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amour - Page 4

  • 4-À feu et à sang

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

     

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    Le désir, c'est l'ombre. Non pas l'ombre seule, car en sa continuité, elle n'aurait pas plus de prix que la pleine lumière. Mais l'ombre fureteuse, nappe de grâce intérieure (notre vie, nos pulsions) taillant sa route pour aller du nœud dans les cheveux aux yeux, des yeux à la dentelle. En plus, me dis-je, gitane, andalouse, qui sait... Babil méditerranéen, ardant notre compassion d'un Canto de Lorca. Et nous imaginons toujours, dans cette voix plus nue que l'épaule tremblante, une histoire déchirée, un mélodrame dont, en d'autres endroits, notre esprit se détournerait. Mais nous l'écoutons, religieux, quasi. Elle chante le désir, l'ombre du désir, mélange de chevelure en mouvement, floue, de guipure odorante et de pupille-feu.

  • Cette rumeur qui vient de là....

     

    On ne perd jamais la trace de quelqu'un qui a compté, puisqu'il nous laisse son empreinte, face à laquelle ne tient nulle anthropométrie. Et cette empreinte, un jour, nous en faisons un motif, unique ou récurrent -hapax ou métaphore filée courant de mots en mots, de phrases en phrases, de textes en textes.

    Ainsi la vie court-elle, en vitesses mélangées, de ces révolutions d'astres dans un ciel d'encre.

     

    Photo :  Bernard Obadia

     

  • Notule 08

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    Ecrire sur le sexe, c'est d'abord écrire, ce qui n'est pas une mince affaire. Ce n'est pas donné à tout le monde. Il est d'ailleurs remarquable que ceux qui savent le faire ont eu bien des problèmes avec la morale et la loi


    1-Guillaume Apollinaire, Les onze mille verges (1907, publié sous les initiales G. A.)


    2-Georges Bataille, Histoire de l'œil (1928, publié d'abord sous le pseudonyme de Lord Hauch)


    3-Nicolas Genka, L'Epi monstre (1962, fin de l'interdiction de publication 1999)


    4-Louis Calaferte, Septentrion (1963, d'abord publié "hors commerce", avant une réédition en 1993)


    5-André Hardellet, Lourdes, lentes... (1969, publié d'abord anonynement)

     

  • Partager un secret...

     

    Maggie Cheung et Tony Leung

    Au début de In the mood for love, un couple emménage dans l'appartement jouxtant celui d'un autre couple. Peu à peu la nouvelle arrivée découvre que son mari la trompe avec la voisine. Elle se lie avec le mari de celle-ci et commence alors une relation singulière, où se mêlent le désarroi et l'envie de trouver une porte de sortie, relation singulière dont il est difficile de percer la réalité, car Won Kar-Wai évite les plans qui clarifieraient la situation. À la fin du film, quelques années plus tard, le héros se retrouve dans un temple. Il se dirige vers un arbre, et dans un creux de son tronc, il va glisser un secret.

    Dans une interview, Tony Leung explique que le réalisateur lui avait laissé le libre choix des paroles qu'il prononcerait, sans que le spectateur ait la possibilité de les entendre ni même de les déchiffrer sur ses lèvres. Ultime artifice du silence. Il aurait pu ne rien dire, mimer le silence même, ou articuler ce qui lui venait par la tête, la moindre pensée absurde. Mais lui, de révéler qu'il avait simplement murmuré que son personnage n'avait jamais aimé l'héroïne. Il avait le droit de se le dire, le droit aussi de donner son avis et cela ne devrait rien enlever au film. Du moins faut-il s'en persuader ainsi, car désormais, il est bien difficile de ne pas chercher sur son visage, tout au long du film, des signes qui viendraient confirmer sa place de bel indifférent. L'œil file, comme on le dit d'un détective, une histoire doublant l'ouverture scénaristique du réalisateur, parce qu'on a du mal à croire qu'en vivant le personnage de l'intérieur, Tony Leung n'en a pas une connaissance qui sera infiniment supérieure.

    C'est un sentiment désagréable dont on se passerait aisément car, pour la fiction comme pour la réalité, il y a évidemment des choses qu'on préférerait ne jamais savoir...












