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De la mélancolie - Page 13

  • Trois minutes pile

    Tu as treize ans (ou à peine plus). Ce n'est pas encore le temps d'Internet, de Google, des réponses à la seconde pour une question (ou un doute, ou une curiosité). Cette chanson te surprend. Le sujet importe peu : une rencontre sans lendemain, ce que la contemporanéité, qui aime la crudité pour se donner l'illusion d'être vraie appelle désormais un plan cul. Rien de plus banal. Ce n'est pas cela qui te trouble et qui fera que cette chanson, jamais tu ne l'oublieras, mais le caractère mystérieux, quasi ésotérique des références : topographiques, musicales, cinématographiques, lesquelles donnent à ces trois petites minutes baignant dans la banalité d'une composition réduite à un ensemble guitares-accordéon une demi-teinte fort belle. Yves Simon ne confond pas la vitesse et la brièveté et son esquisse, parisienne et très cryptée pour toi, a la saveur d'une délicatesse sans romantisme niais, d'une tendresse sans grandiloquence. Mystère des noms propres... Clichy, Rochechouart, Dorléac, Higelin et Polanski : c'est plus qu'il n'en faut pour peupler de fantasmes un monde ennuyeux, forcément ennuyeux.



  • Le fil

    Le livre a sommeillé cinq ans, dix ans, plus peut-être, tu ne sais plus. Son titre, sur la tranche, régulièrement devant tes yeux. Tu y pensais, mais passais ton chemin pour un autre pays quelques rangées plus loin. Puis, un matin, ta main s'est tendue vers lui. Était-ce plaisir ou obligation ? Un peu des deux. Tu voulais retrouver une phrase rêveuse et incisive. Mais ton attention est sortie de son cours parce qu'avant même de le feuilleter tu as repéré le rectangle (à peu près) de papier déchiré. Un marque-page de fortune. Rien à voir avec le signet d'un libraire ou quelque cartoline impressionniste. C'est un autographe jauni sur un papier quelconque. Tu as coutume de laisser traîner tes marques : futiles, lourdes, insignifiantes ou mystérieuses. Une liste de courses, cf Spinoza, un prénom qui ne t'évoque rien, un autre dont tu sais quel il fut pour toi, une phrase illisible (pour constater que ton écriture a changé), un numéro de téléphone, un semblant de dessin. Tu prends le temps, c'est selon, de chercher (en vain) ce que tu as perdu, de savourer ce que tu as retrouvé, de creuser ce qui t'empêche, là, de retrouver la phrase initiale, dans un mélange d'étonnement et de volupté...

    Ces traces n'ont rien à voir avec les annotations dont tu parsèmes les livres eux-mêmes : commentaires, renvois, croix, flèches, points d'interrogation. Elles sont les restes intersticielles de ta propre vie. Peut-être un bout de papier qui traînait et qui aura fait office de. À moins que ce ne soit l'irruption du monde dans ta lecture, quand, soudain, tu es traversée d'une préoccupation urgente, parfois prosaïque (ne pas oublier une course), parfois plus symbolique (le texte a réveillé un pan ankylosé de ta mémoire). Le plus étrange, en fait, est que ce papier, tu l'as laissé dans les pages du livre, comme s'il avait continué de signaler une pause, alors même que tu sais, sans l'ombre d'un doute, que tu es allé au bout de l'œuvre. C'est pourquoi tu lis et relis les deux pages en vis-à-vis que désigne le morceau de papier. Mais tu ne trouves rien de particulier. Il faut croire que le hasard entre dans la composition de la fiction qui fonde ton passé. Tu relis et rien ne vient. 

    Tu as perdu le fil et plus tard, quand tu te décides à revenir vers ce livre, en entier, en commençant par la première page, tu comprends que si l'architecture du texte t'est connue, le chemin que tu suis mêle souvenirs et (re)découverte, à la manière d'un labyrinthe dont certains points te sont familiers, mais sans être tout à fait sûr que tu sois passé de la même façon par ce chemin, et dans le milieu d'après-midi pluvieux, quand on sonne à ta porte, tu prends un petit bout de papier, pour marquer l'interruption, et tu souris : il es vierge de toute écriture...

  • De Marilyn à Lady Gaga...


