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  • Jean-Christophe Bailly, voyageur du proche

     

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    Dans les temps où Nicolas Sarkozy engageait sa campagne électorale en montant sur l'estrade pour nous confier qu'il aimait la France, qu'il énumérait les raisons de son amour, pour nous révéler aussi ce qu'était de ne pas aimer la France, en ces temps, donc, où il jouait la fibre patriotique sur une musique vieillie de la pauvre rhétorique Guaino, je commençais à lire Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly.

    Le titre, Le Dépaysement, est sur ce point une merveille. Il feint l'exotisme facile, comme si nous avions envie de nous changer les idées (et l'auteur lui-même, croit-on...) alors que c'est justement tout l'inverse. Ce n'est pas la lassitude ou le besoin de s'aérer qui enclenche le désir de vagabonder dans l'hexagone mais la curiosité de ne pas avoir encore compris cette présence française en lui. Le sous-titre éclaire davantage : Voyages en France. Le pluriel n'est pas qu'une question de décompte des billets de train ou des trajets en voiture. Loin de cela. C'est la multiplicité qui donne du sens, le caractère fragmentaire et fragmenté de l'expérience qui remplit peu à peu l'esprit d'un tableau imparfait et pourtant saisissant du territoire. Ce livre est d'abord une incitation à penser l'irréductibilité du monde à l'idée trop facile que l'on s'en fait.

    Bailly parle donc de la France, quoique ce verbe convienne mal puisqu'il écrit, et dans une langue plus sereine et plus douce que celle du binarisme élyséen. Ce n'est pas un carnet de voyage, ni un pèlerinage pour circonscrire la nation et le territoire. Ce n'est pas un recueil d'anecdotes : les personnages sont là, certes, mais ils sont en filigrane, participants précis et en même temps fugaces du décor (ce décor qu'ils ont façonné et qui les a façonnés). Ce n'est pas une enquête sociologique. Il y a chez Bailly une liberté, un délié dans le parcours, un balancement si imprévisible entre le détail, le croquis et la réflexion que le lecteur a vite la conviction que l'enjeu n'est pas la somme (le livre dans son entier) ou l'addition des parties (les chapitres cumulés) qui priment mais, étrangement, tout ce qui a été laissé de côté, tout ce à quoi ces pages nous ramènent. C'est une clef, en quelque sorte, pour regarder le monde autrement, parce que si nous y sommes, lecteurs, c'est dans les interstices du cheminement de l'auteur, cheminement qu'il faut faire nôtre, ensuite.

    Ainsi nous emmène-t-il en promenade dans des lieux discrets, secondaires, dirait-on, comme pour une route qui n'est pas un grand axe. C'est Culoz, Saint-Quentin, les jardins ouvriers de Saint-Étienne, une rue singulière de Lorient, Tarascon et Beaucaire... Il ne part pas à la recherche de ce qui est français en ces lieux, parce que ce serait vouloir les réduire absolument à l'abstraction d'une sémantique que les nationalistes et les cosmopolites (1) ont pourri de leurs certitudes. Il sent plutôt ce que l'histoire a inscrit, dans le déplacement incessant de son agitation, cette imperceptible marque des choses, des dispositions architecturales, des aménagements, des tracés, des connivences avec la nature,... Son livre n'est pas celui du soleil, des chromos d'un temps doré et d'une douceur intemporelle de vivre, qui fait dire/écrire à certains qu'avant tout était  absolument mieux puisque c'était avant. Ses pages sentent la pluie, le vent, une certaine difficulté à se mouvoir dans l'espace, la lenteur de l'ordinaire, de ce que les belles âmes parisiennes qui regardent le périphérique comme le début de la misère ne pourront pas comprendre, parce que pour la comprendre, il faudrait l'imaginer, et que l'imagination ne part jamais de rien. Livre de fuite (non pas de renoncement mais de fuite, quand un ailleurs proche appelle son correspondant tout aussi proche) pour nous dire que c'est d'abord le regard qui doit se remplir du monde et non l'inverse. Dès lors, il n'est pas nécessaire d'aller loin.

