de bon voisinage, puis des avis météorologiques et jardiniers. Bientôt ce fut le rituel du café.

    Et lui, enfant, aimait ce moment. Tout l'intriguait. Elle, la fermière, et le rendez-vous en lui-même. Elle entretenait son amie des faits les plus banals de la semaine écoulée : les chamailleries entre les six enfants, les fièvres du dernier, les moissons, les semailles, la bête qui avait vêlé, les menus potins de la commune, ce que l'autre, retournée à la ville, ne pouvait savoir. Il avait du mal à suivre parfois (mais avec le temps, il s'y fit), à cause de son accent et des mystères de son vocabulaire : elle tirait de l'èvesaille, voulait planter un cottignier, parlait de lu l'aote (lui l'autre), etc. Tout un univers qu'il retrouva plus tard en feuilletant le Dictionnaire d'ancien français de Dubois, comme si une partie de la langue s'était figée en elle, qu'elle en avait été le dépositaire ultime, puisque ses enfants, avec qui il jouait, ne parlaient pas ainsi, du moins pas toujours. dans une

    Mais la découverte prodigieuse était ailleurs. Alors qu'à l'école primaire, son instituteur lui apprenait les conjugaisons multiples du passé simple, et ses usages purement écrits, pour les fameuses rédactions sur feuille petit format grands carreaux, il découvrit qu'elle, la paysanne, transgressait, et doublement, ce qu'on lui enseignait. Il suffisait que le propos ne concernât pas la veille du fameux samedi pour qu'elle enclenchât une autre vitesse, qu'elle débouchât dans un autre monde, et ce monde avait un paradigme symbolique : le passé simple. Néanmoins c'était un passé simple unique, dont les terminaisons étaient valables pour tous les verbes. Tout y était en «i» : j'allis, je fesis, je mangis, je prendis... sans qu'il y eût la moindre exception. Il avait vite repéré les erreurs mais se gardait bien d'intervenir, puisque l'amie de la ville se pliait à cette loi intangible, ne s'en offusquait pas, et même, parfois, comme pour marquer une plus grande proximité, ou pour se souvenir de sa propre enfance, se mettait elle aussi à la narration en «i». La fermière réunissait ainsi l'anachronisme, car jamais il n'entendit à la ville la moindre personne, aussi éduquée fût-elle, user de ce temps, et la faute de langue stylisée.

    Il se dit, pendant longtemps, qu'elle parlait mal, mais que cela avait son charme. L'un n'excluait pas l'autre d'ailleurs. Cependant, il fut plus tard fort attendri en repensant à elle, à son emploi systématique et réfléchi de ce temps qui disparaissait du quotidien, en découvrant que Madame de Sévigné avait, elle aussi, moins les fautes évidemment, un usage particulier (pour nous, car alors c'était la règle) du passé simple dans son œuvre épistolaire. Comme avec la fermière de son enfance, il suffisait que l'événement soit un peu éloigné dans le temps, quarante-huit heures tout au plus, pour que le charme opérât. Et c'était assez comique de rapprocher l'une et l'autre : pourquoi pas, au fond ? Alors que nous étions tous déjà convenus d'une conversion au passé composé, ayant abandonné l'art de raconter, d'une certaine manière, une femme que la belle intelligence aurait considérée avec mépris gardait en elle, sans le savoir, une part de l'esprit classique.