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off-shore - Page 19

  • La vue

    1-La lueur intermittente d'un phare

    2-Les photos noir et blanc dans les wagons des michelines

    3-La croix du grand Bé

    4-Le désordre dans la bibliothèque

    5-La statue de Giordano Bruno

    6-Une vieille page d'écriture, encre passée

    7-La Madone des Pèlerins

    8-L'entrebaillement d'une lourde porte sur un patio frais

    9-La buée au carreau (et l'envie d'y laisser une trace)

    10-Un visage perdu pour toujours dans la rame en sens inverse.

  • De corps et d'esprit

    Ainsi donc en a décidé le législateur, évitant d'en faire la moindre publicité, comme il est habituel pour ce qui change les fondements moraux et les implications politiques des individus. Il s'agit, diront certains, de trois fois rien, et pourtant... Depuis le 1er janvier, sauf expression dûment constatée, c'est-à-dire écrite, tout décédé appartient à la science et le prélèvement d'organes est de facto. La famille, à laquelle, jusqu'alors, on demandait son consentement, quand le mort n'avait rien dit à ce sujet (Ceci concernait particulièrement les jeunes gens, et l'on comprend fort bien qu'à vingt-cinq ans, on ne se pense pas en cadavre, moins encore en vivier thérapeutique), désormais, la famille n'a plus que le droit de se taire. 

    Ce billet est au moins le moyen de préciser que, pour ma part, il est hors de question qu'on puisse me prélever quoi que ce soit. Eût-il été le fruit d'une démarche personnelle, concédé comme acte singulier, je m'y fusse intéressé. À partir du moment où il devient le résultat d'une décision étatique unilatérale, c'est niet. Mon corps n'appartient pas à l'État, moins encore à toutes les officines médicales qui font aujourd'hui leur beurre en manipulant du vivant à partir des morts (sans parler du vivant à partir du vivant). 

    On me dira que c'est manquer singulièrement d'humanisme. Certes, mais je m'en moque : je ne suis pas humaniste pour deux sous. Encore faudrait-il s'entendre sur le terme d'ailleurs, parce que la doxa ultra-libérale dont l'objectif est de rendre tout monnayable use assez aisément, avec l'aide des idiots gauchistes de service, de la corde humaniste pour justifier ses intérêts. Elle vante un progrès salvateur, une nouvelle ère scientifique dont la téléologie tourne autour du rêve d'éternité. En clair, il s'agirait de se voir à l'égal de Dieu. Je vois moins loin : je sais que je suis mortel, que je vais mourir. Je sais aussi que j'ai une âme et que celle-ci ne peut se départir d'un certain dégoût quant à ce souci affiché par les autorités concernant mon bien-être physique. Ce n'est que la poursuite illusoire d'un toujours plus dévastateur.

    Pourquoi mon âme ne céderait-elle mon corps mort au bonheur d'un quidam ? La beauté du geste, ma participation à l'Humanité, etc, etc, etc. Répondons alors que cette marche forcée pour une intégration totale, pour ne pas dire totalitaire, de l'être dans le corps économique d'une société avide de tout recycler me ramène aux analyses successives de MIchel Foucault, de Giorgio Agamben ou de Céline Lafontaine sur cette terreur ultime du pouvoir : la bio-politique. La soumission de mon cadavre aux impératifs du trafic thérapeutique est une des pires choses qui puisse arriver. Reléguer la famille au rang de spectateurs impuissants après la découpe montre fort bien que nos démocraties libérales et scientistes n'ont pas tout oublié des délires nazis (1). Il n'y a rien de plus odieux que de voir l'État vous poursuivre jusqu'au tombeau, parce que vous lui devez tout et que vous n'êtes rien. Cela est à mille lieues de ce que suppose la sacralisation de la mort par le biais du religieux. Là où celui-ci relie, rassemble, celui-là, dans sa forme néo-libérale, joue sur la désintégration morale, affective, sociale et culturelle de l'individu. 