    Mais revenons à la France de Bailly, qui n'est, on s'en doute, ni celle de Nicolas Sarkozy, kyste national-libéral dont l'incohérence sidère, ni celle des gauchistes classiques qui trouvent que, même dans le désordre et l'absurdité, la France reste un beau pays, un phare de la conscience mondiale, un modèle, mais un modèle qu'ils ne cessent de vouer aux gémonies. L'écrivain sait, lui, que parfois la parole est vaine, une sorte d'ajout à l'évidence. Dès lors, sa phrase et son sens du presque-rien émerveillent, parce que, loin de vouloir expliquer la complexité d'une nation qui a vu tant de singularités la nourrir, ces deux éléments (union de la forme et du fond) ouvrent vers un espace hexagonal fluide (les cours d'eau y ont une importance capitale) : jamais un lieu ne peut être compris sans sa proximité, même non dite ; jamais un lieu, aussi délimité soit-il sur la carte de France, ne peut être approché sans le lointain qu'on n'oserait pas habituellement lui accoler. Au fond, comme un exemple mystérieux, il s'agit d'admettre que Rimbaud, écrivain des brumes ardennaises est revenu, malgré tout, mourir en France, à l'exact opposé de sa naissance : Marseille.

    Cette œuvre ouverte qu'est la France, cette impossible unité (que la mondialisation cherche absolument à détruire), cette puissance de la présence du territoire, sans désir de revendication, Bailly l'a éprouvé, écrit-il, un jour à New York. Ce sont les premières pages du livre. Il est dans un appartement. La télévision diffuse en version originale La Règle du jeu de Renoir.

    « Il m'arriva ceci d'inattendu que ce film (ce que je revois, c'est seulement l'image en noir et blanc, sans dimension ni cadre) se mue en révélation. Non parce que je l'aurais alors découvert (je l'avais en effet vu, de cela en revanche je suis sûr), mais parce qu'à travers lui, à travers donc ce film qui, sans doute, est avant tout un classique du cinéma, j'eus la révélation, à ma grande surprise, d'une appartenance et d'une familiarité. Ce que ce film tellement français, ainsi visionné à New York, me disait à moi qui au fond n'y avait jamais pensé, c'est que cette matière qu'il brassait (avec la chasse, le brouillard, la Sologne, les roseaux, les visages et les voix -les voix surtout) était mienne ou que du moins, et la nuance qui ôte le possessif est de taille, je la connaissais pour ainsi dire fibre par fibre -mieux, ou pire : que j'en venais. »

    Quand, désormais, les simplifications politiques et morales ne vous laissent que le choix entre un nationalisme étroit et oublieux d'une partie de l'Histoire, et un cosmopolitisme culpabilisant et haineux de la même Histoire, le livre de Bailly est un bonheur d'intelligence et de finesse. Une autre façon d'approcher le monde, ce monde qui commence aussi au bout de notre rue.


    (1)Je renvoie à la querelle entre Maurras et Gide, celle du peuplier, au début du XXe siècle.


    Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France, Seuil, 2011.

     

     

  • Une Chambre à soi (sur une photographie de Georges A. Bertrand)

     

    georges a. bertrand,Égypte

    Ghoraïb (Egypte)

     

    De la glace, inexplicablement chue une nuit d'octobre, et mille fois brisée, il a conservé cette ouverture vaguement triangulaire. Ses bords sont coupants. Il lui a trouvé la position la plus pratique. Il ne peut plus désormais envisager son corps qu'en puzzles successifs, sauf en s'approchant au plus près, les deux yeux. Parfois, il se fixe, comme s'il surveillait, à travers un étroit soupirail, un prisonnier qui, de son côté, viendrait à sa rencontre pour lui signifier qu'il est là, oui, bel et bien là.

    Quand il se rase, la main et la lame prennent toute la place, avant de s'effacer, emmenant le savon en bandes régulières. Sa joue ne lui a jamais semblé aussi nette.

    Un bout de verre. S'il venait à se briser de nouveau, dix ou cent éclats, qu'importe, la vie serait tout à coup plus difficile et ce n'est pas le grand panneau impersonnel du magasin à dix mètres de sa porte qui lui sauverait la mise. Quand il le pourra, il ira chez Hamid acheter une autre glace.

