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  • Trouver le repos

    Il est parti pêcher. La maison a encore les poings fermés. Il est sorti par la fenêtre pour éviter l'alerte du parquet et l'empoignade de la porte qui grince. C'est l'aube. Les nuages, légèrement roses et orange, ont des airs de cotons démaquillés. Il fait encore frais : du brouillard sort de sa bouche. Il a mangé des mûres sur le chemin, les premières de l'année. Il a franchi le gué. Il a toujours préféré le côté d'en face, sans être capable de dire pourquoi. Il a marché pour gagner son coin. Il y était hier, il y sera demain.

    A cet endroit, les tourbillons, on dirait des cailloux lancés du fond, à la volée. Contre les pierres qui émergent, la vitesse de l'eau vient tricoter de l'écume. Il s'est installé à gestes lents, a contemplé l'eau longuement et la course insaisissable des poissons, petits et grands, avant de lancer sa ligne. Il doit bien y avoir des logiciels, de nos jours, pour formaliser l'aléatoire de l'épinoche, les allées et venues de la tanche, l'immobilité de la brème.

    La seule prise de la matinée ne lui sera jamais reconnaissante d'avoir été remise à la rivière. Parfois même, il n'a pas à user de sa clémence. Il pose sa gaule sur la berge et attend en regardant les bestioles s'agiter, les arbres froufrouter et il se contente de faire ricocher des galets plats à la surface de la rivière, là où elle forme une étendue lente avec des sortes d'algues échevelées et affleurantes.

    Il n'a jamais sa montre ; le soleil fait l'horloge dans le ciel et c'est bien suffisant. Ses pensées font des contorsions, il passe de l'une à l'autre comme un trapéziste, c'est trois fois rien, et le plus souvent il pourrait les réduire en poudre comme des coquillages usés.

    Il rentre avec ses bottes de sept lieues, caoutchouc vert bouteille. Personne ne lui dit que la filoche est encore vide. Ni son père, ni sa mère, ni son frère, ni sa sœur, ni la compagne de l'un, ni le mari de l'autre. Personne ne vient lui dire qu'il est bredouille. On ne lui demande rien, pas même s'il a passé une bonne matinée. Il se propose d'aider à la préparation du repas, sa mère répond que tout est déjà prêt et qu'il n'y a plus qu'à passer à table, mais auparavant il prendra une bonne douche parce qu'il était en plein soleil et qu'il a sué. Il ne se baigne jamais dans la rivière. Il n'aime pas l'eau.

    Quand il avait quinze ans, il s'était battu de longues minutes contre une pièce énorme, argentée et rebelle. Il avait vaincu. Pendant que lui-même reprenait son souffle, la bête s'étouffait sur la berge. Il l'avait vue mourir lentement, s'agiter, ouvrir large ses ouïes, battre l'herbe tassée du chemin de sa queue, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien, plus rien que l'arc-en-ciel posé sur les écailles, arc-en-ciel enfin immobile du poisson enfin mort.

    Il l'avait ramené comme un trophée.

    On avait devisé sur les manières de l'accommoder. Tout le monde y allait de ses envies, avant de s'entendre sur une recette des plus simples.

    Le trésor s'avéra plein d'arêtes et d'une chair fade. Il voyait chacun masquer sa déception derrière les grimaces de la mastication. On avalait les bouchées à grand renfort de mie de pain. On disait que c'était bon, bonne pêche, en ajoutant des hummmm de satisfaction qui sonnaient faux. Le plat avait encore de quoi donner. Personne ne demanda à y revenir. Il avait compris que son offrande n'était pas à la hauteur de ses espérances.

    J'y retournerai, se dit-il, mais qu'on ne m'attende plus. Ainsi fit-il. La fin de l'adolescence et le début de sa vie d'adulte.

    Jamais la nature ne lui avait offert une seconde prise comparable, rien que du menu fretin ou des tailles quelconques qu'il sortait d'un coup sec du lit de la rivière. Et il lui semblait qu'éternellement il pourrait écrire, du moins se le raconter ainsi : il est parti pêcher...

    Il est parti pêcher. La maison a encore les poings fermés. Il fait un peu frais. C'est l'aube. Les nuages, légèrement roses et orange, ont des airs de cotons démaquillés. Il cavale jusqu'à son repaire et là, à peine arrivé, à peine installé devant le tourbillon de l'eau qui ponce la pierre sans qu'on s'en aperçoive, il doit s'y reprendre à plusieurs fois pour abattre sur la berge une bête brillante comme une lame de sabre, bête énorme qui frappe le sol comme un enfant capricieux. Il la laisse mourir. Il la regarde de loin et attend que tout cela finisse avant de s'approcher. Il s'accroupit et, tout à coup, lui apparaît une évidence, une évidence vitreuse, fixe, bouton d'un manteau d'enfant, une évidence qui remonte à l'infini d'un souvenir qui ne veut pas dire son nom, dont il ne sait rien mais qu'il formulerait ainsi : d'un poisson, comme de l'amour, on ne voit jamais qu'un seul œil qui immanquablement vous avale.



     

  • Sur une (petite) morale socialiste

    La municipalité messine, nouvellement socialiste, a décidé, et c'est sans doute là sa contribution au débat sur l'identité nationale, de revoir l'appellation de certaines de ses (illustres) voies. Ainsi, sous l'impulsion de quelques zélés et jeunes membres du parti, elle envisage de débaptiser la rue Maurice-Barrès. Fichtre ! On comprend aisément ce qu'une telle envie veut signifier. Il s'agit de se draper de probité et lin blanc. En ces temps qu'on dira délétères, l'initiative engage, à un siècle de distance, ou presque, à combattre le nationalisme et à souligner que les intellectuels messins de gauche ne mangeront pas de ce pain-là. Qu'ils fassent comme bon leur semble ! Nous (osons le personnel de majesté) ne sommes pas messin...

    Il n'en demeure pas moins que cette saillie politique ô combien salvatrice amène à quelques remarques.