     

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    C'est en feuilletant les pages d'un livre de photographies (accompagnées d'un texte de Truman Capote) qui lui est consacré que l'on prend conscience combien l'image de Marilyn est imprégnée d'une constance capable de nous la rendre familière. Par delà ce qu'elle vécut et qui n'appartient qu'à elle, son visage reste le même et si de toute sa beauté pulpeuse et magique il est plutôt logique d'en retenir les accents mélancoliques de la fin, des Misfits, sa présence demeure, persiste, tout au long de sa vie publqiue. Il n'y a en elle aucune mystification, seulement l'apprêt nécessaire à ce sacrifice hollywoodien devant lequel nous avons une position si ambiguë : à la fois l'attrait d'un monde d'artifice et la désillusion de cette guerre du faux qui ne fera que s'accentuer.

    Les pages se tournent et ce toujours-là-même est la mesure désormais impensable d'un temps présent qui, lui, veut que nous soyons toujours autres, toujours dans le possible à venir, toujours dans la surprise, toujours dans le dérangement, c'est-à-dire le réarrangement de soi, dans une perpétuelle course à l'invention pour exister.

    Et de penser, par ricochets, à Lady Gaga dont des étudiantes me montrèrent l'an passé le véritable visage, ne sachant quel il était. De penser, oui, à Lady Gaga dont le transformisme incessant n'est pas qu'une marque de fabrique, une manière de se singulariser : il ressortit aussi d'une métamorphose plus profonde de l'époque identitaire. À mesure que s'affichent les revendications de cet ordre se développe le besoin d'être incessamment ailleurs. Les multiples apparences de Lady Gaga, qui ne font plus qu'un avec ses apparitions, soit : la concomitance de l'être et de sa recomposition en autre, n'ont rien à voir avec le grimage de carnaval ou le maquillage classique de l'artiste (par quoi, parfois, justement il se signe). Que l'art du maquillage soit inhérent à l'espace spectaculaire et à la mise à l'écran d'une réalité que l'on vend pour éventuellement vraie est une évidence. Que cet art qui fascinait tant Baudelaire fasse l'aller-retour entre la scène et la vie, nul ne peut en disconvenir. Il suffit de rappeler, comme un trait symbolique, que Max Factor et Elisabeth Arden, avant de monter leur entreprise de cosmétiques, furent des maquilleurs de cinéma. Mais  la problématique de Lady Gaga est un saut qualitatif aux perspectives vertigineuses.

    L'invisibilité de Stefani Germanotta (son nom à l'état civil) est d'une tout autre mesure que purent être, par exemple, les déguisements des musiciens de Kiss : elle est con-substantielle d'une disparition profonde de ce qu'elle est. Se montrant autrement qu'elle est, mais dans le dépassement programmé de ce qu'elle est déjà devenue, puisque le but du jeu est qu'on ne la reconnaisse pas, sinon dans une reconnaissance qu'elle soit inconnaissable, elle dévoile à travers le masque l'accomplissement du narcissisme suicidaire de l'époque contemporaine. L'être-autre est devenu la défaite annoncée de ce que j'ai déjà fait pour être autre. Les multiples visages de Lady Gaga sont proprement des images, des imago, ces masques mortuaires que les Latins portaient en procession aux funérailles. Ils ne sont pas ce qu'elle a pu trouver pour être mais le signe de ce qu'elle n'a pu trouver que transitoirement.

    Lady Gaga n'est pas une femme (ou un homme) mais une virtualité du temps présent, toujours présent, et donc toujours mort. Elle est une figure, un processus qui se montre au grand jour. Ses chansons, ses chorégraphies ne sont ni pires ni meilleures que le tout venant du easy listening FM. Ses produits n'ont rien de remarquable, ses talents non plus. En revanche, elle peut fasciner, par sa réalité d'objet virtuel. Un virtuel qui tendrait à devenir le fantasme de chacun. Faire de sa vie un perpétuel jeu de masques, où la réalité est suspendue de n'être plus qu'un arrière-plan permettant de se mettre en scène. C'est une course plus lourde de sens que le toujours plus du consumérisme classique, quand on pouvait croire faire la différence entre l'objet et soi. Lady Gaga, c'est l'objet en soi, l'objet de soi, et un soi diaphane, qui ne peut se fixer à rien.

