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off-shore - Page 9

  • Maintenant que tu le dis...

    Tu découvres le monde et c'est trop tard. Tu es divisé, et la part la plus belle de ton espérance est quelque part... Les horloges sont déréglées et, comme dans les perspectives que l'on croit si vraies, dans des tableaux que l'on croit si justes, tu glisses, insensiblement vers ce que tu n'as jamais été...

  • Zapf à Florence

     

    Le 3 octobre 1950, Hermann Zapf, grand typographe devant l'Éternel, est à Florence. Et plus précisément, il débouche sur la place Santa Croce, où se dresse l'église du même nom, et son plaquage de marbre polychrome un peu grotesque (mais c'est un défaut florentin auquel n'échappera que par miracle la divine bâtisse de San Lorenzo...). 

    Santa Croce n'est pas une église comme les autres. Elle est, mutatis mutandis, une sorte de Panthéon de l'histoire italienne. Outre les fresques de Giotto de la chapelle Peruzzi, elle abrite en son sein des tombeaux illustres : Michel-Ange, Rossini et Galilée.

    Est-ce la singularité de ce sanctuaire qui inspire alors Zapf ? Reste que cette visite se cristallise autour d'inscriptions funéraires et, sans hésiter, le typographe prend des notes sur un billet de banque. 

    zapf billet de banque santa croce.jpg

    Ce sont les premiers éléments qui donneraont naissance à la désormais célèbre Optima, une belle et élégante incise. 

     

    Optima.gif

    Cet épisode est touchant à plus d'un titre.

    Il rappelle le lien indispensable au passé. Cette création porte en elle la place de l'Histoire. Au sens strict, il s'agit d'une inscription dans le Temps. Une quasi généalogie culturelle (et osons : cultuelle). L'antique des incises se prolongent sous les voûtes et les travées d'un ouvrage renaissant et baroque. Le lieu est porteur, comme on parle d'une poutre maîtresse.

    Ce qui est en jeu relève aussi du rapport à la mort, rapport fort complexe, et de plus en plus neutralisé dans la société du XXe siècle. La mort honnie, immonde, qu'il faut cacher à tout prix. Ici, il n'en est rien. La création est une naissance nourrie d'une renaissance, soit : un passage par le sépulcral. Créer, c'est faire parler les morts, aussi, les réintroduire dans l'univers des vivants. La pensée n'est pas une concentration du présent. Elle est aussi hommage et assignation. Hommage à ce qui précède ; assignation à ne pas vouloir effacer ce qui fut. Sur ce point, l'acte de Zapf s'apparente à une conjuration. La pierre s'use, se polit, l'inscription pâlit, disparaît, et il faut lutter contre cela. Zapf redessine le style, c'est-à-dire la marque, l'entaille, par quoi la différence des choses faites par l'homme perdure. Évidemment, le lien aux morts, dans une époque infernale de l'instant perpétuel (il faut relire Saint Augustin...), est depuis longtemps discrédité. Le tournant barrésien, entre autres, a ouvert la voie à ce reniement.

    Hermann Zapf à Florence. On pourrait dire aussi : la place de l'urgence. La création d'Optima est indissociable des premières indications sur le billet. L'idée était là, le surgissement d'une fécondité intransigeante. L'inscription future de la typographie dans toute sa complétude est déjà dans l'esquisse. La pensée déjà en action. Mais pas seulement. Car, en nous donnant (par la conservation) le point initial, le typographe nous offre une double histoire : celle du surgissement, dans le coeur (le choeur ?) de Santa Croce, l'illumination frondeuse de l'esprit saisi par la révélation d'un besoin et d'une recherche ; celle d'un cheminement qui ne peut se contenter d'une fulgurance, aussi géniale soit-elle, car ce qu'il advient de ce saisissement n'aboutit que huit ans plus tard. Optima voit le jour en 1958. Tout autant que ce billet nous livre l'idée qui prend vie, il dévoile combien il n'est rien sans travail, sans incessantes remises en cause, et perfection de l'idée même.

    Dernier point, et non des moindres : le recours au billet. Sans nul doute ce que Zapf avait sous la main, le fruit d'une nécessité, d'un impératif pratique qui reduit ces mille lires au simple accessoire d'un besoin qui les dépasse, et de loin. Le hasard, certes, et la nécessité, mais encore ? L'écriture fiduciaire s'efface devant l'écriture créative. Le billet perd sa valeur, et c'est un peu de ce présent monétarisé à outrances (et le pire est à venir) qui reflue. L'investissement de l'esprit prend le pas sur le pur matériel. Zapf regagne sans le savoir une part de futur impur, dépourvu de sa gangue précieuse imposant que le passé ne soit plus que vestiges. L'écriture du typographe, dans les intervalles de la norme économique et de la valeur d'échange, trace sa voie, dénie au commun sa force anesthésiante.