    1-C'est attribuer à Maurice Barrès une puissance idéologique et politique qu'il n'a jamais eue, sauf à lire Scènes et doctrines du nationalismele fait divers fait diversion. On nous en donne une preuve supplémentaire. comme un bréviaire pour le siècle cataclysmique qui allait venir. Cela ne manquera pas de faire sourire ceux qui ont lu l'ouvrage. On y trouve des pages nauséabondes, des raccourcis scandaleux, certes, mais de là à faire de sa disparition toponymique une urgence absolue... Il faut dire que nos politiques n'ont pas d'autres chats à fouetter et que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Faut-il y voir, alors, un avatar de cette pratique du symbolique qui remplace peu ou prou toute pensée aujourd'hui ? Qu'est-ce que le symbolique à présent ? Ce n'est pas la clarté de la réflexion, la détermination précise d'un point qui fait sens, absolument pas. C'est frapper les esprits, choisir sa cible et détourner l'attention. En l'espèce, le socialiste messin imite tendanciellement les sommets de l'Etat. Et remercions Bourdieu de nous avoir répété que le fait divers fait diversion.

    2-Les édiles lorrains devraient un peu se pencher sur l'histoire intellectuelle de ce pays, lire Michel Winock, par exemple, et s'interroger sur le point suivant : le très détestable Barrès fut de son vivant considéré et respecté. On nous rétorquera que les individus, pris dans le temps de leur propre existence, n'ont pas toujours loisir d'apprécier ce qui se passe autour d'eux, ni de se détacher des affects. Pourquoi pas ? Revenons toutefois à ces Scènes si pleines de fiel, écrites autour de l'Affaire Dreyfus. Je me dispenserai d'en citer la moindre ligne. Qu'on y aille voir par soi-même (il est d'ailleurs un devoir que notre époque devrait raviver avec beaucoup plus d'ardeur, c'est le devoir de lecture ! Celui-ci a deux utilités : il ouvre à l'intelligence ; il permet d'identifier «l'ennemi», de pouvoir en parler avec mesure ou véhémence, c'est selon, mais, au moins, en connaissance de cause.). Les Scènes, donc... Publié en 1902, d'un anti-dreyfusisme virulent, et qui ne laisse guère de doute quant à l'antisémitisme barrésien, ce livre est connu de ce qu'on appellera la sphère littéraire. Cela n'empêchera nullement cette même sphère de garder son estime pour l'écrivain, d'avoir même à son égard des attentions qui donnent à réfléchir. Pour la petite (!) histoire, proposons quelques passages d'une lettre de Proust, écrite en 1911 (de quoi avoir le temps de bien mesurer à qui on s'adresse), en remerciement d'un livre que le sus-nommé Barrès lui envoie.

    «Or il est arrivé qu'étant ce grand écrivain que vous êtes, et d'autre part ayant cet amour de la Lorraine de ses morts, ces deux choses-là se sont tout à coup combinées dans l'esprit du peuple [...] Voilà ce que vous êtes devenu, ce que personne peut-être n'a jamais été [...] un grand écrivain qui est en même temps reconnu et obéi comme le chef le plus haut, par sa patrie, par l'unanimité du peuple. Cela fait cette espèce de gloire extraordinaire, d'une lumière spirituelle sans précédent [...] si heureux que je sois pour mon pays d'une suprématie comme la vôtre».

    Devant autant de complaisance, si l'on s'en tient à des considérations de morale politique, il sera donc urgent de débaptiser une éventuelle rue Marcel-Proust (j'avoue ne pas avoir pris le temps de vérifier s'il y en avait une à Metz mais la question est très secondaire, on le comprendra, puisqu'en l'espèce, il s'agit de facto de s'interroger sur la connaissance ou non que nous avons des auteurs, et je le dis sans détour : l'œuvre de Proust est le refuge suprême lorsque le monde qui m'entoure est insupportable, et il l'est souvent...). D'ailleurs, le problème a sans doute le droit d'être posé : Henry Sonnenfeld, dans The French Review d'octobre 1988, intitulait un article «Marcel Proust : Antisémite ?».

    Cette manière de voir demanderait donc à passer en revue l'histoire morale des écrivains et si l'on procède de cette manière, je crains qu'il ne nous reste plus grand chose à lire, tant chacun trouvera à redire sur tel ou tel, quant à ses positions sur la démocratie, les femmes, l'humanisme, l'amour du prochain, etc.

    3-Faisons le ménage, soit. Il faudrait alors s'occuper d'un homme comme Alexis Carrel, dont l'ouvrage, L'Homme, cet inconnu, publié en 1935, se fend d'un discours eugéniste sans ambages. Il adhéra, par ailleurs, au PPF de Doriot. Sinistre trajet, pour le moins. Les socialistes messins peuvent faire le tour de France des villes qui ont dédié à cet individu une voie de leur cité. Donnons-leur un premier champ de bataille. Rennes, socialiste sans interruption depuis 1977, a un magnifique boulevard Alexis-Carrel, et visiblement, cela ne trouble pas grand monde.

    4-Last but not least : dans un document INA, de 1972, François Mitterrand évoque ses goûts littéraires et gratifie le téléspectateur d'une lecture fort instructive. Il s'agit d'une page de La Colline inspirée, dévoilant ainsi son attachement à la prose barrésienne. Certains y verront en passant un écho à la mythologie solutréenne dont nous gratifia le défunt président de la République (et à laquelle se prêtèrent tous les thurifaires du régime, s'échinant à revêtir leur oripeaux de randonneurs pour pouvoir dire, le soir, qu'ils en étaient, eux). Il est évidemment ironique de voir un socialiste si important aller chercher dans la littérature honnie les sources de son bonheur. Pourquoi pas, au fond ? Ce n'est pas moi qui l'en blâmerais. Mais je doute fort que ceux qui se réclament de son héritage (à moins d'avoir publiquement établi un droit d'inventaire, comme se proposait de le faire le sous-marin trotskyste Jospin) aient eu connaissance de ce moment d'anthologie. Sinon, il leur faudra, dans la même séance municipale, faire une pierre deux coups pour effacer de la cité lorraine le traître et son admirateur.



