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L'intimité n'est pas celle des corps mais celle du corps pris dans les mots, dans les mots que l'on donne à ce corps, par quoi on se donne à ce corps. Appeler l'autre, c'est qu'il vienne à soi en le nommant, et, plus que tout, sans doute, en le sur-nommant.
Il ne peut, dans certaines circonstances, y avoir qu'un mot pour un être et s'il en va autrement, ce n'est pas une faute (la morale n'a rien à voir, ici) mais une dépossession.
Être dépossédé de sa langue est plus douloureux qu'avoir été trahi.
On ne perd jamais un corps parce qu'on ne peut jamais le prendre à soi, vraiment, mais on peut perdre les mots de ce corps, les mots insécables de ce corps. Les perdre de les voir (ou savoir) repris, ailleurs.
Il y a un sans-partage des mots, au plus profond du corps, une évidence qui ne pardonne pas...
Ce titre n'est pas mien. On le retrouvera dans un très beau portfolio de Philippe Lopparelli, à la suite d'un séjour dans les Carpates.
Je m'en saisis. Je lorgne vers lui et son détournement en pensant à toute la volonté que nous mettons parfois à nous raconter des histoires et, aussi, à ce qu'on nous en raconte. Il n'est plus question, alors, d'avancer, d'égrener les heures, mais de demeurer, d'être dans la demeure des mots. Celle-ci est magique. Elle ne prend pas la forme du lieu où les mots jaillissent, elle le remplace. Les mots feront les murs, la charpente, le sol et les vitres. Tout sera de mots et les mots ne seront jamais les mêmes et donc l'agencement de la demeure non plus. Parfois, enfant, on s'en offusquera. Le conteur a oublié un passage, ou une anecdote, ou simplement un tout petit détail et on le coupe. On lui demande de tout remettre en ordre, sinon un cochon n'y retrouvera pas ses petits et l'histoire sonnera faux. Il faut que le mensonge de la fiction reste, à certains moments de notre vie, parfaitement exact, sans quoi on aura l'impression que la maison ne tient plus.
Dans la demeure des mots, quand le dehors est suspendu, que nous allons à rebrousse-chemin et que le temps nous est conté, d'une époque dont nous ne nous souvenons plus, que nous n'avons jamais connue, mais que la grand-mère suscite (pour nous) et ressuscite (pour elle)... Nous sommes alors dans la même unité de temps, le même drama, le théâtre de tous les instants. Une fois, l'après-midi aura avancé de quelques degrés au sextant ; une autre fois, la nuit aura fait son apparition sans que nous ayons peur ; une autre fois encore, le marchand de sable ne tardera pas et nous emporterons dans un dernier sourire l'apaisement des heures qu'on ne peut jamais compter.
Louis Aragon, Les Lettres françaises, 16 décembre 1948
Sous la plume de Francesco Guicciardini, écrivain et diplomate florentin, dans le courant du XVIe siècle (1) :
"Toutes les cités, tous les Etats, tous les royaumes sont mortels (2) ; toute chose soit par nature soit par accident un jour ou l'autre arrive à son terme et doit finir ; de sorte qu'un citoyen qui voit l'écroulement de sa patrie, n'a pas tant à se désoler du malheur de cette patrie et de le malchance qu'elle a rencontrée cette fois ; mais doit plutôt pleurer sur son propre malheur ; parce qu'à la cité il est advenu ce qui de toute façon devait advenir, mais le vrai malheur a été de naître à ce moment où devait se produire un tel désastre."
Cette réflexion est fort belle parce qu'elle rappelle la complexité du rapport qu'une personne donnée peut avoir avec l'entité politique et culturelle dans laquelle elle s'est forgée. Il y a bien plus qu'un lien, une véritable relation. Et il faut entendre la relation dans la double acception du terme : ce qui relie et ce qui relate. Faire sien le lieu où nous vivons, et cela, non sur le mode personnel, comme une convenance ou un accommodement, mais comme héritier, ou commensal à une table qui fut mise bien avant que nous fussions nés ou arrivés en ce lieu.
