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amour - Page 2

  • Trois minutes pile

    Tu as treize ans (ou à peine plus). Ce n'est pas encore le temps d'Internet, de Google, des réponses à la seconde pour une question (ou un doute, ou une curiosité). Cette chanson te surprend. Le sujet importe peu : une rencontre sans lendemain, ce que la contemporanéité, qui aime la crudité pour se donner l'illusion d'être vraie appelle désormais un plan cul. Rien de plus banal. Ce n'est pas cela qui te trouble et qui fera que cette chanson, jamais tu ne l'oublieras, mais le caractère mystérieux, quasi ésotérique des références : topographiques, musicales, cinématographiques, lesquelles donnent à ces trois petites minutes baignant dans la banalité d'une composition réduite à un ensemble guitares-accordéon une demi-teinte fort belle. Yves Simon ne confond pas la vitesse et la brièveté et son esquisse, parisienne et très cryptée pour toi, a la saveur d'une délicatesse sans romantisme niais, d'une tendresse sans grandiloquence. Mystère des noms propres... Clichy, Rochechouart, Dorléac, Higelin et Polanski : c'est plus qu'il n'en faut pour peupler de fantasmes un monde ennuyeux, forcément ennuyeux.



  • Parmi d'autres...

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    Il y avait, pour lui, une certaine sérénité à s'être rendu compte, au regard de cette contemporaine lubie de l'amour à tout prix, des sentiments en étendard, qu'il devait une belle part, et peut-être le meilleur de ce qui l'avait forgé, à ceux avec lesquels il n'avait eu que des liens raisonnés, raisonnables, institutionnels, un peu froids même, ou passagers, furtifs, comme des parenthèses.

    Ce n'était pas des figures qui l'étreignaient. Il en parlait peu, voire jamais. Elles n'avaient pas l'éclat des amantes ou les passions, vécues, parfois phantasmées en d'autres temps, enserrées dans une mythologie puérile. Les amours, les amitiés à la vie à la mort, les affections, électives ou non... Certes. Mais quid de celui qui, dans sa blouse grise, lui avait appris à lire et à écrire, de celui qui avait dit non,  posément, devant ses pensées échevelées, à l'emporte-pièce, de celui qui le laissa harassé d'une nuit de discussion dans un train (il est descendu en urgence et n'est plus qu'un prénom), de la vieille libraire qui, beauté du hasard, avait pensé à lui ce matin-là, en recevant le dernier Fuentes, de ceux qui ne lui avaient rien confié qu'un certain sourire ironique, dans un musée, devant la énième obscénité de Balthus (et ils voguèrent de salle en salle, sans rien dire ni se revoir), de cet autre qui jubilait en cépages, terroirs, robes, métaphores (tous les sens convoqués), lui donnant le goût du vin, du médecin de famille qui traitait si vite son allergie pour batailler une demi-heure sur la grandeur de Napoléon (Cette fois-là, il revenait juste de Sainte-Hélène), du vieux qui s'était assis sur le banc, à côté de lui, devant Santa Maria del Carmine, et lui avait dit, dans un phrasé cahotique (il comprenait un mot sur deux), l'histoire du bâtiment, sa propre histoire en fait, sa vie (sans outrepasser sa figure de paroissien. Était-il marié, veuf, célibataire ? Il parlait de Dieu.)...

    Quid de tous ceux dont nous croyions n'attendre rien de décisif et qui nous ont laissé, par le plus curieux des cheminements, parfois, ce que nous sommes...

    Photo : X

  • L'amour, en toutes lettres

    Un soir, en 1978, parce qu'il était venu dans la ville où je vivais, Alain Cavalier passa aux actualités régionales, ce qui nous changeait évidemment de la rubrique "bouses, vaches, noix de saint-jacques et maïs" qui donnait le si peu de consistance à ces informations censées nous concerner. De Cavalier, je ne connaissais rien, mais l'extrait que l'on passa me saisit tellement, dans sa fureur presque anodine que je voulus voir ce film, absolument. Il s'agissait de Martin et Léa. Martin, c'est Xavier Saint-Macary, juste, mesuré, sur le fil ; Léa, c'est Isabelle Ho, insaisissable et magique. Ils vivent en couple, dans la vraie vie. Lui, je l'ai revu vingt-cinq ans plus tard, dans un film antérieur de Cavalier, Plein de super. Elle, plus jamais (aucun souvenir d'elle dans Mortelle randonnée...). Lui est mort dix après ce film, d'une crise cardiaque. Elle, trois ans après lui, du sida.

    Ce film est un éblouissement dans l'approche de ce que peut être la complexité amoureuse. Au dessus, et dans un genre beaucoup plus marivaldien, il y a Rohmer... Cavalier, lui, prend l'histoire sans plus de fioritures, au ras d'un quotidien qui désarçonne. Parce que la vie n'est pas toujours à l'image qu'on se fait de ceux qu'on rencontre. Martin et Léa partagent un lien sans immédiateté. Ce n'est pas un jeu mais un risque qui se déploie sans cesse. Avec des failles dans lesquelles ils se sentent parfois prendre corps, paradoxalement.

