usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Femmes en bleu

  • Femme en bleu (XII) : Piero della Francesca

    madonnadelparto1700.jpg

    Piero della Francesca, La Madonna del parto, Monterchi, ca 1460

    Que se passe-t-il ici qu'à la contempler on en reste muet et comme désemparé ? Il y a sans nul doute la charge symbolique du religieux et la singularité de l'événement  sur lesquels Hubert Damisch a si bien écrit (1)...

    Mais ce n'est pas seulement cette épaisseur du sens qui repousse sans cesse la question d'écrire sur elle, qu'elle soit la dernière femme en bleu. Plutôt : la rigueur, pour ne pas dire davantage, l'austérité, de Piero della Francesca... La barrière vient de plus loin. Ni sensuelle (cela pourra advenir chez d'autres peintres, plus tard) ni  doucement maternelle, elle semble habitée de sa fonction d'abord et la rondeur de son ventre est comme un accident de l'histoire, de son histoire, parce que la vérité est ailleurs.

    À la regarder, on se demande si elle fut jamais une mère, une mère telle que vous l'entendons. Et pour entendre, comprenons que la voix de qui parle est essentielle. Elle paraît d'un autre temps : le travail se déroule hors d'elle, déjà. Le rideau que tirent les anges, le pli de la robe qui s'écarte en une fente immanquable : tout est spectacle, ou démonstration, pour après. C'est l'annonce de la Vierge, en pendant de l'Annonciation qui lui a été faite, sans pathos, sans tremblement.

    La Madone de Piero n'est pas désincarnée ; elle est seulement dans le transitoire de sa maternité. L'œuvre s'accomplit et elle y tient sa place, au début, avant de revenir, à la fin, pour la mort. On la voudrait merveilleuse, picturale et irradiante. Piero la peint sévère et consciente.

    La beauté... La question esthétique est déplacée. Le devoir ne s'orne pas : il est une force.

    Cette peinture, une fresque : combat contre le temps, cherche cela : la force du corps qui abrite et dont le premier acte d'amour est de sauver/préserver l'encore absent. Tâche à la fois humble et redoutable, pour ce qui sera, en l'espèce, une divine apparition. 

    (1)Hubert Damisch, Un souvenir d'enfance par Piero della Francesca, 1997

  • Femme en bleu (XI) : Renoir

    peinture,renoir,la balançoire,impressionnisme,musée d'orsay

    Auguste Renoir, La Balançoire, musée d'Orsay, 1876

     

    Le bleu... les bleus, faudrait-il dire. Celui du costume, de la veste de l'homme, sombre comme une fin de nuit, un grand panneau de nuit où finissent de luire des étoiles. Puis le bleu du chemin, en frondaison, pour évoquer l'inégalité du sol. Un chemin qui pourrait sembler une nappe bleue, presqu'une eau tranquille où se reflètent des petits cailloux, et comme une végétation marine. Du bleu, au premier plan, et dans le lointain qui file. Des tons étudiés, impressionnistes, et donc reconnaissables. Rien qui vous ferait revenir à Orsay. Ils sont pourtant nécessaires, comme deux basses de contrepoint, pour ce qui demeure la jouissance électrique du tableau : les quasi papillons de flamme bleue, que l'on croirait posés, en respiration, et pourtant en mouvement, sur la robe blanche de la jeune femme qui se balance. La robe est une torche immaculée, vivante et suave, que les nœuds d'azur concentré avivent. On ne voit qu'eux. L'œil ne vit que pour eux. Sans leur vibrante et intempestive ardeur, que seraient le désir de la scène, le désir dans la scène, la contemplation imaginable de l'homme face à elle, et l'envie inavouable (?), pour lui, et pour nous aussi, que ces nœuds si bleus et si f(l)ous tombent un à un et étourdissent. On ne voit qu'eux, et c'est ainsi qu'on ne voit qu'elle. Une fois sorti du musée, dans le fatras d'un épuisement scopique, elle demeure en nous, dans toute la vigueur d'une pulsation bleue et blanche qui enchante.

    Y a-t-il dans toute la peinture impressionniste un tableau qui puisse égaler, en féerie, ce bavardage mi-mondain mi-populaire, pendant lequel la sensualité discrète du vêtement se mêle à la rêverie entomologiste ? Papillons bleus enrubannés, ou rubans papillonnants, après lesquels le spectateur fait la chasse, une chasse aussi belle et pacifique que celle racontée bien plus tard par un baladin sétois...

  • Femme en bleu (X) : Matisse

    matisse-henri-femme-a-l-amphore.jpg

    Matisse, Femme à l'amphore, 1953

     

    La Femme à l'amphore de Matisse, à bien des égards, est la réponse à la femme-cafetière de Cézanne, quoique le mot réponse soit un abus, l'établissement d'une fausse identité, parce que la seconde n'est pas la négation, ou la suppression, ou le détournement de la première.