Le mot patrie est devenu aujourd'hui, comme le mot nation, une ignominie. Les mondialistes et autre différentialistes français l'exècrent, sauf en deux occasions, lorsqu'il s'agit des autres (à qui on reconnaît le droit de pleurer et de revendiquer leur attachement à la terre) et de foot (un maillot les fait mouiller, semble-t-il). Ils sont internationaux à Paris et patriotes à l'étranger (ce qui n'est qu'une nouvelle formulation de ce que dénonçait Gabriel Matzneff en 1982, quand il fustigeait ceux qui voulaient "être de gauche à Paris et barrésiens à Tel-Aviv [...] railler sur les bords de la Seine le goût des racines, de la tradition, de la terre et des morts, et l'exalter sur les rives du Jourdain". La seule évolution (mais elle est sensible) porte sur le lieu de comparaison. La gauche a abandonné les rives du Jourdain pour d'autres destinations exotiques. Le message reste pourtant le même. C'est celui d'un cosmopolitisme mondain (pour les plus riches) et aspirant à la mondanité (pour les autres qui s'illusionnent, quand ils ont encore un peu de culture, sur le modèle gidien comme idéal pour lutter contre le modèle barrésien. Nous en reparlerons dans l'année. Promis.) qui noie le pois(s)on dans un vernis multiculturaliste dont la dernière formalisation est les élucubrations sordides du rapport sur l'intégration auquel Pierre Mari, chez Stalker, règle son compte sur un plan lexical et donc idéologique d'une façon remarquable. Ils ne peuvent se sentir toucher par les mots de Guicciardini, ceux qui se prétendent du monde, et pour une très bonne raison : nous ne sommes jamais du monde, sinon dans l'ordre des idées et des affinités électives qui demandent que l'on creuse son sillon d'abord pour pouvoir comprendre le sillon d'autrui. Ils ne peuvent comprendre Guicciardini parce que ces citoyens du monde sont avant tout les thuriféraires volontaires (pour les conscients) ou idiots (pour les autres) d'un ordre qui se veut justement mondial. Ils ne comprennent pas (ou alors trop bien) qu'une telle revendication porte moins une humanité que l'on voudrait solidaire qu'un marché que l'on voudrait sans entraves.
Les individus qui voient en des personnes comme moi, alarmées qu'elles sont du délitement de la culture, de l'abandon de l'Histoire, du reniement d'un héritage antique et judéo-chrétien, des crypto-fascistes, des réacs délirants, voire des xénophobes à enfermer (toutes ces insultes font sourire. Elles servent trop, et pour trop de monde.), ces individus-là devraient se demander pourquoi cette alarme prend le plus souvent les traits de la mélancolie et non ceux de la colère, pourquoi elle s'exprime en dépit du bonheur qu'il y aurait à vivre retranché du monde, dans le seul territoire, déjà si vaste, des livres, des tableaux et des sonates, pourquoi elle agite un esprit ayant atteint le demi-siècle, un âge tel que du désastre il n'en verra rien, que cet esprit pourrait s'en laver les mains, se dire que de l'enfant qu'il regarde jouer ou de l'adolescente qui lui sourit dans le bus, il n'en a cure. Après moi, le déluge. La douce pente de l'indifférence est tentante mais elle ne peut se prendre que si je renie ce dont je suis le fruit, que si je pratique assidûment la selbsthass -haine de soi- réclamée par les terroristes intellectuels au pouvoir, que si je ne rends pas à mon père et à ma mère, et au-delà d'eux, à l'Histoire de ceux qui m'ont précédé, quelle que soit leur origine, ce qu'ils m'ont donné de français, que si je ne crois plus à la grandeur des édifices pluri-séculaires, à la beauté des tableaux, aux charmes des paysages nourris de l'esprit européen, que si j'oublie la grandeur de Rome, le mystère de Venise, la rigueur de Paris, l'éclat de Séville, que si je ne crois plus, à ma modeste place, à mon rôle de passeur.
Face à cela, la médiocrité assassine (j'écris en conscience : assassine) de nos gouvernants (3) donne envie de polémiquer, d'user de la langue venimeuse qui fit le sel des XIXe et XXe siècles. Mais ils sont tellement méprisables que ce serait affaiblir son honneur. Il faut donc alléger son cœur autrement, ouvrir de petites fenêtres sur le sensible et le relégué pour espérer toucher celui qui lit. Non pas pour plaire mais parce que les chemins de traverses, les routes dérobées sont aussi le moyen de s'émerveiller du détail et d'ironiser sur la glaise du temps présent et de combattre ses statues boueuses.
