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amour - Page 3

  • Femme en bleu (IV) : Vermeer

      Vermeer, Femme en bleu lisant une lettre, 1664,  Rijkmuseum Amsterdam

    Son âme et son cœur semblent aussi lointains que l'est à distance le regard du spectateur. Son profil ne permet pas de juger de sa beauté et le bleu de sa robe, comme un ciel envoilé de gaze, se découpe dans le jaune et le blanc lui-même un peu bleuté du fond. Les plis de la robe ont une raideur que normalement nous associerions à une morale un peu sèche, ou à la retenue d'un triomphe bourgeois, comme si l'habit disait, selon l'habitude, l'être. Mais, dans ce tableau, on sent une telle suspension du temps (ce temps de plus en plus assigné à l'ordonnance de l'avoir) que cette raideur semble plutôt suggérer la tension interne du corps qui en fait son armure.

    La peinture figurative fixe un moment. Certes, on peut, à partir d'indices, remonter le fil de l'histoire, envisager sa suite, mais en suivant un processus qui incline vers la linéarité du temps, comme si tout ce que nous vivions, nous ne le vivions qu'une seule fois, comme si notre existence était structurée par le motif de l'unicité. La peinture tend vers le point. Nous savons qu'il n'en est rien, dans nos vies. Mais nous raisonnons souvent devant un tableau en nous interdisant de penser la répétition ; et cette œuvre de Vermeer donne soudain l'occasion de s'engoufrer dans la brèche.

    Vermeer est un peintre secret ; il est aussi un peintre du secret. Ses personnages ne sont pourtant jamais surpris dans une situation incongrue, bien au contraire. La banalité est peut-être son maître-mot. Il n'y a pourtant pas plus intriguant que ce mystère du quotidien à travers lequel nous nous sentons saisis d'une absence indéchiffrable du sujet, de son retrait du monde. Vermeer impose une blancheur à son contemplateur. Les gestes ne sont jamais achevés. On reste dans l'expectative, parce que les personnages eux-mêmes semblent se soustraire à l'attention et au cours des choses.

    Par exemple, cette femme en bleu lisant une lettre. Il est bien difficile d'appréhender les sentiments du personnage. Chagrin, inquiétude, bonheur ? On pourrait travailler les traits, les postures : l'infime parole que secrètent une ombre, le jeu des distances. Je me suis souvent demandé vers quelle interprétation il fallait s'orienter : en clair, comprendre au mieux la boussole du visible. Et tant que cette question portait tout le sens de mon regard, ce tableau est demeuré une pièce de musée, vu, il y a longtemps, au Rijk, quelque chose de beau, très beau même, avec un point attendrissant dans la clôture de l'espace, sans la fenêtre à moitié ouverte (et donc à moitié fermée) que l'on trouve si fréquemment chez ce peintre. Cette fermeture, ce repli de l'être vers le coin semblaient en contradiction avec la centralité du sujet, son ampleur, jusque dans la robe qui s'étend, comme une mer (si bien qu'on se demande si elle ne serait pas enceinte). Elle lit. Il fait silence autour d'elle. L'extérieur est congédié et l'intérieur est impensable. Elle lit, et si l'on en reste à cette limite du fait unique, le visage peut en effet offrir tous les interprétations possibles et même le plus fort des désarrois n'atteint pas la profondeur de vie que la supposition suivante, évidemment absurde quand on prend un tableau pour un point défini dans le temps, à savoir que la représentation de Vermeer est effectivement une re-présentation.

    Mais si elle a déjà lu la lettre... Une fois, dix fois, vingt fois. Ailleurs, dans une autre pièce, dans une autre maison. Quelle importance... La clôture du lieu, cet encerclement des sièges qui la rend d'une certaine manière inatteignable pourraient être vus comme le dessein du sujet à vouloir jouir, seul, dans la répétition de ce qui touche (en bien comme en mal) et dont il est impossible de se détacher. Ce sont ses mains qui cristallisent le sens : leur tenue, leur fermeté. Elles tiennent la lettre comme son âme tient à l'encre qu'on y a déposé. Nous connaissons cela, tous : ces morceaux de papier, ces messages, ces billets, dont nous usons (ou avons usé) la matière physique tant la matière affective nous y ramène, partagés entre l'envie et la nécessité (1). Ce sont ses mains qui démentent l'unicité. Elles ont la puissance des poings. Ce tableau se développe comme un refuge, raconte une attente (que toute la maisonnée soit partie), le battement du cœur, le tremblement des lèvres, et les yeux qui ne lisent plus vraiment, puisqu'ils connaissent entièrement le fond de la missive. Ses mains concentrent toute sa volonté de revenir à la lettre.