    Il y a simplement que l'on regarde le temps passé et combien les procédures ont modifié le sujet, au double sens du terme : thème choisi et figurabilité. La femme-cafetière de Cézanne était comparaison à l'objet, et quasi disparition de la femme dans l'objet. Le référent n'était pas là où on croyait pouvoir le placer. Le peintre explorait une coexistence (fort peu pacifique d'ailleurs) entre l'être et l'objet. Il y avait un espace, une séparation (de là, peut-être, l'ironie) et l'œil se promenait de l'un à l'autre. L'histoire du sujet, la servante, avait fait son œuvre. Elles (l'histoire et la servante) avaient proprement épousé la fonction, l'allusion domestique de la destinée. Les traits étaient durs, les pans rigides, les couleurs métalliques (avec ce qu'il faut de rouille, car l'un ne va pas sans l'autre).

    La Femme à l'amphore de Matisse se découpe, c'est le mot qui convient, sur un fond inexistant. Tout se concentre sur elle. Elle atteint à une forme (par le fond...) intemporelle. Elle n'a pas d'expressivité immédiate, elle est pure reconnaissance. On pourrait dire qu'elle est lisse, aussi unie que l'indique le choix chromatique. Il n'en est rien. Réduite à sa composition de silhouette, elle est remplie de toutes les facultés imaginatives dont nous voudrons bien la remplir. Corps bleu et plein, comme un contenu liquide (étendue infinie par la seule profondeur en surface de la couleur... magique), elle est, dans sa propriété visible, le contenu de l'amphore. Sa liquidation comme objet séparé. Il n'y a ni contenu, ni contenant. La femme de Matisse accueille, à bras ouverts, l'objet, s'unit à lui et dans les formes c'est une sorte de réversibilité, comme un corps se reflétant dans l'eau.

    Tout est en courbes et les courbes effacent les coups de ciseaux. Tout est courbes alors même qu'il y a des tranchants droits. Mais nous sommes si absorbés de la beauté nue (et d'une nudité qu'on ne verra pas, qui n'aura aucune obscénité...) qu'on oublie la réalité des segments formels : la taille droite, les bras tranchés secs, le haut de l'amphore. Rien n'y fait. Matisse offre une dynamique qui fait de la souplesse la vérité première de l'œuvre et de la vie qu'elle évoque. La cafetière de Cézanne était posée et la femme-cafetière statique. C'était la pose (et, dans la vie fourmilière de la servante, une pause). Rien de tel ici. On imagine la marche, le déhanchement, quelque chose qui navigue dans le corps, qui descend de l'objet vers le corps, avec ces bras-anses qui redoublent l'amphore d'une jarre supplémentaire, faisant que le vide, le blanc creusé par le corps remonté vers l'objet dessine un autre monde, une vérité supplémentaire du contenu et du contenant.

    Cette anse des bras est décisive. L'œuvre avait censément deux parties. Elle n'a plus qu'une unité, une femme-amphore, laquelle se sublime en un autre motif, une forme qu'on ne voit pas immédiatement. Alors que la femme-cafetière de Cézanne nous arrêtait à la pesanteur de l'objet, irrémédiable, Matisse fait apparaître une autre présence, une autre présence qui n'assujettit pas la femme à un rôle (d') accessoire. Ce n'est pas non plus pour y trouver une essence de la femme, sa réalité (laquelle d'ailleurs ?) idéale, car cet être-à-l'amphore n'est pas une abstraction. On la connaît. Certes, on pense à l'imagerie grecque mais aussi à l'imagerie africaine. On imagine la marche, le long d'un chemin poussiéreux, le soleil ; on sent l'odeur du contenu, son instabilité liquide. L'artiste, avec trois fois rien, moins de marge de manœuvre et de recours (à la tentation réaliste, entre autres), délivre par quelques coups de ciseaux une histoire du monde, lointaine et modeste.

    Ce découpage a aussi un écho dans l'œuvre de Matisse. Ce sont des femmes, plus connues et plus érotiques, leurs jambes pliées, un genou remonté. Des femmes du repos et du mystère. Elles sont infiniment moins troublantes que celle-ci dont les seins se devinent, dont la taille fille, les hanches s'épanouissent mais quid des jambes. Rien sur ce point, sinon une pointe qui s'effile, une forme délicate et menue, un goût furtif du bonheur, une rafraîchissante douceur qui n'a pas besoin de traits ni de précision. Matisse a saisi un instant et nous n'avons plus qu'à faire le reste, loin d'un univers rigide, cerné, urbain, sérieux...

