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De la mélancolie - Page 6

  • Fantaisie

    Le monde, comme on dit : le monde identifié à la réalité, t'entre par les yeux, bien comprendre : les yeux, organe si mou, gélatineux, quasi vulgaire, et si tu pouvais en prendre un dans tes mains, tu serais près de vomir... Les yeux, ce n'est pas un os, et l'os te sécurise, donne un poids à ton existence, alors que les yeux, c'est la mollesse de ce qu'on peut enfoncer, mais c'est encore pire : crever, évider, énucléer.

    Donc,

    le monde t'entre par les yeux, mais en même temps, il te sort par les yeux. Il est incommensurable, et si tu rabats les paupières, que tu fasses rideau, en quelque sorte, rien n'y fait. Il est .

    Tu as toujours détesté le surréalisme mais tu te souviens de la fameuse scène du Chien andalou. Comme quoi la mémoire n'est pas qu'une arme. Elle est une ressource. Une ressource qui te vide, ou te soulage, selon ce que ton regard envisage...

     

  • Larbaud, la sensibilité itinérante

    J'ai déjà évoqué ce grand écrivain qu'est Valery Larbaud (ici et ici). Et les tenants du cosmopolitisme, bêtes comme des oies, ignares comme des parvenus dignes du monsieur Prudhomme dont se gaussait Verlaine, avec son esprit juste milieu et ses pantoufles, feraient bien de le lire pour comprendre combien cet homme si magnifique était à la fois un esprit du monde, du lointain, et un esprit du proche, de cette âme du lieu que des incultes, dont le plus grand mérite est le plus souvent d'être des héritiers des Trente Glorieuses, regardent comme une tare et un effroi de bien nourris.

    On peut tout détruire et je ne vois pas de différence philosophique entre les islamistes de l'EI qui saccagent Palmyre et les partisans très modernes et libéraux de la mise en scène du patrimoine à des fins commerciales.

    Je suis un nostalgique. J'aime la lenteur et je me souviens de mon premier voyage en train, tout enfant, entre Rennes et Combourg, et l'oncle qui nous attendait avec sa Dauphine. Un signe, dirait une mienne connaissance. Une rencontre déjà prévue avec Chateaubriand.

    Mais laissons nos souvenirs. Il faut se taire et lire Larbaud, dont les mots, la mélodie fluctuante, comptent bien plus que notre mélancolie. Il sait, avec magie et sensibilité, évoquer un lieu abandonné (ce qui, au fond, est un moindre mal, à côté de celui qu'on détruit).

     

     

     

    L'ancienne gare de Cahors

    Voyageuse ! ô cosmopolite ! à présent
    Désaffectée, rangée, retirée des affaires.
    Un peu en retrait de la voie,
    Vieille et rose au milieu des miracles du matin,
    Avec ta marquise inutile,
    Tu étends au soleil des collines ton quai vide
    (Ce quai qu'autrefois balayait
    La robe d'air tourbillonnant des grands express)
    Ton quai silencieux au bord d'une prairie,
    Avec les portes toujours fermées de tes salles d'attente,
    Dont la chaleur de l'été craquelle les volets...
    Ô gare qui as vu tant d'adieux,
    Tant de départs et tant de retours,
    Gare, ô double porte ouverte sur l'immensité charmante
    De la Terre, où quelque part doit se trouver la joie de Dieu
    Comme une chose inattendue, éblouissante ;
    Désormais tu reposes et tu goûtes les saisons
    Qui reviennent portant la brise ou le soleil, et tes pierres
    Connaissent l'éclair froid des lézards ; et le chatouillement
    Des doigts légers du vent dans l'herbe où sont les rails
    Rouges et rugueux de rouille,
    Est ton seul visiteur.
    L'ébranlement des trains ne te caresse plus :
    Ils passent loin de toi sans s'arrêter sur ta pelouse,
    Et te laissent à ta paix bucolique, ô gare enfin tranquille
    Au cœur frais de la France.

    Valery Larbaud, Les Poésies d'A.O.Barnabooth, 1913

     

     

     

     

     

     

  • Porcupine Tree, dans le doute...

     

    Je ne sais pas ce qu'est un arbre à porcs-épics. Faut-il d'ailleurs savoir ce qu'est un porc-épic, sinon que l'animal apparaît dans un écrit du terrible Schopenhauer, dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie :

    « Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance : Keep your distance ! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer. » 

    Ainsi ne sommes-nous jamais ni très proches, ni très lointains. Mais peut-être faut-il considérer les choses à  l'envers. Jamais assez proches, jamais assez lointains. Telle est la terrible vérité de ce qui nous échappe : une brusque émotion brownienne dont nous ne savons que faire, un mélange fracassant de bruit et de mélodie, avant que tout ne se disperse.