    Cette femme en bleu est ainsi indissociable d'une sensibilité dont la force est telle qu'elle ne prend toute sa signification que dans l'itération. Y revenir, sans cesse, pour autant que le monde, la vie nous en laissent le choix. Ce tableau devient, dans cette perspective, l'un des plus émouvants que l'on puisse contempler, sans que cette émotion en détruise la parfaite harmonie. Sa grandeur est là : dans l'équilibre improbable entre une effervescence palpable et une pesanteur imposée par l'ordre social et moral. Cette œuvre parle de ce que nous ne pouvons pas dire, de ce que nous devons taire, parfois, souvent, toujours... Il y a, hors de toute identification qui nous abstrairait de nous-mêmes,  une part de nous-mêmes dans cette femme en bleu, qui ne dit rien, qui ne bouge pas, qui nous ignore...

     

    (1)Faut-il se résoudre à considérer qu'il en est de même des mails ?

     

     

  • 8-Samedi après-midi, au MP3

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

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    ... encore un coup...



     

    ...Fernando et Jaime ne viendront pas. Ils sont partis voir Rafael à Valence. Pour trois jours. J'aurais bien voulu venir mais je suis à court. Plus un centime. J'ai téléphoné à Firmin et Angelica parce que sérieusement je ne me vois pas ramer quatre heures ici, et c'est pourtant ici qu'on est le mieux, ou le moins mal, à glander, oui, glander bien sûr, mais au frais de l'air conditionné, dans les boutiques, quand on sent le souffle qui vous transit, et même si on raconte qu'il y a des risques dans les écarts de température ; vrai d'ailleurs : le frère de Jaime a attrapé une pneumonie à Madrid l'été dernier en travaillant dans l'approvisionnement frigorifique, il a failli y passer, mais ici on a de la marge, juste une clim ; il fait frais, juste frais, quand dehors, on crève de chaud, presque la mort, quarante et plus, l'été à Séville, si bien que même assis sur un banc, à l'ombre de la Giralda, tu crèves, à vouloir boire sans cesse du granizado de limon, parce qu'à en boire trop, c'est chaud-froid, et les intestins qui prennent, ce qui fait qu'on n'a pas le choix, quand on ne veut pas rester à la maison, le père, la mère, les deux frangines, insupportables, il reste la galerie marchande, l'ancienne gare transformée en galerie marchande, une ancienne gare, là où on pouvait traîner, déjà, avant, comme toutes les cloches qui traînent autour des gares, j'en ai vu, de toutes les gares, un nid à cloches, pour une pièce ou une cigarette, et moi, un peu pareil en somme, des fois à taxer une clope, sauf que, évidemment, je ne suis pas une cloche, et je ne veux pas, seulement un gars qui attend Firmin et Angelica, en espérant qu'ils viennent, pour faire le tour des magasins, et ne rien acheter mais faire semblant de pouvoir, quoique les vendeurs, pas idiots, et traîner, encore, des fois qu'il y aurait une jolie nana, un peu comme Nati, déjà six mois, Nati, même si alors, une fille, j'ai besoin de fric pour qu'on aille ailleurs, hors d'ici, je veux dire, parce qu'ailleurs ne peut pas être si loin d'ici, à la galerie marchande, qu'on n'y revienne pas de tout l'été pour s'y embrasser, appuyés à la rambarde, et c'est pour ça que Nati est partie, quand elle a compris que je n'avais pas les moyens, les moyens, et pourtant elle disait que ce n'était pas grave, mais pour moi, grave, une embrouille, mon orgueil, elle est avec un autre, je les ai croisés, devant chez Suarez, éclairage bleu et orange au coin de mon œil gauche, j'y pense souvent, à Nati, surtout quand je suis avec Firmin et Angelica, qui se sont rencontrés là, devant chez SuperStarzzz, sur une affaire de chemises à carreaux, elle avait un petit boulot, en clair : il a emballé la vendeuse, et l'affaire fonctionne, et moi je traîne, comme chaque samedi après-midi, avec pour la énième fois pas le choix : ou tu regardes en marchant lentement, lentement, les fringues, les pochettes CD, le packaging des jeux vidéos, les gens buvant une bière fraîche ; ou tu t'appuies contre la rambarde et tu espères qu'une fille passera, jeune, jolie, douce, mais ça arrive une fois l'an, et parfois l'histoire dure, comme Firmin et Angelica qui n'arrivent toujours pas, ce qui n'est pas plus mal, en fait, parce qu'ils vont à peine regarder les vitrines, à peine me parler surtout, et s'embrasser à longueur de temps, pendant que je serai là, à tenir la chandelle, sans qu'on ait grand chose à se dire, et tout compte fait, autant se tenir contre la rambarde, ne rien faire, penser à la chaleur dure de Séville, se convaincre qu'on est bien, là, mieux qu'ailleurs, prendre l'habitude, garder l'habitude d'attendre, prier que Firmin me téléphone pour dire non, attendre, et croire : ce n'est que pour un temps. Et je remets du son,