    Quel besoin a l'homme de regarder son image inversée (vitre, ondes, surfaces quelconques), fût-ce au dernier souvenir du miroir. Il ne se pose pas la question. Mais en attendant, chaque matin, il salue d'un sourire attendri sa petite et première fenêtre sur le monde.

     

    Photo : Georges a. Bertrand

     

     

     

     

     

     

     

     



     

  • Jour de colère

    mélancolie,colère,silence

     

    Ta colère ne s'humilie pas de s'ouvrir à qui tu voues cette colère. Ainsi se métamorphose-t-elle en devenir. Cicatrice partagée entre l'un qui la porte et l'autre qui ne l'oubliera jamais. Chemin secret qui donne une nuance plus prononcée à vos yeux, quand vous vous regardez désormais.


                                                      Photo : Rodney Graham, Welsh Oak #1, 1998


  • Baudelaire : la Passante et l'Interdit

    On connaît, pour le poème qui suit, les pages remarquables de Walter Benjamin quand il écrit Sur quelques thèmes baudelairiens. La foule, la modernité, un certain prosaïsme sous-jacent. Ce n'est pourtant pas sur ce plan que ce sonnet est une épreuve de vérité. Il y a la rapidité, la saisie immédiate du drame (au sens grec), de la scène circonscrite où tout se joue. Peut-être sommes-nous là devant un des poèmes des Fleurs du Mal les plus beaux, parce qu'au plus près des joyaux du Spleen de Paris. Cela tient à l'extrême contraste entre l'effervescence de la rencontre et le sentiment, non pas insoutenable, mais impensable, de la disparition. Il n'y a chez Baudelaire ni pathos, ni sentiment mielleux. Prime la fulgurance d'une extase. Rien de religieux ou de mystique, contrairement à ce qu'on pourrait croire. C'est l'extase dans toute sa physicité : ce qu'on accroche à soi, au corps, pour toujours, à tout prix.

    À UNE PASSANTE

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.
    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
    Une femme passa, d'une main fastueuse
    Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.
    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
    Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

    Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
    Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
    Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

    Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
    Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
    Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

  • Koechlin, langueur littorale

    Au combat délicieux contre les vagues se substitue parfois (il fait trop froid ce jour, ou la pluie a écourté l'heur de la plage) l'effleurement de la marche sur le chemin côtier. Tu regardes la mer et tu penses à une musique. Ce n'est pas celle de Debussy qui a ta préférence : elle est trop ample, trop infinie. Il y a, dans La Mer, comme un sentiment de dispersion qui fait que tu ne voies plus le rivage. Il te faut un signe du sol. Tu préfères le pas lent, le temps égrené de Koechlin. Tu penses au chemin des douaniers, à des pauses : la Guimorais, tôt le matin, la crique du Val, Porsmeurs, un coin reculé de Bréhat, et les heures inoubliables sur un muret, face au bleu quasi austral qui berce Molène.

     


  • À même la peau

    mer,océan,sensibilité,langag,enfance

     

    Cette expression t'a toujours paru étrange, du moins étrangère, parce que le sens en était pour toi depuis longtemps altéré : c'est pas la mer à boire. Cette manière désinvolte et agacée dans la bouche de qui l'employait te semble injuste. La mer est tout à coup incluse dans une métaphore qui la renvoie à un élément pesant, à une contrainte. Une sorte d'objet indésirable. Pourquoi pas ? Il n'est pas obligatoire d'aimer la mer. Tu en as rencontré suffisamment pour qui ce n'était qu'une étendue ou trop plate ou trop hostile, froide, définitivement froide, associée au sable qui colle, aux frissons de sortie, aux hésitations d'entrée.