    Dans cette décision, dont on ne fait pas, bien sûr, la publicité, il y a, dissimulé, tous les effets de cette dérive humaniste dont on voudrait nous faire croire qu'elle ne se fonde que sur la propension du pouvoir à vouloir le bien des hommes. De cette humanisme-là, je me suis depuis longtemps méfié. L'homme de Vitruve, de VInci, est l'illustration parfaite (si l'on peut dire) de cette ambiguïté. Derrière la fascination pour la perfection esthétique, il y a, on le sait, une aspiration à un absolu contenu dans un genre humain affranchi de toutes les tutelles. L'intérêt pour l'anatomie du peintre ne répondait pas qu'à des problématiques de représentation. Il s'agit aussi de creuser le mystère du fonctionnement organique auquel pourrait se réduire la magie de cette si étrange machine qu'est l'homme.

    S'occuper des corps exclusivement, ne voir en eux que des ressorts techniques, des éléments utilisables ou transférables, oublier le respect de leur intégrité (ou bien tenir cette intégrité comme une coquetterie égoïste), découpler l'histoire d'une vie avec la dépouille qui en résulte, c'est tomber dans un matérialiste pratique réduisant l'individu, jusque dans le silence de sa disparition, à n'être qu'une ressource, une variable d'ajustement, une opportunité, un système d'exploitation. 

    On s'inquiète régulièrement d'une société de contrôle, d'une numérisation des destinées. C'est une mode que de revendiquer que nous ne sommes pas des numéros. Mais cette angoisse n'est qu'une partie du problème : l'extension infinie des pouvoirs étatiques ou para-étatiques a comme seul but de nous intégrer à un processus marchand où tout peut être transactif (si j'ose ce néologisme).

    On ne s'étonnera pas que ce soit sous un gouvernement de gauche que ces horreurs adviennent. Ces gens sont les plus zélés quand il faut œuvrer, sous couvert d'intérêt général, pour de discrètes officines dont le seul credo tient non en en l'amour du prochain mais à la rationalisation des sources de profit.

     

    (1) Rien de moins et pour ceux que ce genre de propos choquerait, je les renvoie, comme exemple parmi d'autres, au magnifique modèle social-démocrate suédois et à sa pratique sur un demi-siècle de la stérilisation forcée...

  • La Chambre d'Ostende

    Toujours, avec une régularité qu’il n’avait jamais essayé de formaliser, parce qu’en y associant une évaluation chiffrée, il aurait eu l’impression de perdre une  part du mystère, ou, plus encore, de pouvoir l’estimer, le prévoir, l’anticiper, toutes ces activités comptables pour lesquelles il avait le plus grand mépris, toujours, dans les chambres d’hôtel que le hasard, le goût et la nécessité lui avaient fait fréquenter, il avait trouvé des souvenirs du voyageur (ou voyageuse) précédent, ce qui aurait pu le rendre médisant sur le soin des personnels hôteliers, jusqu’à en faire un de ces billets d’humeur pour quoi, entre autres, il était connu et apprécié.

    Mais bien loin d’y trouver à redire, il avait considéré que ce serait là matière à une nouvelle, nouvelle qui n’avait pas (encore) vu le jour, et qui, sans doute, resterait lettre morte. La première fois que la vie lui avait laissé un souvenir anonyme, il n’y avait pas prêté attention. Il ne s’en était souvenu qu’à l’occasion de la deuxième mésaventure, et sans aucun doute, parce que celle-ci avait pris une tournure singulière. La première histoire était un classique, sans grande valeur symbolique. Un homme, mais plus vraisemblablement une femme, si l’on devait miser sur les préférences féminines pour les mélanges exotiques, avait laissé son gel douche. Coco-vanille. Il avait vingt ans ; c’était à Cambo-les-Bains, le jour où il avait visité l’Arnaga. Il ne pouvait même pas s’en servir. Il avait l’épiderme fragile et ne se lavait qu’au savon de Marseille, sous peine de fleurir de tous les eczémas de la terre. Il jeta la bouteille dans la poubelle et n’y pensa plus.

    Durant ses près de cinquante années d’errance hôtelière, on lui laissa trois montres (dans des tiroirs), des peignes, des brosses, des journaux, quinze livres (avec Le Bel Eté de Pavese en seul doublon, à Gênes, en version originale, à Roscoff, en version française), deux soutiens-gorge (un Aubade et un Tati, pour faire bonne mesure), des lunettes de soleil, des préservatifs, une bible (à tous les coups, un Mormon qui voulait essaimer), des bagues, le plus souvent fantaisie, une chaussette (derrière un radian, à Bergen, en plein hiver : il attendait mieux de la si renommée propreté nordique). Mais dans cette énumération, incomplète et éclectique, rien ne pouvait égaler sa deuxième expérience.