     

  • La présomption

    Le narrateur de la Recherche n'est pas seulement l'homme de la mémoire involontaire. Il est aussi, souvent, le témoin involontaire : celui de la cruauté de la demoiselle Vinteuil et de son amie, celui de la reconnaissance entre Charlus et Jupien,... Il est dans les coulisses, dans l'envers du décor et, de fait, dans le revers des choses et des êtres. Parfois pour donner la leçon, montrer toute la maîtrise qu'il a sur le monde, faire étalage de sa lucidité. Parfois, comme ici, quand son ami Saint-Loup lui présente celle qu'il aime, pour rappeler que nul ne peut se prévaloir d'une totale connaissance des individus. Et le paramètre amoureux ne doit pas servir d'explication : le constat proustien est bien plus désarmant.

     

    Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle qui, il y a quelques années-les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent-disait à la maquerelle: «Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher.»

    Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées, tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée, m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués jusqu'à faire-de ce qui était pour moi un jouet mécanique-un objet de souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur» dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait. J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y réussir!

    Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face.

                                Le Côté de Guermantes

     

  • Caravage, au miroir

    Ce tableau, aujourd'hui exposé à la Villa Borghese, est daté des années 1609-1610, soit peu de temps avant que l'artiste ne décède le 18 juillet 1610, à Porto Ercole, vraisemblablement de maladie. Il s'agit donc d'une toile tardive, d'un homme approchant les quarante ans.

    L'artiste a repris un thème assez répandu, David et Goliath. La décapitation du géant, respectant en cela les indications du texte biblique, a par ailleurs des échos dans l'œuvre caravagesque, si l'on pense à la Judith du Palais Barberini, à la Décollation de Saint Jean Baptiste, et dans un genre approchant à la tête de Méduse des Offices. Quoiqu'il ne soit pas son tableau le plus réussi, il ne manque pas d'intérêt.

    Le visage et le corps gracile de David rappellent d'autres portraits du peintre. On y trouve une même jeunesse vivante, avec une pointe d'arrogance. Certaines conjectures biographiques laissent penser que ce garçon était un amant du Caravage. Cette hypothèse n'est pas absurde puisque celui-ci avait l'habitude de mettre en scène des gens de connaissance. Dans cette perspective, il est clair que l'illustration du combat biblique entre le fort et le faible prend une dimension poignante et ce d'autant plus que, certitude cette fois, la tête de Goliath est un autoportrait. Ce tableau peut alors se contempler comme l'allégorie d'un amour tragique entre une beauté pleine d'éclat et puissante (malgré la légèreté du corps) et un homme déjà marqué par l'âge (nous sommes au début du XVIIe siècle) et une vie fort mouvementée. S'il y eut amour, passion, qui sait, le Caravage raconte une sienne défaite, la souffrance pour un autre, cruel, lui faisant perdre la tête, l'aliénant à sa toute violence d'être désiré. L'amour, en ce sens, est un combat, ce qui n'est pas nouveau.

    Ces amants ne se regardent plus. Ou, pour être exact, l'un (le fort de naguère devenu le faible) est privé du regard de l'autre qui, lui, en retour, est dans la contemplation ardente de son triomphe, sourire esquissé aux lèvres. Il est là, tenant à distance celui qui voulait (encore ?) l'approcher, dans une posture dont les détails interpellent. C'est d'abord l'épée, dans un mouvement descendant, qui désigne peu ou prou l'entre-cuisses. L'arme-sexe par/pour laquelle Goliath-Caravage a failli. Mais l'arme pourrait passer pour un élément extérieur, la concession au respect nécessaire du récit biblique. Pour le moins, un point de réalisme. Alors, l'artiste redouble sa thématique, et cette fois, c'est le bras tendu, peint dans un raccourci magnifique, avec le poing fermé et sûr. Cette tension est celle du fascinus, sexe en érection des Latins (et le poing, qu'est-ce, en ce cas ?), et par contamination celle de la fascination dans/par laquelle l'homme mûr et désirant a fini de se perdre. Fascinus qu'il ne reverra plus, et dont il meurt. Jeu barbare des sentiments où l'égalité est illusion, le partage leurre, la reconnaissance mascarade. Le proche est devenu lointain. Et cette perte, il ne peut, d'une certaine manière, la peindre qu'aveugle. Ce qu'il est, effectivement, dans le tableau, par le truchement de l'autoportrait.