     

  • La force du détail

     

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    Le Caravage, La Madone des Pèlerins, 1604-1606Basilique Sant'Agostino, Rome

     

    Dans ce tableau, où se penche sur la dévotion misérable et sincère le plus beau visage jamais peint, il faut regarder les pieds des personnages. Ceux du paysan, crasseux et énormes, où Panofsky lit une «citation» de L'Agneau mystique de Van Eyck, nous pèsent. Ils sont au premier plan, alors que le corps s'incline d'une manière improbable. On remarque moins ceux de la Vierge, dans leur position dissymétrique. Ils sont fins, légers. Mais lorsqu'on les a fixés, et le gauche particulièrement, cambré comme pour un pas de danse (et la Vierge, brune et mate, prépare-t-elle le futur mythe de Salomé ou la figure d'Esméralda ?), ils deviennent l'énergie profonde du tableau. Comme Caravage est revenu depuis longtemps des strictes conventions de la peinture religieuse, il a placé la Madone un peu en hauteur, certes, mais sur une marche d'escalier, pas un trône, et ce pied qui danse immobile en finit, en quelque sorte, avec toutes les élucubrations assomptives. Sa légèreté signe aussi la place de Marie dans le monde, qui porte l'Enfant dans ses bras. Il n'est pas si éloigné de la semelle calleuse du pauvre qui la vénère ; il est juste plus beau et plus doux. C'est justement cette beauté-là qui nous tient en haleine, nous pétrifie dans l'église Sant' Agostino déserte (parce qu'il n'y a jamais personne pour venir la contempler, pour venir les comtempler) puisqu'elle doit une part de sa force à l'adoration simple et poussiéreuse, à ce visage, qu'on ne voit qu'à peine, illuminé de cette délicatesse si humaine qu'elle dégage, à ces pieds marqués du chemin parcouru dans la ferveur pour que la rencontre se fasse. Elle doit sa grandeur à ces différences (le sale-le propre, le lourd-le léger, l'humble-le précieux) réhaussées de ce détail, les pieds, qui, en même temps, les relie et les attache irréductiblement au sol, lui comme modeste adorateur, elle comme Mère vivante de toutes les mères à venir.

    De lui à elle, une autre histoire que le simple texte biblique, histoire sublime et poignante, celle de l'art et sa capacité de transfiguration pour revenir vers nous. Voilà où est le miracle du Caravage.

     

  • la vie et le reste

    1-Voilà ce que j'ai entendu de toi. «Ce sera mieux ainsi, de se voir au téléphone, non ?» L'impropriété est belle. J'ai répondu qu'il en serait selon tes désirs, sans essayer le moins du monde d'être ironique, comprenant très bien que le mot tombait à plat.

    J'ai raccroché. La fenêtre ouverte donnant sur le square intérieur aux bancs toujours inoccupés laissait passer les aiguilles d'un soleil cru que renvoyaient aussi les grandes baies de l'immeuble à la diagonale du mien. Il y avait un silence rédhibitoire à toute pensée.

    Faut-il alors croire que ta présence sera dans l'observation comptable d'une facture France-Télécom ? Que deviendront ces aspérités du silence saisies à la seconde près et rendues, le combiné posé, à la plastique ronde, à peine moins marquant pourtant qu'un froid métal, sinon les phares lambeaux de cette mort qui ne veut pas dire son nom ?


    2-D'un corps, sur lequel j'ai reposé les mains ; aux humeurs desquelles j'ai assigné la beauté toute végétale de la sève étirée, traçant de longues comètes, qui sont à demeure en toi ; auquel j'ai fait le trèfle en la saison des gerçures (et nous étions nus, ta tête sur mon épaule, comme les lumières de la rue aux étoiles, à jumeler) ; à qui j'ai fait, par ma bouche, la glose de la partition et de l'indivis, en même temps.


    3-De ce corps, faire une ligne... De ce corps, faire un message... De ce corps, faire un trait...

    C'était hier...

    A partir de maintenant, je vais peut-être passer mes journées à ne rien faire. Dans quelques jours, ce sera l'été. Je vais attendre, alors.

    La fenêtre est ouverte et je me perds dans un bout du ciel, et comme l'angélus de cet après-midi, j'entends les cris des enfants, à la récréation de l'institution Saint-Jérôme.

    Ainsi, je vais m'accrocher au téléphone.


    4-Le corps qui devient voix seule passe du spectacle au microsillon (aujourd'hui à l'inscription numérique. Digitale. Et justement, mes doigts ne sont plus de ces voix supplétives, comme les lignes mélodiques d'un contrepoint, qui signaient ma passion, quand je les posais sur toi pour te faire jouir).

    Le corps ne s'allège pas, jusqu'à la disparition possible. Il ne peut être symbolique. De bien des chanteuses de jazz, je n'ai d'abord connu que la voix, la modulation, le charme. Puis un jour, elles ont eu des yeux, une bouche, une taille et parfois j'étais déçu sans savoir déchiffrer malgré tout dans les arcanes de mon imagination. Le chemin inverse -la soustraction de ce support-pulsation est-il envisageable ? Car, soudain, je me dis que la métamorphose est en lui, non en elle. La voix ne peut être une métonymie (si elle l'est, son domaine de prédilection sera le mensonge).

    Quand l'autre n'est plus là, on se rend compte que ses trahisons sont des musiques composées pour nous, en open tuning. Et on les aime, ces mensonges, comme des livres dédicacés. Je suppose que ta parole va parfois emprunter des routes aussi sinueuses. Je suppose. J'en viens à l'espérer, plutôt que de disparaître.


    5-Que vais-je maintenant savoir de toi ? Par la voix, ne demeure que l'ambulatoire servitude des souvenirs. Comme ces pauvres mères de la place de Mai, en Argentine, brandissant la photo de leurs disparus. Icônes impitoyables de ce qu'elles savent déjà être mort, squelette, poussière, racines, bourbier. Je ramène ma misère à la mesure collective. Tu trouverais cela détestable. Tout disparition vécue nie la morale, la gradation, le respect.

