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  • Urbicide

     

    À la fin d'un ouvrage passionnant sur le devenir des mégalopoles et des territoires urbains, Jean-Paul Dollé a ajouté un post-scriptum intitulé «Après le 11 septembre. Capitale de l'Empire et ville-monde» dans lequel, notamment il fait une distinction entre l'attentat manqué contre Washington et ceux, réussis, contre New York. Il remet dans une perspective historique un événement devant lequel on a trop souvent lu et entendu des positions qui se définissaient selon un axe pro/anti américain simpliste. Il conclut ainsi :

    «Quand New York est agressée, c'est (les amoureux de la liberté) qu'on agresse. Ceux qui haïssent New york la haïssent parce qu'elle les fascine : New York-Satan, New York-Babylone -image de la corruption, de la dépravation. New York : lieu du péché, des orgies furieuses, de la liberté des femmes, des identités sexuelles vacillantes, des gays, des sexualités multiples. C'est cela qu'ils haïssent, à proportion de leur terrible envie, envie à mourir et à faire mourir. Il faut empêcher Satan, l'ange le plus séduisant, donc le plus désirable, de nuire -de séduire, de fasciner. À mort donc !

    Depuis les débuts de l'humanité, ce sont les mêmes pulsions de désir, de haine et de ressentiment que suscite la ville-monde cosmopolite : l' «urbicide», comme l'appelle Bogdanovitch -qui sait de quoi il parle pour avaoir été le maire de Belgrade, et compris que la fascination-répulsion des paysans vis-à-vis de ce que représente la ville cosmopolite était la source principale des guerres qui ont déchiré l'ex-Yougoslavie. L'urbicide, après s'être acharné contre Paris-la-putain, Berlin-la-dégénérée de la République de Weimar, prend aujourd'hui comme cible New York.

    N'attire pas la haine des tueurs sacerdotaux qui veut. N'obtiennent cet honneur que les villes-monde, les villes lumières, les villes lupanar.

    La haine des villes-monde s'étend, de proche en proche, à la haine de la mixité sexuelle et donc sociale, à la haine de l'urbanité et de la civilisation. Attaquer New York, ce n'est pas seulement attaquer une métropole mondiale située aux USA : c'est attaquer chacun de ceux qui se sentent participer de la même civilisation humaine, ou qui y aspirent. Alors que le coup porté à Wahington peut être considéré comme une déclaration de guerre contre les USA, condamnée par ses alliés et laissant indifférente tous ceux qui refusent l'imperium américain, l'agression contre New York concerne tous ceux qui refusent la barbarie. Tous les amis de la liberté, tous ceux qui aspirent à ce qu'un monde habitable soit possible ont toutes les raisons de proclamer «Nous sommes tous new-yorkais». New York est devenue à jamais une icône exemplaire dans la longue histoire de la liberté humaine.

    La cause est entendue. Il s'agit bien pour les «islamistes radicaux» d'une guerre radicale contre le monde. Il ne peut y avoir aucun compromis entre eux et le reste du monde. Quand bien même s'opposerait-on à la superpuissance américaine -et dans la mesure même où on s'y oppose- New York représente à jamais la liberté anti-impériale, qui constitue la ville-monde comme telle.»

     

    Jean- Paul Dollé, Métropolitique, Paris, éditions de la Villette, 2002.

     

  • "Tout va bien"

     

    Au tournant des années 80, Jean Guidoni chante des textes de Pierre Philippe qui, pour une partie, explore des moments peu glorieux de notre histoire. Visite ironique et acide dont les plus belles vignettes trouvent leur plénitude dans un double album aujourd'hui difficilement accessible : l'Olympia 83. Outre qu'ils savent évoquer la nuit, le sordide et la souffrance des gens à part, Guidoni et Philippe aiment semer le trouble dans les mythologies contemporaines, ce qui n'est pas rien, lorsqu'on s'en tient à la chanson (mais il est vrai que Guidoni appartient à la queue de comète de ce qu'on appellera la tradition de la chanson française, celle-ci étant alors à mille kilomètres des niaiseries actuelles, où l'on vous ferait passer Calogero, Benabar et Olivia Ruiz pour des artistes à texte...). De Guidoni, il faut écouter Djémila, Midi-minuit, Chez Guitte, Je marche dans les villes..., mais comme l'époque est à l'optimiste, ce sera Tout va bien.