    Une bonne année avait passé depuis l'histoire de Cambo. Il s’était décidé à faire le tour de la Flandre pour un projet de documentaire de fin d’études avec son ami Ferreira. Il partit donc à Amsterdam, où les canaux, l’ambiance ambiguë et soupçonneuse, sous des airs de liberté, le Rijk le déçurent. Il sauva la seule maison de Rembrandt et les gravures sublimement crues, de la femme qui pisse, par exemple, dont il ramena une reproduction pour toujours accrochée dans son bureau. Il fit une escapade à Haarlem, pour voir l’orgue sur lequel avaient joué Mozart, Haendel et Mendelssohn. C’était aussi pour lui une façon de souvenir à jamais d’un poème d’Aloysius Bertrand, que venait de lui faire découvrir Karine. Il l’aima : elle non, ou du moins pas comme il l’espérait, et il lui resta un goût toujours mélancolique du baroque, qu’elle jouait dans un ensemble de bon niveau, rêvant, elle comme les autres, d’égaler un jour la Petite Bande de Sigiswald Kuijken (mais cela ne fut qu’un rêve…). Ensuite, il fila à Anvers, qu’il apprécia pour son désordre, ses pavés pluvieux et une certaine forme d’ennui un peu facile. Bruges, c’était Memling et Rodenbach : du prévisible. Il était atteint d’un agacement épais et sournois. Alors, plutôt que d’aller à Bruxelles où l’attendait une vieille cousine, il prétexta le décès d’un condisciple pour annuler l’invitation et préféra écouter le bavardage d’une Autrichienne rencontrée dans une gare routière, qui lui vanta la laideur cinématographique d’Ostende.

    Il ne connaissait pas cette ville. Pas même la chanson de Ferré (ce fut pour le retour). Il y arriva en début d’après-midi, sous un ciel nuageux classique, mais avec des pans de bleu passé délicats. Il déambula jusqu’au port. La ville était éteinte. On était dimanche. Il lui resta éternellement la gravité saumâtre d’une journée molle et maritime. Nulle part il ne retrouva cette même ambiance : ni à Southampton, ni à Gijon, pourtant visité en plein février, ni à Cork, ni même à Brest.

    Il vit des navires de belle taille. Il s’imagina marin. Marine marchande. Hambourg, Conakry, Valparaiso, Gênes, Buenos Aires, Hong-Kong, Cadix. Il avait l’esprit fertile. Pour l’heure, à Ostende, le soir tombait brusquement, la brume s’installait. Avril était tout à coup froid, hostile. Il fallait trouver un abri, ce qui ne fut pas difficile. Le premier hôtel lui sembla crasseux ; il rebroussa chemin. Le second fut le bon.  's-Hertogenbosch Hostel, tenu par une jeune qui parlait un anglais rudimentaire, avec un accent à couper au couteau. Le prix était modique et la basse saison lui laissait l’embarras du choix. Il voulut la 15, son chiffre préféré. La chambre donnait sur une petite place où clignotait le néon bleu et vert d’un café. Tout était calme. L’endroit pouvait, paradoxalement, faire rêver, à l’inverse des Hilton et des Marriott qu’il eut plus tard l’opportunité de fréquenter, ou même des trois étoiles qui, voulant faire genre, n’en ont justement aucun. On aurait hésité entre le bric-à-brac d’un grenier, l’héritage capharnaüm d’une vieille grand-mère, ou le signe plus probable d’un impossible renouvellement parce que les affaires étaient bancales. L’armoire et la table de chevet étaient en formica, le lit une structure en fer grinçant, mais la literie était correcte. Quant aux rideaux, ils n’échappaient pas à l’imparable dentelle dont Bruges, déjà si loin dans son esprit, s’enorgueillissait. L’éclairage à moitié flou et trop faible salissait plus encore qu’il ne l’était papier peint jaune, avec des médaillons crème en motifs.

