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De la mélancolie - Page 17

  • Le code barre c'est...

    code barre codes barres

     

    comme qui dirait le caryotype de...


     

    de l'objet, du truc, du machin, de la chose, les choses, tout ce qui est disponible, tout ce qui se vend, je vais voir en réserve, le bruit de la lecture magnétique à la caisse, électrocardiogramme du consommateur, parcours Ikéa, pardon, mademoiselle, vous pouvez ouvrir votre sac ?, parce que le code barre induit aussi que vous vous soumettiez au droit de la chose, du détenteur de la chose, ce modèle n'existe plus qu'en bleu, là-bas, choses à vendre et nous dans la file d'attente, en face de la caisse 61, il y a une borne pour vérifier le prix, parce que l'identité de la chose est son prix, toujours TTC, gain de productivité, rayon surgelés, le film plastique enveloppant la viande, les packs de lait et d'eau, pas la peine de les sortir de votre caddy, et elle se penche avec son instrument laser, vlan, Star Wars en grande surface,  la carte maison, avantageuse une fois par mois, en temps de crise ce n'est pas rien, suivre le parcours du colis, sur ce nuancier vous avez le choix entre trente-neuf rouges différents, vous me dites j'introduis le code et je vous sors le pot, la petite lumière et la sonnerie à la porte du magasin, le règne des choses, rien ne doit se perdre parce que tout est cassable, putrescible, comestible, consommable, et doit être consommé, mais il faut qu'on le sache pour nos statistiques, réapprovisionner, fitter/happier/more productive/confortable/, savoir où on en est du stock, éviter le stock et privilégier le flux tendu, alors il faut qu'on sache où on en est des choses, ça n'a pas de prix,  traçabilité, tra abilité, ra abil té, a   il té, a    i té, a      té, a      t...

    L'homo œconomicus de la présente postmodernité  a ainsi posé une symbolique égalité entre les êtres et les objets...

    alors que nous ne sommes pas des objets, des choses, parce que nous ne vivons pas des choses mais des moments, avoir des souvenirs, le répertoire toujours indécis de l'existence, l'aléatoire, faire des listes, oublier sa liste, rayer de la liste, partir, revenir, revenir sur ce à quoi on tient,  même quand on n'y tient plus, aimer, que tout se joue, infiniment, dans l'espace non linéaire du cœur, du sexe, des yeux, du cerveau, des mains, des odeurs, n'être pas toujours sous contrôle, ne pas être sa carte d'identité, son numéro de passeport, fût-il biométrique, avoir un certain  goût pour la mer à 16°, la brume de chaleur, Franck Sinatra (et s'entendre dire : mais comment tu peux aimer Sinatra ?), etc, refuser de s'abonner et de collectionner les cartes à code barre qui te feront gagner du temps, de l'argent, de la considération (you are a VIP, man, with all these cards : Printemps, Nocibé, Auchan, Leroy-Merlin, Marrionnaud, Fnac, UGC, Ikéa., Galeries Lafayette,...), je ne veux pas être soluble dans le brouet libéral (chant du présomptif...), mais insoluble, y compris à soi-même, surtout à soi-même peut-être, tout ce que nous gardons dans notre mémoire (c'est-à-dire, tout ce qui ne se met pas en mémoire), mémoire vraiment vive, ce que je ne saurais jamais de l'autre, qui n'est pas un code barre, n'est pas une chose,  parce qu'il y a le petit pan de mur jaune, le petit pan de mur jaune, éternellement, le petit pan de mur jaune, tout ce que nous n'oublions pas, ne voulons pas oublier, ni toi, ni moi...