(1)Cet extrait se trouve dans Guy Debord, Panégyrique, tome 1, Gallimard, 1993
(2)On connaît la formule choisie par Paul Valéry, dans La Crise de l'esprit, en 1919 : "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles."
(3)Médiocrité assassine englobant ainsi : le reniement à la laïcité et l'oreille attentive au communautarisme, la haine délirante du catholicisme et la complaisance envers l'islamisme, le mariage pour tous et le démantèlement de la politique familiale, l'instrumentalisation des -phobies diverses et la faiblesse à appliquer la loi, l'abandon de la souveraineté nationale et la soumission aux diktats de l'ultra-libéralisme, la fascination sportive et médiatique et le mépris des petites gens...
"Faire des enfants, rien de mieux ; en avoir, quelle iniquité !" C'est écrit dans ce livre si étrange et magnifique (pour le reste de l'œuvre, rien) que sont Les Mots de Sartre.
Quand on considère la surpopulation galopante, l'appauvrissement écologique, les désordres politiques et migratoires, la violence à venir et la misère en extension, l'abstention en matière de généalogie n'est qu'un acte de lucidité. Pas la peine d'y ajouter sa dérisoire obole. Sartre écrit par ailleurs que l'enfant est « un monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets. » Décidément lucide, le garçon...
Quoiqu'il n'ait pas été le premier, on s'en doute, à traiter le sujet. François-René de Chateaubriand écrivait déjà dans ses Mémoires d'outre-tombe : "Après le malheur de naître, je n'en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme". Version, disons-le, un peu pathétique de la question quand le cynisme sartrien percute l'esprit du lecteur.
Donc, ne pas se reproduire (quel mot immonde...). Certes, un tel renoncement revient à envisager la vieillesse dans la solitude, l'abandon, la maison de vieux, l'asile, et tout ce qu'on voudra.
Mais il y a le suicide, aussi, comme porte de sortie, avant que tout cela n'advienne.
Le piano seul, et toi qui écoutes, en face, d'une certaine façon, bien en face. Une rencontre qui ne s'esquive que difficilement. cette deuxième composition de Ketil Bjørnstadt rappellera le Philip Glass de Opening. Même accroche répétitive, mêmes tensions dans les graves. On a envie que cela ne s'arrête pas. Il faut donc que, parfois, cela ne s'arrête pas pour que quelque chose (d'autre) cesse. The River IV, extrait de l'album The River, sorti en 1996, toujours chez ECM.
Au delà des goûts d'enfance, il y a des pratiques qui demeurent, une certaine façon de faire, de procéder, qu'on se gardera de montrer en public (le public étant alors la société qui nous veut adulte ou éduqué) mais qu'on retrouve en petit comité ou seul.
Chacun a les siennes. Ce ne sont pas des reprises techniques ou des enfantillages, des manières (comme disait la grand-mère, quand on fait son intéressant ou le Jacques...), mais des restes de soi, d'un soi indétaché du temps perdu (qui ne l'est donc pas tout à fait, perdu), des quasi rituels qui conditionnent le goût à venir : commencer par la partie un peu amère du pain d'épices, croquer les quatre coins du petit Lu, ne pas mélanger son chocolat liégeois mais s'ingénier à une coupe longitudinale géologique, garder la peau du riz au lait pour la fin (faim), préserver la coque meringuée de l'omelette norvégienne, mettre à part le feuillage supérieur couvert de sucre glace de l'éclair pour après...
Il y a des mets (le mot est bien pompeux) qu'on ne mange pas dans l'esprit où ils ont été conçus pour leur consommation. Nous contournons la règle de leur composition. Difficile de savoir ce qui, au profond, nous amène à de telles démarches. Est-ce un souvenir ? Une appréciation des textures et des saveurs qui renverrait à une architecture plus ample de notre goût ? Une nostalgie ? Une fronde malicieuse ? Dans tous les cas, l'enjeu est de séparer les éléments, ou, pour le moins, de ne pas (trop) les mélanger, d'en garder le plus longtemps possible la distinction. Comme s'il fallait, en des occasions bien précises, contrer l'autre temps puissant de l'enfance : celui du mélange tous azimuts, de la bouillie. La purée et la viande, la brouillade, la salade de riz, la salade en général.