    Il ressortit, trouva un fish and chips au coin d’une rue proche, l’engloutit en l’accompagnant d’une bière bas de gamme et rentra. Il était épuisé. Il s’effondra sur son lit, il n’était pas dix heures. Il dormit jusqu’au milieu de la nuit quand, transi de froid, il se fourra sous les draps, mais rien n’y fit. La couverture était trop fine. Il sentait qu’il avait de la fièvre. Il ouvrit l’armoire et trouva deux autres couvertures, plus épaisses, qui feraient l’affaire. Il évita celle qui était au-dessus parce qu’il remarqua une tache marron clair peu ragoûtante. Il tira la seconde, la déplia et un papier tomba. Il vit aussitôt que c’était un document officiel. Il le ramassa. Une carte d’identité. Un homme châtain très clair, 1m80, vingt-sept ans, né à Roletto. Un Italien, répondant au nom étrange d’Ady Mannhauser, ce qui ne faisait pas très italien dans son esprit, à moins que ce ne soit un transalpin aux origines germaniques.

    Il resta une partie de la nuit à tripoter la pièce d’identité, la considérant dans tous les sens pour discerner s’il s’agissait d’un faux, ou d’une carte authentique, exercice un peu grotesque puisqu’il n’était pas vraiment expert en la matière. Il opta jusqu’à l’aube pour la falsification et une dissimulation dans les couvertures pour une raison qui ne sautait pas aux yeux. Il n’était pas nécessaire de chercher plus avant, et surtout, il ne fallait pas se mêler d’une affaire qui pouvait être douteuse. Il nota dans un carnet tous les renseignements du document hypothétiquement officiel, replia la couverture et y glissa l’énigme comme si rien ne s’était pas passé.

    Il n’essaya même pas de cuisiner la si fameuse blonde de l’accueil pour savoir si un éventuel Mannhauser avait séjourné dans les lieux. Il resta deux jours à Ostende, constata qu’on n’avait pas touché aux couvertures et juste avant de quitter la chambre il vérifia que le document administratif était encore à sa place.

    Il ne mena pas donc son enquête à proprement parler, parce que cela lui aurait pris trop de temps et qu’il ne savait pas vraiment comment s’y prendre. Il envisagea plutôt une manière détournée et lorsqu’il eut atteint un succès littéraire assez conséquent, on vit apparaître comme personnage récurrent de ses nouvelles un Ady Mannhauser jamais décrit, dont les occupations macabres en firent une figure dont ses plus fervents admirateurs aimaient lui parler dans le courrier qu’ils lui envoyaient. On le retrouve dans un roman (en second rôle), La Côte, et dans trois nouvelles : Les Orchidées, L’heure du coucher et L’historique des civilités (réunies dans le recueil intitulé Le Chemin de halage). Il espéra pendant longtemps qu’un matin une voix mystérieuse le contacterait pour lui en dire plus sur l’homme d’Ostende, que peut-être même celui-ci apparaîtrait, puisqu’il avait bien une réalité attestée par le papier d’identité, ou, pire : qu’on lui enverrait un courrier menaçant en lui demandant de ne plus jamais écrire sur le sieur Ady.

    Mais rien ne vint. Pas un signe, pas une ligne, pas un danger. Et c’était fort curieux, lorsqu’on l’invita pour parler de ses livres, d’évoquer ce personnage, parmi les autres, d’entendre des critiques, des journalistes en parler avec tout le détachement qui sied à celui pour lequel l’histoire n’est qu’une fiction et un nom un subterfuge pour accrocher le lecteur. Il pouvait s’épancher sur n’importe lequel (et parmi les plus fameux il avait pioché dans ses connaissances. Certaines greluches étaient de ses proches, certains vaniteux ou d’autres, médiocres et irascibles, aussi), mais concernant Ady Mannhauser il éprouvait plus qu’une gêne, une angoisse, comme s’il avait déterré un mort et qu’on lui demandait des nouvelles du cadavre.

