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De la mélancolie - Page 8

  • Sentinelle...

    Dans la précipitation technologique présente, qui nous alarme, au propre comme au figuré, jusqu'à nous rendre désireux de ce que nous n'avons pas sous la main, sous les yeux, à disposition, habitués que nous sommes à voir et à entendre, ad nauseam, sous le mode tactile des écrans, mode du lointain s'il en est, nous avons oublié combien peut être précieux le timbre de la voix qui nous manque, que l'inflexion première nous fait reconnaître, comme de toute éternité. Le téléphone n'est plus qu'un objet pénible et relatif, parce que la vérité est ailleurs, dans cet attachement viscéral qui lie la voix au corps, à la chair, à cette irréductible présence par quoi nous trouvons la paix et le réconfort.

    Dans une page magnifique du Côté de Guermantes, Proust, sans doute parce que l'époque en était encore aux balbutiements de la communication, creuse très bien le sillon trouble des sentiments devant cette facilité technique, dont on croit qu'elle comble nos désirs, alors qu'elle ne fait que les neutraliser. Dans l'extrait qui suit, le narrateur parle pour la première fois à sa grand-mère au téléphone. C'est un mélange poignant d'envie et de perte, d'attention et de sensibilité. C'est une autre personne que le personnage entend, et une autre histoire aussi. Le timbre, les intonations ne sont pas nouveaux, mais leur matière prend d'autres nuances, que l'on voudrait conserver à jamais. Et cette étreinte de la voix, nous pouvons aussi en faire l'expérience quand, dans une direction toute différente, nous essayons de garder dans notre mémoire, dans cette oreille secrète de notre histoire intime, la voix de celui qui est à l'autre bout du fil, qu'on a si souvent entendu et dont on sait qu'il va bientôt mourir.

    "Ce jour-là, hélas, à Doncières, le miracle n'eut pas lieu. Quand j'arrivai au bureau de poste, ma grand'mère m'avait déjà demandé ; j'entrai dans la cabine, la ligne était prise, quelqu'un causait qui ne savait pas sans doute qu'il n'y avait personne pour lui répondre car, quand j'amenai à moi le récepteur, ce morceau de bois se mit à parler comme Polichinelle ; je le fis taire, ainsi qu'au guignol, en le remettant à sa place, mais, comme Polichinelle, dès que je le ramenais près de moi, il recommençait son bavardage. Je finis, en désespoir de cause, en raccrochant définitivement le récepteur, par étouffer les convulsions de ce tronçon sonore qui jacassa jusqu'à la dernière seconde et j'allai chercher l'employé qui me dit d'attendre un instant ; puis je parlai, et après quelques instants de silence, tout d'un coup j'entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand'mère avait causé avec moi, ce qu'elle me disait, je l'avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-même, je l'écoutais aujourd'hui pour la première fois. Et parce que cette voix m'apparaissait changée dans ses proportions dès l'instant qu'elle était un tout, et m'arrivait ainsi seule et sans l'accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était douce ; peut-être d'ailleurs ne l'avait-elle jamais été à ce point, car ma grand'mère, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s'abandonner à l'effusion d'une tendresse que, par « principes » d'éducatrice, elle contenait et cachait d'habitude. Elle était douce, mais aussi comme elle était triste, d'abord à cause de sa douceur même presque décantée, plus que peu de voix humaines ont jamais dû l'être, de toute dureté, de tout élément de résistance aux autres, de tout égoïsme ; fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l'ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j'y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l'avaient fêlée au cours de la vie."

  • Fermer boutique

    Voilà que tout est dit, qu'on arrive trop tard, comme disait La Bruyère. Ou trop tôt, si l'on suit Lautréamont. Mais je crois que, pour l'heure, c'est vraiment trop tard. Radotage et ratiocination. Fabrication de babioles. Il n'y a plus d'artisanat, de paroles qui se forgent. C'est le règne de l'autocollant et de la formule. Trop tard, beaucoup trop tard. La syntaxe se défait, se dépouille et la longueur des phrases devient un péril, un risque d'isolement et d'incompréhension, quand il faut absolument se faire comprendre, être lisible, audible, traduisible, ce qui induit qu'on abolisse la frontière, qu'on abandonne sa langue, qu'on soit à la page. Point à la ligne. Monde pigiste, univers de brèves. Fin du bal, fermer le ban...