    Je sais surtout que tout un espace s'ouvre à moi pour élaborer des chapitres manquants. Travail de comblement.

    C'est juin. Presque les vacances. Rien ne compte. J'attends la sonnerie. Quinze jours que mes sorties se réduisent comme peau de chagrin. Puis, vers 23 heures, parce qu'il y a alors moins de risques que tu m'appelles, je sors dans la ville. Je pourrais dire, moi aussi, si j'avais plus d'ironie, pendu à mon téléphone, comme dans le passé, quand la communication locale coûtait une unité pour trois jours (je crois) et que nous avions des discussions de trois heures, quatre heures, des discussions creuses où nous nous aimions. Maintenant je vois moins le combiné que le fil interminable, toujours emmêlé, avec lequel on pourrait en finir. Mais je suis déjà pendu, à la grammaire imprévisible de ta venue cellulaire. Tes appels, c'est un parloir ténébreux. Le mien.


    6-Sur ta voix, je ne peux promener qu'une progéniture monstrueuse, croisement d'espoir et de circonspection. Il suffit que tu aies raccroché pour que ma parole se prolonge. Je te parle : et de parcourir ainsi des kilomètres sans rien voir d'autre que la projection de ce corps naguère à ma droite. Dans la rue, parfois, je dois m'oublier puisque les gens détournent la tête. A n'importe quelle heure de la journée, je peux t'incorporer dans le film de ma vie qui tombe. Mais rien ne pèse si fort que les temps incertains où tu viens de me quitter. Comme ces heures de l'entre-deux, le soir, sur une route : la pénombre concède à la clarté le droit d'encore nous éblouir et c'est mortel. On ferme à demi les yeux.

    Il suffit d'un rien. Tu me parles d'un concert auquel tu as assisté et ma promenade est constellé de nos concerts communs et de tes mots, de leur sonorité originelle. Et les plus intenses viennent à ma bouche. Alors je te réponds : je trouve ce que j'aurais dû te dire. Il me semble refaire ma vie avec toi, en cherchant les failles qui nous ont amenés à ne plus nous voir qu'au téléphone. Je sens tellement que cette situation est le stade ultime de notre communauté, que je me saisis de ces derniers signaux (parfois moins de trois minutes, pour une affaire administrative) pour épaissir mon quotidien, pour y faire proliférer la pourriture noble de mes amours recomposées.


    7-Les lèvres, l'anche d'où tout coule, sont les seules parties que j'embrasse sur la glace, quand je me regarde, chaque matin. Et si je le fais, je ne me vois plus. Mon œil me supprime, et me tue. Narcisse.

    Je prends du recul et je n'arrive plus à penser à mon visage en entier. Je vois l'empreinte de mes lèvres. C'est horrible, des lèvres sur une glace.

    De toi, je contemplais tout : la glycine et le tabou. Et mes lèvres avaient le droit de convertir la totalité du désir dans une proximité bienfaitrice, calme et arassante (et je coupe le h, là. Ainsi ferai-je pour oraire, car avec toi, je n'ai pas compté mais prié.).


    8-Loin de ta coupe à mes lèvres. Toujours plus loin, désormais.

    On n'oublie rien. Mais ces appels ne sont pas des remises, comme au poker. On rajoute. Pour bluffer, pour ne pas perdre la face (et moi, puis-je croire décemment que je retrouverai, au fond, celle de ton désir passé). Pour s'étourdir de cette pesanteur où l'on voudrait penser que rien ne broie. Pour s'aventurer, parce que la seule histoire crédible (possible) après une rupture semble de la revivre, de la promouvoir à nouveau dans un territoire vierge où l'on aurait tranché tous les défauts, les maladresses qui amènent à ne plus être ensemble.

    Mais on n'y arrive pas. Rien d'essentiel n'affleure. Nous investissons un lieu d'une neutralité où deux fantômes ne peuvent s'envisager.

    9-Maintenant, mes lèvres n'ont plus de ferments. Quand je la passe sur elles, ma langue obère mes derniers espoirs.


    10-Mes lèvres ont conservé l'armoirie de ton corps et tu leur demandes, là, de n'en rien garder, que la devise.

    Tu m'as dit : «se voir au téléphone». Et une nuit, peu après, j'ai imaginé une ridicule construction technique pour enregistrer tous tes appels et constituer un répertoire de l'accompli. Ce serait encore poursuivre la relation. Relater, conter, compter.

    L'idée m'est restée quelques jours, et j'ai fini par y trouver un caractère supplétif, comme dans ces instructions prolongées, que seule vient éteindre la mort accidentelle du suspect.

    Imagines-tu un rayonnage de cassettes où soient répertoriées tes inflexions ? Jours, heures, minutage, contenu. Archivage.

    Je serais obligé de le cacher dans un placard, au fond d'une armoire pour ne pas avoir à répondre aux questions.

    L'image n'a pas cette incongruité. Je garde sept photos de toi. Et je peux, avec précaution, t'embrasser. Si on conserve les photos, tout le monde vous respecte. Les gens disent même que c'est la preuve que vous avez du cœur et que vous avez beaucoup souffert.

    Agir de cette manière, ce serait te tuer une seconde fois. Ajouter à la terreur du prochain appel, qui ne viendra peut-être pas, peut-être plus, le revers nécrologique de ces œuvres complètes que l'on chasse aujourd'hui avec tant d'acharnement.

    Au téléphone, ce qui doit primer, c'est l'appel, l'anticipation de la présence de l'autre auquel on pense avant que lui-même soit rendu à notre réel. Je suis dans la futilité, dans le commun, lavant un pull, rangeant des livres, épluchant une orange, et tu penses encore à moi, puisque la machine retentit. Un temps, je suis heureux de ne pas avoir disparu, mais, bientôt, je conviens que je ne saurai jamais plus rien de ma présence en toi, que tes regards, tes sourires me donnaient, sans dire un mot.