                                     

     

     

  • Hors de tout sentimentalisme


    Cela date de 1926. Le souffle (technique) dans l'enregistrement est fort mais l'on s'en moque parce que justement l'autre souffle, celui que Mengelberg fait circuler dans cet adagietto de Mahler est sublime. Il dirige sur un tempo qui nous épargne tous les excès d'un lamento grotesque et dont nombre d'enregistrements depuis trente ans nous gratifient (si l'on peut dire). Là où Mengelberg dirige en 7'03, certains dépasseront les dix minutes (souvenir d'un Haitink interminable...). Comme si la rigueur viennoise de Mahler avait été dévorée par l'artificiel de La Mort à Venise de Visconti, tourné en 1972 (qui ne peut guère survivre désormais que par l'interprétation fascinante de Dirk Bogarde. Quant au maniérisme de mise en scène...) et sur lequel beaucoup de chefs se seraient, consciemment ou non, alignés. Il ne faut pas que la musique devienne un accompagnement de cinéma ou d'images. Elle existe en soi. Et c'est bien de cette essence que Mengelberg nous "parle" dans cette version. Le bonheur de trouver cette interprétation va bien au-delà du document qu'il représente, au-delà d'une possible discussion sur la nature historique des choix que fit tel ou tel chef. Mengelberg réconcilie la rapidité et la profondeur, la vitesse et l'intériorité. Un miracle de mélancolie énergique...

  • L'entre-deux

    "On peut refuser que les choses s'emparent de nous, apposent, quand il est désastreux, leur sceau à nos inclinations, à nos jours. Bien sûr, elles ont beau jeu de nous en imposer, elles, les obscures, les pérennes, à nous qui n'avons qu'un instant, qu'un fragment où mille moments s'enchevêtrent, pour être un peu fixés, tâcher, tant qu'il est temps, à nous y reconnaître. Mais ça n'empêche pas d'essayer"

                   Pierre Bergounioux, La Mort de Brune (1996)

  • No one in the corridor

    Tu réfléchissais à toutes ces pages écrites depuis quelques mois, à cette hygiène que tu voudrais télique, où se mélangent les formes, les pronoms, les lieux, les noms. Puzzles, rhizomes, mikados (et une fois les bâtons soustraits un à un, peut-être autre chose que la surface de la table une), Möbius, Klein, le vide sans cesse électrisé ? Et tu tombes (c'est le mot qui convient : certaines phrases sont des bornes invisibles sur lesquelles on vient se précipiter sans savoir (quoiqu'on les ait cherchées en arpentant tel territoire plutôt que tel autre) et le choc qu'elles entraînent est plus réel que la porte qui se ferme ou le fossé masqué par le taillis) sur l'épigraphe choisie par Claude Simon pour Histoire, un morceau de Rilke (oui, un morceau de Rilke tant l'écriture est tangible et on se dit : il est bien sensible, dans ces lignes, cet absent -vivant ou mort- qui me parle) : «Cela nous submerge. Nous l'organisons. Cela tombe en morceaux./Nous l'organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux».

    Écriture danaïde, peut-être, avec l'espoir, cependant, que, comme dans la théorie épicurienne du clinamen, une légère inclinaison -ici une déviation, et même un dévoiement- des textes assemblés donnent naissance à des masses, fassent des nœuds, nœuds qui ne soient pas les contractures du quotidien, mais comme les points d'appui dont se sert l'homme attaquant une paroi à mains nues.

    Mais sache que le puzzle le plus précieux (et qui ne sort jamais de la mémoire) est celui dont il manque une pièce, dont il manquera toujours une pièce.

  • L'Embâcle

     

    La digue est entaillée. À la prochaine grande marée, si les cieux, le vent et la mer se conjuguent au même temps, brutal, sec, à l'impératif de la Nature, elle cèdera.

    Le parapet est tombé. De la hauteur du chemin cimenté, à nu, on peut regarder la mer en face, de tout son corps, à soi, à elle. Nul appui, désormais, que sa propre constance ; le petit écart des jambes pour ne pas être un piquet rompu par une rafale.

    La dune a reculé, s'est affaissée. Elle n'est plus ce sein duquel glisser vers les cris amicaux et le tambour des vagues. Reste une baïne presque terreuse, fruit des heures hersées de l'hiver contre quoi elle n'avait aucun recours.

    Et les marais salants, à l'arrière, attendent le jour des retrouvailles avec l'Océan.

    Il faut replier son escadre de rêves jusqu'à la maison et fermer le volet de la grève dorée.