     

     

  • 1-Plongeoir

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Tel est l'état qui n'existe pas, n'étant qu'un passage arraché par soi-même au sol, avant de se rendre à la paresse de l'eau, constellé de gouttes et d'écume, momentanément disparu, comme l'assistant d'un magicien. Dans l'air, en l'air... Est-ce d'ailleurs la même chose ? La photographie fixe l'impensable élévation, mais, paradoxe, mieux dans la chute qui s'ensuit. La liberté, certes illusoire, enjoint à quitter le support, le port anatomique : talon inerte, alors que l'impulsion est venue de cet endroit, un peu en avant de la voûte plantaire. Liberté d'une immédiate lâcheté de la corde sensible qu'est devenue la joie du corps étiré à son extrême.

  • L'Histoire en plaques

     

     

    Les rues des villes se couvrent de plaques, de plaques commémoratives. Je ne sais de quand date cette pratique. Sans doute cela a-t-il commencé dans la deuxième partie du XIXe, participant de cette aspiration fulgurante à la mémoire, et qui n'a cessé, depuis, d'alimenter le discours politique (dans la même mesure que se défaisait d'ailleurs la compréhension de l'Histoire). Commémoratives n'est pas l'adjectif permettant de recouvrir l'étendue du phénomène. On trouvera très souvent les hommages aux héros de la résistance. «Ici mourut X, le 13 mai 1944, sous les balles ennemies»,... Il y a même un site qui les répertorie à Paris. Mais nous sommes loin du compte, parce que souvent le propos est plus léger, disons : moins dramatique. Où l'on apprend qu'un auteur est né dans cette maison, qu'un autre (un scientifique) a étudié dans ce lycée, que B a séjourné de mai à juin 1895 dans cette demeure, que C a écrit là un célèbre roman. On remarquera que parfois on tombe dans une futilité qui n'est pas exempte de prétention malicieuse (et les plaques sont alors comme ces photos qu'affichent certains restaurants pour signaler qu'y est venu manger tel artiste, mieux : tel vedette (pour user d'un vocable désuet, clin d'œil à Barthes)).

    Ainsi pourait-on, pourquoi pas ? sillonner certaines cités selon les ponts de chute répertoriés d'un lever de tête régulier vers les morceaux de marbre qui nous rendront tout à coup plus savants. Plutôt qu'une promenade des églises, un cartographie des plaques. Peut-être est-ce déjà fait, dans l'annexe d'un guide quelconque. Des sites existent. Il y a certes, parfois, des découvertes surprenantes (de savoir, par exemple, que Dostoïevski écrivit en partie les Frères Karamazov non loin des Jardins de Boboli, à Florence : on se sent si loin de la raideur florentine en lisant ce roman qu'on saisit bien chez l'auteur un bouillonnement imaginaire pouvant s'abstraire du monde environnant. Un anti-Proust radical) mais, dans l'ensemble, nous restons dans une sorte de silence qui finit par faire de ces plaques des formes vides. Parce que le temps a passé et que ces inscriptions sont le plus souvent le signe même d'un dépassement du moment auquel on voudrait nous raccrocher. Parce que le caractère anecdotique du propos neutralise l'effet (escompté ?). Y est né dans cette maison, il y a (je calcule) cent huit ans. Je connais son nom. Je regarde la façade : une bâtisse sans intérêt particulier, un logement collectif dont j'imagine qu'il a été mainte et mainte fois retapé, dont les cadres sociologique, économique, culturel n'ont sans doute plus rien à voir avec ceux dans lesquels est apparu le grand homme. Idem pour la demeure où Z passa cinq semaine en villégiature. Je regarde. Et après ? Toutes ces plaques sont là pour signifier en creux qu'il ne reste plus rien. Une sorte de prestige en toc bien dans l'évolution du XXe. Un théâtre du faux.

    L'an passé, j'ai logé par hasard dans un hôtel où avait séjourné Wagner. Pour avoir conservé l'inscription qui mentionnait cet événement, on aurait pu supposer que les propriétaires voulaient en tirer une certaine gloire ; et, en pénétrant dans le hall, j'ai un temps espéré quelques échos des Nibelungen : une gravure, des photos, un poster, que sais-je ? Des noms de chambres tétralogiques. Rien. Évidemment. Rien. La banalité connue d'un lieu où le fantôme de Richard ne risquait pas de planer.

    Le ridicule de cette inflation murale est là : il s'agit moins de construire un sens que d'étiqueter la ville dans un carnaval mémoriel où l'on pourra mêler : les morts, les drames, l'art, les voyages, les naissances, les héros, les illustres inconnus... Nous ne sommes pas très éloignés, je crois, de la mode des cimetières. Le Père-Lachaise comme logo-rallye. Plaques de rue, stèles funéraires. Même puzzle au goût amer...

