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De la mélancolie - Page 4

  • Who's next ?

    Tu t'es précipité vers la bouche d'égout mais le temps, la clé des songes et les cendres de ta dernière cigarette avaient déjà filé vers l'inconnu. C'était sans doute un temps déraisonnable, comme l'écrivait l'autre guignol. N'empêche qu'une telle aventure ne pouvait pas ne pas laisser de traces. Tu crois que tu vas rafler la mise, avant de t'apercevoir combien tu es naïf. Tu t'es précipité : pas la peine d'ajouter une précision, un complément, une circonstance, ce qui aurait des allures d'excuse. La compromission commence à l'heure même où tu fais un geste pour sauver quelque chose.

  • noir de monde...

    Au besoin que l'on a d'écrire, il est possible, dans une formule à quatre mots (pour faire comme Beckett), de répondre : «impossible de faire autrement». Des mots, tout cela, de la formule. Ni une justification esthétique, ni un credo, moins encore une posture romantique. Le fond, c'est une question essentielle que l'on a fini par ne plus se poser, elle, étant là, comme une ombre que l'on promène avec soi le long du chemin. Une question qui contient, entre autres, pulvérisée qu'elle est en mille étais invisibles, la somme des rencontres faites, réelles, fictives, de longue durée, évanescentes, improbables, fantasmées, perdues.

     

    Tu crois que tu vas y arriver ? Je ne cherche pas à y arriver.

     

    Tu cherches, tu compenses, tu détournes, tu coutures, rayes et ressuscites... Admettons qu'on s'en approche. Ils sont cela, un peu, et plus, bien sûr, sans qu'on le sache.

     

    Préserver à perte, conserver la perte.

     

    Raconter des histoires, ou des lambeaux d'histoires, c'est n'en jamais revenir tout à fait, d'elles, et de ce qui les a suscitées. Tu marches dans la ville, ou ailleurs, n'importe où. Tu leur parles secrètement, à  celles et ceux qui, toujours, sont tes compagnons. Pour emprunter à une chanson de Bashung (mais oui, parfois, bizarrement...) je suis noir de monde.

     

  • Chet Baker, dénouement

     

    Il y a chez  Chet Baker une part de romantisme tragique que tout le monde n'apprécie pas. Peu importe. Cette sensibilité douce-amère est à mes yeux une des merveilles du jazz.

    Le morceau qui suit, Goodbye, est enregistré en Italie, avec un orchestre à cordes de cinquante musiciens. Nous sommes en 1959. On pense à un film plein de lyrisme, une passion compliquée (impossible, qui sait ?), mais qui se vit malgré tout, avec presque rien : un regard, un sourire, un geste. C'était perdu d'avance mais il fallait le vivre. On se remémore le "bonsoir" dans Elle et lui de Mac Carey, ou bien Vacances romaines. Ce serait plutôt cela : penser à la mélancolie qui achève la douce rencontre entre Audrey Hepburn et Gregory Peck. La trompette de Baker, c'est Anne qui rentre le soir au palais. Et cette rêverie musicale qui amène jusqu'à un si beau visage n'en est que plus précieuse.

     






  • Toute une vie à se voir....

    "Il voyagea.
    Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.
    Il revint."


    On aura reconnu le début de l'avant-dernier chapître de L'Education sentimentale, avec son ellipse narrative qui pouvait ravir Proust et sa disposition typographique frappante. Certes, Frédéric Moreau va bientôt revoir Madame Arnoux mais cela ne change rien à l'affaire. Car au delà des effets stylistiques, cette mise en page est aussi une mise en scène, celle d'une perte, et d'un combat pour que celle-ci ne fût pas trop douloureuse. Et Frédéric fait, au moins temporairement, le choix du lointain. Ce n'est peut-être pas briser ses chaînes mais pour le moins les alléger. Flaubert parle d'«étourdissement». Il y a bien, nul n'en doute, une part d'illusion et si l'on considère cette aventure à la lumière d'une autre expérience littéraire, celle de Proust, la mémoire involontaire aura toujours le moyen de surprendre l'être qui a cru pouvoir se préserver de tout. Car la madeleine ou le pavé inégal sont aussi les pièges tendus par la réalité pour nous rappeler à ses bons souvenirs. Le point le plus éloigné de la douleur est toujours, quelque part, un leurre. La mélancolie de Frédéric survient, qui sait ?, de ces moments d'absence qui portent si mal leur nom.

