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De la mélancolie - Page 9

  • Les Stupéfiants

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    Les jours où tu te tais, quand pas un signe de toi n'apparaît, sur quelque canal ou liste... N'être nulle part... À moins que ce ne soit un rêve essentiel : (re)naître ailleurs, ailleurs que dans le réseau ou la toile, que dans l'écho à peine vif des mots et des images (ils et elles sont peut-être, comme la lumière des étoiles : reçus alors que l'astre est déjà mort), ailleurs que dans la parole desquamée,

    ces jours-là ne sont-ils pas les plus précieux...

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Si simple

    Tu t'en es allé. Pas même eu l'impression que c'était une décision brute, franche. T'en es allé, à la légère, comme une fissure dans le mur, ou une faille au sol. Ce n'est ni douloureux, ni désarmant. Tu aurais cru, un temps, qu'il y aurait des regrets. Pas du tout. Proust avait raison : quand on a envie de partir, on est déjà parti et ce que l'on craignait est mort depuis longtemps.

    Il n'y a donc pas de dilemme. Pas de gravité. Et tu peux même, avec la poussière qui reste, dessiner des formes, de vagues souvenirs.

    Tu sautes par-dessus le fossé. Tu files à travers champs et bientôt le point obscur que tu es devenu, minuscule, insignifiant, prend, sur l'autre bord, une consistance plus grande, une forme plus lourde et homogène, et quelqu'un que tu ne connais pas encore commence à voir ton visage. C'est simple. Très simple.

  • Sous X

    Il n'y a rien à dire, ou si peu. Parce qu'on pourrait en écrire sur ce désastre à n'en plus pouvoir. Ce ne sont pas les mots qui manquent, ni la place, ni le temps mais tout ce qui a déjà été écrit, ou dit, avec force circonlocutions, euphémismes et souci de dignité.

    Dans le fond, ils meurent une deuxième fois, presque dans l'insignifiance. Ce n'est pas ce que l'on croit, disent ici ou là des responsables qui veulent sauver peau et postes. Il faut se recueillir et être convaincu qu'ils n'auraient pas aimé qu'on récupère leur disparition, ajoutent-ils.

    Tout est propre et digne : l'effroi, le chagrin, le partage, les hommages, dans un ordonnancement qu'on a déjà connu, qui nous rappelle ceux morts pour rien, parce qu'on n'a pas entendu de quoi ils mourraient, pour quoi ils finissaient en poussières ou en cendres.

    C'est net et précis. Le passage à autre chose se fait insensiblement. La vie, dit-on, l'inexpugnable envie de vivre. Ou de se détourner. On a fait un mauvais rêve mais déjà le petit matin s'imprime sur la fenêtre.

    Rien à ajouter. Rien. Exactement le dernier mot qu'on répond à l'uniforme qui prend votre déposition au sujet de cette effraction durant votre absence...

  • En travaux

     

     

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    Certains sont restés ; beaucoup sont partis. C'est la loi du genre. Une sorte de peinture écaillée ou la rouille qui prend ses quartiers. Pas de tristesse à avoir. Il y a des passages fulgurants et des coulées de boue. La vie. Une cartographie de primes abords sans lendemain, la spéléologie des chagrins, et le soleil en pleine face. Pendant longtemps, tu as trouvé que cette histoire sentait la poussière. Un mélange de confessionnal et de médicament. Beaucoup d'alcool, souvent, et de longues marches. Mais ce n'était pas si simple, et pour être clair, pas si grave.

    Tu ne peux pas dire que tu sois d'un lieu mais tu connais pourtant la distance qui te sépare de ce lieu. De même, tu n'es à personne mais tu as, dans ton vestiaire de mémoire, l'habit complet du deuil et en ces jours-là tu n'as pas besoin de glace pour savoir, machinalement, faire ton nœud de cravate ; et tu vois, dans l'angle le plus haut de la fenêtre, la toile branlante de l'araignée.

     

    photo : Philippe Nauher

  • La Tentation de Saint-Malo

    Il n'y a pas que l'air pur et le ciel bleu. Il aime, lui, s'engouffrer dans les gorges de la brume. Rien de distinct au devant de lui, et lorsqu'il se retourne, le sillon de son existence s'est déjà refermé.