    Il voyagea beaucoup et un jour, la soixantaine largement passée, alors qu’il venait de quitter Sestrière et la belle maison de son ami Bastien, filant tranquillement pour revoir Turin, il aperçut sur sa droite le panneau indiquant la localité de Roletto. Il se gara devant un bistrot de bord de route, y découvrit une Tre Fontane à l’eucalyptus rafraîchissante et pendant deux heures hésita sur la marche à suivre. En fait, il choisit une voie moyenne, c’est-à-dire infiniment médiocre et vaine. Il traversa Roletto, dans un sens puis dans l’autre, sans s’arrêter, comme s’il y avait eu quelque chose à voir : un monument, un vestige, une curiosité, sans nécessiter de s’y arrêter. Il faisait chaud, la nature était épanouie. Il avait parfois écrit des choses terribles. On se demandait où il allait chercher de telles images mais là, à son tour, il se trouvait écrasé par le nom de la bourgade, par la banalité de ce qu’il pouvait voir et du mystère incertain qu’il pourrait y trouver.

    Et comme une fuite en appelle souvent une autre, il retourna à Ostende, rechercha l’hôtel mais il n’existait plus, bien sûr. Il n’allait pas plus loin dans son enquête, quoique ce mot soit très excessif.

    Le visage d’Ady Mannhauser, si toutefois cette identité correspondait à cet individu, restait très net dans sa mémoire et en buvant sa Kwak à la terrasse de l’autre côté de la rue où jadis il l’avait rencontré, il sentit un grand vide. Pas de la tristesse, ni de la nostalgie, mais le sentiment grave d’être passé à côté de ce qu’il aurait dû faire, de n’avoir été qu’un ridicule exploitant du hasard, de s’être abandonné à ce penchant disgracieux du confort, de l’aventure simulée, et de l’écriture facile. Dans le fond, Ady Mannhauser était l’homme dans lequel son miroir était terni. Beaucoup de ceux qui l’avaient approché, presque tous en fait, ne pouvaient prétendre l’avoir percé ainsi. Il sortit de son sac un cahier où il écrivit, à la date du jour, tout l’après-midi, sans ratures ou presque, un semblant de roman, ou de nouvelle, intitulé Ante Meridiem, œuvre inachevée qu’il ne retoucha pas, en attestent les commentaires éclairants de Pierre Leroy, qui en assura la publication dans la revue Ulysse, un an après son décès, nouvelle qui raconte comment un écrivain connu n’est que la figure publique d’un mystérieux auteur qu’il ne connaît que sous un nom fictif, Ady Mannhauser. Le texte s’arrête alors qu’ils doivent enfin se rencontrer, à la gare d’Ostende. « Il regarda sa montre, nettoya ses lunettes fumées et il ».

     

  • Le Bonheur de l'anamnèse

    Il faut persévérer dans ce qui n'a pas d'importance ou, pour plus d'exactitude, dans ce à quoi la légitimité ambiante n'accorde pas d'importance. C'est à ce prix que nous pouvons défigurer le monde, lui retirer ce masque sournois, mille fois vendu sur tous les canaux possibles, ce masque présent, trop présent.

    Le détail est une nourriture, une façon particulière et douce de reprendre les états éclatés du monde, tous ces descellés par quoi la puissance légitime cherche froidement à nous en priver justement, du monde, alors qu'il faut s'acharner à vouloir le recomposer.

    Je récupère les tessons de l'amphore et ce n'est pas son incomplétude qui me désolera. Il n'y a pas à rougir des failles et des manques. Il est plus regrettable d'être des rares que ces univers de terre cuite préoccupent.

  • Kate Bush et John Williams

    Comme pour Lloyd Cole, un morceau de pop qui vaut par la précision de la guitare qui trace son chemin. Il faut dire que Kate Bush a sollicité le guitariste classique John Williams (qu'il faut entendre dans un répertoire plus traditionnel, et notamment avec Julian Bream) (1). Quand on y ajoute en plus la basse appuyée de Del Palmer. The Morning Fog est tiré du seul album audible de la dite Kate Bush, sorti il y a trente ans, Hounds of love.


     

     

    (1)À ne pas confondre avec le compositeur du même nom, qui débite de la merde hollywoodienne pour films grand public...

  • Cartier-Bresson, la pulsion

     

    Ce nouveau billet poursuit l'exploration personnelle des œuvres photographiques devant lesquelles mon regard reste coi (1).

     

    CARTIER-BRESSON simiane.jpg

    C'est par le plus grand des hasards que l'on connaît les circonstances de la "prise". Yves Bonnefoy, le poète, attend Cartier-Bresson à un arrêt de bus et tout d'un coup ce dernier sort son Leica devant son ami sidéré. Il a vu quelque chose. Il arme son appareil et Simiane entre dans l'histoire de la photographie. 