  • Un jour de plus

    Je pense aux morts. Non les solennels qui ont droit à l'hommage présidentiel, ni aux célèbres dont la place était déjà chauffée dans les rubriques nécrologiques. Pas même aux miens, à cette intimité qui se fait avec le lignage perdu, les amitiés enterrées (pour de bon). Je pense aux morts qui ne le sont pas encore mais que les aventureuses chimiothérapies assassinent d'un fol espoir, à qui le grand âge fait oublier qu'ils ont eu un an de plus et qui regardent leur anniversaire comme une anecdote grossière. Je pense à ces rides et à ces sanglots inaudibles, à ces fatigues qui surpassent même l'envie de se plaindre. Je pense à ces décapités, à ces morts de faim pourrissant au fossé. Toute journée se finit et l'on se console amèrement de l'appeler fatalité...

  • Sans paroles

    Il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il tournait et virait, dans un râle chagrin continu. Il lui a tendu la main pour le calmer et l’enfant s’est amusé avec ses doigts. Puis il a trouvé sa position. Un temps, son petit poing s’est lové dans sa paume, avant de remonter doucement et de s’ouvrir à la hauteur de son poignet, dans la face interne, là où bat le pouls. L’enfant a ouvert les yeux ; il avait l’air de mesurer avec sérieux le rythme cardiaque du père. Il a souri comme si ce qu’il entendait, d’interne en interne, l’avait rassuré, et il a trouvé le sommeil…

     

  • Le Reliquat

    Tu ne peux vraiment te refuser au destin de ton ombre. Elle t'aggrave au mur d'enceinte et tu disparais à la noirceur du goudron frais. Elle t'a éparpillé sur le tas de feuilles mortes, quand elle perce ton cœur dans la rosace du soupirail. Elle n'insinue pas que tu n'es rien : elle en est la preuve vivante.

  • Didier Squiban, comme un miroir de pluie

    Tu peux attendre que tout s'arrache, que tout se vende, que l'on arase ce que tu as fait. Les lieux les plus pauvres sont ceux qui t'appartiennent le mieux, comme des souvenirs de trois fois rien. Une mer pure ; au lointain, un goémonier qui plonge ses pinces dans l'eau. Le retour se fera comme l'aller, à effleurer les ledenez. Tu reviendras à bon port, les mains dans les poches, sans rien ramener. Pas le moindre caillou, pas la moindre brindille. Tu riras seulement que dans tes chaussures, que tu retires dans ta modeste chambre d'hôtel, il reste du sable de là-bas. Ses cheveux, à elle, mélangent le sel et son odeur qui t'est si douce. Tu te mets à la fenêtre. Quelques nuages, à fredonner Squiban, qui a enregistré son album dans l'église de Molène.


     

  • Plutôt que l'indignation hystérique...

    Plutôt que d'invoquer les vertus républicaines et autres balivernes laïques, il serait urgent que la France, et à travers elle l'Europe, pense à ce qui l'a fondée, à ce qu'on veut détruire, ce que l'on nous somme de taire. J'entendais dernièrement Jean Rouaud s'extasier sur Bach et conclure, avec une naïveté un peu niaise (1), qu'il avait composé tout cela parce qu'il avait, ce Bach, la foi. Voilà qui serait une découverte. Mais n'en est-il pas de ce qui donne sens à notre décor, à notre espace, à notre art, à cette historicité profonde que la modernité a voulu neutraliser en la muséifiant, en la réduisant à une patrimoine visitable dimanche et jours de fêtes (2). Revenir à la colonne vertébrale de notre histoire européenne serait une ambition plus lourde et plus sérieuse que d'être Bruxelles après avoir été Paris. L'idiote Hidalgo, reine municipale des bobos, a illustré la radicalité de la bêtise qui nous mène vers le chaos et l'asservissement : pour conjurer la violence, elle a voulu que la Tour Eiffel soit illuminée aux couleurs de la Belgique. Pauvre Belgique, dirai-je après Baudelaire. Pauvres morts que le ridicule des regrets et des repentances de circonstances tue une seconde fois en quelques heures.

    Devant tant de désordre, hier, j'ai relu Proust. Du côté de Guermantes, et écouté Bach, les Toccatas 910 à 916. Ce n'était pas très solidaire, comme on dit aujourd'hui. Mais que puis-je faire d'autre puisque ma voix, qui conchie la République, les fausses valeurs laïques, l'islamo-gauchisme au pouvoir, les compromissions des intérêts mondialistes et libéraux, cette voix n'a le droit qu'au mépris et à l'ignorance ?