    L'autoportrait. Certes, l'épisode choisi suppose que Goliath ait payé chèrement sa présomption et qu'il ait le rôle du méchant. N'empêche : le masque grimaçant, les yeux peints dans une dissymétrie qui saisit (comme s'il peignait deux visages en un...), la bouche ouverte, tout ce dispositif aboutit à l'horreur d'un visage fixé à jamais dans la contemplation de sa défaite (si l'on s'occupe du personnage), à la tremblante et troublante dernière image que se fera l'homme de lui-même (l'artiste), quand le noir aura absolument gagné son existence. Cette mise en scène, en forme d'auto-mutilation, surprend, parce que c'est alors que cette figure de Caravage face à lui-même nous revient et nous concerne. À l'évidence, et à l'inverse de bien des autoportraits que l'on trouvera dans l'histoire de la peinture, la frontalité du regard n'est pas possible. Quelque chose biaise la représentation. On dira que Goliath est mort et que de ses pupilles il ne peut rien surgir désormais : la frontalité perd de sa pertinence. Soit, mais n'est-ce pas aussi que dans un tel tableau ce choix témoigne de l'incapacité de l'artiste, et la nôtre par la même occasion, à penser la mort jusqu'au bout, peut-être même les morts, celle, physique, qui le verra pourrir, celles, spirituelles ou affectives, qui le rendent à l'inextricable de ses passions, présentes et passées.

    Dès lors, ce Caravage du tableau, parce qu'il ne nous regarde pas, nous ramène paradoxalement à notre statut particulier : nous sommes, spectateurs, le complément de David, son inversion, celui qui reçoit le tribut, à qui l'on tend la tête suppliciée, ce visage plein de la mort, quand le vainqueur biblique se contente d'un trois-quarts dos. Cette tête, David ne la présente pas ; il nous l'offre et nous devrions secrètement jouir de ce partage (puisque choit le méchant...). Et s'il en est ainsi, ce tableau nous demande discrètement de quels combats nous fûmes vainqueurs, quand nous nous voyions en David, pour précipiter dans le coin inférieur droit, donc prêt à tomber dans l'oubli, celui qui fut notre alter ego (car, par-delà les enjeux symboliques et théologiques, la lutte de David et Goliath unit à perpétuité ces deux figures, comme, disons, César et Brutus). Mais, cette tête étant celle du peintre, et donc, celle de l'homme qui en fut le premier spectateur, à notre place, nous précédant dans la contemplation, elle est aussi la nôtre, mortelle et amoureuse. Ainsi, le Caravage, ironique peut-être, nous informe déjà, en se mettant en scène, qu'il est  probable que nous finirons par trouver notre maître, comme lui aurait trouvé le sien. L'artiste dont la vie outra la morale, dont la peinture, par la densité des corps qu'elle imposait, fracturait l'idéal antique et renaissant, peintre énergique devant tous, celui-ci nous imposerait  in fine, sans même qu'il sache que la mort le guette, une terrible leçon de désespoir.

    Cela d'autant plus qu'un élément classique de l'art caravagesque réhausse l'effroi du sujet. L'absence de fond réaliste, cette noirceur à partir de laquelle surgissent les deux figures, renforcent l'effet. Les personnages émergent d'un lointain dont l'arrière-plan indistinct signe la profondeur. Ils sont des apparitions, de véritables épiphanies mentales, comme des signes oniriques ou cauchemardesques. Il n'est pas possible d'être distrait par le moindre objet, le moindre détail. Ils sont en pleine lumière, paradoxalement. Ce qu'il faut voir s'impose. Devant cela nulle échappatoire. Face à face détourné des personnages dont nous avons, nous, à débattre, en toute lucidité.

    Ce tableau à l'autoportrait monstrueux est sans aucun doute l'un des accomplissements les plus spectaculaires du peintre sur le visible terrible de l'existence. Là aussi, une sorte de réalisme.