    On sait à quel point Cartier-Bresson était attaché à l'idée de l'instant décisif. La photographie avait comme dessein de saisir, et de fixer, un moment tiré de la longue chaîne du temps et de celle des actions afin d'en garder la teneur essentielle, qu'elle soit anecdotique ou exemplaire, même si, d'une certaine manière, l'anecdotique décisif avait vocation à tomber dans l'exemplaire. Entendons par l'exemplarité, non pas un motif générique ou une quelconque portée anagogique de l'événement, mais plus simplement sa valeur de césure dans l'écoulement, sa dimension suspensive, celle que symbolise une de ses œuvres les plus célèbres, de 1932, l'homme bondissant place de l'Europe, près de la gare Saint-Lazare.

    Qui y a-t-il de si décisif en ce lieu ? Mais peut-être devrait-on parler de théâtre, d'une certaine manière, tant le spectateur a l'impression de se retrouver devant une scène. Considérons alors les êtres réels comme des personnages, pris dans un ballet en apparence désordonné. Trois groupes de deux, quoique pour la figure à l'extrême droite, on ne distingue que la moitié de son corps. D'un point de vue structural, dans la disposition qui les intègre ils forment les trois points d'un triangle presque rectangle et cet équilibre rend la circulation du regard des uns aux autres assez faciles. On tourne sans mal d'un groupe à l'autre. On parcourt donc l'espace d'avant en arrière (et inversement), de droite à gauche (et inversement). La profondeur du lieu couvert n'est donc pas un obstacle à l'homogénéité du tableau. Car le motif du tableau, d'un dispositif quasi pictural, traverse assez vite l'esprit. Si on ne connaissait pas le caractère impromptu de la photographie, on imaginerait sans mal une composition pour une toile. Mais composition ne signifie nullement ordonnancement, comme si l'équilibre était le seul impératif de ce qui frappe, la seule façon de pouvoir accrocher le regard (2).

    Ici la composition s'impose dans le mouvement du regard qui va mener le spectateur d'un groupe à un autre. Et dans cette perspective, l'élément premier, ce qui constitue en quelque sorte la toile de fond du sujet, est déterminé par l'axe mettant en relation le photographe et les deux jeunes filles assises sur le muret. Elles sont deux mais, immédiatement, une se détache. Son corps, contre la colonne, est tout en raideur. Le buste ne colle pas à la pierre. L'angle est net. Les jambes sont tendus, les bras sont tendus. Contrairement à sa "jumelle", qui a tourné la tête vers l'objectif, elle semble indifférente à ce qui se déroule. Elle est toute à sa gymnastique dont on ne peut déterminer clairement le sens. Il y a quelque chose d'intriguant. Est-ce un jeu ou bien une gymnastique d'ailleurs ? Difficile à déterminer mais, de fait, les bras tendus (même si on n'en voit qu'un) deviennent des signes directionnels désignant le second groupe, dont le personnage principal est une sorte d'antithèse de la dite jeune fille. Il est face à l'objectif, en appui net contre le muret, les mains posées sur la pierre. Surtout : l'un de ses bras forme un arc, pendant que le second est tendu. Il y a une dissymétrie qui instille la vie : le personnage est en discussion. Peut-être est-ce lui qui parle ? Ce que saisit Cartier-Bresson est un moment de palabre ; il suspend le temps de l'échange tout en suggérant le flux qui anime celui-ci.

    Les bras de l'homme se détachent sur le fond blanc, alors même que le bas de son corps se fond dans la pierre. Comme les deux jeunes filles, il est inconnaissable. Ses traits sont un pur flou. Flou qui contraste avec la netteté du premier plan, celui des deux garçons. Ils sont le pendant des deux jeunes filles, à la fois leur correspondance numérique et symbolique, le masculin répondant au féminin. Mais ils en diffèrent aussi fondamentalement. La tension et la symétrie (chacune adossée à la colonne qui forme un axe) des premières s'opposent au caractère défait de leur pose. Bavardent-ils ? S'ennuient-Ils ? Leurs corps sont relâchés. L'un s'étend et l'autre est recroquevillé. Leur unité tient aux regards qui s'accordent, et rien de plus. Ils sont dans la photo ce qui paraît le plus spontané, ce qui semble le plus éloigné de l'intention photographique, de ce qui aurait pu être programmé. Le plus grand a un bras tendu, retenu en partie par la main de l'autre bras. Le plus jeune a un bras replié et un bras mollement étiré sur le sol. Il y a un désordre directionnel symbolique d'une torpeur sensible et remarquable.