    11-Nos appels sont des notes en bas de pages, du discours et non plus du récit. Ce sont comme des accrochages sporadiques à la frontière de deux pays.


    12-Qu'est-ce que la voix ? D'abord, où est-elle ? Dans mon oreille, qui ne l'aura jamais tant écoutée que depuis notre séparation ? Mais c'est une mauvaise écoute, que celle des mots prochains qui ne viennent pas. La forme contradictoire de la surdité indifférente des amants en déconfiture.

    J'ai le temps d'écouter, maintenant, aux terrasses des cafés, dans les gares, dans les restaurants, les dialogues délités qui ne savent pas encore qu'ils ne sont plus ensemble. Tout est dans le rythme. Affaire de timing et de relance, pour reprendre un vocabulaire tennistique.

    Nous n'avons plus ces problèmes depuis que tout se règle au téléphone. Jamais la parole n'avait occupé autant de place. Tu sais pourquoi tu m'appelles, quelles sont les questions que tu veux aborder. Même la banalité est réglée et lorsque nous arrivons au bout, le flottement autour de la coupure n'existe plus. C'est ta voix qui a descellé le désir. Retour de vacances, j'ai voulu prendre de tes nouvelles, et tu t'en tiens au strict minimum. Et les mots prochains ne venaient plus. Sur le moment je n'ai pas compris. Dans mes promenades traînées le long des rues du centre ville, les jours suivants, je m'expliquais ta réserve par le droit à une vie privée, ta pudeur. Ridicule. Je ne peux plus me mentir.


    13-Ta voix est suppression. Elle n'est pas la mort. J'aimerais autant, parfois.


    14-Je parle sans savoir et je ne peux compter que sur les années à venir, c'est-à-dire sur le maintien (en détention) de la nécessité physique pour laquelle ta voix est intercesseur. Ta voix changera-t-elle ? Elle sait déjà s'agglomérer de façons différentes, selon la place même de ta bouche devant le combiné. Parfois si lointaine que les bruits de la rue passent parce que je sais (je connais ton appartement, le mien naguère. Un jour, je dirai : jadis) la fenêtre ouverte aux rayons du soleil qui vont s'amortir contre les alignements de la bibliothèque. Tu dois alors être contre le mur, assis tailleur, la tête légèrement en arrière, ou sur un fauteuil, en travers, avec un pied en balance. Tu ne travaillais pas aujourd'hui. Ta tenue est peut-être négligée. Un tee-shirt interminable, et des chaussettes. Les jambes nues...

    Et personne (je fais comme si) maintenant (si je continue vers la lucidité : pour l'instant) avec qui jouer au chien mordant le chausson. Personne pour ébruiter l'intimité dérangeant des années heureuses. Portrait de soi en jeune chiot et pour finir, ton rire mêlé de reproches, quand tu raccrochais. Un gamin, vraiment.

    Si proche, parfois, ta voix. Mais c'est une avancée dérisoire. Les quelques centimètres gagnés deviennent un souffle et je ne comprends plus tout ce que tu dis. Tes lèvres touchant le combiné, mon oreille demande grâce et je tiens le téléphone au loin, comme un fer porté au rouge, et que je dois tenir, coûte que coûte. Il n'y a pas loin de ces moments à l'ordalie.

    Ce n'est donc pas toi qui changes mais la technique qui fait défaut.


    15-Tes lèvres sur le combiné, instant de l'ultime rapprochement concédé à ce jour, sont la négation des baisers de la bouche qui s'ouvrait sur la mienne. Ta langue alanguissant la mienne fermait mes yeux, grossissait mon sexe sans l'avoir encore englouti, donnant ordre à mes mains de rudoyer la laine ou le velours, avant d'inféoder la dentelle, la peau, les muqueuses (en écrivant cela, je retrouve un temps ce que la voix coupée du corps m'enlève. Et le retour est la perte définitive de la continuité).

    Lèvres. Langue. Dent. Le suave et l'intangible.


    16-Dans l'amour, nos deux mains étaient là, alors qu'au téléphone, l'une est atrophiée, appendice technicisé, l'autre est libre, libre de dire, sans que l'autre le sache, l'ennui, l'indifférence, la fatigue. Il y a cette main, oui, la main des cercles imaginaires sur la moquette, des dernières lettres aux mots croisés, de la machine à calculer (pour, selon : moyennes, taux de change, barème de l'impôt sur le revenu). Et pourquoi pas la masturbation ? Ma main, celle que je peux regarder, est le témoignage de mon absence possible, quand tes mots croient m'atteindre. Mais si, avec d'autres, la latitude que lui laissent mes états d'âme ne me trouble pas, avec toi, elle tremble puis s'inertie d'un garot du passé. Elle s'agite, ma main que voici vivante, crayonne et tout s'efface.

    Sa liberté n'a pas de source.


    17-Je parodie : il n'y a pas de relations téléphoniques. Tellement vrai que je suis obligé d'écrire. Et quoi, sinon le désengagement de ma connaissance ? Ce que j'ai commencé, c'est peut-être la suppression du personnage (puisque nous ne sommes que profils). Le créer in absentia. Habituellement -logiquement- le personnage est ce qui s'élabore petit à petit, pierre par pierre, dans les vides qu'il comble et dans les espaces qu'il vient occuper, ou dont il laisse affleurer la béance. Il n'y a que l'addition, jusque dans les ratures, qui ne sont pas des retraits, mais d'autres heures de la marée qu'on n'a pas prises en photos, ou lacérations de l'apparence, comme si on voulait découvrir au cœur d'un coussin, dans la doublure d'un grand manteau, quelque matière illicite, qui sait : une lettre secrète.

    Et moi, tout à coup, je procède l'inverse. Je dois dé-tisser les lourdes aventures de notre passé.

    Je dois dé-membrer.

    Je ne peux plus écrire sur ton corps : ni le penser, ni utiliser les matières de la jouissance, quand ma langue fouillait ton ventre de sperme, de chantilly, de fraises. Ecrire, maintenant, consacre la fin du corps calligraphié. Il n'est plus que linguistique.