    pour que ça passe, pour que tout passe...

     Photo : Séville, une ancienne gare transformée en galerie marchande
    Texte "À l'aveugle" : La Rambarde

     

  • Gravité et intervalle


     

    L'ouverture mozartienne de Don Giovanni  dissuade d'emblée qu'il puisse y avoir en matière de libertinage autre chose qu'un affrontement perdu d'avance avec l'ordre. L'histoire commence en mineur et surprend. On attendait la frivolité ; le compositeur développe une noirceur terrifiante. Mais on croit pourtant que tout peut aller au mieux quand arrive la deuxième partie, en majeur, enjouée, un peu mondaine, pleine de grâce. Erreur fatale s'il en est, que tout l'opéra essaie de contourner, en vain, puisque ce fracas initial reviendra à la fin, quand Don Giovanni cèdera devant la force du Commandeur. C'est beau, terriblement beau, et dirigé par Furtwängler, la musique est d'une rigueur en correspondance avec la finalité éthique du propos.

  • Urbi et orbi

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    Roman Opalka, Détail, 1965

     

    Tu crois que c'est le silence qui te fait peur, la fenêtre ouverte sur la cour intérieure, et pas une fenêtre allumée. À croire qu'ils sont tous partis, ceux vers lesquels tes regards se tournent parfois, les avant-bras appuyés contre le rebord, à fumer une cigarette, ces inconnus entr'aperçus, et que tu ne reconnaîtrais pas dans la rue. il est pourtant certain que tu les croises mais ils ne sont pas plus que des quidam. Ils sont des probabilités de voisinage quand, par tu ne sais quel hasard, leur visage te revient en mémoire, qu'ils te disent quelque chose, ces visages. Mais te dire quelque chose est une expression bien inadéquate, parce que justement avec eux tu n'échanges jamais rien. Ils sont dans le décor. Ils comptent infiniment moins que ces regards du cœur que tu contemples de loin en loin, comme des fanaux de ta propre certitude d'être, dans l'inconsistance du temps qui passe, malgré tout. Il pleut, doucement : c'est un froissement à peine perceptible, cadrant si bien avec cette obscurité de fils emmêlés avec lesquels tu te débats. La pluie, oui, un fil, des fils, pour l'heure venue jusqu'au passage d'un nouveau jour. Le silence ne te fait pas peur, tu te trompes : ce serait de ne jamais pouvoir le retrouver qui t'inquiète, comme de perdre à jamais quelqu'un que tu aimes...

  • 5-Célébration

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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    Peut-être dira-t-elle, un jour, en se revoyant dans sa majesté virevoltante de femme devenue épouse que son amour devenu union, avec lui, qui fut du reste de sa vie, que cet amour de chrétienne d'Orient était un défi à l'ordre mainte fois réitéré, qui voulût qu'on ne se mélangeât pas, non seulement dans le sang, les chairs, l'odeur des corps, le goût des lèvres et le souvenir des vêtements, mais plus simplement dans la proximité des marchés, des maisons, des places, et que les rues fussent d'abord des corridors.

    Peut-être pensera-t-elle à son sourire comme à une manne, pour l'éternité de ses vieilles soirées, insoucieuse d'avoir été abandonnée à la morgue politique.

    *

    Je regarde cette photo.