     

  • La Quadrature de Porto

     

     

    «la vie est une insolence qui se limite au désespoir» (Marc S.)

    Porto est gagné par l'hiver. La grisaille est descendue jusqu'à nous. Elle rase le sol, presque, et le vent soulève en rafales, pour les emporter au loin, nos derniers espoirs de repos. Chaque pas résonne comme un combat. Je circule dans le dédale des pierres éteintes ; et les façades colorées, et les azuleros qui forment, là, des géométries, ailleurs, des histoires, réelles ou allégoriques, sont les panneaux morts d'un théâtre dans lequel je ne pénétrerai pas. Il y a quelque chose qui me ramène à la Flandre, à Ostende par exemple. Porto est solitude. Au milieu des beautés qui m'arrêtent malgré moi surgit çà et là le délabrement d'une demeure abandonnée dont j'aperçois, à travers la fenêtre fracassée, les pièces mortes au plafond orné de moulures. Le marché de Bolhão est trop bruyant. Je descends doucement vers le fleuve. Le cœur de la ville n'est pas encore soumis à l'irrépressible modernité qui nettoie le passé en le javelisant, en excluant le capharnaüm des boutiques d'un autre temps : merceries et boucheries antiques, épiceries de quartiers, étals à même la rue (comme on dirait : vie à même la peau). Je descends toujours, jusqu'aux quais. Praça Ribeira. Et de l'autre côté du Douro, les caves innombrables de ce qui fait la richesse de la ville : la perle un peu sucrée qui se décline en rouge, classique, ou en blanc, plus rêveuse (quoiqu'il faille plutôt parler d'or, et qui roule jusqu'aux limites d'un feu orangé dont je m'enivrerais infiniment).

    Ainsi, à quelques mètres de l'eau qui serpente entre les collines, je descends au plus profond de la ville, harcelé encore davantage par le vent auquel je croyais pouvoir échapper en fuyant les hauteurs. De là, le regard remonte vers le ciel et le pont Dom-Luis, avec sa carcasse de fer, me toise. Son arche, d'une seule portée, est comme la trace supérieure d'un œil imaginaire dans lequel je m'absorbe. Je reste longtemps interdit et me décide à trouver le moyen de le rejoindre. Il faut pour cela qu'à son pied je prenne un escalier puis une rue où les voitures n'ont pas accès, étroit passage entre des demeures modestes, dans une promiscuité de vie qui doit être bien difficile à supporter quand la chaleur s'installe. Le froid me préserve.

    Tu t'engages sur le pont, près de la voie aménagée pour le passage du tramway. La furie de pluie et de vent a dissuadé le piéton. A peine êtes-vous deux ou trois à vous croiser, en bataille avec un parapluie qui doit rendre l'âme sous le coup d'un déchaînement plus inattendu et que tu n'as pas plus paré que les autres. Mais la pluie cesse et tu t'arrêtes au milieu du pont, dans la contemplation de la ville, enfin rendue, de ce point de vue, à sa densité d'humanité opiniâtre. La multitude colorée te captive un temps et tu penses, en fixant un point plus particulier, petite maison à l'ocre façade, à ce qui pourrait être pour toi le petit pan de mur jaune devant lequel finit par mourir Bergotte. Tu essaies de comprendre par où tu es passé pour parvenir sur les quais mais c'est trop compliqué et tu renonces. Tu poses tes avant-bras sur la rambarde et l'eau est là, à des mètres infinis au-dessous de toi, sale et silencieuse comme un drap qui recouvrirait un territoire inconnu, impénétrable, à la fois reposant et définitif.

    Tu te souviens que chez les Grecs, le royaume des morts ne s'atteignait qu'après avoir franchi un fleuve. À l'autre bout du pont, tu ne seras plus à Porto mais à Vila Nova de Gaia et tu y vois une superbe ironie. La ville nouvelle. Et Gaia : déesse première de la mythologie grecque, Terre-mère. Tu hésites, longtemps. Sans réfléchir vraiment, sans peser le pour et le contre, sans évaluer. Tu sens simplement que, tout à coup, ton corps se détache de la structure métallique, que tes pas frappent, sourds et infiniment lointains, le sol, et tu gagnes les premiers mètres de Vila Nova de Gaia, comme une rive suspendue, comme un ciel de terre ferme. Tu te retournes et la chaussée du pont est là, qu'il faudra bien retraverser, quel qu'en soit le prix à payer, désormais.