    Dans l'extrait qui suit, hélas trop court, celui-là même à qui je dois d'être aller les voir, ces deux-là, Martin décide de rompre. Il écrit une lettre...

     


     

    La séquence est incomplète. Il manque quelques secondes. Les plus extraordinaires. Son remords le pousse à mettre le feu à la boîte aux lettres. Brûler sa lettre, les lettres, brûler d'amour. De quoi vous émouvoir pour une éternité.

  • Les bons sentiments

     

    amour,misanthropie,morale

    Claude Lévêque, J'ai rêvé d'un autre monde, 2003

    La condamnation par la morale contemporaine (cette contemporanéité qui ne cesse de revendiquer des droits pourtant) de la misanthropie prouve de facto que les bons sentiments sont une posture, parce que c'est d'un possible et libre refus que naît la vraie liberté. Et c'est une facilité intellectuelle, autant dire rien, de mettre sur le compte de la seule acrimonie digestive la distance que l'on décide de prendre avec le monde. Rien à voir avec une économie du  cœur. Bien au contraire...

  • Mûrir

     

    Est-il jamais allé, Ponge, comme vous, selon les bontés du temps, aux derniers jours d'août, ou début septembre, au recueil des mûres ?

    Il en a fait de beaux encriers, de ces fruits, buissons typographiques, taches où il pointe sa plume de tous les mots décomposés. C'est la beauté spectrale du cheminement sémantique et tu aimerais le savourer, mais il y aurait à te délester des heures répétées à leur faire la chasse, à ces notes inégales sur la portée des ronces dont tu faisais ta manne, dans le sac plastique, gonflant trésor d'où tu dérobais, de ci de là, quelques pépites qui te salissaient les mains. Sa gourmandise ne peut être masquée : la mûre vous dénonce de son identité d'empreinte sanguine...

    Les plus orgueilleuses se tenaient en hauteur, un peu loin du fossé, comme derrière un grillage. Les oiseaux leur feraient la fête, disais-tu.

    Chacun se faisait honneur de revenir chargé, d'être une mule.

    Il fallait les trier, voir, quand les contributions successives s'étalaient dans la bassine, s'il n'y avait pas quelque intrus, une pourriture subreptice. Tu apercevais alors des perles encore rouges, d'acidité immature. Il t'arrivait d'en manger une ou deux pendant la marche. Elles te faisaient grimacer. Puis c'était l'heure du chaudron d'émail jaune, aux deux oreilles enchiffonnées pour qu'on ne se brûlât pas. Et les fruits abandonnaient leur existence aux borborygmes de la cuisson. On pensait au quotidien d'un volcan, islandais ou indonésien, inoffensif pourtant.

    Mais ce qui, par dessus tout, te fascinait allait venir. Elle avait tapissé la grande passoire d'un linge de coton fin. Elle en avait pour le jour cinq ou six, qu'elle jetterait ensuite. Elle versait deux ou trois louches, refermait le linge comme une bourse ancienne, le serrait, le tordait. Le sang, noir ou violacé presque, selon la clarté de la pièce, pissait dans la grande jatte, fuyait doucement. Puis elle recommençait, et son honneur était là : qu'on ne trouvât jamais le moindre grain croquant sous la dent, petit gravier qui aurait dénaturé la gelée.

    Quand, ainsi, elle avait fait la provision des bonheurs d'hiver, pots datés qui ne pouvaient guère être de garde tant nous aimions ce reliquat d'acidité après le sucre qu'ils contenaient, nous pouvions repartir sur les chemins et nos cueillettes s'arrêtaient aux nécessités d'une tarte, d'un saladier de fromage blanc, d'une rigolade entre copains et, parfois, d'une délicatesse simple pour le sourire d'une fille. On ne prenait pas alors de la graine à raison, comme l'écrit Ponge : on sortait juste de l'enfance sans le savoir...


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  • Baudelaire : la Passante et l'Interdit

    On connaît, pour le poème qui suit, les pages remarquables de Walter Benjamin quand il écrit Sur quelques thèmes baudelairiens. La foule, la modernité, un certain prosaïsme sous-jacent. Ce n'est pourtant pas sur ce plan que ce sonnet est une épreuve de vérité. Il y a la rapidité, la saisie immédiate du drame (au sens grec), de la scène circonscrite où tout se joue. Peut-être sommes-nous là devant un des poèmes des Fleurs du Mal les plus beaux, parce qu'au plus près des joyaux du Spleen de Paris. Cela tient à l'extrême contraste entre l'effervescence de la rencontre et le sentiment, non pas insoutenable, mais impensable, de la disparition. Il n'y a chez Baudelaire ni pathos, ni sentiment mielleux. Prime la fulgurance d'une extase. Rien de religieux ou de mystique, contrairement à ce qu'on pourrait croire. C'est l'extase dans toute sa physicité : ce qu'on accroche à soi, au corps, pour toujours, à tout prix.