    Aujourd'hui, j'ai relu Hoffmann, L'Homme au sable et, avec grand bonheur, j'ai retrouvé le Stabat Mater de Pergolesi, dirigé par Claudio Abbado. De magnifiques profondeurs qui sont aussi ce que veulent tuer les islamistes. Oui, Bach et la foi. Pergolesi et la foi. Proust s'inquiétant des églises qui partent en ruines. Oui. Mon pays, mon passé, mon présent et mon hypothétique futur.


     

    (1)Ce regret n'est pas une marque de mépris, mais un vrai étonnement, tant j'ai de considération pour cet écrivain et en particulier pour sa trilogie initiale et familiale

    (2)Quoique pour le dimanche, cela risque d'être difficile pour beaucoup, maintenant que tout doit être ouvert...

  • La quiétude

    Il y a cette singulière attention que l'on doit à ce qui passe, et la nécessité de sentir que tout vient s'achever en soi, paisiblement. Le sacré, comme un soin de l'âme. On oublie (ou l'on ignore) que depuis des siècles, dans l'antériorité de leur propre disparition, des hommes ont déjà pensé à nous. Ils ont écrit, peint, ou composé. Non pas pour nous consoler mais pour que nous ayons moins peur. Moins peur de vivre et de mourir. Ainsi ne faut-il pas prendre le Funeral Canticle de John Tavener avec angoisse mais dans la quiétude de ce qui vient de loin, passant les siècles comme nous allons nous-mêmes passer...


  • La Raison du sol

    Pour être, il faut avoir les pieds au sol. Peut-être notre hyper-modernité, à force d'élévation, d'ascenseurs à haute vitesse, d'escalators en tout genre et de constructions aux étages incalculables, l'a-t-elle oublié... Pourtant, l'homme, c'est l'humus, par le biais de la racine indo-européenne *ghyom. Ce qui se décompose pour nourrir, ce qui est là, dans la durée, ce qui s'installe : le terreau de son histoire, au-delà de lui-même. À ce titre, la filiation n'est que la prolongation de l'assignation au monde qui nous entoure.

    La Raison du sol n'est pas l'inertie faisandée qu'en font ses détracteurs mais l'indice de ma relation à ce même sol, et par relation il faut entendre à la fois le lien et l'histoire, ce formidable scénario de cendres, de poussières et de boue qui m'assigne doucement ; le chemin inventorié mainte et mainte fois que j'emprunte et le grave répertoire des empreintes, les miennes et celles du prédécesseur. Je ne sais pas m'orienter sans ce sextant sur la mer du temps et les vicissitudes des années. Tous les exilés le savent : ce n'est pas nostalgie (maladie de la guerre s'il en est, déterminée au XVIIIe siècle) que de sentir sa foulée se dérober dans l'ornière du passage qui reste passage, mais bien plus de ne pouvoir rebattre le terreau connu.

    Même les plus cosmopolites, qui chantent à tue-tête le besoin du voyage, concèdent qu'en quelque lieu, oui, là est leur enracinement, là demeurent leur havre et leurs silences les plus profonds. Ils mentent, et deux fois : aux autres et à eux-mêmes, ces gargouilles du passeport rempli, ces haineux de la répétition (alors qu'ils sont justement dans la répétition, la plus mortelle, celle de l'épuisement prétentieux face à un monde qu'on ne peut épuiser, sinon à le méconnaître totalement). Il n'y a pas à les envier, non plus qu'à les plaindre, mais à ne pas leur ressembler. 

  • Basse continue

    Le bruit des voix, le matin, dans la salle de repos, si mal désignée, ou dans le bus, avant. C'est moins la cacophonie qui te heurte que la tension de tous ces timbres et de toutes ces hauteurs, comme s'il y avait urgence à parler, à dire ce qu'on a à dire.

    Et cette convergence diffuse des éveillés sortant de leur nuit, gros sommeil ou insomnie, c'est pareil, te rend muet. Elle neutralise en toi, ils et elles retirent de toi, l'envie et le besoin de les entendre, et plus encore de les connaître. 

    Est-ce de la mauvaise foi ou de la lassitude ? Peut-être des deux, mais tu n'en t'en préoccupes pas très longtemps car, toi aussi, tu mets en place ta panoplie charmante d'oubli : une surdité qui médite les mots que tu lis, ou les phrases précieuses dont ta mémoire a fait son lit... Ainsi, se substitue à la palabre le fruit sucré dont tu jouis plus encore les yeux fermés... On croit que tu dors, que tu t'es assoupi. "Il finit sa nuit", entends-tu au lointain, alors que tu es justement en pleine clarté.