  • Femme en bleu (IX) : Goya

    goya sainte famille.jpg

    Goya, La Sainte Famille, 1774, Musée du Prado, Madrid

    Puisqu'il est mort vendredi et resuscité hier, on pense aussi que, malgré son destin, il fut enfant, et qu'il eut une mère.

    Peut-on l'imaginer nourrisson conscient de ce qui l'attend ? Est-ce pensable ? Alors que sa mère, elle, sait qu'il n'en est pas de lui comme des autres.

    Mais pour l'heure, il n'est qu'un infans, être sans la parole, sans le Verbe, fragile et émouvant, comme n'importe qui. Il est dans les bras de sa mère, sur son ventre. Le corps fait accueil et, elle, la mère, Goya l'a vêtue, comme il sied, de bleu.

    Un bleu si dense, pour un vêtement si ample qu'il semble le premier berceau messianique. Plus qu'un drapé riche ou modeste, Goya a concentré la scène attendrissante autour d'une couleur. Un bleu-cocon. Une couleur vivante, qui fait la rupture avec les ténèbres. Une couleur qui ouvre sur le soleil intérieur, un jaune auroral. Pour un instant de paix.

  • Femme en bleu (VIII) : Van Dyck

    l.jpg

    Van Dyck, Mary Ruthven, Lady Van Dyck, c.1639, Prado, Madrid 

    Toute intention a son mystère, et si le temps fait son office, et notre manière de regarder s'en trouve bouleversée, alors, il n'est pas sûr que nous puissions retrouver le motif autour de quoi se construit une œuvre.

    Van Dyck paraît aisément identifiable, cernable, comme s'il y avait une lisibilité propre à sa peinture. La rigueur des poses, la majesté recherchée des individus, leur étrange dignité concourent à inscrire ses tableaux dans une distance sévère. On connaît le début du poème que lui consacre Proust, pour une musique de Reynaldo Hahn :

    Douce fierté des coeurs, grâce noble des choses, 
    Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois ; 
    Beau langage élevé du maintien et des poses 
    Héréditaire orgueil des femmes et des rois !

    Il y a donc dans l'esthétique de Van Dyck un imparable souci de ne pas engager l'histoire de l'œuvre dans celle de celui qui est représenté, comme s'il fallait que sa peinture soit au delà de la réalité peinte, pour faire les êtres plus beaux qu'ils ne sont. C'est à cette condition que le Hollandais, qui finira par être si anglais, peut nous impressionner, quand on admet qu'il s'obstine à grandir ses modèles et que pour ce faire s'instaure une distance qui excède de beaucoup les mètres ou les centimètres séparant effectivement l'artiste du sujet.

    On n'est pas outre mesure troublé lorsqu'il s'agit de contempler une royauté ou une aristocratie quelconque. C'est une sorte de loi du genre. Il n'en est pas de même pour ce tableau.

    Van Dyck y peint sa femme. Elle est en habit de belle distinction sans que ce soit en même temps trop cérémonieux. Lady Ruthven ne s'apprête pas à sortir. Elle est, en quelque sorte, dans son espace privé. Elle a dans les cheveux une coiffure de feuille de chêne, allusion au nom hollandais de ce mari peintre. C'est un signe entre eux, pourrait-on dire : un aveu d'intimité. Il porte son regard sur elle, pour l'immortaliser par la peinture, et lui, qui est absent, de fait, qui n'existe plus alors que dans le nom qui signera ce traité d'éternité, vient s'inscrire dans l'œuvre, par le détail à la fois le plus symbolique (puisque ce signe existe comme chose -le feuillage-, désignation de la chose -le mot qu'on y associe-, et suggestion de l'artiste invisible -son nom propre masqué) et le plus futile, ce qui dépare un peu dans l'ensemble. Ainsi l'intime n'est pas si facile à dévoiler.

    Puisqu'il s'agit bien d'un tableau privé, mise en scène d'un amour de l'un à l'autre, on comprend mieux la légèreté des mains qui jouent avec le collier. Est-ce une manière de souligner leur finesse ? Le jeu de ces perles, autour du poignet, glissant entre les doigts, en partie invisibles est-il lui-même la suggestion d'une union plus complexe que ne peuvent l'admettre les règles de la bienséance ? Doit-on penser à la théâtralisation en quasi forme d'ombre du désir et d'un certain art de l'amour ? Ce regard de biais, avec la paupière qui semble sur le point de se fermer, est-il celui d'un aveu, d'une invitation, malgré la sévérité du reste du visage ? Invitation dont lui seul, Van Dyck, peut mesurer l'étendue...

