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off-shore - Page 22

  • Lee Friedlander, fractures drolatiques

      

     La vitre, le miroir, le rétroviseur, la flaque, le verre. Le reflet. La réfraction et la diffraction. Ce sont des lieux communs de la photographie. Et l'immense Lee Friedlander en a usé avec une belle maestria. On pourrait faire une exposition conséquente de ses clichés qui jouent ainsi de l'éclatement du réel, de sa démultiplication, quand, parfois, tout se confond, et quand, d'autres fois, il s'agit de tout éparpiller. On saisit le balancement du procédé : condenser, comme dans un rêve, décomposer, comme dans une analyse. Ainsi envisagée, dans une rhétorique qui doit à l'univers freudien, la photographie s'oriente vers l'espace de la fracture, laquelle fracture vaut autant pour ce qu'elle montre d'inédit (1), que par ce qu'elle rappelle d'évidence. Elle vient en quelque sorte sur le terrain de notre commun, le tord pour nous le rendre incertain. Je vois bien que tout est là, à sa place et pourtant dans le désordre.

    Lieux communs qui ne le sont plus vraiment. Topiques du passage et du transitoire. Tout ce pourquoi la photographie est toujours en deçà et au-delà. En fait, c'est bien , parfois, ce qui nous indispose, quand elle met tout sur la table et qu'il faut nous débrouiller.

     

     

     

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     Cette photo de Lee Friedlander est sublime. Il n'est pas question d'en discuter la grandeur technique (netteté, équilibre des noirs, gris et blancs, grain, bruit...) : de tout cela, on se moque (2). L'important réside dans la structuration, dans cette manière tranchée et tranchante de découper le réel dans un sens qui redouble et détourne le fondement même de la photographie. Celle-ci procède en effet d'un cadre (produit d'un cadrage) par quoi le pris se définit en fonction d'un hors-champ. un cliché est bien une fenêtre et ses bords marquent l'entaille faite. Et même si nous ne semblons pas y faire attention, cette réalité des bords oriente, parmi d'autres paramètres, l'appréhension de ce qui nous est donné à voir. C'est aussi par ce qui est coupé, amputé, exclu que l'œil formalise, compose une lecture de la photo.

    Or, en jouant, de manière aussi centrale (même s'il n'est pas centré), avec le rétroviseur, Lee Friedlander rompt cet équilibre du dedans et du hors-de. L'exact découpage sur toute la hauteur de la photo induit que cet autre élément de vision prend une place très particulière dans cette histoire-là. On trouve, y compris chez cet artiste, nombre de clichés où le rétroviseur ouvre un petit espace dans l'ensemble, pour dévier le regard, comme s'il avait une fonction de clin d'œil. C'est d'ailleurs pour cette raison que son utilisation récurrente perd de son efficacité et tourne au gimmick, à la manière technique. Il arrive qu'on s'étonne ou qu'on s'amuse, mais le soufflé retombe vite. Lee Friedlander dépasse largement cette problématique puisqu'il ne fait pas de la vue rétrovisée une anecdote. Cela signifie qu'il met une équivalence entre les deux réalités saisies ; non qu'elle soient semblables (équivalentes) mais parce qu'aucun des deux ne prime sur l'autre. Tel est le premier enseignement à en tirer. Il n'est pas possible de hiérarchiser ce que le photographe nous montre. Il n'y a pas de premier plan, ni de second plan, même métaphoriques, mais deux réalités consubstantielles qui se tiennent bord à bord, dans des espaces différents. En conséquence, le défilé n'encadre pas l'arbre, et l'arbre n'est un dérivatif du défilé puisqu'il n'en rompt pas la continuité : il ne fait qu'en suspendre la linéarité graphique.