    II

    En descendant vers les quais, après avoir admiré l'étrange gare San Bento, parmi tous les magasins vieillots dont on peut contempler les devantures approximatives, faites de désordre et d'accumulations, tu trouves une enseigne qui vend des tronçonneuses. Des tronçonneuses. Au cœur de Porto. Une Huqsvarna, pourquoi pas ? et jouer le bûcheron amateur. Il y a ainsi des détails d'une grande futilité qui te traversent. En d'autres temps, cela ne t'effleurerait même pas, tout juste en ferais-tu la remarque à celui ou celle qui t'accompagne, pour rire. Là, cependant, tu es seul. À cet instant précis, entre l'errance et le désœuvrement, tu penses à celui qui est derrière la vitrine, tu peuples ton esprit d'interrogations sur ce qui l'a amené ici, la clientèle possible, la manière dont il boucle la fin du mois, les possibilités de reprise du fonds. Rien qui ne soit appelé à tomber dans le vide du jour déclinant mais, au point où tu en es, dans la folie venteuse de ce samedi de décembre, de tels moments sont comme des cordes de rappel. Tu le sens.

    Il est des anecdotes qui ne restent pas, dont tu sais pourtant qu'elles ont existé désormais sans épaisseur ni image, pure sensation informe. Mais la tronçonneuse, elle, fera un petit caillou dans ta mémoire, une concrétion, et du coup, comme un remerciement, quelques lignes la consacrent dans ton monde. La machine incongrue non seulement t'a extirpé d'un drôle d'état, improbable divertissement pascalien, mais t'y ramène aussi,  à l'heure de l'écriture, pour l'avérer.

    Une tronçonneuse. Elle a cristallisé ton secret pour que tu puisses y réfléchir. Plus tard, aujourd'hui. Elle fait désormais partie de l'inventaire.

    III

    Le vent et la pluie ont fini par te chasser du dédale des rues et tu t'es réfugié au Café Majestic, que l'on dit chic parce que le décor est travaillé et la tenue des serveurs confèrent à l'endroit une dignité exquise (il n'a pas cependant le luxe de certains écrins de Paris ou Venise). Il y a du monde mais une table avec banquette est libre et tu as ainsi été saisi par la ruche polyglotte. Car, sans doute, comme toi, les étrangers se sont donné le mot. Ta grande fatigue s'est d'abord nourrie de cette cacophonie où se mélangent le portugais, l'anglais, l'allemand, le français, l'espagnol (des Russes également, juste à côté). D'autres encore, peut-être. Tu ne saurais le dire : les fils entrecroisés de ces paroles sibyllines ont fini par être l'insolite bouclier de ton propre silence. Nulle voix qui prenne le dessus, nulle bribe qui devienne un noyau fixant ta conscience. Rien d'autre que le babil quasi abstrait du monde pour rééquilibrer ton aphasie intérieure. Être à ce moment sans mots, sans les mots, sinon ceux de la pure sociabilité devant la serveuse qui te demande ce que tu veux, puis revient avec la carte des vins. Tu lis à peine, parce que tu ne vas très loin dans cette oscillation trouble des caractères sur la page cartonnée. Comme un signe, une surprise irrationnelle : tu peux boire, au cœur de Porto, un vin du Douro appelé Churchill Estate (mais tu apprendras aussi que la plus ancienne maison de porto se nomme Köpke, autre exotisme). Tu retiendras cette rencontre, et la couleur de sa robe : un rouge soutenu, épais. Noyé de bavardages, tu plonges dans l'ivresse dès la première gorgée et tu peux prendre, comme dans la retraite la plus extrême, des feuilles blanches pour écrire. Écrire une partie de l'après-midi ; des phrases déliées, hachées, des bribes, des mots, des ratures ; crayonner l'effacement, enfin doux à mesure que le verre se vide. Dehors, le vent et la pluie continuent leur  joute. Tu es soudain dans la plénitude, à l'écoute de toi-même, comme d'un fond marin enfin sondé (c'est-à-dire senti mais en demeure invisible). Tu ne cherches pas, le vin coule en toi et tu écris. Principe osmotique, montant compensatoire de la dérive. Deux verres, trois verres. Tu ne cours après rien ni n'attends une quelconque réponse. Ils continuent de parler ; les visages changent mais ils parlent encore, encore et tu leur en sais gré.