    Tout cela est bien difficile à dire, parce que lorsqu'on se trouve devant ce tableau, au Prado, avant que d'en connaître le titre, le sujet, on penserait d'abord à quelque femme un peu acariâtre, pas très jolie, à l'air pimbêche... Ce n'est que dans un second temps, lorsque les mots se posent sur la peinture, que l'œil recompose autrement la scène, que l'on se projette dans le désir retenu de l'artiste. Où se tient le piège de cette dérangeante infirmité (relative certes) du regard, à plus de trois siècles de distance ? Les canons contemporains de la beauté rendent peut-être lady Ruthven moins attirante mais faut-il croire à cette explication, quand d'autres figures, plus anciennes -à commencer par celles du Caravage- éblouissent. Ne faut-il pas plutôt penser qu'en l'espèce notre esprit, malgré la rassurante idée qu'il sait ce qu'il regarde (c'est-à-dire qu'il est capable d'en donner le sens le plus imprécis qui soit : portrait d'une femme), manque à l'essentiel, qu'il se laisse prendre au piège de l'illusion du réel ? Serait-ce la preuve (ou l'expérience) que bien souvent nous venons moins nous confronter au mystère de l'art, avec toute l'humilité que requiert une œuvre, par principe nouvelle, que nous n'arrivons avec l'œil du dehors, celui d'un quotidien anesthésiant ? Et de ne plus réussir à deviner très vite ce qu'il y a de suggestif dans la dissimulation, d'intempestif dans le guindé, parce que nous sommes d'un monde racoleur, de flamboyant dans le glacé (et la couleur du vêtement, sombre vers le bas, s'éclaire à mesure qu'il remonte vers la poitrine et le visage, comme une incandescence)...

    De là, l'injustice faite l'épouse de Van Dyck, immortel amour en bleu, et plus encore à Van Dyck, dont nous n'avons pas compris sur le champ la passion modeste, habitués que nous sommes désormais aux preuves grandiloquentes et aux mots qui ne coûtent pas cher.

     

     

  • Femme en bleu (VII) Lichtenstein

    Roy Lichtenstein_women_in_bath.jpg

    Roy Lichtenstein, Woman in bath, 1963, Musée Thyssen, Madrid

     

    Foin de Bethsabée au bain, voluptueuse et flamande, ou d'une Marthe agenouillée au tub. Moins encore un cul à la Degas ou l'étrange rêverie que saisit Stevens. Lichtenstein, lui, fait dans le moderne : une femme propre, lisse, hygiénique, made in Procter & Gamble. Elle est légèrement halée, émerge des ondulations et de bulles qui semblent, les bulles, une parure bon marché. Ses dents ont la blancheur du carrelage qui lui sert de décor, et ses traits sont bleus comme les joints du dit carrelage. Elle sourit et l'on évoquerait bien un semblant de sensualité : son rouge à lèvres, son regard vaguement langoureux, sa chevelure enflammée. Mais il y a cette vacuité béate qui traverse tout ce visage, ce corps. Cette impression terrible vient sans doute de ce que l'image projette un temps de comédie privée, une illusion faite à soi-même dans l'intervalle d'un moment d'intimité. Être rayonnante jusque dans le lieu où nul regard ne viendrait alors la surprendre. Lichtenstein explore, par le vernis du spectacle clos, la terreur qu'il y aurait à voir se fracturer l'image sociale.

    On regarde l'éponge, on pense à son inconsistance, à elle, par métonymie. Son inconsistance publicitaire. Et, par ce même sentiment d'imprégnation, on sent que le trait bleu qui sert à unir l'ensemble du tableau, qui en donne en quelque sorte la tonalité, en dépit de toute logique de vraisemblance, est un choix idéal pour suggérer qu'à ce point l'eau (et la salle de bain) est un milieu corrosif, un accélérateur de décomposition et le soin du corps une puissante aliénation.



    Les commentaires sont fermés.

  • Femme en bleu (VI) : Renoir

     

    Image attachée

    Augustre Renoir, La Dame en bleu, 1874



    Pour la première exposition "impressionniste" qui ouvre le 15 avril 1874, boulevard des Capucines, Auguste Renoir présente, entre autres, cette femme en bleu.

    Ce qui frappe : le visage, presque enfantin, petit, fin, avec dans le regard comme une excuse de la pause, d'être là, dans un habit qui la dévore. Est-elle d'ailleurs un être qui existe ? Pas de décor, pas de scène, pas de perspective, ou tout le moins rien qui puisse donner l'idée d'une réalité en tension. En fait, un modèle, mais pas tout à fait. Une sorte d'évanescente, loin de la pesanteur (ceci écrit sans mauvaise part) qui sied à l'exubérance de Renoir, à sa peinture si volubile. L'harmonie délicate de l'environnement, entre le bleu atténué et le bistre/jaune vaporeux, laisse à l'atour sa pleine puissance.