    Si l'on s'intéresse à la composition, de facto les deux univers mis en relation (3), se chevauchant, sont pour le moins antithétiques, et ce à plusieurs niveaux. Sans essayer de tourner l'affaire à une accumulation d'éléments binaires, qu'on pourrait rendre sous la forme d'un tableau, repérons le principal. La scène du rétroviseur est centrée sur la nature. L'arbre en est l'élément structurant : il s'étale, par son feuillage, et la pelouse qui le précède ne sert qu'à donner l'idée d'un espace inoccupé, très vaguement sauvage, quoiqu'on l'associe sans mal à une maison dont il serait l'avant-scène. Cette irruption naturelle tranche avec ce qui l'environne, puisque, de chaque côté, nous repérons les détails d'un défilé militaire. Suivant une diagonale ascendante allant de droite à gauche (pour le spectateur), des hommes en uniforme traverse l'objectif. Ils marchent, dans une rue bordée de maisons et de voitures garées. Le drapeau national donne à cet événement un caractère solennel, sérieux. Hommage ? Commémoration ? Fête nationale ? Il n'y a pourtant pas foule pour applaudir le spectacle. Cette absence surprend : la photographie américaine est habituée à capturer la liesse populaire. Pas ici. Pour ajouter à l'étrangeté, les hommes sont pris de dos. Ils s'éloignent. Les plus proches sont-ils les derniers de la file ? Peut-être. Il leur manque, en tout cas, une rigueur dans l'allure qu'exploite l'angle de vue. Tout cela manque d'unité.

    Les hommes d'un côté (ou plutôt des deux côtés), la nature de l'autre. Pour les premiers, la mobilité socialement organisée ; pour la seconde, l'implantation, la fixité éternelle. Telle est la deuxième opposition. L'apparente dialectique du passage et de la permanence, du mouvement et de la fixité. Pourquoi ? Sinon parce que, dans cette situation particulière, les seconds termes résultent des premiers. La marche militaire assure symboliquement la tranquillité, la quiétude de la petite ville ou de la banlieue que traversent les uniformes. L'arbre, la pelouse, le chien, la niche du chien ont un prix et si Dieu bénit l'Amérique, cela ne suffit pas. Il faut bien que certains s'engagent à ce qu'il en soit ainsi. Des hommes. Pendant que les civils regardent : c'est le rôle des deux personnages assis, sur la gauche de l'image, et de l'autre, unique, à sur la droite. La construction de la photo n'est donc pas seulement fracturée dans l'espace ; elle l'est aussi dans le temps symbolique qu'elle suggère, quand elle unit la violence potentielle (et légitime, pour reprendre l'expression de Max Weber), celle de l'Etat, et le gain qu'en retire la population : un certain confort nimbé de reconnaissance. Il faut un public, pour que cette histoire ait un sens. Le sens que donne à la marche l'histoire elle-même.

    Et c'est à ce niveau qu'on sent poindre une ironie cruelle. Trois témoins de la grandeur nationale, voilà qui fait peu, surtout quand on les examine d'un peu plus près. Sur la droite, les bras un peu ballants, dans une posture qui permet d'envisager le mouvement, comme s'il allait monter dans sa voiture, le personnage semble peu concerné. Sur la gauche, l'enfant regarde vers l'arrière. Sans doute vers ce qui vient, mais qui n'apparaît dans le cliché que comme une ombre. Il rompt, par son orientation, l'unité du spectacle, à la différence de la jeune femme (sa mère ?), qui suit le mouvement, mais avec un relâchement du haut du corps qu'on assimile à une mollesse ou à une lassitude. On voudrait dire : ne parlons pas du chien, mais justement si. Près de sa niche, il semble lui sur le qui-vive. Il est, aussi ridicule soit-il, en proportionnalité, il est le seul dont la posture soit à la hauteur de l'événement. Il n'est pas l'acteur principal de la scène, mais il a la position centrale. On ne le remarque au début mais, ensuite, comme ces détails qui nous agacent dans la vie courante, on ne voit plus que lui. Il n'est pas certain qu'il faille lui donner plus d'importance mais, de facto, il en prend une dont on ne peut se défaire.