    Mais la mer à boire, enfant, tu ne rêvais que de cela, enfant, parce qu'alors cela signifiait que tu posais juste ta grande serviette et tu courais vers elle, sans retenue, en criant de bonheur et de courage : elle était toujours à température, toujours bonne, et quand tu criais cela, c'était après la première vague, celle qui t'avait ravi à la sècheresse du soleil et à l'attente d'après manger. Tu venais vers elle et tu la convainquais de mettre le paquet, que tu sois renversé, cul par dessus tête, le slip aux genoux s'il le fallait, et tu ressortais vaillant. Parfois, tu étais présomptueux. À peine relevé, une seconde brassée de force mousseuse s'abattait sur ton dos et te projetait au sol, dans le presque-pas-de-fond qui suffisait pourtant à t'étourdir, t'obligeant à ouvrir la bouche pour demander grâce et oxygène, et c'était trop tard, tu buvais la mer, cette fois, à pleine goulée (une seule en fait mais elle descendait dans ton estomac et ton intérieur entier était astiqué de toutes les prétendues vertus océaniques). Chez toi, mais ailleurs aussi, on disait : boire la tasse. Et si, sur le moment, la grimace était de mise, elle ne pouvait pas demeurer très longtemps. Il en allait de ton audace et de ton désir, cette fois bien décidé à vaincre ce rempart intime avec lequel tu passais une grande partie de l'après-midi. Le soir, très jeune, lessivé tu t'effondrerais sur un transat.

    Il fallait boire la mer, comme on dirait : manger du lion. Et jamais tu ne lui en voulais de mettre à mal ta ténacité. Tu n'as jamais joué avec la mer, du moins pas selon le sens commun, qui induit légèreté et insouciance. C'était avec sérieux que tu t'affrontais à elle et un genou à terre, exténué, tu te disais : juste une dernière et je rentre. Il t'est resté ce souvenir qui n'a pas de lieu, ni de date, pas un souvenir, mais un frisson, celui d'une ivresse infinie devant l'élémentaire versatile et gracieux.

    Quand tu revenais sur la plage, elle était encore là, sur toi. Non pas à la manière, collante et poussiéreuse, de la terre (qui glisse sous tes ongles, aussi), mais comme des perles éparpillées, petit à petit dérobées par le vent (et l'océan est indissociable du drapeau claquant contre la hampe, bruit mélangé de tissu et de métal) dont il ne resterait plus, bientôt, que des cartographies blanches, des linéaments salés ; tu aimais poser tes lèvres, ta langue, embrasser ta propre peau à qui l'eau avait donné un goût unique. Ta salive réactivait le courant disparu. C'était un précipité de bonheur. Tu avais faim, soudain. L'océan t'avait creusé et tu trouvais sous le parasol un gâteau sec, un petit beurre dont tu encochais d'abord les quatre coins. Il y avait une bouteille de Vittel mais tu n'avais pas soif. Tu étais enivré de toute cette richesse bleutée, d'un bleu plus intense que le ciel, plus infini de la profondeur visible que tu sondais parfois quand, les jours de calme, le corps aux trois-quarts immergé tu pouvais encore voir tes pieds.

    Cette enfance, et un peu plus, beaucoup plus même, d'étonnement guerrier est indissociable de l'océan, de la marée lointaine qui te refuse un temps le droit de débattre, des jours de calme -mer d'huile- qui serait presque un ennui mais délicieux aussi, à lire Jules Verne, plus tard Stendhal, comme s'il (l'océan) te disait : sache prendre le temps. Je suis là et nous aurons le temps de nous revoir.

    C'est cela qui te reste : le revoir de l'océan,  et de savoir que tu ne l'as jamais vraiment perdu en éprouvant, lorsqu'il s'avance pour colorer la Rance, aux abords de Saint-Malo, d'un bleu-vert sans égal, un trésaillement, quasi un cri intérieur, que jamais ailleurs tu n'as éprouvé avec la même certitude, comme un signe.

