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De la mélancolie - Page 15

  • Traversé...

     

                                    Alighiero e Boetti, Mettere il mondo al mondo, 1972-1973. (collection privée)

     

    Écrire avec, pour, contre, sans, malgré les autres...

    Ce qui, parfois, oriente, comme une boussole dont nous ne savons même pas si elle donne fixe cap, ou si, par l'enchantement d'un fait nouveau, elle nous relance au monde (à moins que, parfois, celui-ci ne nous en retire, avec brutalité), ce n'est pas tant le destinataire, ou le sujet, que l'inclinaison, intellectuelle ou affective (et l'on parlerait alors d'inclination). Avec, pour, contre... : il est absurde de croire que des mots comme les prépositions (ou les adverbes), dont on dit qu'ils sont secondaires, au regard des verbes et des substantifs, ne cristallisent pas en nous des points névralgiques, des décisions imprenables (comme on dit d'un château), absurde de croire que quand nous mettons le monde au monde, comme le fait écrire Alighiero e Boetti, nous soyons nous-même, plutôt qu'une accumulation des autres, une conflagration de  vitesses et d'endroits dont nous ne soupçonnions pas l'existence (et que nous voyons s'éloigner, en débris insondables)... Cet artiste italien déléguait l'exécution d'une partie de ses œuvres à des mains anonymes, soit une manière à la fois dérisoire et provocante de rappeler qu'il ne faut jamais être dupe de soi. Ce n'était pas qu'il se vautrât dans le poncif du "tout le monde est artiste" (à la Beuys) mais il replaçait ainsi l'acte (quelle que soit sa valeur) en élément parmi d'autres.

    Voilà qui, éventuellement, ferait de l'écriture, moins une ligne de conduite, qu'une décharge (à la fois de l'électricité et un lieu où l'on (se) jette aux ordures), une finalité sans fin(s), un passage, un murmure que nous mettons au monde...

     

  • Ce que te dit ton cœur...

     

    photographie,walker evans,mémoire

    Devant ce cliché de Walker Evans, pris en 1931, penses-tu d'abord à la courbe de l'avenue ou à la raideur des arbres ? à l'alignement névrotique des automobiles ou à l'absence de l'homme dans la rue ? à la grisaille plombée du ciel ou à l'éclat presque surexposé du macadam mouillé ?
































    Et maintenant que tu n'as plus que l'écran blanc et vide devant toi, de quoi t'inquiètes-tu ? de l'absence, de l'incertitude de ta mémoire, de ce que tu as oublié (ou cru oublier), de ce qui te reste, ou de ce que tu as peur de perdre...

     

  • Jour de colère

    mélancolie,colère,silence

     

    Ta colère ne s'humilie pas de s'ouvrir à qui tu voues cette colère. Ainsi se métamorphose-t-elle en devenir. Cicatrice partagée entre l'un qui la porte et l'autre qui ne l'oubliera jamais. Chemin secret qui donne une nuance plus prononcée à vos yeux, quand vous vous regardez désormais.


                                                      Photo : Rodney Graham, Welsh Oak #1, 1998


  • Sonner matines

    poésie,langage,mallarmé,rêverie

    Cloître de l'abbaye Saint-Pierre de Moissac

    Un commentaire de Sophie K. sur un texte récent m'a ramené, par un effet de ricochets amusant, à une réflexion sur le rapport singulier (et la beauté -ou la laideur- tout aussi singulière) du mot. Elle utilisait la belle expression « sonnant matines ». Belle expression, en effet, parce qu'elle activait un découpage du jour désormais archaïque (1) et que l'absence de l'article défini accroissait encore la distance où pouvait se réfugier l'évocation, ce que ne nous offre pas la ritournelle Frère Jacques, quand on demande au religieux de « sonne(r) les matines ». Ce presque-rien manquant, ce signe médiéval de la langue était délicieux.