    À UNE PASSANTE

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.
    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
    Une femme passa, d'une main fastueuse
    Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.
    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
    Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

    Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
    Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
    Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

    Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
    Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
    Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

  • À la frontière

    Il avait ouvert l'un des panneaux de la grande baie vitrée qui donnait sur la terrasse en surplomb de la mer. Il contemplait les sacs éventrés du ciel, gris intense. Il n'était pas nuit mais illusoire de croire encore à la lumière vraie et rassurante. La pluie, très forte, faisait bruit de tempête alors même qu'il y avait à peine pointe de vent. Son esprit fut traversé par l'image de la pierre-ponce, puis plus rien, pendant longtemps. À regarder la pluie. Indéfiniment

    jusqu'à ce que son visage réapparût.

    Il en était ainsi depuis quatre jours, quatre longs jours, amenant à confondre les heures, suspendre son jugement, d'être ainsi enfermé, ou presque, à soi-même, seul qu'il était. Mais nul déchaînement à verse ne réduirait la salinité de l'océan

    de même que toutes les histoires advenues et à venir ne ferait disparaître son visage.

    Il en était ainsi, qu'il revînt, œil et lèvres, entre ses lèvres à lui, tremblantes comme le linge à dépendre (mais trop tard, trempés...) dehors, œil, sourcils, arête du nez, et la salinité de la mer, que rien ne réduirait, jamais rassasiée de l'eau douce qui n'avait pas le temps de flaquer, d'onduler en surface, la salinité fixant pour toujours la mesure des choses,

    comme les sels argentiques de la mémoire, à toute heure, faisaient paraître ses cheveux drus et mouillés, encadrant son visage.

     

  • Ce qu'il faut se dire...

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    -C'est vrai que tu ne l'as jamais revu ?

    -N'essaie pas de fouiller dans mon sommeil.

     

  • masculin-féminin : toute une histoire

    Le mépris, ce n'est pas la méprise. La méprise n'étant pas elle-même toujours méprise. Quand mépriser est éloigner, se mépriser n'est peut-être rien d'autre que de s'imposer à soi comme bourreau. Dans la méprise, il y a l'erreur. L'erreur de ne pas vouloir admettre que morts, nous ne serons rien ; que morts, nous aurons rendu les armes, à commencer par celles grâce auxquelles nous nous sentions sinon libres, du moins protégés. Mais nous nous sommes mépris, et ainsi, avons coupé le pont pour qui venait vers nous. Et nous parions de tout cet arbitraire du sentiment social, ce dans quoi nous fondons notre ignorance de la vie, de l'autre, de soi. Le mépris, c'est ne pas savoir perdre, avoir peur de perdre. Et tirer sa révérence à l'inconnu ; ne pas accepter de croire (hors de toute divinité). Alors qu'il faut croire pour la beauté du geste, croire pour le potentiel défié face à la défaite. Croire, tendrement, totalement, tragiquement. Ce que Jean-Luc Godard filme comme personne, parce que son nom est personne, soit : celui (ou celle) dont l'identité ne m'est pas encore connue, ou que je connais déjà, et dont je voudrais qu'il (ou elle) ne fût pas, et qui restera en moi, jusqu'à la mort, mais que, pire encore, j'aurais pu ne jamais connaître, et qui m'aurait manqué, comme il (ou elle) me manque, infiniment.



  • Feux sacrés

     

    La Nuit de l'iguane, avant d'être du Huston, c'est du Tennessee Williams, une arme sulfureuse, une tension moite. Les personnages sont à la limite de l'acceptable social, sans jamais tomber dans le glauque. Ils sont furieux : en clair, habités de désir. Richard Burton joue un prêtre banni pour fornication et reconverti en guide touristique. Ava Gardner tient un hôtel. Lui a déjà ce qui ne le quittera plus : le regard abîmé, d'un bleu fascinant, l'œil toujours au-delà de ce qui est en train de se dérouler, comme en attente de la catastrophe. Elle a quarante-deux ans. Elle n'a plus sa grâce glacée. Elle a déjà bien vécu, hors et devant l'écran. Elle ne triche pas. On la contemple, on l'écoute jouer la violence de celle qui ne renonce pas. Elle est belle, belle, très belle. Une actrice très belle, à la fois l'œil, la voix, le corps. Dans le film, sa rivale symbolique s'appelle Sue Lyon, la petite Lolita du très surévalué Kubrick, rejouant un peu le même air pathétique ; et dans un curieux dédoublement, le spectateur se dit que la réalité rejoint la fiction. Il n'y a pas photo. La lycéenne, pour autant qu'elle parvienne à ses fins, peut retourner dans sa cour de récréation car, plus que dans ses films antérieurs où sa plastique masquait  encore ce qu'elle était, Ava Gardner est sans rivale, parce que la vie, celle qui assume d'être la vie, est sans rivale...