    Dans cette perspective, et si l'on veut bien considérer la manière même dont cette photographie de Friedlander nous apparaît, c'est-à-dire comment les différents éléments qui la composent s'inscrivent dans le regard du spectateur, il se trouve que le glissement du plus visible : un défilé militaire, une parade, dans une petite ville américaine, vers le moins visible : dans le rétroviseur, un arbre, certes, mais aussi une niche et un chien, lequel cabot cristallise toute l'attention, tourne la prétention historique de l'homme à la déconfiture. La niche, c'est, à bien y regarder, une maison en plus petit. En arrêt près de sa demeure l'animal voit le défilé sans qu'on ait, a priori, l'impression qu'il le voie. Illusion d'optique, retournement des positions propres à l'enjeu photographique puisque les sens s'y inversent. Mais ici, paradoxalement, ils se rétablissement et ce qu'il voit le met en arrêt. Bien loin de le rassurer, cette parade l'inquiète. Dans un monde où rien ne peut plus, ne doit plus étonner, où tout passe, le chien de cette photo est le seul qui n'acquiesce pas à la naturalité de cette violence montée en spectacle...

     

     

     

     

    (1)Mais le mot est malheureux. L'inédit est étymologiquement le monde de la parole, comme l'inouï celui de l'écoute. Pour la photographie, où est la justesse ? L'"invisible" ne convient pas puisqu'il n'est pas forcément question de faire apparaître ce qu'on ne pouvait pas voir. Il ne s'agit pas toujours de révéler ; il est aussi question de mettre sous les yeux le déjà-là, le visible devant quoi notre esprit ne réagit pas. Cette insuffisance rhétorique a sans doute des raisons historiques, parce que la photographie n'a pas deux siècles. Mais pas seulement : elle induit aussi l'étrangeté qui nous habite face à ce qui n'est pas si éloigné de nous, sans être réductible à ce que nous en sav(i)ons. C'est l'unheimlich de la prise photographique.

    (2)Une fois pour toutes : la belle photo, techniquement bluffante, mathématiquement parfaite, esthétiquement travaillée, n'a aucun intérêt. Elle ne passe pas l'épreuve du sens, le plus souvent. Elle n'a pas d'âme.

    (3)La relation n'est pas qu'une affaire de liens ; c'est aussi un récit possible, puisqu'on relate une histoire.

  • C'est pour maintenant

    Vous ne voyez pas ? Vous ne voyez vraiment pas ? Pourtant, vous devriez, à être connectés, joignables, en direct constamment, avec des alertes perpétuelles, followers de tout et n'importe quoi. Vous ne voyez pas ?, alors que vous êtes si enclins à aimer, liker, détester, commenter. Vous devriez pourtant. Vous vous ferez doubler et vous ne l'aurez pas vu venir, comme l'angle mort d'un rétroviseur. Vous ne voyez toujours pas ? La courte vue de la soumission technologique, et la confiance que vous y mettez, c'est-à-dire la croyance indécrottable au progrès, au mieux à venir, à la borne du prochain joujou (celui du pauvre : Baudelaire, à lire ou à relire...), ce n'est pas un avenir. Mais si vous n'y voyez pas d'inconvénient...

  • Miossec, inattendu

    Les reprises, en pop ou ailleurs, c'est souvent une vaste fumisterie, un ratage complet, sans parler d'une escroquerie morale et artistique (quand Bruel, par exemple, ose chanter Barbara. J'en connais que cela écœure au plus haut point et je les comprends). 

    Quand Miossec reprend Joe Dassin, c'est pour clore le  très beau film de Laurence Ferreira Barbosa, J'ai horreur de l'amour, sorti en 1997 dans lequel Jeanne Balibar en médecin généraliste séduit encore, Laurent Lucas, patient séropositif, montre la grandeur de son talent et Jean-Quentin Châtelain effraie de toute son hypocondrie. Certes il ne chante pas, le finistérien, (de toute manière, il n'a jamais vraiment chanté...), mais c'est justement dans l'impossibilité de placer sa voix, de la monter ou de la descendre qu'on sent qu'il colle au sujet...