    Puis tu n'écris plus. Ils te laissent avec Churchill, dans un monologue décousu où le vieil Anglais (devenu alcool) est l'ami sans épaisseur, seul utile à ton impatience de rouille. Tu te penches au-dessus du verre. Winston, ton œil a le rouge presque noir du sang oxydé et de lui montent des effluves de fruits des bois et de réglisse. Tu me regardes, Winston-devenu-vin, comme si la messe était dite et que tu attendais ma sueur et mes larmes. Tu prends le verre et le fais tourner doucement, l'approches de ton visage. Tes humeurs s'altèrent un temps dans la puissance renouvelée de cette âme qui monte à toi ; tu comprends enfin ce qu'il y a de redoutable dans l'alcool : sa légitimité organique et sensuelle. Je m'en souviendrai, Winston, je m'en souviendrai. La mémoire peut aussi s'aviver du corps affaibli et revenir un jour à ce corps affaibli pour que celui-ci ne s'écrase pas. Je serai implacable à la vie, Winston-devenu-vin. Du moins veux-tu t'en persuader ainsi. Tu bois les deux dernières gorgées, amples, tumultueuses.

    Tu jettes un œil vers le dehors. Le crépuscule de décembre prend ses quartiers blafards et le café se vide sensiblement. On parle français près de toi. Tu n'es plus hors du monde, tu rends à Churchill son sang. Tu gardes tes larmes et, après un léger signe de tête au portier, t'engouffres dans le déluge vivant qui, lui, n'a jamais cessé d'être.

    IV

    Dis-moi Tu avais peur que ton avion ne partît pas, avion très matinal, si bien que le taxi, après un parcours à vitesse réduite, t'a déposé à l'aéroport à 6 heures 10 et, tout au plus, vous êtes dix, avec vos valises. Ta destination est flight on time sur le grand panneau lumineux, à 8 heures 40. Il y a un bar ouvert mais tu erres. Tu marches, avec lenteur, tu tournes dans la vaste cage impersonnelle. Porto finit là ; ce n'est plus vraiment la ville, car les aéroports sont une soustraction. Au vivace demeuré là-bas, et en toi, aussi purulent soit-il, ils substituent la zone franche, celle de tous les en-transit. En partance, nulle part. Des noms de villes où tu n'es jamais allé. Tu t'assois, avide d'une somnolence qui te fuit, forcément, parce qu'il en est toujours ainsi. Habituellement, c'est l'insomnie. Il fait nuit encore. Mais ce n'est pas l'insomnie, plutôt un excès de puissance qui te leste.

    Tu t'approches de l'entrée, quelques taxis s'arrêtent. Tu lèves la tête vers les structures métalliques. Coque de verre. Bateau de transparence face auquel la tempête roule sa tension folle. Les réverbères tourbillonnent leur lumière de pluie. L'obscurité est l'anticipation de la terre éloignée. Tu es off-shore, presque collé à la vitre, marin improbable, quand remontent à la surface de ton égarement immobile les premiers mots d'une chanson de Tarmac, les bien-nommés. Dis-moi c'est quand que ça commence/Si ce que l'on tient est une absence ou un alibi/ Tu voudrais la basse continue des rumeurs voyageuses et l'éclat intermittent des appels : the passagers for the flight number... Trop tôt. La nuit commence à peine son retrait. Une absence ou un alibi/