    Il aime l'ennui claquant sur le pavé humide, en traversant l'intra-muros, pour monter aux remparts, sans chercher à voir quelque chose. Non : plutôt l'inverse, de trouver son bonheur, ou qui sait ? la quiétude, devant ce pan de nuit blanche dans laquelle tout s'est retiré : la grève, les rochers, la piscine d'eau de mer, la digue, ou le Grand Bé. Il en devine la place, il en connaît l'orientation : c'est avec eux une amitié qui se passe de preuves formelles. Ils sont là et ce souvenir poignant lui sied.

    La mer s'immisce dans l'oreille, le sel et la fraîcheur agacent la paupière.

    Personne.

    La corne d'un bateau qui s'acharne.

    Demain, on annonce le retour du beau temps, hélas...

  • Le fonds du pays

    Durant l'été 94, à Espalion, devant une charcuterie dont on t'avait vanté la réputation, tu entendis deux hommes, la bonne cinquantaine, conclure leur palabre d'un "adieu" rocailleux et franc. Un adieu, là où toi-même tu aurais choisi un "au revoir" ou un "à bientôt".

    C'est l'usage de la région, appris-tu, un usage ancestral qui ne peut se comprendre si l'on ne récrit pas comme il se doit ce que l'on vient d'entendre : "à Dieu" et non "adieu", ainsi que Montaigne conclut son avis au lecteur qui inaugure ses si éblouissants Essais : "A Dieu donq. De Montaigne, ce premier de mars, mille cinq cens quattre vins." (1)

    L'archaïsme peut surprendre, mais ce n'est pas cette distance dans le temps qui a conservé en toi vivace ce si anodin souvenir. C'est la persistance propre d'une existence placée sous la figure de Dieu. Une telle puissance de la parole, ce marquage de la langue en dit long sur cet enracinement d'une histoire humaine, et proprement européenne, dans la lumière divine. La croyance, dans l'à Dieu, n'est pas seulement la nomenclature d'un ordre transcendant ; elle est la confiance en l'avenir et la douceur de s'en remettre à plus que soi. Se dire à Dieu, c'est alors espérer plus que de raison qu'on se retrouvera parce que la bienveillance et la miséricorde sont présentes.

    Si, pour la langue, on pense à un archaïsme, sur le plan de l'expérience humaine, il en va tout autrement. C'est la persistance, dans un espace rural, d'une longue tradition. Et, d'un coup, l'origine est prise pour une étrangeté, voire une faute, et la falsification pour la norme.

    Cette "remontée des âges", cette ferveur dont la langue porte la trace, la République maçonnique qui nous gouverne voudrait la réduire en cendres. Elle rêve que nous ne soyons de nulle part (belle singularité dans les termes), et que notre vie, déracinée et mondiale, puisse ne plus entendre cet "à Dieu" sinon dans son évidement lexical, comme le allô, symbole de la fonction phatique définie par Jakobson. Il est une gêne dans le révisionnisme historique en cours, qui veut nous imposer un passé s'arrêtant aux grandeurs de la Révolution (2).

    Cet "à Dieu" dont tu sais, dont tu sens, qu'il n'est pas une simple formule conclusive, une manière fortuite de se quitter, il n'a jamais quitté ta mémoire. Longtemps, tu ne lui prêtas qu'une dimension intellectuelle. C'était oublier l'essentiel. Un essentiel qui déjà t'émouvait en parcourant les travées de Vézelay, la simplicité de Santa Maria in Cosmedin, en contemplant les Scrovegni peints par Giotto, une madone du Corrège, en écoutant la moindre cantate de Bach...

    Il ne faut pas se leurrer, et même si la mélancolie est la plus constante de tes amitiés, l'heure des choix est venue, l'heure sans doute de se dire "à Dieu"...

     

    (1)On s'en doute : les éditions dites "modernisées" passent outre et font la faute... Mais le lecteur de ce blog sait ce que je pense de la "modernité" orthographique infligée à Montaigne (et à d'autres)...

    (2)Il suffit de revoir le clip de campagne de François Hollande, sur ce point très édifiant.