    Le précurseur pop de ce naufrage est évidemment Bowie, le Bowie qui se grime en Ziggy et multiplie ensuite les accoutrements, les modes, les orientations musicales, surfant sur ce qui peut se vendre, Bowie dont on fait une expo et qui sort un album minable.

    Nous sommes loin, avec eux, de la chair de Marilyn, loin de ce temps où coûte que coûte la supposée superficielle et facile Norma Jean Baker demeurait fidèle à elle-même, et nous, fidèles à elle, parce que nous y trouvions une part de nous-mêmes, parce que nous savions que tout jeu a ses limites, parce que le fait de n'avoir qu'une vie est peut-être une désespérance, certes, mais une désespérance qui ne se contre pas en se démultipliant, en fracassant les miroirs.

    De Marilyn à Lady Gaga, il y a bien plus qu'une perte qualitative sur le plan artistique, bien plus que le triomphe de la société du spectacle : c'est la suppression volontaire et jouissive du sujet. C'est la mort de l'Autre, l'angoissante mort de l'Autre qui hantait la pensée d'Emmanuel Lévinas. Autant dire un crépuscule...

  • Philip Glass, soliste ou orchestral

    Opening : tu ouvres la boîte...









    Closing : tu fermes les yeux



    Compositions intiale et finale de Glassworks (1981)

  • Ce qui devient lointain

     

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    La disparition de Margaret Thatcher ne me bouleverse pas. D'abord parce qu'elle était vieille, ensuite parce que, si elle fut une affreuse ultra-libérale, elle eut le mérite de l'être clairement, ce qui, au regard de la tripotée de faux-culs socio-démocrates européistes qui sont venus après, affadit son œuvre. Celle-ci n'est pas si loin du massacre social que l'on nous sert depuis Maastricht. C'est bien là un des effets de l'horreur politique qui se déverse sur nous depuis vingt ans : nuancer Thatcher. Qui l'eut cru ?

    Sa disparition ne me fait ni chaud ni froid, mais je pense aussitôt à ce que fut le dégoût du groupe lycéen que nous étions quand le 5 mai 1981 nous apprenions la mort du député IRA, Bobby Sands, après 66 jours de grève de la faim, à la prison de Maze. Nous étions jeunes et sensibles, peut-être. Nous étions surtout révoltés qu'un représentant politique fût ainsi traité dans une démocratie qui nous balançait son Habeas Corpus rituel comme le comble de sa vertu civilisatrice.

    Mais étions-nous, nous-mêmes, si grands, et pas un peu dans le spectaculaire tout de même, d'être ainsi en colère, et d'oublier que Sands n'était alors que le premier d'une série de dix, à mourir, entre mai et août 1981 ? Pourrions-nous nous souvenir, si l'occasion de nous revoir se présentait, que deux jours après avoir chanté le mitterrandisme triomphant, un autre homme, Francis Hugues, était mort lui aussi. Et de lui, je n'ai nul souvenir. Je n'ai nul souvenir que nous en ayons débattu. Le flot d'information passait, notre bonheur nous occupait, l'Irlande tout à coup était loin, et Margaret Thatcher à moitié amnistiée, d'une certaine manière.

    Suffit-il de blâmer la force dévorante de l'information pré-digérée et celle du flux qui fait passer de vie à trépas les malheurs, les tragédies du monde, quand on est soi-même capable de trier, selon ses humeurs, belles ou sombres, la valeur des morts aussi proches soient-elles...

  • Souterrain(s)...

    off_shore2 fabrice leroy.jpg

    Ces six derniers mois, plusieurs lecteurs et lectrices de ce blog ont regretté que les commentaires soient désormais fermés. Pour ceux qui suivent le fil des publications, ils se rappelleront que ce choix est intervenu à la suite de la campagne présidentielle de 2012. On dira que je n'avais pas envie de participer plus avant à un répétitif ping-pong pseudo-partisan, à un babil de commerce acrimonieux, sans portée ni intérêt majeurs. Dans le fond, la teneur de ce blog (je n'ose dire : sa ligne) est désormais suffisamment claire pour ne pas perdre de temps à des joutes contre/avec ceux pour lesquels je serais un ennemi, une parole fielleuse, réac, fasciste et nauséabonde, etc, etc, etc.