    L'ironie du hasard a fait que le lendemain je me suis retrouvé au rayon frais d'une moyenne surface, devant des œufs et, notamment, des œufs bio, marque Matines. J'ai tout de suite pensé que pour certains, alors, ce mot si doux à mon oreille, ancré dans un imaginaire de cellules monastiques, de cloître silencieux, aux sculptures apocalyptiques (comme à Moissac), dans la froidure d'un novembre forestier, alors que des pas glissent sur la pierre divine, ce mot pouvait n'être que l'assurance d'un produit de qualité, une idée soudaine de gâteau ou de tortilla.

    Si j'essaie de comprendre pourquoi le mot matines à une coloration si différente, alors qu'il est le même, en apparences, j'avancerai que dans l'expression médiévale le /t/ acquiert du mot qui le précède l'éclat tintinnabulant d'une cloche, pourtant discrète (à l'inverse de la dérisoire sonnette moderne) comme un paysage flamand de Huysmans, ou ésotérique, à la manière d'une esquisse de Bertrand. Dans sa récupération commerciale, il est plombé de la rondeur indigeste du /œ/ mis en boîte par six ou par douze. Au premier horizon, une poésie de l'instant furtif, de la musique intérieure d'une conscience qui s'incarne dans le lointain ; au second, la lourdeur prévisible de l'estomac.

    Il n'y a rien de mal à sentir cette différence : elle ne condamne pas le prosaïsme de la marque mais de cette étrangeté cocasse (du moins pour moi) j'ai vu resurgir un souvenir estudiantin. Le très spirituel Jean Rohou, qui nous éclairait avec délice sur la littérature classique et ses enjeux esthétiques et politiques, se gaussa un jour (à quelle occasion ? Mystère) des extases mallarméennes, et notamment du dernier vers de L'Azur :

                                 Je suis hanté ! L'azur ! L'azur ! L'azur !

    Ce que d'aucuns envisageaient, à travers la répétition, comme le signe de l'indicible, à travers le sémantisme, comme un infini où se perdre jusqu'à l'aphasie, lui le ramenait, sourire malicieux aux lèvres, au premier azur de sa jeunesse, soit une marque (là aussi...) d'essence et des bidons de carburant. L'image n'avait bien sûr rien qui puisse éveiller la rêverie. Il reprit son cours, convaincu que nous n'en penserions pas moins, vu que nous suivions par ailleurs les cours de Jean-Luc Steinmetz, grand mallarméen devant l'Éternel.

    Les mots ont ainsi un sens commun qui déploie un univers circonscrit, lequel nous utilisons selon l'usage. Ils ont aussi un territoire poétique que nous pouvons pourtant, au-delà de tout, récuser. Car il nous arrive de les habiter autrement (pas tous mais certains, et selon des configurations hétérogènes et aléatoires -pour l'esprit- ), de les habiller d'apparat ou de dégoût. La raison en est parfois claire, parfois obscure. Peut-être n'est-ce pas le cas pour tout le monde... Ils sont là, en nous, comme des quasi objets qui agrègent autour d'eux une part de notre vie. Ils ont une histoire, et leur histoire croise la nôtre. Ils sont sans doute un trémail de notre passé, au même titre que les souvenirs physiques dont le corps n'a pas voulu se débarrasser.

    Ils ne sont pas loin, parfois, de ces êtres que nous aimons ou détestons, sans pouvoir mettre sur ces sentiments des mots, des mots justement...

    (1)Tout emploi du temps obéit aujourd'hui à l'ordre strict et directif du minutage. C'est un horaire insensible, à la mathématique implacable. C'est un engrenage de montres et de pointeuses.


                                                                                        Photo : X

  • L'Impulsion des fantômes

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    Et, soudain, nos fantômes s'animent, engageant leurs pas dans nos pas, dans des murmures en boucles, qui bouleversent le bel ordonnancement, de la trace, jusqu'à l'obscurité ;

     

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     et voici qu'apparaît le point élucidé (ainsi intime) de nos paupières closes et méditatives : le négatif (presque) d'une seule de nos minutes...