    Pas de quoi fouetter un chat sans doute. Pas de quoi émouvoir... Quelques coups de crayon sur un papier monnaie. Mille lires gâchées, dira le banquier. Celui-ci n'a pas tort. Il est bien connu qu'il n'a jamais tort...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Voilà...

    On n'a plus parlé d'elle. Jamais. C'était comme si elle n'avait jamais existé, alors même qu'on savait justement qu'elle avait été au centre d'existences multiples.
    Mais il semblait que d'avoir tant voulu décider de tout et pour tous l'avait rejetée dans la fosse silencieuse des souvenirs proscrits. Il arrivait que son prénom resurgisse, au détour d'une phrase, dans les méandres d'une anecdote. Rien de plus. Elle comptait désormais moins que la moindre inscription sur le monument aux morts.
    Ce n'était pas de la détestation, ou de l'indifférence, mais la déchéance insidieuse de qui avait cru en son destin, un destin qui regardait les autres comme s'ils n'avaient jamais été que des instruments, des objets, des passe-temps. Et plutôt que de s'échiner à régler des comptes post-mortem, la commune raison avait pris le parti d'aller outre, d'être elle-même le ruisseau décomposant sa postérité.

  • Le récipiendaire

    Ce n'est pas de la poésie, quoique..., mais il n'en demeure pas moins que tu es le recueil. Le recueil de ce qu'il ne saura jamais que par toi, dont tu seras la vérité, malgré les malignités de la mémoire, les railleries de l'illusion qui te pousseront à l'indulgence des fautes et l'exaltation de l'ordinaire.
    Le recueil de ses premiers souffles, du biberon mal ajusté, du sommeil indécis, du rictus interprété en rire.
    Recueillir les cris, la douleur sans raison, la peur, et les pleurs.
    Tu seras la mémoire conservatoire du quotidien et du banal.
    Tu arraisonneras les instants, sans jamais savoir s'il le fallait.
    Tu seras l'âme de ce qui n'a pas eu d'existence pour son souvenir, mais tu ne doutes pas que son corps en ait souvenance.
    Tu seras le grimoire d'un amour immodéré et l'attaché aux écritures de ses banalités (mais il n'y a pas de banalité en ce lieu de l'amour...).

    Et tu piocheras jusqu'à la fin du temps qui te reste dans ces infinités et ces insignifiances pour que sa mémoire, construite et saisie, ne puisse s'abstraire du besoin d'autrui. Tu seras l'étonnement de l'advenu presque perdu sans toi.

    Et comme une restitution qui fait la saveur ultime de la vie, ses propres mots serviront à parler de toi, une fois mort. Non pas comme un élément de comptabilité, comme un devoir, mais parce que la vie a besoin de ces garants pour n'être pas une mare sans reflets...

  • Téméraire

    Il s'abandonna au dépourvu, plutôt que d'être pris d'un doute sur ce qu'aurait été une décision mûrement réfléchie. Le temps lui rendit grâce de sa modestie, à ne pas en vouloir plus que nécessaire. Il était lucide et ceux qui portaient épaulettes ou cravates sévères le faisaient sourire. Il savait qu'un jour nul ne dirait plus un mot de lui, que, pour personne, il ne serait, sinon une pause généalogique dans le passe-temps ordinaire des gens amusés du passé...

  • La Loi des séries

    Tu nous permettras, dit-il, de douter. Par principe. Sur tout et pour tout. Non que ce soit une pose ou un confort. Mais c'est mieux que rien. Parce que. Écoute, quoique je sois plutôt tenté de dire : regarde.

  • Éric Rohmer ou la traversée des apparences

    Eric Rohmer a d'abord écrit avant de filmer. Un roman, en 1946 : Élisabeth, qu'il ne voulut pas faire rééditer, la célébrité venue. Il fallut attendre 2007 pour qu'il nous soit accessible, avec un titre légèrement différent, La Maison d'Élisabeth. L'écriture précéda donc l'image mais l'image n'effaça pas l'écriture car son œuvre de cinéaste est d'abord une longue exploration autour des mots. On y parle beaucoup, avec une affectation incroyable, à rebours de cette illusion réaliste où le cinéma se complaît.

    Le cinéma de Rohmer est un phrasé, une diction, qui autoriserait à fermer les yeux, à écouter le film et ce qui se dit pour mieux comprendre que nous sommes alors dans le théâtre du monde. Cette outrance est une manière de nous signifier que le film n'est pas, dans la forme, la vie, qu'il n'y a rien à singer, à imiter, que nous sommes ailleurs, dans l'art, "ce beau mensonge". Et c'est à partir de cette illusion que l'on peut atteindre une forme de vérité. Rohmer trafique la parole, alors même que ses images cherchent une simplicité (ce n'est pas le roi du travelling et des cadrages tordus : il n'a que faire d'une virtuosité tournant à vide) et par ce déplacement subtil qui relègue l'instrument (la caméra) le plus loin possible de sa visibilité, nous nous retrouvons devant des situations qui, justement, nous parlent.