     

  • Plus loin

    Encore ce temps perdu, dit-il, à vouloir être celui qu'on attendait, alors que les efforts s'empilaient comme un tas de linge sale, devais-je, pour en sortir, pour m'en sortir, lui donner une âme, oui, une âme, ce qui ne peut se réaliser sous l'astre du regret ou de l'amertume. Il fallait opérer autrement et c'était effectivement une chirurgie. Moins une amputation ou une ligature qu'une réduction, ainsi qu'il en est pour les fractures. Je suis parti sur le chemin en méditant que "le souvenir ne porte pas seulement sur le temps : il demande aussi du temps -un temps de deuil".

  • Marc Riboud, la justesse

     

    Il y a quelques mois, une exposition rendait hommage à Marc Riboud. Elle était merveilleuse. Que dire ? sinon que la justesse du regard, au-delà de la précision technique, ramenait le moindre photographe à son humilité. Il y avait dans l'art de celui qui vient de nous quitter une netteté de la vision (qui n'est pas la netteté de la prise) qui fascinait. Où qu'il ait été, où qu'il se soit rendu, comme un Walker Evans ou un Bernard Plossu, Marc Riboud s'abstenait de faire corps avec le sujet. Moins miroir que fenêtre, pour reprendre la distinction de John Szarkowski. Il y avait en lui une sombre manière de cerner le décor et les êtres. La dramatisation chez lui ne relevait pas du pathos aujourd'hui en vigueur (comme celle nauséause d'un Sebastiao Salgado) mais d'une identification précise, concrète des rapports de force dans le cadre même dont il n'était que le témoin. Sans angélisme et sans aveuglement. Scruter des photos de Marc Riboud, c'est mélanger l'inconditionnel de l'humain et la singularité de l'être. 

    Sa mort est de peu pour un univers qui n'est même plus capable de se nourrir de ses prétendues idoles. Il était un passant magnifique dans un monde de vitesse qui ne sait plus regarder. Paix à son âme.

  • Les âmes mortes

    Quand je vois l'agitation et le cirque faisandé qui se prépare pour 2017, pour lequel on nous vend par exemple Macron pour une nouveauté (1), et le spectacle consternant de ces faux dévots, qui usent jusqu'à la corde de la rhétorique hypocrite dès qu'ils veulent s'adresser au peuple qu'au fond ils méprisent implacablement, je repense à ce roman de Gogol, Les Âmes mortes, paru en 1842. Les âmes en question sont les serfs attachés à un domaine et dont le nombre permet, entre autres, d'établir la valeur de ce domaine. Les âmes mortes désignent les serfs décédés, autour desquels le personnage principal, Tchitchikov, veut monter une escroquerie. Il s'agit d'exploiter avec indécence et la misère humaine. Tirer profit d'êtres sans droits jusque dans leur disparition. Il y a dans ce roman grinçant un je ne sais quoi de contemporain.

    Le jeu dit démocratique, organisé de façon récurrente autour de l'élection, dans sa dérision morbide, alors que le délitement actuel prépare ou une guerre civile, ou un système à l'américaine, voire à la sud-africaine (ou à la brésilienne), ce jeu-là me donne l'impression de reposer sur cette conception inavouée que le citoyen est une âme morte. Non pas qu'il soit sans valeur intrinsèque, mais on lui dénie de pouvoir en faire quelque chose. Et, régulièrement, on vient secouer le cimetière pour que chacun s'exécute, alors même que le système que l'on met en place, le libéralisme débridé en appui sur la mondialisation, l'exécute.

    Nous sommes, dans l'apparence de notre citoyenneté, de la même matière que ces autres personnages, de Peter Handke, les acteurs déjà morts de La Chevauchée sur le lac de Constance. Des spectres...

    (1)J'y reviendrai dans un prochain billet.

  • Plus tard

    Tu circules sur la Toile... surfer sur le web, comme on dit... Et, régulièrement, on te sollicite pour des services ou des engagements. On te laisse le choix, parce qu'on ne peut pas faire autrement. C'est la loi. La démocratie réticulaire a ses limites, encore, même si tu sens qu'elles tomberont un jour...