Terrible, d'ailleurs la salade, où la mère avait toujours ajouté un ingrédient indésirable, que l'on triait et mettait sur le bord de l'assiette. L'opération était fastidieuse et nous valait régulièrement des remarques sur le fait qu'on ne s'amuse pas à table, quand on était rarement aussi sérieux et méticuleux. La salade, c'est peut-être le goût le moins individuel, le plat de tous les restes, de tous les ajouts, le plat des fins de frigo ou des bouffes improvisées, le plat des temps où l'on ne mange pas : on ingurgite. On fait comme tout le monde, on est avec tout le monde.
Avons-nous justement toujours envie de faire comme tout le monde ? Nous avons notre propre partition, aussi, quelque chose que nous ne sommes pas forcément les seuls à faire mais dont nous ne voudrions jamais vraiment nous séparer. Comme maintenant, face à la fenêtre grande ouverte, en plein soleil, poser dans l'assiette, sur le côté, le chou supérieur de la religieuse, petit et glacé de café, manger la couronne de crème au beurre, vaguement écœurante qui ornait le chou inférieur, plus gros, manger ensuite cette volumineuse partie, se lécher les doigts (foin de la barbare fourchette à dessert), attendre un peu, puis, en deux bouchées, deux coups de dents qui le sectionnent par le milieu, en venir au meilleur, au plus précieux, très, parfois trop, sucré, et se dire que la manière de l'avoir mangé, tout à soi, est une part de l'œuvre faite, aussi...
Je remets à la date de ce jour un billet publié le 5 avril 2011. Le titre est le même qu'alors. Pas une ligne de plus ou de moins. Les hommages ont toujours quelque chose de pompeux, d'artificiel ; cela ressemble à une convention. Mais les huit premières minutes du film de Patrice Chéreau, mort aujourd'hui, sont, dans le sens de l'esquisse qui les féconde, parmi les plus profondes qu'il m'ait été donné de contempler au cinéma...
Si nous recherchons l'essence de ce qui nous habite sans même vraiment le savoir, il n'est pas étonnant que certaines œuvres finissent par se réduire, non comme peau de chagrin, mais en une puissance condensée avec laquelle nous ferons chemin, aussi loin que nous puissions faire chemin. Ainsi Ceux qui m'aiment prendront le train s'est-il au fil du temps condensé aux huit premières minutes d'une odyssée à la fois banale et grandiose.
Ces huit minutes sont celles qui précèdent le moment où le train s'ébranle, le train qui descendra à Limoges, chef-lieu de la Haute-Vienne, plus grand cimetière d'Europe, demeure ultime de Jean-Baptiste Emmerich. Et ceux qui prennent ce train forment la famille parisienne de ce petit-maître de la peinture française, avec lequel chacun, on le comprendra plus tard, porte une histoire.
Ces huit minutes-là sortent de l'ombre, d'un écran presque noir d'abord, avant que ne se dévoile le visage brut, la mâchoire raidie de Pascal Greggory (François), retranché dans un compartiment, orchestrateur magique par l'intermédiaire d'un magnéto portable d'une double ligne mélodique avec laquelle le réalisateur, Patrice Chéreau, va jongler.
Deux voix donc. Quoique pas exactement : une voix et d'autres voix. Une voix parmi toutes : celle du magnéto. La voix grave, un peu hésitante dans ses premiers mots, puis elle prend toute sa force désespérée. La voix de Jean-Louis Trintignant, dans sa profondeur absolue. Une voix qui ne s'écoute pas mais se reçoit comme un privilège. On ne le verra pas, lui, sinon par l'intermédiaire furtif d'une photographie. Il est mort. C'est un enregistrement récent. Il est trop tard et quand il parle de lui, s'y reprenant de différentes façons (variations ironiques sur ce qui n'est rien moins q'une nécrologie), nous entendons une voix d'outre-tombe, celle d'un homme fatigué annonçant qu'il va fermer boutique. C'est une basse continue, le leitmotiv qui fait sa révolution et se rappelle au souvenir de François qui l'écoute, jusqu'à ce qu'il propose d'en finir, et justement celui-ci coupe l'enregistrement. Si Jean-Baptiste Emmerich parle de mourir, il faut conjurer comme on peut le fait même de sa disparition. La parole, d'une certaine manière, ne doit pas redoubler la réalité. Elle a quelque chose à voir avec l'éternité.