    Nous sommes , irrésolus.


  • Sed ultima necat.

    IMG NOVERMBRE 2016 -MAUVAISE HERBE RUE GODART.jpg

     

    Progressivement, le temps reprendra ses droits pour combler les ornières et les anfractuosités, pendant que l'éclat abusif des pierres taillées et des crépis sans cesse anoblis renoncera (comme sont défaits tous les pouvoirs de l'heure...)

    Chaque éclosion de mauvaise herbe, chaque ornementation de méandres grimpants est un traité vivant de notre dérision.

    Le temps se rit des apprêts par quoi nous masquons l'usure de notre Histoire ; et la mansuétude que nous nous accordons, consacrée par le goût presque comique de ruines organisées en spectacle, est un acte de guerre dont nous sommes les premières victimes.

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Soi et ailleurs

    Un texte ancien, même une simple bribe, est-elle une pensée ancienne ? L'écriture est la sienne et le cahier contient d'autres pensées dont il se souvient allègrement. Mais là... La graphologie, de fait, lui parle de ce dont il ne se souvient pas. Faut-il croire pour autant que ce n'était pas vécu alors, ce morcelé de phrases, plus ou moins justes ? Il n'a pas les moyens de l'assurer, mais d'avoir voulu, dans la précipitation peut-être (au regard des lettres à moitié écrasées), en garder la saveur ou le précieux, ou, qui sait encore ?, l'imprécision (pour remettre à plus tard un examen sérieux de la question. Examen qu'il ne croit pas avoir repris, à moins que d'autres notes inconnues ne viennent le démentir...), voilà qui doit suffire à lui parler intimement.

    Il reprend ce texte ancien, le relit, le relit encore, pour relier cette éphémère éclosion (quelques lignes) à ses ornières de jadis et ses traverses d'aujourd'hui. En vain. Dans une découverte à l'aveugle, il trouverait cela médiocre, sans doute, mais ce n'est évidemment pas la question. Il s'agit d'accrocher un morceau de bois au navire et de le traîner autant que faire se peut pour qu'un matin il puisse en connaître la nature plus que l'utilité car ce qui a été perdu puis retrouvé n'est plus un instrument du présent. Il est un besoin à demeure tant nous sommes l'asile de nos abandons. 

  • Classé...

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    Cette latence, dans ton regard, par-dessus la rambarde de la passerelle, qui jauge la physicité du sol où tu te tiens et celle des filins et ferrailles pour tenir le tout, et qui estime tout autant la flottaison des choses sur l'eau, leur motilité spectrale, et la langue sournoise dans laquelle le monde perd sa légitimité.

     

    Photo : Ph. Nauher

  • L'ouïe

    1-Le bruit des pas sur un macadam humide (la pluie a cessé depuis un quart d'heure)

    2-L'accent d'un Libanais parlant français

    3-L'océan, la nuit

    4-Une voix d'aéroport

    5-Le "cling" de l'ascenseur arrivé à l'étage demandé

    6-La voix de Jean-Louis Trintignant

    7-La machine à sous dans l'intro du Money de Pink Floyd

    8-Le craquement et le souffle des vynils

    9-La scansion de Patrick Brion

    10-L'aria des Variations Golberg, Glenn Gould, 1956.

  • L'odorat

    1-La boutique d'un torréfacteur

    2-L'encaustique que l'on vient de passer sur un parquet

    3-Le foin coupé

    4-La marée basse (à Cancale)

    5-Eau Jeune (il y a trente-cinq ans)

    6-La terre mouillée après un bref orage d'été

    7-Le gasoil (du bac de l'île de Ré)

    8-Une odeur de cuisine dans l'escalier

    9-L'hôpital

    10-La frangipane

  • Le goût

    1-Le thé à la menthe

    2-La confiture de roses (rouges)

    3-Un Martini blanc (sans glaçon)

    4-Le réglisse chez Fassi

    5-Une Rochefort

    6-L'eau de mer sur les lèvres

    7-Une peau parfumée

    8-L'acidité des mûres sauvages

    9-Les craquelins

    10-La mangue

  • Le toucher

    1-Le sable sec sous la plante des pieds

    2-les cheveux mouillés

    3-La croûte d'une petite blessure (au coude)

    4-L'oreiller

    5-La taille-douce des traveller's check

    6-La dentelle féminine

    7-Les reliefs dorés des vieilles Singer

    8-La barbe de trois jours

    9-La pierre encore chaude, sur la terrasse, la nuit, en été.

    10-La rampe de l'escalier à la descente de l'avion.