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De la mélancolie - Page 11

  • Le pendule

     

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    Prendre le temps de s'oublier, certainement, et souvent nous nous abstenons de cet effort, parce que nous croyons que penser à celui ou à celle qui est sorti(e) de notre existence, c'est encore lui donner une place trop grande, alors qu'il n'en est rien : dans l'intervalle de ces retours se recompose une énergie qui amoindrit le souvenir, le décalcifie, le déclassifie, l'archive. Ce que nous refoulons ne finit jamais à la benne mais pourrit durablement. Il ne faut pas vider ses albums photos, ni éclaircir ses bibliothèques, moins encore alléger la boîte à bijoux, et surtout ne pas faire une croix sur la jetée ou la petite église au fond de la vallée.

     

    Photo : Mario Giacomelli

  • Éclairage

     

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    Une mienne connaissance moquait ces jours derniers les nouveaux lampadaires du quartier, leur esthétisme kitsch, qui rappelait et les fausses lanternes chinoises, et la maladresse des découpages enfantins. Ils sentent la volonté racoleuse de bien faire, sans le ravissement des anciennes œuvres forgées ; ils se veulent agréables à la vue sans la discrétion des banals éclairages angulaires hérités des années 70. Ils ont la laideur blafarde des aspirations décoratives grâce auxquelles les Homais municipaux pensent gagner la reconnaissance des administrés.

    C'est bien la pire des choses que le triomphe démocratique du mauvais goût, puisqu'on peut désormais se prévaloir de tout. Cette mienne connaissance s'en attriste et préférerait sans doute marcher dans des rues pleines d'obscurité.

    *

    Cette histoire de lampadaires ne peut être, dans le tracas qu'elle cause, anecdotique. Il y a tant d'horreurs qui nous agressent ! Ce mobilier urbain n'est pas pire que bien des artifices dits modernes. Mais il est, dans le fond, indissociable de ce triomphe de la ville tel qu'il se dessina au milieu du XIXe siècle. L'éclairage public signe l'établissement d'une métamorphose hideuse qui a fait croire à l'humanité que son bonheur tiendrait dans l'accumulation des trouvailles propres à épater sa curiosité. Le lampadaire (ou le réverbère...) est, d'une certaine manière, l'étoile de la modernité et Paris la nuit, le recueil de Brassaï, en fut, il y a près de quatre-vingts ans, l'illustration magistrale. Sa lumière blanche et/ou jaune est indissociable d'un imaginaire expressionniste dont la photographie a évidemment fait son miel.

    Mais, justement, ces nouvelles décorations ont abandonné cet héritage. On en trouve dans le quartier deux versions. Pour l'une, l'éclat est d'un rouge orangé qui donne au monde un air d'Halloween ; pour l'autre, c'est une nappe verdâtre, comme une absinthe diluée. C'est laid. On nous entoure de couleurs en croyant embellir le cadre. Belle illusion qui oublie simplement que tout se fait d'abord dans le regard des hommes...

     

    Photo : Brassaï

     

  • Simple

    Ce qui lui ferait peur n'est pas de perdre la main, mais de ne plus sentir la tienne, croisant la sienne, comme une tresse de chaque jour à vivre.

    Il y a l'âme de ces deux mains au-dessus de la porte que l'on ferme pour se prévaloir d'un droit au retranchement,

    retranchement des grands froids et des lourds soleils,

    et il ne s'en retourne jamais avec autant de ferveur que sachant ta main déjà posée sur la poignée de cette porte alors qu'il vient de caresser le lion du heurtoir...

  • Remise des prix

     

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    Pour autant qu'il puisse rester quelque chose de toi : du vomi, des larmes, de la sueur et du sperme

    et ton esprit plane au dessus du lac. Non pas que tu aies quelque prétention à surplomber les choses : tu ne maîtrises rien.

    Tu l'as toujours su mais on a beau se parler, soliloquer, être le premier juge de soi-même, tout cela n'est rien.

    Tu as oublié ta montre et le temps passe, dis-tu, pendant que tu t'épuises.

     

    Photo : Eric Hartmann

     

  • À la source

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    Il n'a rien dit, rien qui puisse se glisser dans un livre ou finir sur une pierre tombale. Il n'a pas cherché à se faire valoir ; il n'avait pas de crédit à demander, moins encore à proroger. Il n'avait pas l'âme d'un négociateur. 