    Qu'en est-il de ce que nous aurons cru être décisif ? L'attendu mémorable peut-il se réduire en poussière, ne devenir tout au plus, avec le temps, qu'un lieu périphérique de notre devenu, voire une impasse que nous feignons d'ignorer ?

    Je regarde cette photo.

    Le jour du mariage. Il y avait le monde : la famille, les amis, la sociabilité, l'agencement prévisible de la boîte à souvenirs. Chacun de nous, en des occasions diverses, a connu ces heures modernes où nous savions pouvoir nous abandonner à ces autres demeures du temps que sont les instruments de la technique.

    Je regarde cette photo.

    Nous abandonner à ces demeures qui sont comme des chambres empruntées sur une route rectiligne. Aussi fastueuses soient-elles, elles n'auront jamais la magnificence du murmure complice ou de ces images labiles et déformées qui courent, elles, à travers champs, sous le ciel mystérieux de notre mémoire incertaine.


    Photo : Mariage d'une institutrice chrétienne à Gaza

    Texte "À l'aveugle" : A feu et à sang

  • 1-Les nuits d'étoile-absinthe

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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                                                                                                  À ceux et celles qui tiennent (à) l'alcool, malgré tout

    Parfois, tu es ce cavalier qui, ayant parcouru une grande étendue gelée, s'enquit auprès d'un paysan de l'emplacement du lac de Constance, lequel paysan lui répondit qu'il venait d'y passer au galop. Alors, découvrant quelle épreuve folle il venait de traverser (ainsi peut-on dire) il tomba de selle et mourut. Sans courir de tels périls, il arrive que tu sois fourbu de chagrin, d'ennui ou de désolation, et que tu boives. Tu peux alors t'abandonner au banc le plus isolé ou au trottoir le plus froid. Ton corps est engourdi, attiré vers le bas et les mots (les pensées, ne rêvons pas...) tournent, les syllabes se perdent.

    Parfois tu soudoies ta faiblesse en la charmant d'une traîtrise querelleuse, parfois tu es déjà au delà, réduit à l'indifférence, qui serait belle et douce si tu n'étais pas très loin de la maison. Tu as grandi, tu t'es émancipé et tu as passé depuis longtemps en revue le bataillon des alcools forts. Ainsi as-tu cru pouvoir tenir, la distance, ton rang, l'absinthe, et derrière l'absinthe, l'absente, ce soir-là.

    Rien n'y fait. Tu es vaincu, et la place se videra (les mots se voileront progressivement à ton corps fermé), se videra. Tu t'endormiras et à l'aube la lame du soleil vif ouvrira tes paupières. Ton dos aura épousé comme jamais les petits pavés. Tu te redresseras. Tes trippes grelotteront. Un passant te jettera un œil torve, et toi, tu souriras, chu de ton insouciante jeunesse, de ne pas être mort, étouffé dans ton vomi.

    Alors, sciemment cette fois, tu t'allonges à nouveau contre le pavé et, d'un endroit inconnu de toi, pièce intérieure jamais dite de ton présent, monte un rire, amertume et sel mêlés, en pensant à cet amour désormais d'un siècle passé, fée verte évanouie, un rire achagriné et pourtant serein à te faire passer pour un fou, dont tu remercies le ciel qui est là, là, ici et là, à plein visage...

    Photo : Champs-Élysées, passage à l'an 2000, 31 décembre 1999/1 janvier 2000

    Texte "À l'aveugle" : À la rue

  • Rohmer, littoralement

    Il y a un an tout juste disparaissait Éric Rohmer. La tristesse n'est pas de mise. Il demeure.

    J'avais le lendemain écrit un de mes premiers textes sur Off-shore, et je voudrais partir du titre que je lui avais donné parce que ce choix quasi instinctif n'était en fait pas anodin. La traversée des apparences. La référence explicite à un roman de Virginia Woolf, ou plutôt : à la première traduction française qu'on en fit (1), correspondait à une volonté de rapprocher l'étrange voyage initiatique du roman avec ce qui me semblait être une constance rohmérienne : creuser les faux semblants du discours, filmer un théâtre de la cruauté avec une certaine malice afin que le spectateur lui-même se laissât prendre au(x) jeu(x) des différents protagonistes, sans tomber dans les travers d'un tragique facile.