    La sollicitation donc... Pour un service quelconque, un abonnement lambda, une opportunité incroyable. Rien qu'un esprit contemporain n'ait moyen de refuser. Sinon que tu t'acharnes. Tu cliques "plus tard", ce qui, dans ton esprit, signifie "jamais".  Tu refuses. Soit. Il reste que ce "plus tard" sonne comme un combat permanent, une rémission temporaire du cancer de cette sollicitude mercantile ou consommatrice qui veut de toi comme membre d'une communauté dynamique, interactive propre à participer à ce grand cirque du marché.

    Tu sais que ce "plus tard" n'est pas un moyen d'effacer l'indésirable, une signature définitive contre la rigueur d'une participation au cirque des biens et des services. Juste une posture dilatoire avant que ne revienne l'appel de cette communauté des acheteurs à laquelle se résume la démocratie.

    tu as envie de fuir maintenant. Pas plus tard. Maintenant.

  • L'accompli

    Tout est là, dit-il, pour signifier qu'il n'y avait pas grand chose, ou plus, parce que l'intéressé, désormais absent pour l'éternité et ne pouvant se défendre, n'avait pas été économe, ou prévoyant, ou lucide. Ce sont les mots du temps... Tout est là, et il faudra faire avec, c'est-à-dire sans, puisqu'il n'a vraiment pas laissé grand chose, trois fois rien, infiniment moins que ce que les gens sensés imagineraient être la somme de toute une vie, un pécule, un magot, une poire pour la soif. Mais lui, rien, ou si peu, que tous ceux qui sont venus pour la manne, ou pour partie de la manne, n'en reviennent pas. Ils sont comme abasourdis par cette inconséquence qui frise la folie. Que lui serait-il advenu s'il avait eu besoin de ressources, s'il avait dû finir dans ces maisons si chères... Pourtant la question ne se pose pas puisqu'il nous a quittés, selon l'euphémisme en vigueur. Peu importe : il aurait dû. Et c'est de ce devoir qu'on discute dans les premières travées de l'église, et qui revient sans cesse dans les conversations qui mène au cimetière. Puis on s'éparpille. Tout est là. Presque rien. Si peu que ce pour quoi ils avaient accouru semble quasiment une charge, et qu'ils regrettent le prix de l'essence pour la route et le jour de RTT. S'ils avaient su... Mais c'est trop tard. Les fous sont malicieux et nous piègent toujours. Ils s'en rendent compte maintenant, face au notaire qui les regarde sans rien dire, mais in petto, il jubile : ils ne le connaissaient pas comme lui pouvait le connaître, et quand il a vu la horde, il a pensé qu'il avait bien caché son jeu, qu'il avait joui du monde et du temps avec une discrétion maligne et magique, sans quoi il aurait été enterré seul, comme d'autres qu'il a vus, seul, dans un trou à lui certes, mais qui ne valait pas mieux que la fosse commune, puisque personne ne viendrait. Mais pour ce coup-ci, ils étaient tous venus, et tout était là, comme une relique d'un temps imaginaire, imaginé par eux, et qui se serait étiré jusqu'à eux pour les couvrir d'or, de gloire et de reconnaissance. Ils n'avaient plus qu' à les raccompagner sur son perron et à regarder leur dépit courroucé courir sous la pluie, comme des taupes...

  • Les limites du jeu

    C'est en réentendant par hasard la désastreuse version de l'adagietto de la 5e de Mahler choisie par Visconti que j'ai repensé à Michael Nyman et aux emprunts faits à Henry Purcell. J'avais écrit dans un billet, il y a quelques mois, que je trouvais fort plaisant ce jeu. Il ne s'agit pas ici de revenir sur ce jugement mais d'en préciser les limites.