    Il n'avait pas envie qu'on parle de lui vivant, ou si peu, alors, ensuite... Les commémorations le faisaient soupirer. Il est bien allé à quelques enterrements, par fidélité, mais il se tenait toujours à l'arrière de l'assistance, si bien que certains ont pris ombrage de ce qui semblait une distance, voire une absence, alors qu'il continuait seulement le dialogue avec l'ami, intimement. 

    Beaucoup ont passé du temps près de lui, voire chez lui. Le couvert était toujours mis et les draps toujours frais. Les plus hargneux ont gobé ses mots et les ont recraché en jouant les importants de-ci, de-là. Les plus francs l'ont tarabusté pour qu'il reste quelque chose. Quelque chose de toi. Parce qu'il ne peut se faire que tout se délite. Il faut un reste à tout cela.

    -Un reste ? Le reste, je le laisse aux cours sur les divisions, dans mon enfance...

     

     

    Photo : Joan Fontcuberta

  • A posteriori

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    Où que tu ailles, quoi que tu fasses, à prendre ou à laisser. Il n'y a ni partage de midi, ni crépuscule des dieux.

    Tu auras froid. C'est la règle ; et il te dit merci, malgré tout. C'est le jeu.

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Si c'est comme je présume...

     

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    L'oiseau suit la pente la plus douce du toit, jusqu'au rebord de la gouttière. De là, il examine la cour intérieure, en de petits coups de tête secs. Puis il se lance dans ses cercles et d'autres le rejoignent. Tu essaies de le suivre du regard, au milieu de ses semblables, avant de le perdre, même s'il papillonne toujours, dans les six ou sept de même acabit, parce que le vent a fait claquer la porte, derrière toi, et tu t'es retourné. Un seul instant détourné de lui, et tu n'es plus qu'un esprit indécis. Tu vois seulement des trajectoires, et les zigotos ailés finissent par aller chanter dans le feuillage du grand marronnier.

    Tu peux regretter d'avoir perdu l'oiseau, sans pour autant l'avoir perdu, simplement : qu'il soit noyé dans le ballet des autres auxquels tu ne prêtais pas attention. Petite misère de l'instant.

    Petite, en effet : qu'y aurait-il de si beau à pouvoir le suivre à l'infini, à devenir capable de détailler ses moindres mouvements, comme dans les clichés de Muybridge ou Marey ?

    Trop de précision et de certitudes tuent l'harmonie du monde dont un des composants essentiels est 

    l'entropie, la bienfaisante entropie.

     

    Photo : Mary-Ellen Mark

  • Paille foin

    Un jour (mais dire quand est impossible, car il est très difficile, paradoxalement, de dater un événément, périodique certes, mais extérieur au quotidien, parce que l'attention n'est pas frappée, n'est pas saisie. De même qu'on met du temps à voir la disparition d'une maison le long d'une route à usage épisodique),

    un jour (mais cela ne vient pas de la chose elle-même ; le dérangement vient d'ailleurs. Cela peut être un arrêt inopiné pour une vessie trop pleine, ou un éblouissement qui vous fait tourner la tête et fixer ce que vous ne vouliez pas voir. L'affaire fait son chemin dans votre cécité, et tout devient clair),

    les champs moissonnés, de paille, n'ont plus eu leur damier de bottes rectangulaires, mais des balles plus grosses, rondes, qu'il fallait hisser avec des engins dentés parce que les hommes n'avaient pas la force nécessaire. Et tu ne savais pas, tu ne sais toujours pas pourquoi cette ridicule modification technique : un rouleau plutôt qu'un parallélépipède, t'a semblé la fin d'un monde (quoique tu mentes un peu. Ton esprit dérive et une disparition vient se superposer à la première, qui est plus encore la clôture d'une histoire : la disparition des meules de foin, dans lesquelles vous vous jetiez, les uns et les autres, que vous essayiez de gravir comme des morts de faim, pour finir en sueur, souvent vaincus, le corps griffé de toute la rudesse végétale, alors que vos mères vous criaient dessus en évoquant d'invisibles vipères qui auraient eu plaisir à s'y nicher).

    Un jour donc...

  • Pièces détachées

     

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    Il est des lieux où l'on ne revient pas quoiqu'un répertoire de la vie assure le contraire. Et comment nierais-tu, ce que les traces informatiques, réservations, paiements, retraits, arriveraient à poser comme une évidence ?

    Mais que signifie revenir, contempler des façades vieillissantes, sourire aux vitrines dépassées, arpenter les descentes vers le fleuve et les ascensions vers les églises, là où tu croyais qu'une part de toi s'était ancrée, quand ce toi-même avait abandonné, et tu ne le savais pas encore, dans les rues pluvieuses et les troquets d'étrangers drôles dont les babils se neutralisaient,

    son manteau, sa carcasse et son désarroi,

    tout ce viatique que, comme souvent chez les hommes, tu ne voulais pas loin de toi.