                                                         Photo : X (retouchée par Hozan Kebo)


  • L'abricot

     

    Il n'y a pas de réalité mais des rapports à la réalité. Ce qui ne veut pas dire que la réalité n'existe pas (quant au réel, on sait ce qu'en disait Lacan...). Le monde nous percute mais il flotte aussi dans l'intermédiaire des prismes multiples dont nous nous saisissons (ou qui nous saisissent).

    Prenez l'abricot, le fruit charnu et jovial, comme des fesses orangées (mais nous laisserons de côté le caractère érotique de la question). L'abricot. Une enfant, à peine trois ans, y voit le bonheur sucré de l'été, un rafraîchissant intermède dans une après-midi de jeux sous le soleil : ce sont les vacances et l'on rit à qui mieux mieux, en écorchant au passage le nom du fruit. Il est un délice. À quelques mètres, lui, qui essaie tant bien que mal de rattacher le commun à ses pérégrinations dans les livres, pense à Ponge et croque la palourde du verger. Quand il en saisit la fermeté juteuse, il prend le parti pris des choses et joue la pose poétique dans le jardin. Il se retourne alors vers elle, dans le transat, qui médite,  aussi, juridique en diable, et qui voit dans l'objet qu'il s'apprête à porter à sa bouche un meuble en devenir.

    Le monde n'est pas un. Il y a les mots...

  • 10 secondes (et plus, peut-être...)

     

    Silence atmosphérique. Les mains ouvertes.

    Les planches disjointes. Passage de l'ancolie.

    Le jour accroché à la haie. Nervure du sommeil.

    Un peu de rouille. Paraphe des lointains.

    L'âme au cordeau. Fagoter les sarments.

    Les sous-ensembles flous. Cérémonie de l'existence.

    Assonances des pluies. Danse sacrale.

    Jardins gelés. L'irisé de la malice.

    Aberrants palimpsestes. La trame des à-peu-près

    Le gris des abrasions. Un panier d'embellies.

  • La part invisible (et heureusement)

     

    Dans la nuit qui manœuvre son silence, ton silence à toi, lecteur, cour intérieure dans sa ténèbre, à converser avec Henri James ou, plutôt, avec le narrateur perplexe du Motif dans le tapis, qui voudrait comprendre le mystère avoué (?) qui tisse sa toile subreptice dans les livres de Hugh Vereker, un mystère qui n'a pas de nom, qui n'est pas un son, ou une figure mais, peut-être, l'indéfinissable de la recherche en soi, comme une volonté d'asseoir notre plaisir et notre volonté sur un sens, oui, un sens, dans cette nuit d'été, tu es un roi, en quelque sorte, le roi d'un pays sans frontières.

    Il cherche donc, ce narrateur, la figure livresque (ou narrative, à moins que ce ne soit qu'un détail, si petit que l'article, pourtant sérieux, qu'il a consacré à Hugh Vereker a amusé ce dernier qu'il n'ait pas, cet autre, compris l'essentiel) qui hanterait l'œuvre. Sa vie sera désormais consacrée à cette obsession. En vain.

    Et toi, quand tu en as fini de ce court roman -sinon nouvelle-, tu noies ta perplexité dans le noir bondissant du dehors (tu as éteint la lumière : tu n'écris pas. Qu'aurais-tu à prolonger de ta lecture, sur un papier quelconque ?). Tu la trouves au fond assez médiocre, cette histoire, dans ce qu'on appellera sa dimension littéraire. Presqu'à l'opposé du nœud indicible de la trame, elle est cousue de fils blancs. C'est un péché d'accorder sa confiance à celui qui écrit quand il veut faire croire qu'il a tout pensé.

    Reste, néanmoins, qu'on pourrait en tirer une leçon indirecte, de cette histoire insipide : nous ne pouvons pas vivre des obsessions d'autrui...