    Ses héros, et ses héroïnes surtout, sont quelconques. Ils sont sans fard. Leur corps n'est pas ce qui nous arrête. Il faut qu'ils se mettent à discuter pour que le spectacle commence. Ceux qui n'aiment pas Rohmer trouvent que ses œuvres sont des minauderies sans fin, un jeu vain, un marivaudage caduque. Mais ce serait n'y voir qu'une comédie légère, un enfantillage pour adultes n'ayant jamais voulu quitter l'adolescence, alors que ne cesse d'être mis en scène la cruauté des relations humaines. L'outrance des inflexions, l'effet parodique (ou quasi) des échanges ne sont que la forme suprême d'un "mentir-vrai" dont nous avons pu, dont nous pouvons encore faire l'expérience lorsque deux êtres (peu importe alors la distribution sexuée) se découvrent, se cherchent, se retrouvent, se déchirent. Rohmer nous dit, plus qu'aucun autre : regardez-vous, et pour cela : écoutez-vous. Amanda Langlet, Anouk Aimé, Béatrice Romand, Marie Rivière, Arielle Dombasle : avec toutes, le cinéaste explore les moyens d'échapper à la sincérité. De même avec les hommes (de Trintignant à Melvil Poupaud en passant par Pascal Greggory). Échapper à la sincérité, non pour être le vainqueur d'un combat de plus, mais parce qu'il s'agit de se protéger, d'amortir la souffrance à venir qui se terre, immanquablement, dans l'ignorance que nous avons de la totalité de l'autre. Ce n'est pas un marivaudage : il n'est pas question qu'à la fin tout finisse au mieux, par le triomphe de l'amour. Le cœur rohmérien n'aura pas tant le loisir de trouver son bonheur que d'expérimenter les inquiétudes nées de l'envie d'être heureux (c'est-à-dire de ne pas l'être, de ne jamais l'être tout à fait).

    Ceux qui ne l'aiment pas disent aussi que "Rohmer, c'est toujours la même chose", une sorte de variations sur un même thème. Soit. Il n'est pas un faiseur, un Kubrick relevant le défi des genres pour montrer qu'il a plusieurs cordes à son arc. Il fait peut-être le même film, c'est vrai : en quelque sorte, il développe, creuse une question initiale, la seule qui valait à ses yeux. Il en déploie toutes les combinaisons, parce qu'à travers la recherche de celles-ci, il découvre aussi les liens que nos sentiments, toujours les mêmes, nouent avec notre sociabilité, elle changeant avec le temps qui passe. Il n'y a rien de plus profond alors que cette phrase qui continue son chemin en nous, qui nous accompagne jusqu'à la mort (ainsi que l'écrivait Barthes), comme la phrase de Vinteuil fil conducteur de la Recherche. C'est aussi cela, Rohmer : un lieu vers lequel nous tendons et que chaque instant repousse un peu plus loin, sans que jamais il ne disparaisse de notre vue. Et je ne connais pas de cinéaste ayant touché avec cette même tension ce point de douleur et d'étonnement.

  • Higelin, parce qu'il faut bien que cela arrive

    La vie étant inséparable de la mort, celle de Jacques Higelin ce matin, ce n'est pas de la tristesse mais des souvenirs. 




     

  • L...

    Les tiroirs ne font pas l'ordre.

  • L'enfance de l'art

    Ce livre, dit-il, il a toujours été important que je ne le finisse pas, que je n'en sache pas le dénouement. Je l'ai compris à peine en avais-je dépassé la moitié, qu'il y avait un impératif à laisser traîner toute ma vie, car je n'étais pas vieux quand je m'y suis plongé, dans cette histoire. Encore ai-je la chance que ce ne soit pas un des romans dont tout le monde a parlé, à défaut de le lire, et dont on connaît l'excipit. C'est un texte mineur, peut-on dire, et j'espère qu'il le restera, pour que jamais je ne sois pris à revers, et comme frappé d'une flèche mortelle. En quelque sorte, il s'agit de l'oeuvre d'une vie, l'histoire d'une lecture inachevée, comme il existe des textes inachevés. Il m'arrive régulièrement d'en relire les premières pages, et même d'aller bien plus loin. Néanmoins les quinze dernières pages sont scotchées afin que je ne cède pas à la tentation de savoir. Sans doute la raison de cette troublante lubie est-elle à trouver dans la beauté de ce livre, dans ce qu'il désole et enchante mon âme, tout à la fois. Elle est aussi le fruit des circonstances, circonstances importunes qui m'ont attaché singulièrement aux méandres d'une histoire d'amour dont je ne savais pas, à mesure que je la lisais, si elle était tragique ou triomphale, alors que je n'ai guère le romantisme chevillé au corps. C'est l'étrange fascination de ce qu'on ne trouvera jamais, de ce qu'on ne veut pas trouver, sans doute, mais qui nous est indispensable dans le refus que l'on maîtrise encore de ne pas tout trouver...