    Clore les commentaires fut donc, en un premier temps, un acte économique, au sens où je m'épargnais de l'énergie et des minutes, et, sans doute, quelques agacements. Je me suis aussi astreint à ne plus intervenir ailleurs, ce en quoi j'ai failli, me fendant de quelques incursions chez Solko, Sophie K. et le regretté Depluloin.

    Ce premier temps passé, j'ai progressivement compris que ce choix était moins un confort qu'une détermination même du blog tel que je le voulais. Pour moi, s'entend : je ne dresse pas une nomenclature ni règlement de quelque "bon usage" numérique. De fait, Off-shore n'est rien, ou si peu, et dans la logique du nombre, des pourcentages et des parts de marché, une ultime dérision de la parole disséminée... Dès lors, ce n'est pas un lieu de débats, un forum ; ce n'est pas un territoire d'invitation, une boutique ouverte sur une allée marchande faite pour accueillir les cris de joie, les récriminations ou les interrogations du promeneur. Le promeneur, fût-il numérique, doit admettre que ma parole publique ne peut faire publiquement débat sur le lieu même où elle apparaît, et ce, pour la raison strictement inverse qu'on croirait invoquer : non pas parce que ma parole est sacrée, et que je suis au dessus du promeneur, mais parce qu'il n'a pas à répondre à l'impudeur lyrique de celui qui écrit. Les textes d'Off-shore ne sont pas pour lui, moins encore contre lui, mais hors de lui. Et la seule manière d'en faire quelque chose (si tant est que ces textes...), c'est de les prendre à soi, pour soi, de n'en garder que des miettes s'il le veut, de les gonfler, de les briser, de les jeter... Qui sait ? Surtout pas de venir se mettre à table (d'abord seul, puis à deux, à trois, à dix, s'adresser à l'un des dix, en particulier, répondre ensuite à x ou à b, relancer l'affaire -comme on relance au poker ou à la roulette...).

    Faut-il que nous disions notre accord/désaccord en deux lignes, avec renvoi possible à un autre lieu ? Off-shore, depuis qu'il existe, m'a fait croiser quelques belles personnes (j'aime cette expression un peu pompeuse) ; les échanges privés (j'insiste) avec elles, aussi ténus soient-ils parfois, en sont le privilège. Fermer les commentaires, ce n'est pas refuser la discussion ; c'est simplement ne pas le faire dans le hall d'entrée ou sur le parking d'Auchan. À l'endroit réduit, forcément réduit, des "prolongations" vient qui veut mais la lumière tamisée est la plus appropriée, même si le propos se pourrait être vif. Tel est cet autre réseau, cette hyphologie (pour reprendre Barthes dans Le Plaisir du texte) à quoi renvoie (ou peut renvoyer) un blog. Voilà où se niche l'ouverture

    Je n'attends la venue de quiconque (de même que je ne suis attendu nulle part) ; je n'ai jamais cherché à connaître les raisons (peut-être une fois...) de ceux et celles qui sont sur ma newsletter. je n'ai pas à demander ce qui ne m'appartient pas.

    En fait, le commentaire de blog me dérange désormais moins dans son contenu (parfois glose, parfois pur affect, parfois je ne sais quoi...) que dans le faux partage qui l'a institué, comme moyen technique. Il laisse suppose que nous échangions en vertu même du principe infini des droits de réponse. Mais le droit de réponse, c'est bon pour les acte judiciaires et les décisions afférentes. Droits de réponse : bavardage numérique des temps pseudo-démocratiques, me semble-t-il.

    J'écris, je publie, je cite, je réfère, je coupe, je commente, j'argumente, je regrette, j'arpente, j'invective. Dans tout ceci le je est secondaire. Il faut qu'il le soit. Si le blog a quelque sens, c'est dans les moyens que l'on travaille à contrer son caractère journalier, éphémère, informe ou passager. Et l'un de ces moyens réside en cette fermeture imposée, pour que puisse s'ouvrir, quelque part, ailleurs, à plus ou moins brève échéance, une envie, un agacement, une interrogation, un sourire, un doute, qui donnera envie d'aller au-delà, de débattre ailleurs, en souterrain. À moins que rien ne se passe. Parce qu'il est présomptueux de croire que ce que l'on fait serve...