  • Theatrum mundi

     

     

    Il suffit d'abandonner le courant multinational qui file de Trevi au Panthéon (venelles à double sens, d'ailleurs), de faire quelques pas de côté pour découvrir sinon la plus belle place de Rome (mais je crois que oui, malgré tout), du moins la plus dramatique. Vous êtes Piazza di San Ignazio. Son espace étroit est délimité par l'église consacré à Loyola en 1626 et, pour les trois autres pans du rectangle, par l'entreprise architecturale ultérieure de Filippo Raguzzini, au XVIIIe.

    Celui-ci a fermé la place par un dispositif sublime d'illusions, soit : cinq bâtiments conçus dans la même unité rythmique, et que l'on ne peut considérer séparément. Les deux latéraux, quoique les moins originaux, sont en quelque sorte les garants du spectacle, les gendarmes du lieu. Leur façade inclut la courbe, mais ils ont la raideur nécessaire pour marquer le passage du commun à l'extraordinaire, côté cour, côté jardin. Les trois autres édifices, face à vous, lorsque, assis sur le parvis de l'église, vous êtes au parterre, sont composés dans un décalage savant qui, plus que le baroquisme des lignes, donne l'impression qu'ils vont coulisser, apparaître, disparaître, alterner, dans un jeu de profondeur capable de signifier qu'ici, rien n'est vrai, que, d'un moment à l'autre, des hommes surgiront pour démonter ces panneaux destinés aux seuls besoins d'une représentation.

    Les passants arrivent d'un côté ou de l'autre (rarement du fond de la scène). Ils filent, souvent, s'arrêtent, parfois. Vous observez longtemps. Spectacle de la piazza étroitement circonscrite, dans lequel vous vous regardez et sentez, plus qu'ailleurs, que leur vérité (c'est-à-dire aussi la vôtre) n'est qu'un étrange accommodement au jeu social : à San Ignazio, on s'étonne, se regarde, se sourit, se dévisage, s'émerveille, avec cette légère ostentation qu'il est nécessaire d'avoir dans un lieu si délicat. Ailleurs pareillement, direz-vous, mais ici vous voyez les artistes sortir de l'ombre (cour ou jardin) avant de s'effacer (jardin ou cour). La question n'est pas celle de la sincérité, mais celle de cette mécanique humaine qui nous rend si aptes au maquillage. Il n'est sans doute pas vrai que tout soit illusoire, mais il est certain que tout est étudié.

    L'éclat de la piazza serait inachevé si, après s'être longuement amusé de la comédie des hommes, vous ne trouviez pas, en entrant dans l'église, comme une correspondance ironique de l'intérieur avec l'extérieur, un autre plaisir du faux : le plafond en trompe-l'œil, majestueux, impensable de virtuosité, que peignit, en 1685, le jésuite Andrea Pozzo (1) pour célébrer l'illustre fondateur de son ordre.

    Puissance, rigueur, élévation, imagination. Vous venez à lui après avoir découvert la piazza, alors qu'il la précède dans la chronologie. Vous pouvez alors considérer que, d'une certaine manière, ce qui est palpable, tangible, dans la tri-dimensionnalité du dehors, n'est qu'un hommage, un supplément (comme on parle d'un supplément d'âme) à ce qui n'est que de la peinture, c'est-à-dire du faux. Il est évident que, dans l'esprit, et par le fait des datations, ce serait un contresens d'imaginer que ces artistes aient envisagé leur œuvre respective sous cet angle, mais vous, qui venez, après, bien après, dans la continuité du désenchantement wéberien, vous faites le lien, vous recomposez le monde ancien à l'aune de cette (post)modernité qui vous abandonne à l'errance et à la solitude. Et de tout ce qu'a bâti Andrea Pozzo sur sa voûte, ce tout spirituel auquel vous ne croyez plus (ou, du moins, avec moins de ferveur...), vous vous attachez à ces petites trouées bleues, pointes sublimes que vous saluerez en retrouvant le ciel, le vrai, sur les marches du parvis, quand vos yeux s'élèveront vers les cieux quotidiens. La boucle est bouclée.

     

     

    (1)Et comme une ironie supplémentaire, Pozzo signifie « puits » en italien. C'est donc un puits en suspension.