    Mais il appartenait encore un monde où la photographie ne donnait pas l'inquiétant pouvoir de se dupliquer et s'il lui avait fallu emmener dans ses bagages l'objet de son désir il aurait dû, pareil à monsieur de Nemours avec la Princesse de Clèves, lui dérober un quelconque portrait (quoiqu'il ne fût plus quelconque...). Il aurait alors tenu une image figée dans le temps, un simulacre contemporain de sa douleur naissante. Il s'en tint à sa seule mémoire, ce qui n'était pas d'ailleurs une moindre torture.

    Un peu plus d'un siècle après, à l'ère de l'argentique généralisé, l'individu trouvait le moyen de se multiplier : sépia de pose étudiée ou Polaroïd d'une vie prise, croyait-il, sur le vif. Il pouvait alors essaimer son avenir de repères temporels graduant le déroulé de l'amour ou de l'amitié, du temps où ceux-ci étaient une réalité. Il pouvait ensuite recomposer, à ses heures d'infortune (à moins que ce fût le fruit d'une capacité nouvellement acquise de lucidité sur son passé), les multiples avatars d'une histoire désormais achevée. Il lui restait la possibilité, si la souffrance tenue par devers lui ne pouvait être jugulée, de les déchirer et de faire comme si plus rien de ce qui avait été ne subsistait. L'autre était alors dans un ailleurs insondable, seulement altéré par les tensions du hasard. Proust encore.

    Dans une époque à la technologie outrancière, qui voit désormais les individus se mettre en scène par écrans interposés, à l'heure de la convivialité informatique et de l'actualisation de soi sur Facebook et consorts, s'offre aux générations qui arrivent le malheur de voir l'autre ne jamais s'effacer de son paysage, de le contempler, même disparu de son quotidien, dans la régularité de ses évolutions numériques, de voir le regard naguère aimé, le visage jadis adoré, changer, se mouvoir dans un monde dont on n'est plus mais qui ouvre sa petite fenêtre pour accompagner celui/celle qui reste, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

    Plus possible alors de s'émerveiller, après tant d'absence, comme le fait Frédéric, devant les cheveux blancs de Marie Arnoux ; plus possible de s'interroger lors d'une rencontre fortuite sur la silhouette qui vient, comme le narrateur de La Recherche retrouvant Gilberte. Fini, tout cela, pour eux : ils ne se seront jamais quittés, seront restés en contact, dupes de n'avoir pas su «garde(r) la forme et l'essence divine/De (leurs) amours décomposés».

     

  • Puis, plus rien...

    L'heure fut atmosphérique.
    Les Flamands en faisaient des tourments et des orages. Puis ils furent comme plus légers, malgré l'incertitude. En subtiles esquisses dans les toiles d'Eugène Boudin.
    Stéphane Audeguy, il y a quelques années, leur consacra un livre délicieux quoiqu'un peu surfait.
    Et quand tu les regardes, grossir ou se dissiper, tu comprends aisément la place inaugurale que Baudelaire leur consacra dans Le Spleen de Paris.
    Aussi informels et désagrégés soient-ils, ils gardent une part de matière dont chacun nourrira sa rêverie.
    Encore qu'il ne faille pas se leurrer... L'heure est au cloud, à la dématérialisation de ses souvenirs, qui traînent ainsi dans l'espace sans jamais exister vraiment, sans qu'on puisse en sentir la pesanteur.
    Ces nuages cryptés ne sont ni des imaginaires, ni des rêveries, mais des magasins de preuves et de service. Des sources informatiques qui ne peuvent combler notre soif. Que le ciel invisible de la technologie, rempli de bugs et d'interférences, se soit symboliquement substitué à celui bien réel des caprices du temps, que le cloud, grave et cumulatif, sans lequel l'homme contemporain ne se sent plus vivre, prime sur la suspension aléatoire des nuages, voilà ce qui a de quoi assombrir l'âme...