    Le vêtement : la beauté du bleu est sidérante, avec ses reliquats de pâleur et ses foncés nocturnes. Le pinceau de Renoir n'a pas cherché la richesse du tissu, sa moire ou son velours. Même si on pressent une étoffe chaleureuse, ce n'est pas de cela qu'on s'émerveille. Plutôt de l'impression que la robe, de tous ses nœuds, de tous ses volants, se répand, forme un tourbillon par lequel le corps de la jeune femme s'oublie, ou s'étourdit. La modestie du maintien et le mystère juvénile dont elle se pare tranchent avec la tradition des tableaux solennels d'une aristocratie en représentation (car l'œuvre est d'une dimension conséquente, plus de deux mètres sur trois). À contempler cette œuvre, on se rappelle la raideur d'un Gainsborough et on comprend alors que Renoir a revisité un cliché de la peinture. Et en même temps qu'il se débarrasse du fond, d'une sorte d'antiquaille futile, il concentre notre regard sur une princesse dont la beauté fragile tient en partie à l'étonnement d'être ainsi contemplée, princesse populaire (même s'il faut donner à cet adjectif une valeur relative) dont quelques mèches flottent, dans le cou, comme une facétie...





  • Femme en bleu (V) : Degas

     

    degas,danseuses en bleu,pastel,salomé,danse

    Danseuses en bleu, 1890

    La danse occupe une place importante dans l'univers symbolique du XIXe siècle. Elle est indissociable des transformations sociologiques qui voient surgir, après le libertinage gracieux d'avant la Révolution, la raideur moraliste de l'esprit bourgeois. Nulle contradiction entre cet attrait du mouvement et la rigueur (au moins apparente) de l'ordre : ce ne sont que des éléments complémentaires (comme on le dit des couleurs, d'une certaine manière). La figure de Salomé en est sans doute l'emblème :  à la fois tentatrice, séductrice, par sa danse des sept voiles, et castratrice par le gain majeur de son spectacle, la tête si chère de Jean Baptiste. C'est l'heure des cabarets, du Moulin rouge, d'une vie débordante. 

    Degas peindra beaucoup de danseuses. Mais faut-il écrire ici qu'il peint, ou qu'il dessine. Il a en effet choisi le pastel. La légèreté du pastel plutôt que le pinceau gras de la tache impressionniste. Technique différente pour une évocation plus subtile peut-être. Le frottement léger du crayon sur le papier est comme le froufroutement des tutus et des robes en mouvement. L'artiste ne vient pas déposer une pâte, épaissir la toile (et donc grossir l'illusion) mais il glisse et ce ne sont que des traces délicates en souvenir. Ces œuvres, désormais contemplées à la lumière douce de salles aménagées dans des musées, pour ne pas en abîmer la sensibilité, portent en elles, par la subtile fragilité de la matière, la quintessence de l'art qu'elles évoquent. Elles ont l'exquisité d'un pas chassé ou d'un envol...

    Dans l'œuvre ci-dessus, ce qui étonne d'abord tient au choix de l'approche, de l'angle privilégié par l'artiste. Dessinées d'un surplomb tout imaginaire, les danseuses sont comme étrangement écrasées par l'œil qui plonge sur elles. Elles ne dansent pas, d'ailleurs. L'une semble faire un dernier (?) exercice avant d'entrer en scène, pendant que les autres ajustent leur vêtement, vérifient que tout est pour le mieux. Ce n'est pas l'heur(e) de l'apesanteur et du tournoiement. Elles sont encore au sol, oserait-on dire. Quoique... Le dessin se développe autour d'une opposition chromatique assez simple : une gamme de marrons et le bleu. La première couleur tient l'arrière-plan, comme un décor duquel il serait fort difficile de se détacher, une sorte de matérialité toute lourde et, en même temps, capable de se désagréger, puisque on note, çà et là, des touches de vert et de bleu. Le marron, c'est l'informe. Le bleu, lui, est lumineux, parfois très intense (le dos du vêtement de la figure centrale). Un concentré profond qui se propage et gagne l'espace. Il semble impossible de faire la distinction de chacun des tutus. Degas les fait s'entremêler et le dessin évoque tout à coup la mer, les ondulations d'une étendue magnifique. Ces jeunes filles se poursuivent, en quelque sorte, ne sont déjà plus qu'une dans leur attente en apparence désordonnée (puisqu'aucune ne se regarde, qu'elles sont absorbées à une tâche différente). Mais l'habit les relie : elles sont déjà ce qu'elles seront sur scène : un flot uni de corps dont la grâce particulière naît aussi de la ressemblance qu'elles ont les unes avec les autres (ce que révèle l'identité des chevelures...). La pâleur de leurs membres prend alors un relief singulier : un peu mats, ils émergent d'une manière saisissante de l'onde, comme des nymphes, ou des naïades, qu'elles ne sont pas encore, mais dont le spectateur se met à rêver. C'est alors que l'œil s'attarde non sur le bras tendu de celle qui, à gauche, est déjà dans la représentation mais sur les mains de deux lui faisant face, en train d'ajuster les bretelles de leur apparat, comme une dernière angoisse de la nudité possible. Telle est la source la plus vive de la sensualité dans ce dessin : l'impondérable pris dans le tourbillon de la danse... 