    Michael Nyman s'amuse. Sérieusement et avec un respect certain. Il n'essaie pas de maquiller son inspiration. En ce sens, il est moins retors que le cinéaste Peter Greenaway, avec lequel il travaille, et dont le goût pour les mystères ne peut se comprendre sans une lecture borgésienne des faux-semblants et des intrigues. Mais je l'écrivais déjà : cette aisance citative, cette forme répétitive du second degré a quelque chose de postmoderne. Ce sont les armes un peu desséchées d'un art facile de la composition. Il ne faut pas confondre  la technique et le savoir-faire avec la virtuosité et l'inspiration. Et moins encore la ludique disposition des formes avec un sens profond du discours. L'emprunt, lorsqu'il court derrière son modèle, a toutes les chances de se transformer en une démonstration superficielle. Si la citation est une des principes de l'art (1), elle n'en est pas l'essence.

    En ce qui touche au travail de Nyman, et notamment les compositions pour Meurtre dans un jardin anglais, il est curieux et révélateur de retourner à la source et de comparer celle-ci, dans la mesure du possible, avec sa postérité cinématographique. Et pour plus de netteté dans la confrontation, il est préférable de commencer, d'ailleurs, par la réorchestration, car c'est un peu de cela qu'il s'agit, proposée par notre contemporain.



     

    Voici maintenant la version originale, dans toute sa dimension baroque, magnifiquement chantée par Andreas Scholl.


     

    Il n'est pas question de comparer, puisqu'il n'y a rien, en valeur, à comparer. Ce qui nous transporte avec Scholl, cette élégance de la voix, son intériorité, et le phrasé propre à la musique de Purcell, tout cela disparaît dans la version de Nyman. Cette dernière a d'abord pour objectif de coller à l'image, d'en être l'accompagnement. Et pour ce faire, il est indispensable qu'elle s'efface, qu'elle ne soit qu'un habillage plaisant. Le motif qui sert de ligne mélodique est alors enrobé. Les cordes ne portent plus un rythme marqué, une scansion qui, à intervalles réguliers, interpellent l'auditeur, mais ils servent de continuum  à un propos auquel ils sont en fait étrangers. Cette sorte de lissage gomme les surprises et l'attente. La note qui vient est, d'une certaine manière, contenue dans la précédente. L'arrangement ne dessine plus un sentiment ou un paysage ; il uniformise la durée, pour que tout soit bien à sa place (ce qui, en l'espèce, est assez amusant, quand on connaît le scénario du film...). En fait, la relecture de Nyman fait sourire par le principe d'anticipation dont elle relève. Mais il n'est pas fautif de cela. Il serait absurde de lui en tenir rigueur. Il répond un programme qui relègue la musique au second plan. Le terme d'arrangement définit fort bien et la finalité du produit et la conduite à tenir pour que tout soit conforme à sa destination commerciale. Il ne s'agit pas de trouver la friction, le dérangement ou l'écart mais l'harmonie la plus convaincante. Non pas l'harmonie comme structure, telle qu'elle a été développée par la musique occidentale depuis longtemps, avec le souci d'un ensemble homogène (dont la forme la plus sensible est sans doute la symphonie et que mettra en cause la musique dodécaphonique par exemple), mais l'harmonie comme neutralité, avec une fluidité qui tourne à la mollesse. Sur ce point la musique de film est un produit, c'est-à-dire un pur effet de production, comme la pop. Il est inutile, dans les deux cas, de vouloir en faire une expérience vivante (le concert pop est musicalement un désastre par nature et il est significatif que c'est moins la musique que l'ambiance qui retient l'attention de ceux qui aiment ce genre de divertissement), au contraire de la musique classique ou du jazz. C'est d'abord une histoire de studio et l'ingénieur du son ou le producteur compte parfois bien plus que les musiciens eux-mêmes (2). Dans le cas de Nyman, la transformation de la gravité de Purcell en une pièce aisément mélancolique marque avec clarté ce qui organise l'horizon d'attente de l'auditeur. Il s'agit d'une élégance propre et sans aspérité. Une musique d'ornementation qui, en même temps, cherche l'effet le plus efficace dans la subordination.