     

  • Pas de porte

     

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    C'est la fin du printemps. Non loin, dans la courbe d'une rue, il est sur le pas de sa porte, d'une demeure dont tu ne connais nulle fenêtre. (peut-être de l'autre côté, invisible, une hypothétique cour intérieure). Il a la sécheresse des vieux et dans le regard une présence vivide, contraste qui t'a étonné la première fois qu'il t'a dit bonjour, sur le pas de  sa porte. Depuis, tu es repassé et le jeu (en est-ce, vraiment...) a recommencé. Bonjour, monsieur. Tu as d'abord répondu courtoisement. Puis un jour, tu as devancé son œil, comme si tu l'avais, cette fois, attendu, toi, et que tu voulais avoir le premier mot. Bonjour monsieur. Il est arrivé que tu l'aperçoives échanger quelques mots avec le quidam (à moins que ce ne soit une dame du quartier, tu ne sais...). Sa vie t'est inconnue, et le restera. Tu devines simplement une solitude contrecarrée par les premiers jours sans nuages. Il n'est pas sûr qu'il lui faille combler un vide (pourquoi penser à la misère...) mais continuer à nouer le fil du monde. Tu sens très nettement qu'il n'a pas le souci d'engager la conversation. Il ne quémande rien, comme le font parfois certains vieux à la caisse du supermarché, ou à l'arrêt de bus. Telle est sa singulière façon d'apparaître dans ta vie, sans attente mais contournant le silence, le silence qui, s'il l'avait maintenu, aurait signifié qu'en ce lieu (le lieu dont vos deux amabilités, aussi brèves soient-elles, prennent possession par le seul fait de marquer vos destins croisés), il n'y eut rien (pas rien, dans l'absolu, mais autre chose qui eût couru le monde sans vous).

    C'est l'été. Sa implicité et ses yeux te poignent. Tu penses à ce temps futur où aux mêmes bénéfices d'une humeur bleutée et ensoleillée, sa porte sera cette fois close. Il sera mort (ou comme si...) et de cet inconnu, dans l'imprécision même de ce semblant de dialogue, simple socialité perdue, tu auras perdu la trace. Tu repasseras devant le pas de sa porte, guettant l'ouverture et ne la voyant pas venir, par la force de cette répétition muette tu envisageras l'imparable.

    Tu penses à lui alors qu'un train t'emmène. Peut-être est-ce la peur d'avoir un jour comme destin le pas d'une porte qui te ramène à ces quelques semaines où vous avez été à la croisée de vos chemins... Il y a dans l'existence des personnes auxquelles on ne voudrait pas ressembler parce qu'on a pour elle un mépris radical, parce qu'elles incarnent une acceptation ou une parole répugnantes, parce qu'elles sont, parfois, la trace de ce qui en nous fait notre humiliation (en secret, face au miroir). Lui n'est rien de tout cela. Tu ne voudrais pas être un jour lui : chemin décharné qui mène à la mélancolie, à cette mélancolie-là. Ne pas être lui, sans que tu éprouves le moindre mépris ou que tu n'ailles t'imaginer le plus sombre des destins.Tu ne t'en fais pas les pires images. Ce n'est pas de la pitié (à son endroit) ou de l'apitoiement (sur toi) mais une grande désillusion : sur la vie, sur les heures, sur cette main de poussière avec laquelle nous croyons tenir le monde...

    Il y aurait beaucoup à réfléchir sur notre perméabilité. Ébranlés du quotidien pendant que les images du guerre défilent entre les publicités, compatissants humanitaires d'un jour pour nier la misère proche. Telle est la géométrie variable de nos accommodements. Il est dix-neuf heures trente. Dans le train, tout le monde mange ; la machine glisse sur les rails, balancement à peine sensible. Le soleil commence à renoncer. Le dehors est comme réfrigéré par la clim. Il n'existe pas, il s'efface. Nous ne sommes que des passants...

     

    La photographie est extraite du blog très singulier Midi à sa porte de Thomas P.

  • Vivre à tout rompre

     

    Breaking glass

    Photographie de Jason Tozer sur une idée de Craig Ward

     

    Pris au 1/7000e de seconde. La douleur ne durera pas. C'est son retournement, justement. L'essentiel est de ne pas se couper en s'acharnant à vouloir ramasser les morceaux... Simplement balayer... Et passer à autre chose...