  • Femme en bleu (IV) : Vermeer

      Vermeer, Femme en bleu lisant une lettre, 1664,  Rijkmuseum Amsterdam

    Son âme et son cœur semblent aussi lointains que l'est à distance le regard du spectateur. Son profil ne permet pas de juger de sa beauté et le bleu de sa robe, comme un ciel envoilé de gaze, se découpe dans le jaune et le blanc lui-même un peu bleuté du fond. Les plis de la robe ont une raideur que normalement nous associerions à une morale un peu sèche, ou à la retenue d'un triomphe bourgeois, comme si l'habit disait, selon l'habitude, l'être. Mais, dans ce tableau, on sent une telle suspension du temps (ce temps de plus en plus assigné à l'ordonnance de l'avoir) que cette raideur semble plutôt suggérer la tension interne du corps qui en fait son armure.

    La peinture figurative fixe un moment. Certes, on peut, à partir d'indices, remonter le fil de l'histoire, envisager sa suite, mais en suivant un processus qui incline vers la linéarité du temps, comme si tout ce que nous vivions, nous ne le vivions qu'une seule fois, comme si notre existence était structurée par le motif de l'unicité. La peinture tend vers le point. Nous savons qu'il n'en est rien, dans nos vies. Mais nous raisonnons souvent devant un tableau en nous interdisant de penser la répétition ; et cette œuvre de Vermeer donne soudain l'occasion de s'engoufrer dans la brèche.

    Vermeer est un peintre secret ; il est aussi un peintre du secret. Ses personnages ne sont pourtant jamais surpris dans une situation incongrue, bien au contraire. La banalité est peut-être son maître-mot. Il n'y a pourtant pas plus intriguant que ce mystère du quotidien à travers lequel nous nous sentons saisis d'une absence indéchiffrable du sujet, de son retrait du monde. Vermeer impose une blancheur à son contemplateur. Les gestes ne sont jamais achevés. On reste dans l'expectative, parce que les personnages eux-mêmes semblent se soustraire à l'attention et au cours des choses.

    Par exemple, cette femme en bleu lisant une lettre. Il est bien difficile d'appréhender les sentiments du personnage. Chagrin, inquiétude, bonheur ? On pourrait travailler les traits, les postures : l'infime parole que secrètent une ombre, le jeu des distances. Je me suis souvent demandé vers quelle interprétation il fallait s'orienter : en clair, comprendre au mieux la boussole du visible. Et tant que cette question portait tout le sens de mon regard, ce tableau est demeuré une pièce de musée, vu, il y a longtemps, au Rijk, quelque chose de beau, très beau même, avec un point attendrissant dans la clôture de l'espace, sans la fenêtre à moitié ouverte (et donc à moitié fermée) que l'on trouve si fréquemment chez ce peintre. Cette fermeture, ce repli de l'être vers le coin semblaient en contradiction avec la centralité du sujet, son ampleur, jusque dans la robe qui s'étend, comme une mer (si bien qu'on se demande si elle ne serait pas enceinte). Elle lit. Il fait silence autour d'elle. L'extérieur est congédié et l'intérieur est impensable. Elle lit, et si l'on en reste à cette limite du fait unique, le visage peut en effet offrir tous les interprétations possibles et même le plus fort des désarrois n'atteint pas la profondeur de vie que la supposition suivante, évidemment absurde quand on prend un tableau pour un point défini dans le temps, à savoir que la représentation de Vermeer est effectivement une re-présentation.

    Mais si elle a déjà lu la lettre... Une fois, dix fois, vingt fois. Ailleurs, dans une autre pièce, dans une autre maison. Quelle importance... La clôture du lieu, cet encerclement des sièges qui la rend d'une certaine manière inatteignable pourraient être vus comme le dessein du sujet à vouloir jouir, seul, dans la répétition de ce qui touche (en bien comme en mal) et dont il est impossible de se détacher. Ce sont ses mains qui cristallisent le sens : leur tenue, leur fermeté. Elles tiennent la lettre comme son âme tient à l'encre qu'on y a déposé. Nous connaissons cela, tous : ces morceaux de papier, ces messages, ces billets, dont nous usons (ou avons usé) la matière physique tant la matière affective nous y ramène, partagés entre l'envie et la nécessité (1). Ce sont ses mains qui démentent l'unicité. Elles ont la puissance des poings. Ce tableau se développe comme un refuge, raconte une attente (que toute la maisonnée soit partie), le battement du cœur, le tremblement des lèvres, et les yeux qui ne lisent plus vraiment, puisqu'ils connaissent entièrement le fond de la missive. Ses mains concentrent toute sa volonté de revenir à la lettre.