    On comprend aisément que ces trois groupes se répondent à travers un élément qui les constitue : les bras. Le point commun est, d'une certaine façon, traité dans l'instant à travers la variation, comme s'il s'agissait d'un répertoire de gestes, une nomenclature kinésique. Ce saisissement-là, si on en restait à cette seule considération, serait déjà remarquable. Mais le caractère ineffable de ce cliché vient d'ailleurs, d'un détail qui donne un degré d'imaginaire supplémentaire à l'ensemble. Ce détail se trouve sur le pilier du mur à droite, sur l'affiche à moitié déchiré. "Donnez un peu de votre sang". Voilà ce qu'on peut y lire. Voilà ce qui ouvre à l'extraordinaire. Cet appel, une fois lu, réoriente la lecture de la photo. Tous ces bras se transforment en une illustration du texte. Cette vie disséminée en chacun des acteurs trouve son écho dans la nécessité solidaire du don ; ces bras si diversement disposés deviennent des appels. Les personnages de Simiane sont vivants, et bien vivants. Leur vitalité a un prix, comme celle de chacun. Elle ne va pas de soi et, pour certains, elle manque cruellement. L'affiche métamorphose cet instant décisif en un discours décisif, émouvant et humain. Sans elle, le regard de Cartier-Bresson se réduirait à un sens du spectacle, à un opportunisme quasi technique. Par elle, il se remplit d'une émotion rare.

    Sans doute certains douteront que l'artiste ait vu ce qui fait le sel de cette photo. Sur ce point, il faut rappeler que la perception procède aussi d'un degré variable d'aveuglement. Peu importe qu'il ait lu l'affiche. Le précieux est que, chance, hasard, ou génie, il nous confronte, avec une belle poésie, à la beauté et au tragique de l'existence.

    (1)Pour mémoire, j'ai déjà commenté des clichés de Boubat, de Baltz et de Dakowicz.

    (2)Sans revenir au si classique punctum barthésien, il est facile d'admettre que parfois (souvent ? difficle à dire), c'est justement par l'imperfection, le dérangement,  par ce qui "cloche" que notre attention se concentre et qu'elle se focalise sur une partie d'un ensemble.

  • Lapidaire

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    Tout est transparent, jusqu'à la falsification. Tu n'es pas sûr de ce que tu vois mais tu acquiesces à ce qu'on te montre.

    *

    Ce ne sont pas les fenêtres qui importent mais le sens de leur opacité.

    *

    Personne ne supporte plus le silence. Peut-être que ce silence renvoie au tien, à ce qui t'est propre, et sans murmure.

    *

    Tu requiers contre l'anecdotique et tu renonces sur l'essentiel.

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Neil Young, pour la route (s'il y en a une...)

     

    La voix est haut perchée, presque à la rupture, en inadéquation avec l'allure du bonhomme (et plus encore aujourd'hui, tout massif et bourru qu'il est devenu).

    Seul, avec une guitare (et un harmonica), il est sans rival. 

    Don't let it bring you down est extrait de l'album After the goldrush. Sans doute son meilleur après l'indépassable Harvest. Il s'agit ici d'une version live, de 1971.


  • Carroussel

    Tu cherches quelque chose qui ne t'appartient pas, que tu ne veux pas posséder mais sans quoi tu te sens amputé. Ni rêve, ni cauchemar. C'est la geste souterraine de ta vie, geste sans fin qui te jette régulièrement au fossé...

  • Les Corps plastiques (prologue)

    Le bleu du ciel, le jour, et le feu morne des étoiles, la nuit, depuis si longtemps, que nul ne faisait plus de commentaires sur les temps à venir.