     

    Photo : Fabrice Leroy

  • Depluloin (qu'on s'en souvienne)

    Dominique Chaussois est mort. Son personnage, Depluloin, nous reste seul, et l'adresse de son blog, Jamais de la vie, est le dernier pied de nez qu'il nous envoie.

    Nous ne nous sommes jamais vus, jamais parlés. Tout juste avons-nous échangé quelques mails et plutôt que de broder, voici : à un remerciement d'avoir évoqué son si délicieux univers, je lui avais répondu ceci, le 27 décembre dernier : 

    Cher Dominique Chaussois,

    J'ai fait référence à votre blog parce que j'y trouve un "angle" sur le monde une "singularité" qui n'a rien à voir avec le commun "décalé" dont on nous rebat les oreilles. 
    Vous avez un sens de l'"anecdote" que je n'aurai jamais (c'est ainsi) et j'entends par "anecdote" le sens qu'il avait au XVIIe, d'"histoire secrète". Il y a dans vos billets un secret qui file son chemin. On croit que l'on va rire un peu (ou beaucoup), et il m'arrive de rire beaucoup, mais ce n'est pas le plus important. Le plus important est dans la simplicité d'exposition de ce qui ne va pas vraiment tout en ayant l'air d'aller. Et votre modestie dût-elle en souffrir, monsieur Depluloin (déjà ça, il fallait oser), je ne trouve que chez vous cette égratignure du presque-rien.

    Bien à vous.


    Dominique Chaussois avait un monde et une voix, comme on en croise très très peu dans la blogosphère. Ce n'est pas sa disparition qui me saisit (laissons à ses intimes ce chagrin qu'il ne faut pas galvauder...) mais la soudaine et étrange conscience que dorénavant ce territoire qui était le sien ne viendra plus marquer son encoche dans mon éphéméride, que son esprit subtil et facétieux n'ajoutera plus rien à ce qui est déjà.

    C'est aussi cela, le monde : une histoire de phrasé, de chemin de traverses, de détours. Un style. Des petits cailloux (ou des billes de verre) au fond de la poche, inestimables...

  • L'amour, en toutes lettres

    Un soir, en 1978, parce qu'il était venu dans la ville où je vivais, Alain Cavalier passa aux actualités régionales, ce qui nous changeait évidemment de la rubrique "bouses, vaches, noix de saint-jacques et maïs" qui donnait le si peu de consistance à ces informations censées nous concerner. De Cavalier, je ne connaissais rien, mais l'extrait que l'on passa me saisit tellement, dans sa fureur presque anodine que je voulus voir ce film, absolument. Il s'agissait de Martin et Léa. Martin, c'est Xavier Saint-Macary, juste, mesuré, sur le fil ; Léa, c'est Isabelle Ho, insaisissable et magique. Ils vivent en couple, dans la vraie vie. Lui, je l'ai revu vingt-cinq ans plus tard, dans un film antérieur de Cavalier, Plein de super. Elle, plus jamais (aucun souvenir d'elle dans Mortelle randonnée...). Lui est mort dix après ce film, d'une crise cardiaque. Elle, trois ans après lui, du sida.

    Ce film est un éblouissement dans l'approche de ce que peut être la complexité amoureuse. Au dessus, et dans un genre beaucoup plus marivaldien, il y a Rohmer... Cavalier, lui, prend l'histoire sans plus de fioritures, au ras d'un quotidien qui désarçonne. Parce que la vie n'est pas toujours à l'image qu'on se fait de ceux qu'on rencontre. Martin et Léa partagent un lien sans immédiateté. Ce n'est pas un jeu mais un risque qui se déploie sans cesse. Avec des failles dans lesquelles ils se sentent parfois prendre corps, paradoxalement.

    Dans l'extrait qui suit, hélas trop court, celui-là même à qui je dois d'être aller les voir, ces deux-là, Martin décide de rompre. Il écrit une lettre...

     


     

    La séquence est incomplète. Il manque quelques secondes. Les plus extraordinaires. Son remords le pousse à mettre le feu à la boîte aux lettres. Brûler sa lettre, les lettres, brûler d'amour. De quoi vous émouvoir pour une éternité.