    Les lieux ne sont pas les albums de nos chagrins. Ils sont plus forts, plus détachés de nous et c'est notre orgueil qui voudrait le contraire.

    Porto est sous le soleil, le pont Luis ferraille au-dessus du Douro. Vent frais et grâce alentie des marcheurs.

    Aurais-tu compris sans ces deux jours de mars, imprévus, que ce qui demeure ici, et que tu croyais douloureux et vivace, n'était qu'un vestiaire de faux papiers ?

    Le bonheur est vif, soudain, sensible,

    et sur les quais du Douro, en aval, une boule de brume s'est formée, mystérieusement, et qui stagne, pendant que l'un de vous sirote un or gras de chez Kopke et se dit avoir été impressionné par l'enceinte du Dragon...

    *

    Tu avais un vieux téléphone sur lequel étaient emprisonnées quelques vues -trois ou quatre- de Porto

    et ce téléphone, tu l'as perdu dans les rues d'une autre ville, très lointaine.

    Alors, comme un signe -un présage- il n'est plus rien resté que tes yeux à venir -une intériorité-

    sans jamais essayer de compenser.

    Pas un instant tu n'as voulu retrouver l'œil derrière la machine.

    Le pont Luis traversé, le Douro abyssal, il y a ces images perdues, dans un caniveau ou mille fois écrasées par les roues du trafic incessant.

    *

    Peine engrangée dont tu fais ton sucre.

    Drain de toutes tes humeurs nourries : le sol, la lumière claquant contre une vitre, le granit de la Sé, les étais incertains de  Bolhão, l'écume française du quotidien qui fait relâche, une pose au Majestic, une autre au Guarani.

    et les promenades sédimentaires en suture.

     

    Photo : X

  • Trouver les mots

     

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    Tu cours, tu es en sueur, tu entends ton souffle, et les temps de tes enjambées sur l'asphalte du trottoir. Tu es en toi-même, dans la totalité de ton corps, au moment où les sécrétions d'endorphine te le rendent plus léger, et dans ton esprit la rue pourrait ainsi se dérouler à l'infini. Tu slalomes aisément entre les quelques passants.

    Jusqu'à cette place que tu aperçois, à cent cinquante mètres, et sur laquelle un attroupement te demandera à faire un écart plus conséquent, à vérifier que nulle voiture ne viendra dans ton dos.

    L'église a ses portes grandes ouvertes et devant elle un corbillard, noir et gris, a lui ouvert les siennes. Deux hommes en tirent un cercueil. L'assistance se regroupe. Tu cours moins vite. Ton abstraction au monde décélère. Ils sont habillés de sombre, plutôt élégants, et d'âges variables. Aucune effusion visible. Des visages fermés. Et au milieu d'eux, la crinière chenue du prêtre, qui accueille le mort et ceux qui ne veulent pas s'en séparer si facilement. Tu cours et tu le vois qui tend ses mains à celle qui doit être ou la mère, ou l'épouse, ou la fille. Il donne ses mains. Tu continues ta course.

    La rue file toujours et tu te souviens qu'enfant tu ne disais pas prêtre mais curé. Et comme si ton esprit aussi filait sur un chemin de traverse, remisant ainsi, à la vitesse de l'éclair, tes petites misères, tu comprends que les semaines de ce curé sont rythmées de toutes ces disparitions pour lesquelles il faut à chaque fois trouver les mots justes, entre consolation et espérance. Il n'a pas le droit, lui, de remettre à demain, de balayer d'un revers de main, parce que la douleur n'attend pas. Elle est là, là après que le médecin a débranché l'appareil, après que fut signé administrativement le certificat de décès. Il n'y a pour lui, le plus souvent, que des veilles et des lendemains de tombeaux, de larmes et d'incompréhension. Tu te demandes si son Dieu peut lui suffire pour ainsi prendre la charge de toutes les détresses qui remontent la nef jusqu'à l'autel.

    Les jambes te manquent. Tu marches lentement. La sueur coule. Il fait chaud, il est trois heures et tu essaies d'imaginer, sans y parvenir, ce quotidien peuplé de mots si nécessaires à qui ne peut plus les entendre, si nécessaires aussi à qui ne voudrait jamais avoir à les entendre.

     

    Photo : Louis Bourdon