    Devant moi, un grand puzzle dont les pièces sont collées. Je dois les retirer une à une, en sachant pertinemment que je poserai toujours les doigts sur les parties manquantes. Parce qu'elles sont faites pour cela.


    18-De la voix, aux lèvres invisibles, mais portante, comme un vent, je connais des exemples. Quand, pour réjouir une de mes nièces, dans vos parties de cache-cache, tu disais : «Je suis là». Elle réussissait bientôt à te retrouver, et sa propre voix suraiguë de bonheur, te ramenait de derrière la porte, du rideau tiré ou du placard même. Tes mots redevenaient corps. Elle tirait sur tes bras, criait : «Je te vois, je t'ai vue».


    19-Le croirais-tu ? J'ai demandé à Pierre de m'expliquer selon les lois de la physique le fonctionnement du téléphone. Je me suis empressé de tout oublier. Je ne veux pas décharner plus encore l'ombilic.

    Je sais que je n'aurais pas dû mais c'était sans doute une tentative pour lui parler de toi, mais je n'ai pas pu.


    20-On parle d'un filet de voix. Il s'agit de donner une image de la densité, un spectre à l'onde par laquelle s'exprime le corps entier, la présence. De toi, demeure donc le filet, cependant autre : ce qui court, ce qui serpente sans jamais grossir, ce sur quoi mes mains n'auront pas de saisissement. Il n'y aura pas de ravinement jusqu'au lit.

    Quand tu raccroches, aussitôt, de cet écoulement ténu, où je veux retenir le temps aussi, je passe dans le silence lagunaire. L'étalité de mon tympan rendu à sa mémoire, elle-même promise à la défaillance.


    21-Qui a dit que le silence qui suivait du Mozart était encore du Mozart ?


    22-Si nous cédons l'un et l'autre au désordre compulsif de la technique, à moins que nécessité fasse loi, il arrivera que ta parole soit portable. Elle ne sera plus située dans le décor connu, ou imaginable, selon les aménagements du temps d'après, de ton appartement. J'aurai perdu un peu plus, encore. Seras-tu, alors, aux portes de la ville, en bas de chez moi, même, que ton éloignement aura pris des allures incandescentes. Je ne te dirai plus : «Comment vas-tu ?» mais : «Où es-tu ?», sûrement, comme l'indiquent les enquêtes sur le sujet. Et ma question aura changé, de fait, la nature de cette vie organisée autour du téléphone. A l'être succédera l'espace et je n'y gagnerai rien. Car le passage de l'un à l'autre scellera celui de la vérité au mensonge. Je te connais et les inflexions, le temps de la réponse, quand je m'inquiète de toi, me disent les maux. Ton corps charrie toujours, à cet instant, plus que la volonté travaillée. Mais où seras-tu ? Dans quel ailleurs, dont les bruits ne prennent pas source dans la rue entrée par la fenêtre, dans la radio de la cuisine, posée près de la cafetière et du grille-pain.

    Je sais pourtant que cette étrange dissémination a commencé le jour où je me suis acheté un répondeur. Peut-être avais-je de la chance... Peut-être avais-tu l'instinct du bon moment... Il s'est écoulé assez longtemps avant que ta voix ne se grave. Je suis rentré et j'ai vu, à côté de l'indice vert, celui rouge clignotant. Je ne m'y attendais pas. Je n'y étais pas préparé. De ces détails la vie ne nous apprend rien. Elle nous y confronte et c'est déjà trop tard. Tu appuies sur le bouton «message» et le monde est en marche. «Vous avez un nouveau message. Mardi, dix-sept heures trente-deux minutes.»


    23-Le  répondeur est la déposition d'un passage qui se nie dans le temps même de sa réalisation.


    24-Tu as changé de numéro. Tu es en liste rouge. Il va falloir que je vive.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Ce que peut la beauté

    File:Camille Claudel.jpg

     

     

    Cette femme, si belle, tout le monde en connaît l'identité désormais, depuis qu'elle est en couverture de l'édition de poche de la biographie écrite par Anne Delbée. Il s'agit de Camille Claudel. Elle est d'une beauté extraordinaire : la douceur du visage et la rigueur du regard, avec cette profondeur soutenue de l'œil sombre, comme une exacte inversion de cet autre regard fracassant, mais clair et comme lointain, devenu lui aussi célèbre, celui d'Arthur Rimbaud. Beauté de Camille Claudel qui trouble tant on peut habituellement faire l'expérience que celle-là ne passe pas le temps, nous tenant à distance esthétique, parce que temporelle, de ce qui fut la promesse rêveuse d'un visage.

    Encore la peinture a-t-elle bien moins failli en la matière, établissant à ce titre son infinie supériorité en comparaison de la photograhie. L'histoire de la peinture est longue de ces êtres chez lesquels notre bonheur tient aussi à ce qu'on y trouve une sorte d'éclat universel, une infinie délicatesse qui va bien au delà des variables canons de la beauté. De l'Annonciation de Simone Martini (XIIIe siècle), où la douceur de l'ange fait face à l'étonnement sublime de la Vierge, à l'Adèle de Klimt (XXe) en passant par la Madone de Bellini exposée à l'Académia (XVIe), celles du Caravage (fin XVIe), ou le portrait de Madame Rimsky-Korsakov de Winterhalter (XIXe). Choix subjectif, étroit et donc un peu ridicule, j'en conviens. Devant chacune de ces apparitions (fictives puisque ce n'est pas l'identité au modèle qui nous importe mais la confrontation à une altérité dont nous pressentons que l'artiste a su la transfigurer en une sorte d'éternité sensuelle et proprement magique), nous passons outre le temps pour ne conserver que l'expérience de la reconnaissance des profondeurs dont le quotidien nous éloigne. Ces femmes (mais il en est de même pour les hommes...), nous oublions le paysage dans lequel ellee évoluent, nous oublions même leurs atours : nous n'en gardons que l'envie désespérante de ne pas avoir pu les rencontrer un jour, de n'avoir pas été l'Ange, le dédicataire, le serviteur, mais plus encore le peintre contemplatif (quoique les termes soient, je crois, antinomiques).