    Cette femme en bleu est ainsi indissociable d'une sensibilité dont la force est telle qu'elle ne prend toute sa signification que dans l'itération. Y revenir, sans cesse, pour autant que le monde, la vie nous en laissent le choix. Ce tableau devient, dans cette perspective, l'un des plus émouvants que l'on puisse contempler, sans que cette émotion en détruise la parfaite harmonie. Sa grandeur est là : dans l'équilibre improbable entre une effervescence palpable et une pesanteur imposée par l'ordre social et moral. Cette œuvre parle de ce que nous ne pouvons pas dire, de ce que nous devons taire, parfois, souvent, toujours... Il y a, hors de toute identification qui nous abstrairait de nous-mêmes,  une part de nous-mêmes dans cette femme en bleu, qui ne dit rien, qui ne bouge pas, qui nous ignore...

     

    (1)Faut-il se résoudre à considérer qu'il en est de même des mails ?

     

     

  • Femme en bleu (III) : Yves Klein

     

     

    http://4.bp.blogspot.com/_avnVZgwbuUU/TLgYV_3eBSI/AAAAAAAAAiQ/APMF3XhY2Uw/s1600/klein_anthropometrie.jpg

     

    Les premières tentatives d'Yves Klein sur les empreintes corporelles datent de 1958 mais c'est en 1960 que se développent ce que son ami Pierre Restany définit comme les anthropométries de l'époque bleue. La performance inaugurale de ce qui est du Body Art avant la lettre se déroule dans un cadre très singulier. Le 9 mars de cette année-là, à la Galerie Internationale d'Art Contemporain du Comte d'Arquiau, l'artiste (le peintre ?) élabore une scénographie assez ridicule pour un public trié sur le volet. Il a d'abord convié un orchestre de chambre qui, à son ordre, entame sa symphonie monoton soit vingt minutes d'un son unique et ininterrompu, suivies de vingt minutes de silence. Ce magnifique morceau entamé, Klein, habillé d'un smoking impeccable, ordonne à trois modèles nus d'apparaître, lesquels sont enduits du fameux et si lucratif (il est en droit une propriété de l'artiste) bleu des monochromes qui feront sa célébrité. Puis les modèles, toujours selon ses désirs, vont appuyer leurs formes contre des toiles disposées verticalement, avant de se retirer. Le tableau est fait.

    Les justifications d'une telle démarche sont multiples et l'artiste peut invoquer sa vision pour le moins ésotérique du monde, des réflexions plus radicales sur la question de la trace, sur celle du rituel, sur celle aussi de l'art comme fracas à même de choquer le bourgeois. Lorsque la peinture a abandonné les seules ressources de la technique pour le concept et doublé son immédiateté d'une logorrhée philosophique sur les intentions de l'artiste, elle a beaucoup perdu de sa crédibilité et, très vite, s'est congelée autour de gimmicks, de maniérismes qu'on assimilera à une sorte d'escroquerie intellectuelle (1).

    1960. Klein scénarise ses anthropométries pour public chic, celui qui aime se donner l'illusion de la contre-culture propre. Il choisit des nus et ce sont des corps de femmes. Cette option manque un peu d'audace. Elle est dans la continuité civilisationnelle qui a vu, progressivement, le nu masculin s'effacer au seul bénéfice du nu féminin (2). Des femmes à poil... Rien de très original. Des seins, des cuisses, des pubis, des bassins un peu large, une certaine corporalité pulpeuse capable de provoquer une excitation. Surtout pour les témoins directs de la performance qui les avaient devant eux, en chair et en os (3). Peut-être aurait-il été plus troublant, plus inquiétant que ce fût des corps masculins : des verges et des testicules. Dommage...

    Ce peintre-chef d'orchestre, qui ne se bat pas avec la couleur mais envoie d'une certaine manière les autres au front, agace. On a envie de balayer d'un revers de main ces anthropométries, de les prendre définitivement pour des foutaises mais rien n'est simple car à les regarder, et en oubliant (comme on peut) le cirque qui précéda/engendra leur apparition, naît un trouble qu'il faut approfondir. La toile était à la verticale et les corps sont venus les imprégner, témoigner de leur passage, avant de s'éclipser. Réalités sans visage, sans épaules (ou presque), sans bras, sans mains, sans pieds, ces êtres sont réduits à une continuité massive qui ne pouvait pas s'effacer, comme si des femmes nous ne savions nous passer d'une matrice (seins, ventre, sexe, cuisses) qui n'est pas tant celle de la mère que de cet autre que nous aimons fouiller, caresser, lécher, baiser, en femme qu'elle est. Il y a dans ce tableau de Klein une crudité/cruauté du désir née de la concentration soudaine de la pupille sur un corps débarrassé de ce qui atténue la pulsion au profit du sentiment : le visage par exemple (4).