  • Le Sens de l'école

    C'est net, simple, imparable. D'aucuns diront que revenir aux Grecs est une illusion, une préciosité fumeuse. Certes, les Grecs (ce combat de toute une vie cher à Jacqueline de Romilly)... Mais, en général, le mépris pour les Hellènes n'est qu'un exemple particulier d'un mépris plus large pour le passé. Bernard Stiegler voit pourtant en cette invocation lointaine, à travers une anecdote socratique, un point de repère pour mieux comprendre ce qui aujourd'hui/désormais ne va plus. Encore, s'il ne s'agissait que d'aller, de faire un mouvement réparateur, pourrait-on y croire, mais la vérité est plutôt que le lien est défait. Et lisant ces pages sur la philia, qui n'a évidemment rien à voir avec la simple camaraderie consumériste des communautés de marques, il y a lieu de penser que le livre, la réflexion, l'écriture, le silence, la skholè sont plus que jamais des nécessités. Non pas pour se sentir plus mal dans un monde qui défaille, mais pour pouvoir s'en retrancher, de ce monde, aussi brief soit ce retrait, et le tenir à distance, en vainqueur pacifique... 


    "En Grèce antique, patrie de la politique et de la démocratie, la citoyenneté apparaît avec les hypomnémata littéraux qui s'y sont constitués, et elle se fonde, par l'intermédiaire du grammatistès qui est le maître des lettres (l'instituteur), sur le fait que le processus d'adoption doit être pris en charge par la cité -par cette cité dont Socrate dit à Criton, dans sa prison, et avant de boire la ciguë, que s'il fuyait l'exécution de sa condamnation, comme le lui propose Criton, ses enfants deviendraient orphelins- ce qui signifie qu'ils ne le seront pas véritablement du fait de sa propre mort prochaine : l'école est ici devenue la matrice identificatoire de cette autre forme de parentalité (c'est-à-dire de philia) qu'est la cité en tant que telle.

    L'organisation politique est un système parental qui casse les déterminations claniques, les identifications au sens habituel (ce que La République de Platon porte à son comble, et même à une extrémité qui aboutit à une absurdité, dont j'étudie les motifs par ailleurs, motifs qui reposent sur le malentendu à propos de l'hypomnésis qui est l'origine même de toute métaphysique) et la constitution de cette parentalité est précisément la philia politique.

    Ici, il faut revenir au concept de programme socio-ethnique : en tant que complément indispensable à la formation des dèmes (qui fondent la démo-cratie) par lesquels Clisthène casse les tribus, et par là substitue aux programmes ethniques, qui constituent le contrôle traditionnel des comportements collectifs, des programmes politiques fondés sur une loi commune, lisible et critiquable par tous, l'école grecque est l'opérateur d'adoption de ces nouveaux programmes. Et elle est en cela le lieu de constitution d'un nouveau processus d'individuation psychique et collective de référence. Dès son origine grecque, l'école est donc le lieu d'adoption qui forme une philia par la constitution d'un idéal du moi, mais qui est aussi, comme dèmos, le peuple en tant qu'idéal de la population qui n'est plus le groupe ethnique (et qui accueille pour cette raison ceux qu'elle appelle les métèques). Cette école est le foyer même de la démocratie, et elle le redevient dans les démocraties industrielles comme instruction publique et obligatoire, et finalement éducation nationale.

    C'est ce rôle qui est de nos jours fondamentalement menacé par la télécratie qu'impose le populisme industriel et pulsionnel, et c'est ce contre quoi la misère politique renonce à lutter."

     

        Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006.

  • Les bons sentiments

     

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    Claude Lévêque, J'ai rêvé d'un autre monde, 2003

    La condamnation par la morale contemporaine (cette contemporanéité qui ne cesse de revendiquer des droits pourtant) de la misanthropie prouve de facto que les bons sentiments sont une posture, parce que c'est d'un possible et libre refus que naît la vraie liberté. Et c'est une facilité intellectuelle, autant dire rien, de mettre sur le compte de la seule acrimonie digestive la distance que l'on décide de prendre avec le monde. Rien à voir avec une économie du  cœur. Bien au contraire...