    La photographie, quant à elle, ne peut jamais (ou quasiment : le cliché plus haut en est le démenti) atteindre à la profondeur dont je parlais. Si je m'arrête devant un portrait de Louise Brooks, de Jean Harlow, de Jane Russel, et même Rita Hayworth ou Marylin Monroe (laissant de côté la beauté glacée et désincarnée des top-models, maintes fois retouchées, aussi fictives que les portraits peints mais dans un autre ordre où il ne s'agit pas de retrouver l'essence de l'être : plutôt de gonfler, de boursoufler l'apparence et le vide.), je n'arrive jamais à faire abstraction du temps. Je vois dans la coupe de cheveux, le maquillage, la moue ou l'impavidité, l'ancrage du visage dans son époque. Je me dis : c'était une beauté à ce moment-là, et plus rien ne peut se produire. Je les contemple et même s'il n'y a que ce visage, dans un cadrage resserré, il traîne avec lui son cortège daté d'apparat. A-t-il perdu de son attrait ? Pas totalement, bien sûr, et même, souvent, il est désirable, mais infiniment moins que celui de la jeune femme que je viens de croiser, belle sans le savoir parfois, et que je ne reverrai jamais (où l'on se remémore alors Baudelaire, À une passante)

    Mais Camille Claudel... Justement, elle, dans cette frontalité un peu abrupte, ce sourcil marqué et cette chevelure négligée (loin du sauvage étudié des gravures de mode), cette tension d'éternité, cette suspension de la féminité telle qu'on a décidé de nous la vendre depuis la mode est devenue un appareillage commercial, féminité de pacotilles, elle a ce qui en fait un être des plus magnétique. Elle nous regarde et nous oublie, projette son œil au delà de cette attente ; elle est encore dans la juvénilité du non-consentement à l'ordre de la représentation (soumission qui fut pourtant acquise bien vite par celui qui posait, dans sa conscience magistrale de vouloir être à l'éternité : qu'on se reporte au cliché le plus connu de Baudelaire qui joue son air de vampire urbain cynique jusqu'à la caricature.). Elle nous tient en respect, non à la manière d'une star vivant dans l'instant de sa gloire, mais par la puissance  de ce regard qui nous ignore, de ces traits démentant la sagesse du vêtement. Son identité s'impose ; elle est de chair. Nous ne la voyons pas d'ailleurs ; nous la rencontrons. Rencontre parlante, encore une fois parlante, toujours parlante, malgré la désormais célébrité du cliché, et qui me détourne de ce pourquoi je voulais d'abord écrire ce papier. Il faut savoir parfois ne pas se déprendre de ses fascinations.



     

  • Plus dur sera l'exil

    Un député de la République a, il y a quelque temps, demandé à un écrivain nouvellement goncourtisé (le mot-valise m'amuse...) de s'en tenir à un devoir de réserve quant à ce qu'elle pensait du président français. Ne revenons pas sur ce qu'il y a d'incongru et grotesque dans un tel rappel à l'ordre, sinon pour dire que la «classe littéraire» ne s'est guère manifestée, je trouve. Elle devait être occupée à ses petites affaires, celles des prix restant à recevoir, celles des rancœurs narcissiques de n'avoir pas été primée. Le monde est injuste et les blessures de lèse-majesté (car, ne nous y trompons pas, en cet univers-là aussi, l'aspiration à l'aristocratique condition sévit) sont bien longues à guérir. Mais il suffit que le vent tourne pour que l'aigreur dédaigneuse d'hier (les prix, qu'importe...) se transforme en un sourire béat de béni de la crèche (un prix, deux mois avant Noël, c'est le plus beau des emballages sous le sapin). Laissons donc la députation à ses misères et à sa confusion. Occupons-nous de l'écrivain, le seul dans l'histoire pour lequel nous devrions avoir compassion, considération et respect. Il est logiquement du bon côté. Encore ne faut-il pas trop y regarder...

    Marie NDiaye a quitté la France, la France de Sarkozy, insupportable qu'il lui était de rester une minute de plus dans ce pays de ploucs, de fachos et d'indifférents à la misère du monde, ce qu'elle aura la légèreté d'appeler la France monstrueuse, englobant ainsi, dans la même formule, ceux qui chantaient victoire et ceux qui s'inquiétaient. Sais-tu, alors, toi qui votas Sarkozy (plutôt que pour la Immaculée décomposition socialiste... Je te l'accorde : le choix était cornélien. Au moins le peuple aura-t-il touché du doigt une fois l'expérience tragique et compris ce que dans les classes on lui vendait pour un malheur sans fond, cette douloureuse impossibilité qui lui semblait la plupart du temps une vaste blague de lettré...), que tu fis d'elle une exilée qui nous expliqua, à nous, réduits à devoir rester en ces terres maudites, faute de n'avoir nul point de chute où trouver refuge, faute de pouvoir mettre tous nos biens dans le coffre de la Kangoo, qu'elle avait dû partir. Futée, la belle : elle endossait l'armure de la résistance (une sorte de de Gaulle postmoderne, en ce que le postmodernisme, pour reprendre Frederic Jameson, aime le jeu, l'ironie, le second degré) et nous dépouillait du droit de lutter, là où elle nous avait laissés. J'aurais, pour ma part, aimé qu'elle criât au rappel des idéaux, qu'elle battît l'estrade bruyamment pour nous inciter à l'insurrection mais je n'ai pas souvenir qu'il en fût ainsi (à moins qu'Alzheimer m'ait déjà enveloppé de ses bras assassins), tout cela dès le lendemain de la catastrophe, et même avant, puisque le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne fallait pas savoir lire dans les astres pour annoncer le vainqueur. Mais elle nous laissa, vous dis-je, et nous, médiocres imbéciles territorialisés par les basses contraintes matérielles, n'eûmes qu'à baisser la tête, de honte et de regrets. Certes, je fais preuve de mauvaise foi et d'un peu de mesquinerie, car nul ne peut se prévaloir de ses incapacités pour justifier ses lâchetés : c'est même, il me semble, le credo le plus libéral qui soit. Il faut savoir s'incliner devant le courage et je ne peux pas faire illusion très longtemps.