    Finies, les heures suspectes et frileuses du petit matin. Tout était lissé d'une chaleur qui n'étouffait pas, qui ne pesait pas (comme celle des orages que l'on peut connaître dans des pays lointains, pays de sueur, chemises étreintes, comme un mouchoir. Pas ici.). Plutôt la gaze invisible d'un four céleste.

    Mon voisin du deuxième, un vieil homme jadis maître d'hôtel dans un grand établissement de Bath (quelle ironie...) et qui m'avait pris en sympathie, quand nous nous croisions dans le hall d'entrée, voyait, disait-il, sa dernière heure arriver. Son regard maudissait les octogénaires nécrologiques, sans parler des plus jeunes (dix ou quinze ans de moins que lui) comme des oiseaux de mauvaise augure. Si l'on avait maintenu, ajoutait-il, l'usage des grandes draperies noires à l'entrée des immeubles endeuillés, quel spectacle c'eût été dans certains quartiers...

    Il n'y avait plus de veille, plus de sommeil, mais l'accommodement éreinté de chacun, selon ses forces et ses moyens.

    Ce n'était pas la première fois mais cette canicule (quand le chien finit par nous mordre) avait pour elle une remarquable constance.

    Les autorités taisaient le nombre des victimes (mais j'avais mes sources). On commençait à recourir à du matériel frigorifique d'appoint et certaines chambres peu utilisées voyaient leur vide soudain comblé. On placerait bientôt des forces de police pour empêcher les pilleurs de cadavres, les amateurs de dents en or, les trafiquants en tout genre (organes ou photos sordides) de sévir. Dans certaines zones industrielles, entre les semi-remorques chargés jusqu'à la gueule et les fenwicks, des patrouilles roulaient lentement et arrêtaient le moindre véhicule suspect. Si certaines rampes ouvraient régulièrement leurs portes sur des caisses de produits laitiers, d'autres sur des légumes surgelés, ailleurs du poisson compact et pané, certaines attendaient le défilé des ambulances (arrivée) et des corbillards (partance). Cortège blanc, cortège noir, la même lenteur.

    On trouvait des gens déshydratés mourant de leurs reins défaillants. Beaucoup n'éprouvaient pas le besoin de boire et leur tête écrasée par la chaleur oubliait la situation. Certains vieux mouraient vêtus d'un pull et d'un gilet (mais rien n'égala ce schizophrène du XVIIIe arrondissement découvert par son frère sous une couette, en polaire et col roulé).

    Les rues semblaient mortes, le jour. Les existences piétonnes se dissipaient entre onze heures et dix-huit heures puis à mesure que le soleil refluait, les gens croyaient que la vie normale pouvait reprendre.

    Dans les grands magasins, les âmes encore valides erraient, bénissant la clim, entre le maquillage qu'elles ne se mettaient plus, les mannequins de la dernière collection et la vaisselle.

    Les plus conscients du danger, avec ou sans canne, arpentaient les rayons frais et surgelés, lisant les prix et les étiquettes avec la même attention que la posologie de leurs médicaments. Ils s'intéressaient tout à coup aux yaourts bifidus, aux crèmes caramel interdites (diabète ou cholestérol), aux fromages les plus gras. Ils regardaient le panel des jambons sous vide avec la même fixité qu'un écran télé. Leur visage n'abandonnait jamais l'appréhension qu'à un moment, toujours trop vite venu, il faudrait ressortir, revenir en Enfer. Leurs jambes fatiguaient. Ils reverraient le soleil, la clarté assassine.

    Le plus étrange, on le trouvait dans les piscines où les plus sportifs venaient grouiller sur le bord des bassins. On slalomait entre leurs corps ridés, leurs muscles tombants.

    Au bout de mes quatre escaliers, abrupts et circulaires, je me déshabillais, je traînais nu dans mon appartement, à boire du thé vert, à manger de la pastèque. Je mouillais la grande serviette rouge et je m'en enveloppais avant de m'étendre sur le carrelage de la cuisine. Je regardais la profondeur du soir envahir le plafond. Les fenêtres ouvertes laissaient entrer les rumeurs : moteurs, musique, larmes, bruits longs, claquements, téléphones, stores, fenêtres, gémissements, pleurs d'enfants, télévisions, zapping, éclats de voix, râles, mots coupés, hâchés, inaudibles, sommeil. Je mettais en sourdine et en boucle Bron-Yr-Aur.