     

     

  • La mire

     

    La mire. Marquetterie télévisuelle qui signifiait le vide de l'antenne. C'est un souvenir fameux du temps où le petit écran ne s'était pas assigné le devoir d'une omniprésence, d'un 24 heures sur 24 censé assouvir les instincts du citoyen devenu téléphage. La mire, emblème d'une époque gaullo-pompidolienne, qui apparaîtra pour la jeunesse contemporaine comme une ère préhistorique, antédiluvienne et un exemple de la liberté contrôlée : avatar brejnevien. Cela ne serait guère étonnant tant le flux d'images est devenu de nos jours le mètre-étalon de la vie véritable, d'une prise sur le réel (et sur sa fiction. Pensons à ce qu'ont écrit Baudrillard et Virilio).

    Mais, notre enfance, et une partie de notre adolescence se nourrirent du règne de la mire. Et celle-ci était toute puissante les jours de grève ou ceux qui étaient fériés (l'étant vraiment, au contraire de l'actuelle tendance à les effacer, au nom de la liberté de travailler (1)). Tout à coup, le monde se retirait de l'écran. Nous étions comme absentés de l'univers et il ne nous restait plus que le secours des radios, les dites périphériques, entre autres : à commencer par RTL ou Europe 1.

    Les jours fériés. Laissons de côté les estivaux, 14 juillet ou 15 août. Il y avait le soleil, la fête, le plein air, le bord de mer aussi. Pensons à ceux, plus sombres, de novembre, ou de Pâques, quand celui-ci était tôt dans l'année. Les journées étaient de cieux maussades, pluvieux, frais. Il n'y avait dans les rues âme qui vive ; les devantures résolument éteintes. Et la télévision ne prenait l'antenne qu'à vingt-heures, sous les auspices magiques de Catherine Langeais ou de Jacqueline Huet. Viendraient les informations, puis le film de la soirée. Auparavant, étoile fixe d'un silence concerté : la mire.

    Ce n'est certainement pas d'elle seule que me vint le goût de la lecture, mais elle participait d'une époque qui allait bientôt mourir, époque pour laquelle le silence avait encore un sens commun, n'étant pas retranchement nécessaire devant l'agitation des images déversées sans interruption, mais composant d'une temporalité qui n'avait pas besoin de toujours solliciter l'ailleurs, comme un dérivatif à sa propre misère. La mire est bien plus, dans mon esprit, qu'une suspension plus ou moins longue de la télévision. Elle renvoie à une structuration du monde où nous étions parfois remis à nous-mêmes. L'État, non qu'il fût angélique, n'avait pas encore compris que le medium audio-visuel, en flux incessant, pouvait être une magnifique arme d'asservissement. Il pensait encore, animé qu'il était par des hommes à peine sorti du XIXe que la limitation (et la censure officielle) des ondes était primordiale, l'essence même du pouvoir. Dans leur ingénuité ils nous imposaient la mire.

    Faire avec elle supposait que nous fassions autrement et c'est ainsi que nous avons expérimenté l'ennui. Oui, l'ennui. Pas le spleen, pas l'ennemi baudelairien d'une existence creusant son angoisse métaphysique. Non : celui qui nous poussait à dire à nos parents : je ne sais pas quoi faire ! Qui les faisait répondre : Cherche ! Occupe-toi ! Ils n'avaient pas le secours des 3225 chaînes en continu, ni celle du magnétoscope, ni du DVD. Ils étaient fatigués et avaient droit, eux aussi, à souffler. Il fallait donc que nous cherchions autre chose. Et, parfois, ce n'était rien moins que cette solitude qui nous ferait grandir, ce désœuvrement muet à partir duquel glissait notre imagination et grâce à quoi nous trouvions en nous des ressources insoupçonnées. Ce désœuvrement nous rendait capable d'une défiance salvatrice face aux autres et à nous-même. Il y avait alors des après-midi de rêverie que nul coup de téléphone, nul SMS, nul MSN ne viendraient interrompre, des heures vides et pourtant pleines, ou qui nous remplissaient, au fur et à mesure que ces moments se répétaient.

    Deux chaînes, la mire, naguère (n'écrivons pas jadis, nous ne sommes pas si vieux) ; aujourd'hui, une myriade de fenêtres, chaînes à l'infini, pour nous accompagner, que l'on peut passer en revue dans ce qu'on appelle une mosaïque.

     

    (1)Liberté de travailler qui n'est pas assimilable au droit du travail : parlez-en aux modestes à qui on force la main, parlez-en aux chômeurs.