    Porto s'achève, fragile de n'être plus que cette articulation muette, dans cette immense chambre de réveil qu'est bientôt la zone d'embarquement. Avion, bateau, tout un. Ils sont là, enfin, armes et bagages, badges et uniformes alibi/Dis-moi aussi/, dans l'insoupçon de ta peur soudain désincarcérée de la ville Si ce que l'on tient/ Par le hublot donnant sur l'aile tu salues l'abrasion du ciel-crassier, d'eau et de vent mêlé, descendu jusqu'à toi Si ce que l'on tient est une absence ou un alibi/Dis-moi aussi c'est quand tu reviens/ et l'envol massif de la carlingue pour une fois te délivre quand tu reviens/   tu reviens/

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • No comment

     

    Une idée peut-elle être douce, quand elle prend la forme de la violence ? Oui. Un principe peut-il être le signe de l'humanité défaite quand d'aucuns y liraient l'appel au massacre ? Oui. Une formule brutale peut-elle être l'émotion contenue du chagrin ? Oui. Ainsi, ce qu'écrit si magnifiquement Nietzsche :

    "Sois au moins mon ennemi"

  • L'Irréductible

    «Il n'y a pire douleur que celle dont il ne reste rien» écrit Malcolm Lowry. A voir... Ne serait-ce pas plutôt celle que l'on a connue, que l'on connaît encore, comme en suspension, dans les intermittences de la mémoire (in)volontaire, et devant laquelle, si elle revenait vers nous, chair et sang, souffle et paroles, notre esprit, aussi savant soit-il de sa défaite annoncée, ne détournerait peut-être pas la face...

    Bien plus que contre l'Autre, fût-il Dieu, comme Jacob à Penuel, c'est contre soi qu'est le combat le plus dur et le plus incertain.

     

  • Fin de partie (à répétition)

    La pensée de l'amitié : je crois qu'on sait quand l'amitié prend fin (et même si elle dure encore), par un désaccord qu'un phénoménologue nommerait existentiel, un drame, un acte malheureux. Mais sait-on quand elle commence ? Il n'y a pas de coup de foudre de l'amitié, plutôt un peu à peu, un lent travail du temps. On était amis et on ne le savait pas.

    (...)

    La philia grecque est réciprocité, échange du Même avec le Même, mais jamais ouverture à l'Autre, découverte d'Autrui en tant que responsable de lui, reconnaissance de sa préexcellence, éveil et dégrisement par cet Autrui qui ne me laisse jamais tranquille, jouissance (sans concupiscence, comme dit Pascal) de sa Hauteur, de ce qui le rend toujours plus près du Bien que "moi".

    Telles sont les premières et les dernières lignes du livre de Maurice Blanchot, Pour l'amitié (Farrago, 2000). L'ouvrage est bref, très bref, et simple. Comme si, pour aborder ces rives fortes et subtiles de notre humanité, de ce qui en fait le prix, il n'avait pas été possible ou utile à l'auteur d'en explorer tous les arcanes. Une retenue, un non-dit qui rappelle Montaigne évoquant La Boétie :

    "Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en respondant : Par ce que c'estoit luy ; par ce que c'estoit moy"

    On sent chez l'un et l'autre que l'on touche à la limite de la langue. Les mots leur manquent. Et, nous aussi, les mots nous manquent parfois (ou nous ont manqué), comme nous manquent intensément ceux et celles, aimés, qui sont partis. Et, souvent, pour se rassurer, pour que la vie ne soit pas un immense champ de ruines précieuses, on se dit que ce sont eux qui m'ont manqué.

     

  • Une belle rencontre ( ou l'erreur sur la personne...)