     

     

  • Rien à l'oraison

    On peut s'en tenir . C'est-à-dire ici : le point de chute de tout ce qu'il a fit pour en arriver. C'est ici que tout s'arrête, que tout se tient, brinquebalant, incertain, et pourquoi ne pas le dire, aléatoire.

    Ainsi est-ce...

    La déposition des armes (mais il n'est pas armé : une simple image pour résumer que tout est perdu, ou, dans une moindre mesure, qu'il ne cherche pas à gagner quoi ce soit).

    La fatigue, diront ceux qui prennent leur agitation pour un signe existentiel.

    S'en tenir là, mais n'est-ce pas déjà un effort immense que de tenir : droit, sérieux, méthodique, avec toute la concentration nécessaire pour trouver en soi, et sans en faire plus état, la force de ne pas renoncer complètement, complètement.

  • Lentement

     

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    Il fallait d'abord s'enfermer, s'en remettre à la seule lumière rouge qui donnait au cagibi réquisitionné des allures d'antre mystérieuse où les boîtes de rangement et les vêtements relégués faisaient fantômes.

    Il y avait à côté de l'appareil où tu imposais l'Ilford blanc comme neige les deux bacs, un rouge, pour le révélateur, un bleu, pour le fixateur. Le chronomètre aussi, pour la précision et que tout ne finisse pas en un noir absolu, une gageure invisible condamnée à la poubelle.

    Le temps était là, comme une autre mesure, dans un autre monde, et à peine l'empreinte prise, ou supposée telle, la main glissait la feuille dans le bac rouge. Et lentement, surgi d'un fond magique, à chaque fois merveilleux, les premiers traits faisaient une rigole, puis deux, puis trois, enfin une hydrographie de la vie, des existences ou des choses. Un nez, une bouche en esquisse, une boucle de cheveux, un muret, le phare d'une 2 CV. Singulière illumination dont tu attendais le point ultime, ce point si difficile à comprendre, avant que tout ne noircisse. Juste ce temps intuitif bientôt qui donnait à la main la vigueur pour verser cette apparition dans le fixateur. 

    Temps d'une photographie qui pariait sur le rêve. Temps de l'hypothétique. Temps argentique où la perte était grande, les erreurs légion, quand aujourd'hui, d'un clic instantané, on voit le résultat. Désormais l'effervescence infiniment reproductible du geste, quand, il fut un temps, c'était l'hésitation de rater, et par essence, oui : un manque que nous ne pourrions jamais effacer. il y avait dans l'expérience argentique une perte inéluctable qui rendait plus sensible la moindre réussite. L'image était venue à nous, dans le cagibi, autant que nous étions allés la chercher, au dehors.

    Tu étais seul, plus que tu ne le seras jamais devant ton ordinateur, d'une solitude amoureuse de l'histoire que tu essayais de faire naître, et même si, parfois, après quelques années, le cliché pâlissait, ou jaunissait, faute d'avoir été bien fixé, il te restait cette mise au jour, dans le secret de la lampe rouge, mise au jour lente, fragile qui valait, pour toi, tout autant que la photo elle-même.

    Autre monde, en passe de disparaître, celui des univers séparés, sacrés, où s'appesantir dans le silence d'un monde ressuscité, clos, l'un et l'autre, quand l'heure est au grand jour, à la transparence de l'écran, au miracle fêlé de la retouche...

     

    Photo ; Philippe Nauher

  • Les nuages

     

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    Insoluble mystère que de regarder les nuages filer et ne pas les envier d'aller, d'aller encore, dans ce plus loin qui se finit en pluie ou, parfois, en une impensable lueur d'ouate.

    Ainsi, de ne pas avoir l'envie, de plus en plus requise, du mouvement, ce que l'actuel désigne comme la mobilité. Devant cet impératif, un certain esprit aspire au terrible bonheur d'attendre, de terrer le temps. Rebelle, la joie de la demeure. Quel paradoxe ! au milieu de ces échevelés, de n'avoir ni havresac, ni boussole.

    Mystère de l'abreuvoir du simple : le bout de la rue, le quartier, la ville, le quelque-pas-loin dont il fait son sel.

    Il n'envie pas les nuages. Il les laisse venir à lui, comme une trame promise au sol qui le tient. Ils seront toujours au-dessous de sa propre rêverie...

     

    Photo : Philippe Nauher