La gare est remplie de monde, d'agitations aléatoires (du moins les perçoit-on ainsi) et Jean-Baptiste revient régulièrement au milieu d'autres voix. On le croirait parti, perdu ; il réapparaît. Il est, au cœur de l'image, l'invisible. Il passe en revue sa vie à la moulinette, si j'ose dire, et il semble que rien ou presque ne puisse échapper à sa lassitude : origines, parents, métier,.. Les autres voix sont celles des amis qui, lentement, se rejoignent, se précipitent, pas encore dans la profonde douleur (mais cela viendra). Elles sont bien vivantes, mais encore futiles et anecdotiques, et ne pèsent encore rien devant ce qui a pourtant disparu.Ils n'ont pas d'identité (mais cela viendra) : ils ne sont déterminés que par le manquant, cette part qui, parfois, dans le deuil (ou l'amour parfois), occupe toute la place, à commencer par la nôtre. Cette voix ultime est la raison pour laquelle tous ces corps, pris dans le flot d'un lieu aussi impersonnel, se touchent, se regardent, s'attendent, et font encore semblant (si ce n'est François... J'ai horreur de cavaler, dit-il, comme si d'être le premier arrivé, et seul, un temps, pouvait sauver quoi que ce soit ; qu'être en avance annulait le fait d'être pour toujours en retard. Il est venu écouter la voix, l'interview pendant laquelle il rit et cabotine un peu, et son visage douloureux laisse présager qu'il aurait voulu qu'il en fût autrement de ce dernier rendez-vous, qu'il osât, qui sait, lui dire Je t'aime, d'une manière ou d'une autre, puisque dans le fond, c'est de cela qu'il s'agit : de ne pas s'être dit l'essentiel, ou alors si mal...)
Cette voix définitive n'est pas celle qui informe mais celle par laquelle ces amis sont informés dans et par la disparition, c'est-à-dire que chacun d'eux désormais est autre, imparablement autre. Cette voix qu'entend le spectateur, ces êtres-là l'ont déjà tous en tête. Ils ont en eux son registre, les paroles échangées du passé révolu à jamais. Il parle de lui ; ils n'en parlent pas. Pas encore. Ils sont dans l'urgence mais cette urgence n'a de sens que parce qu'il y a cette voix à retrouver sans elle. Jean-Baptiste peut démolir en partie son existence de son propre chef, ils n'en ont cure. La voix que nous entendons est la voix intériorisée de leur propre existence avec ou contre lui, avec et sans lui.
La gare est le lieu de l'onde synthétisée qui annonce les voies, les horaires, les destinations, les retards. Mais ici la voie (la ligne) n'est qu'un détail, la destination sans mystère, l'horaire celui de l'irréparable.
Aussi destructrice soit cette voix, elle est la plus pénétrante de toutes ; elle creuse son chemin entre eux tous. La gravité de Jean-Baptiste tient à la fois au timbre de Trintignant, qui lui est propre, et de la présence indicible qu'il impose. Cette gravité est la chair que chacun voudrait garder en lui, et dont ils savent pourtant qu'elle s'en est allée. Ils y pensent, leurs yeux y pensent, même quand ils essaient de s'échapper. Chéreau filme merveilleusement ce qu'il y a de déplacé à vouloir masquer, contourner la puissance d'un événement qui nous dépasse. Chacun y va de ses petites affaires, mais la voix est là, toujours...
Les images défilent ; le montage de Chéreau étourdit. Des allées et venues, des cercles, giration des hommes et de la caméra, comme s'il y avait le choix de ne pas le prendre, ce train, ce qui reviendrait à suspendre la disparition de Jean-Baptiste, comme s'il y avait moyen de ne pas se séparer de l'être à qui on tient. Il faut que la vie continue, ou que l'on détourne l'absence. Mais tous ces faits et gestes ne sont que des mesures dilatoires, parce que l'essentiel est dans cette voix que François coupe, symboliquement. La douleur, ce n'est pas d'y aller mais de sortir du train, de fumer une cigarette, de chercher un objet à sa colère (Bruno Todeschini ou Olivier Gourmet) et d'admettre que tout cela ne sera pas suffisant. Ce serait un acte manqué, le plus terrible de tous...