    Cette faillite de la musique de film, nul sans doute mieux que Bernard Hermann, le compositeur quasi attitré d'Alfred Hitchcock, ne l'incarne. On ne trouve même pas chez lui l'humour qui traverse les œuvres de Nyman. La médiocrité de ses compositions proprement classiques n'étonnent pas tant son pendant cinématographique se complaît dans une soupe facile de radoteur mahlerien. Quand l'Autrichien de la fin du XIXe siècle offrait une musique capable de troubler son public, l'Américain, par un travail de simplification, s'installe dans le confort du prévisible.

    Retour à Mahler, donc, et pour se donner du baume au cœur, la version du fameux adagietto, version de Mengelberg, qui va l'essentiel.


     

     

     

    (1)Parmi les belles lectures sur ce sujet, il y a La seconde main d'Antoine Compagnon

    (2)Une histoire de la pop pourrait se bâtir à partir de ces personnages en retrait que sont les producteurs et les ingénieurs du son. Sans eux, bien des "sons" ne seraient jamais sortis : Phil Spector, Quincy Jones, Hugh Padgham, Nigel Godrich, Steve Lillywhite, George Martin, Todd Rundgren, Ken Scott,...

  • 2 h 17

    Elle avait été construite en 1864 et fut épargnée par les bombardements démocratiques qui anéantirent l'intra-muros à 80 %. Elle était monument historique. Mais il est vrai que l'on peut toujours discuter le concept et plus encore de la folie qui monumentalise tout et n'importe quoi. Nul doute que cette classification se fondait plus sur l'ancienneté du bâtiment que sur son esthétique et son originalité. Elle n'avait même pas le charme désuet des œuvres pensées dans un certain style. De toute manière la question ne se pose plus puisqu'elle a été démolie en 2005. Ce que la violence de l'Histoire n'avait pas réussi, les rigueurs de la modernité l'auront obtenu. La globalisation, c'est comme les bombes, sauf que cela ne rate pas sa cible. La ville s'en est débarrassée pour en reconstruire une nouvelle, conforme au plan d'électrification de la ligne, permettant ainsi l'arrivée du TGV dans la cité corsaire.

    J'aimais la place qu'elle occupait, dans l'alignement exact, quand on en sortait, de l'avenue Louis-Martin, que l'on pouvait, avec un peu de courage, si le bagage était léger, remonter entre les hangars portuaires, vers les remparts et la flèche magistrale de l'église Saint-Vincent. Aussi lointaine était-elle, ancrée dans les terres, elle préparait le voyageur à la magnifique ouverture sur la mer.

    Mais elle n'est plus. En ce mois d'août, une revue évoque Saint-Malo comme le nouveau Deauville à 2 h 17 de Paris. Tout est dit. Elle a rendu l'âme, parce que la ville a vendu la sienne. Comme il en est depuis fort longtemps, et malgré l'escroquerie de la décentralisation, dont la fonction première est d'assurer aux apparatchiks provinciaux une part du gâteau : places, prébendes et nominations de parade, l'aune de toute chose se niche dans cet autre intra-muros sans murailles mais avec périphérique : Paris.

    Le parisien a investi, mieux : annexé le lieu, comme il l'avait fait avec Le Touquet, Biarritz, la côte normande et une partie de la Méditerranée. La mascarade républicaine n'a rien changé à la soumission territoriale des mondanités. Le XXIe siècle prolonge le XXe, voire le XIXe. Quoique la comparaison soit exagérée et trop flatteuse pour la horde contemporaine, dont le goût et l'indélicatesse ont fait descendre d'un cran l'idée que l'on associe au style. Le frelaté est la règle et le triomphe de la tendance et des marques est une illusion de plus.

    Mais l'illusion sur le plan de la filiation historique a valeur de réalité quand elle obéit aux nécessités économiques et qu'elle génère du trafic, du flux, du gain, de l'activité. Ces exigences-là motivent toutes les autres et pour faire plaisir à leurs bons maîtres, les édiles malouins ont détruit leur gare. La nouvelle se trouve un peu plus de deux cents mètres en retrait. Elle est capable d'accueillir les TGV pour que les grandeurs parisiennes n'aient pas à se soumettre à un changement à Rennes, que le voyage soit d'une traite, et paisible. N'est-ce pas ce que l'on doit aux dominants ?