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     Robert Rauschenberg, Choke, 1964,  Mildred Lane Kemper Art Museum

    Léo Castelli, le galleriste, qui n'était pas encore connu, s'entretenait avec Josef Albers, son maître au Black Mountain College. La discussion, comme toujours, était pleine de profondeur et soudain, Albers lui parle d'un texan qu'il a d'ailleurs eu comme élève, sorte de tête brûlée sur lequel nul ne voudrait parier un dollar. Castelli, saisi sans doute de cette ardeur intuitive qui ne le quittera jamais, décide quelques jours après de se rendre à l'atelier donnant sur Pearl Street, chez Rauschenberg, puisque c'est de lui qu'il s'agit. Robert Rauschenberg. Pas un inconnu, mais effectivement un homme que l'on qualifiera de difficile. L'artiste le reçoit et l'on commence à parler. Il fait chaud ; Castelli demande à son hôte s'il n'aurait pas quelque chose à boire. Du scotch. Tout serait parfait s'il y avait des glaçons. Mais Rauschenberg n'en a pas et du coup, il se dit qu'il pourrait aller en demander à son voisin du dessous. Le gars du dessous est artiste aussi. Il remonte avec lui, et les attendus glaçons. Un peu de fraîcheur et d'alcool. Ce qui devait être un possible échange à deux se transforme en une discussion à trois, parce que l'inconnu n'est pas inintéressant, au point qu'au bout d'un moment, l'esprit de Castelli déplace son intérêt vers cette étonnante rencontre. Il aimerait bien voir ce que cela donne, à l'étage inférieur. Et l'autre, dans un mélange d'effervescence et d'inquiétude, ne dit pas non. La porte s'ouvre et le galleriste reçoit un choc. Commence alors une collaboration fructueuse. Ce voisin du dessous imprévu sera le premier artiste exposé par la Léo Castelli Gallery, ouverte en 57, dans la demeure de Léo et Ileana, sur la 77ème Avenue. Il s'appelle Jasper Johns.

    Cette histoire illustre évidemment, dans une énième version, ce que le commun appelle un coup du destin. À ce titre, elle n'aurait pas de valeur particulière. La rencontre de deux trajectoires qui n'avaient que peu de chance de se croiser (encore que... mais c'est une autre histoire). Il n'y a pas beaucoup à gloser sur les effets a posteriori d'un début improbable produisant les fruits les plus riches. Et laissons la main de Dieu à ceux qui croient.

    Dans la rencontre entre Castelli et Johns, la grandeur n'est pas dans le ridiculement petit de l'eau glacée qui fait tiers (plus que Rauschenberg) mais dans la reconnaissance acceptée et nourrie, dans la difficulté possible et les blessures probables, toutes prises d'un seul coup d'un seul.  La reconnaissance, dans les deux acceptions du mot. Les glaçons ont sans doute fondu vite dans le scotch mais leurs empreintes, dirais-je leur être, demeurent. Ils se sont métamorphosés en tableaux, en œuvres.

    C'est néanmoins l'objet de médiation qui m'arrête, cristallise mon attention. Des glaçons. Je pense alors à un jeu de dés, transparents et froids, et par ricochets à ce lancer «qui jamais n'abolira le hasard». Tout à coup, leur matérialité, leurs possibles dérives symboliques chargent l'anecdote d'un supplément de beauté et de douleur, car la magie qu'elle porte en elle est si rare. Ces glaçons deviennent alors une métaphore de ce que sont toutes les rencontres dont nous sentons qu'elles ne sont pas fortuites, et que nous ne savons pas faire advenir autrement que comme un moment suspendu, sans réussir à leur donner la dimension qu'elles pourraient (ou auraient pu) tenir dans le cours de notre existence. Par peur, par lâcheté, par renoncement. Ces petits cubes sont bien, dans leur netteté transparente, l'écueil inquiétant de nos vies. Nous voudrions les prendre sans hésiter mais leur fraîcheur est aussi indissociable de la brûlure qu'elle impose à notre peau (et notre peau n'est que le point de contact de notre cœur, sa surface, d'une certaine manière). Et souvent nous les regardons fondre lentement au creux de notre main ; cette transparence tend vers sa disparition (mais c'est une part de nous qui disparaît) et la brûlure s'accroît. Bientôt il ne reste plus rien, croyons-nous. C'est une illusion. Ils font flaque en nous, ce que l'on n'ose pas nommer souvent, mais qui n'est rien d'autre que le chagrin (qu'il nous restera à convertir en autre chose, un jour, de vivant parmi le vivant qui n'a jamais cessé d'être en nous).