Un matin, au cœur de l'été, tu découvres qu'il y a un mois à peine, un ami, un ami du passé, perdu depuis quinze ans, sans la moindre discussion ni égratignure, mais par le simple fait du temps, des voies qui ne sont pas plus les mêmes, des destins qui ne se croisent plus toujours à intervalles réguliers, tu découvres qu'il est mort, mort à un âge où la probabilité te laisse le choix entre l'attaque, l'accident de voiture et le cancer, plus probablement le cancer vu ce qu'il fumait, et ce mort auquel tu ne peux être indifférent, cette disparition devenue l'irréversible d'une réalité que tu ne croyais pourtant jamais récupérée, d'une manière ou d'une autre, toute cette fatale irrésolution de ton être dans l'immédiat et l'oubli de ce que tu fus, tu dois en faire ta nourriture, en plein été, dans la chaleur collante qui t'abat, mais déjà moins depuis que tu te remémores les dates et que, par le plus grand des hasards, tu sais exactement où tu étais et ce que tu faisais quand il est mort, et que cette étrange précision, entre deux lieux et deux vies en totale disjonction, l'une qui souffre, l'autre qui vadrouille, cette précision réveille non pas les souvenirs banals de ce que vous avez partagé, si bien sûr, un peu, des images vagues et fuyantes mais plus encore : des matins de brume à courir, lui et toi, en papotant comme des filles, la sueur au front, la bave aux lèvres parfois, et le silence aussi, le silence dans les montées, les raidillons, les côtes, l'un près de l'autre, avec juste un regard pour savoir si tout va bien, tant de matins de brume, et de soleil aussi, enfouis au fond de toi, et de lui aussi, sans doute, et tous ces kilomètres dont les autres ne comprenaient pas ce que nous y trouvions.
Nous n'y trouvions rien, bien sûr, rien, sinon de n'avoir rien à en dire, aux autres, justement...
L'habit n'est pas que paraître, ce paraître dont il est nécessaire (et facile aussi) de fustiger les excès. Il est aussi, parfois, le recours à une hygiène cruciale, vitale pour le dire autrement, par quoi celui qui veille à son apparence cherche moins à se faire valoir qu'à répondre à la peur intérieure et souvent tue de déchoir.
Il est ainsi toujours émouvant (ceci écrit sans sensiblerie aucune) de croiser le matin, en allant travailler ou sur le chemin du marché, des vieux, des très vieux, en retraite depuis des lustres, arpenter le boulevard en veste, chemise et cravate. On les imagine levés dès potron-minet, mi-insomnie, mi-réflexe de toute une vie travailleuse, devant la glace, à faire le nœud qui couronne le temps de se faire beau. Ils ne sont pas au bureau ; ils ne vont pas à une cérémonie. Il ne s'agit que d'aller faire une course ou de boire un café en terrasse. Les mises révèlent parfois la modestie de la condition sociale. Ils furent ouvriers, petits employés, ou travaillaient dans les services. Ils sont maintenant libres de faire ce que bon leur semble. Alors, pourquoi se compliquer la vie ?
Sans doute par souci de vérifier que le geste reste sûr ; par désir de tenue : la raideur de l'accessoire accompagne le port du corps entier et la cravate est une colonne vertébrale symbolique, la négation du dos voûté ; par coquetterie sociale, et la mise au rencart professionnel est balayée en une aisance à porter beau.
Ces vieux à la cravate paraîtront surannés et guindés à une époque qui veut se la jouer cool. Ils ne connaissent pas le friday free. Pour eux, chaque jour est un dimanche où l'on se doit à soi-même, pour ne pas céder au découragement, à la fatigue ou à la maladie.
Ils ne bataillent contre personne mais leur silhouette, souvent sèche (simple donnée empirique : ce sont plutôt des triques que des replets), s'échine à ne pas renoncer. Pour la beauté du style.