    Ce n'est pas du béton mais du verre, comme on en a désormais l'habitude : une transparence passe-partout, et des voies où court la mauvaise herbe. L'entretien n'est pas à la hauteur. Devant : une place, grande et hideuse. Le voyageur ne peut, en y accédant, sentir le frisson de la ville ancienne, au lointain, comme ce fut le cas naguère. Car, à la transparence de la nouvelle architecture, correspond l'écrasement de la perspective et de la vision périphérique. Sur la place, avec son bagage, le nouveau venu n'a pour seul horizon, là même où se dressait ce que nous avons perdu, qu'une monstruosité de béton et de verre (décidément...), qui essaie par quelques courbes faciles d'amadouer le regard, un ensemble pompeux qui abrite une médiathèque, comme si la soumission au bon plaisir des étrangers capitaux pouvait se racheter d'un semblant de culture, alors que c'est une manière sournoise de faire payer doublement l'autochtone une dépossession qui l'avilit. La gare pour happy few et la culture conditionnée en lieu de vie : une vraie modernité en fait. Une hyper-modernité, même.

    Par ce geste, Saint-Malo qui fut un temps (fort court certes) une république, à l'imitation de Venise, qui fut aussi la cité de maints navigateurs faisant souffler une verve aventureuse, Saint-Malo n'est plus qu'une banlieue parisienne. Elle peut toujours croire que cette situation n'est nullement comparable à la grande couronne, qu'elle n'est ni Livry-Gargan, ni Corbeilles-Essonne. Certes non. Elle me fait penser à ces villages de la Drôme et de l'Ardèche occupés désormais le week end par des amoureux du calme, de la nature, de l'authenticité, qui viennent se ressourcer avant de retourner à la turbulence citadine. Saint-Malo les attend, elle aussi, et cet esprit de collaboration avec les gens qui goûtent la province à condition qu'elle soit inféodée et aux ordres est répugnant.

    La mondialisation n'est pas qu'une ritournelle inter-continentale ; elle commence en fait dans le dépouillement à proximité des signes d'appartenance. Cette nouvelle gare est aussi remarquable que l'alignement des valeurs sur les chaînes hôtelières ou l'originalité ridicule (puisque pas originale du tout) des bars chic. Il ne suffit pas que l'arrogance parisienne pourrisse les ondes, suppure le politiquement correct, s'accapare les diktats de la culture et se vante de cosmopolitisme. Il faut aussi qu'elle dénature le lointain, qu'elle en fasse son jouet, dans un élan narcissique par lequel le monde entier ne peut être que son miroir. De fait, c'est tout un esprit qui s'inscrit dans cette transformation. Au-delà de la réduction des distances, par le biais des moyens techniques, ce qu'a fort bien analysé David Harvey, réduction qui redéfinit par le temps et non par l'espace les zones constitutives d'un ordre socio-politique (lequel est aujourd'hui dominé par l'ordre du temps. Time is money), cet exemple malouin (mais qui n'est plus malouin, justement, mais parisien) symbolise le transfert économique et culturel qu'opère l'usage de ces moyens techniques. Et l'on découvre alors que le bourgeois nanti du centre (de décision) a une capacité à trouver satisfaction à ses désirs dans un ordre bien plus terrible, bien plus dévastateur et homogénéisant que les puissants, très relatifs au fond, des périodes antérieures. La démocratie libérale a accouché d'une Terreur économique qui ne dit pas son nom, qui détruit (et tue aussi, mais ce sont dans des zones excentrées, quoique...) selon ses aspirations hédonistes et narcissiques.

    Pour finir, on rappellera que Le Touquet n'est qu'un abrégé : le panneau indique Le Touquet-Paris-Plage. Tout un programme. On peut suggérer Saint-Malo-Montparnasse.