    Puis, j'ai repensé à ce rapprochement peut-être discutable, je l'ai considéré avec circonspection, mais, comme s'il n'avait été, en fait, qu'une première prise devant quelque chose qui m'importait davantage, j'ai fini par penser que derrière tout cela, il y avait un murmure capable de mieux nouer mes attaches à ce cinéaste. Autre référence woolfienne : Les Vagues (The Waves, 1931), avec son continuum de monologues à six personnages, entrecoupés de brefs récits centrés sur une évocation de la côte. Un roman où l'on parle, beaucoup, beaucoup. Comme dans les films de Rohmer, qui, lui aussi, a aimé la mer. Et j'en suis revenu à deux films qui me sont chers entre tous : Pauline à la plage (1983) et Conte d'été (1995). Plusieurs raisons à cela.

    Une actrice d'abord. Rare, parce que sa filmographie n'est guère étoffée, ce qui en fait une personne intimement lié à l'univers du réalisateur. Amanda Langlet, faisant d'une certaine manière le lien entre les deux univers. Dans Pauline à la plage, elle est adolescente et n'est que le témoin privilégié du jeu d'adultes qui occupe Fédor Atkine, Pascal Grégory et Arielle Dombasle. Elle serait, un peu lointaine et amusée, comme à une fenêtre surplombant un labyrinthe où évoluent ceux qui, par l'âge et la maturité, sont censés la dominer. C'est un moment d'éducation sentimentale, à la réserve près que cette éducation, du point de vue rohmérien, demeure toujours en partie insoluble, puisque, symboliquement, de ce labyrinthe, il n'est pas possible d'envisager tous les lieux avec la même lisibilité/visibilité ni de suivre avec une égale attention tous les protagonistes.

    On la retrouve douze ans plus tard en Margot, ethnographe de terre-neuvas, l'une des trois amoureuses possibles de Gaspard (joué par Melvil Poupaud). Rôle central et pourtant comme dans la perte inéluctable de cette centralité. On repense régulièrement à Pauline et (Rohmer y pensa-t-il ?), il vient à l'esprit que la chance adolescente d'avoir pu observer des adultes jouer n'avait en fait servi à rien, que devant l'irruption des sentiments l'individu, à moins d'avoir délibérément choisi le cynisme ou la défense ferme (le type passif-agressif), est dépourvu et qu'il n'a plus qu'à sonder dans l'autre les signes d'espérer ou de désespérer. Elle espérera en vain, quoi qu'elle en dise...

    Dans les deux films, le bord de mer, la plage, le halage, le littoral. C'est-à-dire une zone frontière, aux limites passablement mouvantes. Le sable mouvant. Y mettre ou non un pied, y laisser ou non sa trace, avant que la mer reprenne le dessus. Le littoral : là que Margot et Gaspard discutent longuement, de ce qu'ils sont, ne sont pas, avec le bruissement furtif de ce qu'ils pourraient être (l'un pour l'autre), mais vaguement. Jamais de frontalité à cette frontière, rien de démarqué définitivement. Suivre la côte découpée, plus ou moins en retrait de la mer ; la mer elle-même plus ou moins en retrait sur le sable. Confession passagère, chemin passé, dans l'émouvante tiédeur de l'été. En clair (mais est-ce l'expression adéquate...) y aller ou pas...

    Les lieux de ces deux films, mais plus encore pour le second, sont plus que jamais rohmériens : ils sont littéralement Rohmer, en ce sens qu'ils donnent l'apparence de la légèreté, voire de la futilité, alors que le cinéaste nous rappelle une évidence : il n'y a pas de vacance à être. Toujours ceux qui veulent vivre sont saisis par un mouvement dont ils n'arrivent qu'à comprendre une partie, à leurs risques et périls, tout du moins au début. Chez lui, comme chez Woolf, une fluctuation interne (la vie mystérieuse qui rôde en nous) se mélange à une fluctuation externe (le monde qui va sa route) et voilà qu'il y a friction/fiction. Il n'est peut-être rien de plus vraiment dit, dans Conte d'été, où pourtant les personnages ne cessent de parler, que l'adresse du paysage à notre regard, ni tout à fait le même, ni tout à fait autre. Chaque promenade a sa tonalité, sa clef et son mode. On croit que les personnages rabâchent, radotent, ressassent, alors qu'ils varient, évoluent, revenant sur leurs pas discursifs, déformant une première image, puis une autre, puis une autre. La parole, toujours recommencée, dont nous suivons les alternances et les alternatives. Et tout discours est étymologiquement dis-cursus, un détour.