    L'obscénité latente (ceci écrit sans aucun jugement moral) de la toile surgit dans ce que nous impose cette densité brûlante tournant au fétichisme, à un bonheur de répétition (et les cinq corps alignés n'y sont pas pour rien) à même de combler notre penchant voyeur. L'élan quasi libidinal de ces anthropométries se nourrit du paradoxe de leur anonymat qui les désigne comme des êtres fétichisés, des métonymies adorables. Car ces zones de contact dont témoigne le support sont justement celles qui échappent à l'ordre strict des conventions sociales : elles sont les indices vérifiables de l'intimité quand à la désirée nous nous collons, toile de l'une à l'autre, de l'un et de l'autre. Cette vérité de la chair est le point nodal de chacune des empreintes, à la fois discontinue et composante. Le spectateur peut combler le creux mais il n'en a sans doute pas besoin. L'impulsion dernière du modèle venu faire corps avec le support est la parole silencieuse grâce à quoi il (le modèle) lui (le spectateur) dit : ceci n'est pas mon corps-ceci en est le plein ; ceci n'est pas mon identité-ceci en est la première frontière.  Sur ce point, circule en ce tableau de Kelin une vitalité irradiante qu'on n'imaginait pas au premier abord.

    Tout pourrait en rester là : une aventure autour du désir/dans le désir, où les sèmes de nudités entêtantes (parce qu'étêtées) font écho à notre sexualité. Il traîne néanmoins dans cette histoire une zone d'ombre, zone d'autant plus rebelle à la vision qu'elle a l'apparence de la clarté. Le fond. Ce fond blanchâtre sur lequel se sont greffés les corps mais aussi des souvenirs lointains de ces corps, des pigments erratiques, un ensemble indiscipliné de signes introduisant dans le cadre une profondeur floue, comme la vision d'un objet derrière l'écran mouvant d'une flaque laiteuse. Et c'est là que l'on peut retourner la lecture du tableau, non plus en traces/impressions d'un sujet-corps venu à la rencontre de la surface solide de l'objet-tableau, mai en apparition délétère d'un être mutilé remontant à la surface, à cette autre surface que pourrait constituer le rêve ou le cauchemar, avec ses passions sans identité peuplant des trames à jamais perdues. De fait, il circule au dessous de ces épiphanies inachevées une morbidité oppressante semblable à celle éprouvée par le promeneur arrêté sur un pont et voyant remonter un cadavre (que serait alors la toile non plus accrochée au mur mais posée au sol ?). Avatar du lien entre le désir et la mort, l'amour et la (dé)composition de l'autre, le jeu anthropométrique de Klein superpose les paradoxes de l'apparition et de la disparition. Piégé par ce qui reste malgré tout un procédé, il se prive d'en explorer la matière (et répétons que la peinture est aussi une question de matière) à la manière d'un Bacon par exemple (5) . Mais ce sont pourtant ces tableaux qui nous émeuvent, nous parcourent l'échine, quand tout le reste, à commencer par ses monochromes, est mort depuis longtemps...

     


     

    (1)Le terme d'escroquerie méritant d'ailleurs bien sa place alors tant l'art se commettait jusqu'à ne plus être qu'un investissement, un marché, une perspective de plus-value. Yves Klein, dont la roublardise est spectaculaire, avait déjà préparé son coup quand, en 1958, à la Galleria Apollinaire de Milan, il avait exposé onze monochromes identiques, vendus à des prix différents. C'était une façon de fustiger l'arbitraire des estimations picturales tout en empochant le total de la vente. Ou comment rentabiliser la subversion (ou ce que l'on vend comme telle).

    (2)Lire sur ce point le très éclairant livre de Kenneth Clark Le Nu.

    (3)Des fesses et des seins chez Klein sont somme toute plus nobles que les mêmes attributs au Moulin Rouge...

    (4)On fera bien sûr un parallèle avec le modèle tronqué de L'Origine du monde de Courbet.

    (5)Et ce désagréable sentiment de procédé-procédure n'est pas que le seul fait de Klein, il faut être honnête. Il est aussi lié à l'association inéluctable de ces tableaux à une autre mise en scène, celle d'Alain Robbe-Grillet, lorsque, entre autres fantaisies sexuelles, il reproduit le schéma kleinien avec le corps d'Anicée Alvina. C'est dans Glissements progressifs du désir, tourné en 1974. Film d'un érotisme assez lénifiant qui ne vaut pas grand chose (ni le film, ni l'érotisme de son réalisateur...)Il faut toujours se méfier de ce qui est si facilement récupérable...