     

  • Passer son chemin

    Il y a ce qu'on dit (ou écrit, tel est le pire) et la poussière derrière la poreuse remise où l'on n'a, paraît-il, jamais installé la lumière. C'est ainsi que l'on croit que tu as une araignée au plafond, parce que, justement (avec la justesse des brise-lames), tu n'es dupe de rien.

    En faisant ainsi chemin, tu es sûr de t'écarter de la voie médiane, de ce haut du pavé qui consacre. Tu ressembles à un épouvantail, quoique tu portes belle veste et boutons de manchette.

    Tu n'augures rien de bon. Tu n'es pas là pour cela, mais pour donner la solution ultime des mots croisés inachevés.

  • Marée basse

    Parfois, le chagrin est là, comme un résiduel, la trace du sel qui agace ta peau après un bain dans la Manche. Ce n'est pas un reste qui te dérange, mais une démangeaison habile et souveneuse. Tu passes ta langue sur ton avant-bras. Un mélange de ce que tu es et de ce qui t'excède. Telle est l'histoire qui blesse et te bénit ; le jour faillit ; le pouvoir qui se volatilise et tu reprends courage...

  • La moindre des choses

    Est-il nécessaire que ce soit connu ? ou su ? Ne serait-ce même que lu ? Ce sera, en temps et en heure, dissous, ou rapiécé. On dira : quelle étrangeté ! Ou bien que cela rappelle un motif ancien, une phrase, quelque chose qui traîne dans la mémoire. Plus vraisemblablement : poubelle ! Il faut que la pièce soit débarrassée. Les nouveaux locataires arrivent la semaine prochaine. Ils ne veulent rien récupérer. Ils veulent faire table rase. Tabula rasa. Tout lieu, qu'il soit réel, physique, ou symbolique, quasi imaginaire (comme une page écrite ou une orchestration), doit finir sans encombres. C'est l'âme clinique du nouvel orgueil.

  • Puis on continue

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    Tu n'es pas le passant mais celui qui passe, parfois s'arrête pour l'imaginaire du paysage ou le désarroi de la pérégrination. Rien, aussi, sinon le semblant d'être ailleurs ; et tu regardes, au ras, l'asphalte atmosphérique le séparant de toi, celui qui ne saura jamais rien de plus à ton endroit, qui ne t'a même pas vu, et pour qui tu aurais pu laisser l'appareil  dans la sacoche...

     

    Photo : Philippe Nauher

  • D'un bout à l'autre

    La première voiture du convoi te semble toujours courir vers son destin, quand la dernière renonce à échapper au sien...

    Il y a une forme aporétique à croire, dans bien des circonstances de notre existence, que la posture que nous prenons, ce qu'on appelle désormais un positionnement, soit une attitude réfléchie et conséquente. Qui plus est lorsque, dans le jeu des apparences de la démocratie narcissique, chacun cherche à ne pas trop ressembler aux autres, mais à se ressembler, à être fidèle à soi-même.

    C'est le paradoxe du hipster, dont Jonathan Touboul a très sérieusement exposé la réalité dans une communication au Collège de France.

    Au-delà de la formalisation mathématique, autour d'un phénomène assez identifiable, la démonstration nous amène à creuser cette étrange observation d'un monde de plus en plus segmenté, si l'on s'en tient aux impératifs et diktats marketing, et de plus en plus conforme. Cette course à l'autre-de-soi dans une infime variation face à l'image de l'autre a de quoi laisser songeur.

    On notera, par exemple, la récente tendance féminine au tatouage déployé sur le bras (en particulier le bras gauche). Après la modestie graphique des temps précédents (le petit dauphin sur la fesse ou sur l'épaule), on s'encanaille, on se rebelle, on accède à une maturité transgressive. Chacune expliquera que la différence (elles ont beaucoup lu Derrida, sans doute) est dans le détail, dans cette appropriation de leur corps, de leur histoire et de leur (corps et histoire) mise en scène. Il y a tout un babil et des sentiments. Vraiment touchant.

    C'est sans doute ainsi que se fait désormais la communion des pairs : même taille de barbe, même chemise, même japonaiserie de pacotille sur l'avant-bras. Rien d'autre qu'une vanité muette quoiqu'intempestive, pour ne pas rater le train du présent, de l'hyper-modernité et de la sensation d'exister...