    Pour qui connaît les côtes malouines et leurs environs, nul doute que l'endroit attendait Rohmer et son théâtre, parce que là, le moindre point en perspective, pourtant si proche à l'œil, à vol d'oiseau, selon l'expression consacrée, est une aventure indécises et surprenante. L'objet du désir est proche et lointain. Se croire auprès de lui, lui parler, le toucher (physiquement et intérieurement), oui, mais ce n'est peut-être qu'une illusion. Une illusion que l'on poursuit, avec l'acharnement de ce qui vous détruit de vous construire, invitus, invitam, pour faire un clin racinien (2). Ou un ravissement (mais on sait, avec Duras, et même après Dom Juan, que le ravissement est une douceur mortelle), à voir, à revoir, comme l'extrait ci-dessous.



     

    (1)The Voyage Out (1915) fut aussi publié, en 1952, sous le titre Croisière.

    (2)Racine écrivit les cinq actes de Bérénice à partir de la phrase latine suivante : Berenicem Titus invitus invitam dimisit (Titus renvoya Bérénice malgré lui, malgré elle).

     

  • Seul à seule

    Il a poussé la porte de la grande salle, où s'était engouffré largement le soleil d'est. il a dû fermer les yeux un temps avant de les rouvrir lentement. C'est l'été et le silence, enfin. Sur la table en chêne, il a vu le bol, son bol, sur lequel est écrit Clarisse, et en s'approchant a compris qu'elle n'y avait pas touché, ou si peu. Elle n'aime guère le café et se lève rarement tôt en vacances. Lui avait encore dans la tête la fatigue du trajet pour venir jusqu'ici. Il avait dormi comme une pierre. Bruxelles est loin.

    Il l'a aperçue, dehors, à travers la grande baie vitrée, et au delà d'elle la longue prairie, le petit bois à gauche, le lac qui brillait comme une tôle. Le ciel était limpide. Elle était sur le transat en plastique blanc, les jambes fléchies, les bras croisés sur les genoux, le buste penché en avant, le front posé sur ses bras. Il s'est approché de la grande baie et l'a regardée sans rien dire, sans essayer d'attirer son attention en frappant au carreau. Ils sont restés ainsi une éternité, avant qu'elle ne relève la tête et , comme si elle avait enfin senti sa présence, elle s'est tournée enfin vers lui, les yeux rougis par le chagrin. Il aurait voulu soutenir son regard mais il cherchait imperceptiblement une échappée vers le lointain, un lointain dans l'espace, qui n'était qu'une remise dans le temps, celle d'un espoir chaque mois anéanti depuis trois ans qu'il y aurait alors de joyeusement batailler sur le choix d'un prénom.

  • 9-La Rambarde


    "À aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Certaines photographies n'en sont pas, ou pour le moins, elles excèdent les limites généralement admises, d'être un instant saisi, une suspension sublimée. Dès réception, je n'ai pas considéré autrement ce cliché que comme un plan, le plan initial d'un film qui ainsi allait me conduire je ne savais où. Mais, d'un autre côté, je connaissais l'origine de ce déplacement vers le cinéma. C'était cette brusque immersion dans un souvenir cinématographique lointain, quand je passai une année à écouter Claude-Jean Philippe présenter le film de la nuit, pour le Ciné-Club, et cette année-là il y eut un cycle Wenders, les vieux Wenders, ceux d'avant la catastrophe de Paris-Texas.

    Alors, scrutant la proposition que m'avait faite Georges a. Bertrand, je décidai de prolonger la réminiscence wendersienne jusqu'à son point ultime de rapprochement et je considérai d'abord que cette photo aurait pu être un instant magique d'Alice dans les villes. Le mélange de verre et de structures métalliques, l'impression (est-elle justifiée ?) que nous sommes dans une gare, le grain un peu passé du noir et blanc me rappelaient la puissance de ce film (que je n'ai jamais voulu revoir, parce qu'il faut savoir vivre aussi sans ce qui nous importe, ou avec ce qui nous importe, mais d'une autre manière...), et cette puissance se nourrit dans ma mémoire d'une temporalité qui se délite doucement comme un songe dont on ne voudrait pas se départir, d'une errance urbaine, délicieuse et fébrile.