    Notre écrivain partit donc. Loin, très loin ? Dans la pampa argentine, comme Florent Pagny, à qui on ne retirera pas, dixit, sa liberté de penser ? En Suisse, comme tout le (beau) monde ? Aux States, parce que c'est contre-tendance, quand souffle chez nous un anti-américanisme qui tourne parfois à vide ? Rien de tout cela. Et l'on se dit, in petto : elle a osé l'exotisme pur et dur et fui au Nicaragua, en Kirghizie, au Laos, ce qui n'est pas rien, vu le décalage horaire, les ruptures climatiques, le dérangement intestinal que supposent ces contrées inconnues. Mais nous faisons fausse route. Elle est à Berlin. Peut-être un souvenir de la seule phrase potable que l'on peut garder de JFK, maintenant que la légende politique est tombée, et ainsi n'être pas trop loin pour que sa voix puisse porter, derrière la ligne Maginot de notre bêtise hexagonale. À Berlin. En Allemagne. Bien au chaud dans les bras rassurants d'Angela Merkel. Quoique nous puissions toujours l'imaginer, errant dans cette ville immense, pleine d'espaces verts et de contestataires gauchistes, baignant dans la pénible raucité d'une langue dont je ne sais pas trois mots (et je ne m'en plains pas. Mais, pour faire bonne mesure, c'est pourtant le même idiome qui me transporte quand j'écoute la partie chantée de la deuxième de Malher, ou les lieder du même compositeur. Pourquoi ? Je n'en sais rien.). Ne nous dispersons pas cependant, ne faisons pas passer notre petite personne devant le désarroi profond de celle qui a perdu sa patrie. Compatissons, d'abord, compatissons.

    Perdu(e), perdu(e). Vite dit. Car, comprenez ma surprise lorsque je vois que toutes affaires cessantes (ou plutôt, pour affaires, parce qu'elle se félicita que son œuvre se fût déjà vendue à 140 000 exemplaires et avait compris qu'il fallait un peu payer de sa personne pour être payée en retour d'un lectorat toujours plus important.) elle est redescendue parmi nous, les médiocres, se pavaner à l'ombre de la Tour Eiffel pour se féliciter de la récompense que des chantres de la Grande Littérature viennent de lui décerner. L'émotion, le trouble (pas le goût des honneurs, disons-le : ce serait manqué de courtoisie.) ont pris le dessus. Un avion, un taxi, et la voilà. Notre écrivain vient d'inventer l'exil volontaire par intermittences. Rien que pour cette nouveauté, il est hors de question de lui demander le moindre devoir de réserve. Et je lui suggère d'en déposer le brevet auprès de la société qui s'occupe de la propriété intellectuelle, tant le concept, comme moteur du monde, est aujourd'hui l'alpha et l'omega de la richesse. Notre époque a besoin de telles figures, de telles voix emblématiques, pour ne pas nous résoudre à penser qu'en terres littéraires aussi flotte un vent d'abdication et de conformisme. Certes, certains que je connais et apprécie, diront que Hugo, lui, n'avait pas la même souplesse. Je leur dirai qu'ils me fatiguent à toujours invoquer les grandes âmes, dès que quelqu'un essaie de faire quelque chose. Ils me fatiguent, mais c'est eux que je préfère, même s'ils m'empêchent de finir comme je l'avais prévu, en vous disant que dans le combat politique, avec Marie Ndiaye, c'est du sérieux.


    P.S. : le 17 septembre 2009, le Centre National des Lettres décernait à notre résistante lointaine la bourse Gattégno d'un montant de 50 000 euros pour se consacrer à son œuvre. À ma connaissance, elle n'a pas refusé ce don de la France honnie... Misère (financière, morale, etc.), quand tu nous tiens !


     

  • Silence...

     

    File:Giordano Bruno BW 2.JPG

     

    Il ne peut être question de lui, Giordano Bruno, qu'au présent.

    Ses bourreaux l'amènent au Campo de' Fiori le 17 février 1600. Il vient de passer huit années dans les geôles, d'abord vénitiennes puis romaines. Il a la bouche entravée par un mors en bois, pour qu'il ne puisse s'affranchir par la parole et que ses hérésies ne triomphent pas une dernière fois. Il sera brûlé vif.

    Sa statue nous fait face, dans la sévérité de la matière et de la pose, le visage penché, le visage comme ouvert sur les multiples ramifications de la pensée qu'il masque. Difficile de savoir si l'œuvre qui lui rend hommage n'a pas, dans sa raideur muette, l'ambiguïté de la repentance qu'il aurait dû avoir le jour où on l'a tué. La foule qui passe jette le plus souvent un œil distrait et ne cherche pas à savoir quel il est, ou bien se dit qu'une telle rigueur ne peut appartenir qu'à un homme d'église.

    Il nous fait face, qui sommes dans la rue des Baulari et lorsque nous effectuons un quart de tour sur notre droite, se dressent le drapeau tricolore de l'ambassade de France et le palais Farnèse. On y trouve aussi des bouches entravées, mais c'est là manière de dire car les silences, les amabilités, les circonlocutions, la rhétorique jubilent. Pour tout et pour rien : une réception somptueuse, une inauguration imposante, le ménagement d'un puissant, la négociation autour d'une tête, dont on évalue l'intérêt. Il s'agit là de diplomatie, disons d'une diplomatie avec laquelle nous devons composer, sans avoir, d'ailleurs, vraiment voix au chapitre.

    Je regarde une dernière fois la bâtisse dont tant voudraient faire leur demeure puis mes yeux reviennent sur lui, si peu diplomate, si ardent, jusque dans sa mort, alors que le soir tombe, que les étoiles paraissent et que son bronze immémorial se dresse ainsi, comme une ombre, vers l'infinité des mondes.