                                                                                        Photo : Julie Rey

  • Sonner matines

    poésie,langage,mallarmé,rêverie

    Cloître de l'abbaye Saint-Pierre de Moissac

    Un commentaire de Sophie K. sur un texte récent m'a ramené, par un effet de ricochets amusant, à une réflexion sur le rapport singulier (et la beauté -ou la laideur- tout aussi singulière) du mot. Elle utilisait la belle expression « sonnant matines ». Belle expression, en effet, parce qu'elle activait un découpage du jour désormais archaïque (1) et que l'absence de l'article défini accroissait encore la distance où pouvait se réfugier l'évocation, ce que ne nous offre pas la ritournelle Frère Jacques, quand on demande au religieux de « sonne(r) les matines ». Ce presque-rien manquant, ce signe médiéval de la langue était délicieux.

    L'ironie du hasard a fait que le lendemain je me suis retrouvé au rayon frais d'une moyenne surface, devant des œufs et, notamment, des œufs bio, marque Matines. J'ai tout de suite pensé que pour certains, alors, ce mot si doux à mon oreille, ancré dans un imaginaire de cellules monastiques, de cloître silencieux, aux sculptures apocalyptiques (comme à Moissac), dans la froidure d'un novembre forestier, alors que des pas glissent sur la pierre divine, ce mot pouvait n'être que l'assurance d'un produit de qualité, une idée soudaine de gâteau ou de tortilla.

    Si j'essaie de comprendre pourquoi le mot matines à une coloration si différente, alors qu'il est le même, en apparences, j'avancerai que dans l'expression médiévale le /t/ acquiert du mot qui le précède l'éclat tintinnabulant d'une cloche, pourtant discrète (à l'inverse de la dérisoire sonnette moderne) comme un paysage flamand de Huysmans, ou ésotérique, à la manière d'une esquisse de Bertrand. Dans sa récupération commerciale, il est plombé de la rondeur indigeste du /œ/ mis en boîte par six ou par douze. Au premier horizon, une poésie de l'instant furtif, de la musique intérieure d'une conscience qui s'incarne dans le lointain ; au second, la lourdeur prévisible de l'estomac.

    Il n'y a rien de mal à sentir cette différence : elle ne condamne pas le prosaïsme de la marque mais de cette étrangeté cocasse (du moins pour moi) j'ai vu resurgir un souvenir estudiantin. Le très spirituel Jean Rohou, qui nous éclairait avec délice sur la littérature classique et ses enjeux esthétiques et politiques, se gaussa un jour (à quelle occasion ? Mystère) des extases mallarméennes, et notamment du dernier vers de L'Azur :

                                 Je suis hanté ! L'azur ! L'azur ! L'azur !

    Ce que d'aucuns envisageaient, à travers la répétition, comme le signe de l'indicible, à travers le sémantisme, comme un infini où se perdre jusqu'à l'aphasie, lui le ramenait, sourire malicieux aux lèvres, au premier azur de sa jeunesse, soit une marque (là aussi...) d'essence et des bidons de carburant. L'image n'avait bien sûr rien qui puisse éveiller la rêverie. Il reprit son cours, convaincu que nous n'en penserions pas moins, vu que nous suivions par ailleurs les cours de Jean-Luc Steinmetz, grand mallarméen devant l'Éternel.

    Les mots ont ainsi un sens commun qui déploie un univers circonscrit, lequel nous utilisons selon l'usage. Ils ont aussi un territoire poétique que nous pouvons pourtant, au-delà de tout, récuser. Car il nous arrive de les habiter autrement (pas tous mais certains, et selon des configurations hétérogènes et aléatoires -pour l'esprit- ), de les habiller d'apparat ou de dégoût. La raison en est parfois claire, parfois obscure. Peut-être n'est-ce pas le cas pour tout le monde... Ils sont là, en nous, comme des quasi objets qui agrègent autour d'eux une part de notre vie. Ils ont une histoire, et leur histoire croise la nôtre. Ils sont sans doute un trémail de notre passé, au même titre que les souvenirs physiques dont le corps n'a pas voulu se débarrasser.

    Ils ne sont pas loin, parfois, de ces êtres que nous aimons ou détestons, sans pouvoir mettre sur ces sentiments des mots, des mots justement...

    (1)Tout emploi du temps obéit aujourd'hui à l'ordre strict et directif du minutage. C'est un horaire insensible, à la mathématique implacable. C'est un engrenage de montres et de pointeuses.


                                                                                        Photo : X