    Et, détour du temps consacré à regarder toujours la même chose, cette photographie d'où venait une résistance incernable, est remontée une musique, sur une scène d'escalator (mais peut-être fais-je fausse route ?), avec le visage de Rudiger Vögler et celui d'Alice : le blues lancinant de Canned Heat matiné d'un écho oriental, la voix nasillarde et prenante de Bob Hite. On the road again.


     
     

    Il y avait cette contre-plongée qui dans sa tension verticale invitait le regard vers la toiture, horizon armaturé. Pourtant, la rambarde à mi-hauteur portait (si je puis le dire ainsi) un démenti, une quasi contradiction. Aurait-elle suffi, cette rambarde, dans un plan-séquence durant les deux premières minutes de la chanson (et pourquoi ne pas envisager une telle longueur ?) ? Aurait-elle suffi ? Je ne crois pas. Certes, elle est là, comme un point dramatique, mais seulement en support. Élément du décor, disons. Pas exactement. On penserait que c'est le personnage qui fait tout, qui hérite de la seule force capable de rompre l'inertie d'un film ainsi engagé dans le temps, puisqu'il ne peut y avoir scénario sans personnage (de quelque façon que ce soit. La voix off est un subterfuge...).

    Oui, le personnage, mais quoi en lui ? Sa silhouette est lointaine, un presque anonymat dans un espace où l'on imagine l'air circuler, les odeurs courir et les bruits se répercuter (bien sûr on n'entend rien puisqu'il y a la bande-son...). Le personnage, de dos, en attente, en attente, car, tout, ou peu s'en faut, est dans les bras, ces bras séparés du corps, de chaque côté du tronc, tronc lui-même légèrement incliné vers l'arrière pour prendre appui sur la rambarde. Corps en croix, démuni, devant le temps qui passe et peut-être les pensées autour d'une rencontre perdue, d'un hasard mal négocié (comme on le dit d'un virage et c'est une sortie de route...), mais dans ce cas il faut admettre que lorsque le personnage bougera, laissant tomber ses bras le long du corps, ce sera pour quitter le plan et l'histoire commencera sur un homme qui traverse un hall de gare, sort de la gare, monte dans une voiture (ou prend un taxi).

    Filons sur un autre chemin : corps en croix, démuni, devant le temps qui passe à attendre quelqu'un dont évidemment nous ne savons rien, mais cela signifierait que ces bras étendus ne tomberont plus le long du corps, mais partiront vers l'avant pour prendre l'attendu(e), le corps de l'autre, le désir enfin touché et l'histoire s'enfuira sur un autre plan (cinématographique) : celui fascinant de ce visage attendu, visage magnifique, et l'on se dira que la gare est un début, qu'il y a un voyage qui a été fait, que le héros va devoir faire avec le voyage de l'autre, leurs histoires se croisent. Il a une voiture, elle est au parking. il est anglais ; elle est japonaise mais a toujours vécu à Londres (La gare ici n'est pas londonienne. Nous sommes dans une ville plus  modeste.). Lui va bientôt repartir.

    Pour l'heure, il est immobile, la musique de Canned Heat dure, puis se retire progressivement et une voix off la couvre, la sienne, mais il ne dit rien, il fredonne, il balbutie les paroles de cette même chanson, il en imite la rythmique, il alterne, il cafouille, en boucle et tout ce qu'on devine, c'est qu'il est heureux, discrètement heureux. Son corps ainsi éployé, dans l'anonymat de la distance prise par l'objectif, est l'indice de son âme ravie à l'impersonnalité du lieu. De ses bras, en quelque sorte, il contient la rambarde, en amadoue la rigueur.

    Tout cela n'est en soi que très banal (pour l'une ou l'autre des solutions, parmi les multiples que l'on pourrait bâtir à partir de ce corps en arrière, légèrement, et ces bras tendus). Pourtant, ce premier plan, avec sa contre-plongée et l'intuition qu'elle donne d'une durée longue (peut-être aussi parce que le plan est large, comme si l'espace dépliait la temporalité), serait puissant d'être infiniment étiré, que le spectateur puisse en son for intérieur se dire, un peu agacé : mais qu'est-ce qu'il fait ? ( s'interrogeant alors et sur le réalisateur, et sur le personnage...).

     C'est ce que je me demande encore, dans une autre mesure, en regardant cette photographie. Oui, qu'est-ce qui se fait, se passe (ou ne se passe pas) que je ne puisse pas imaginer à partir de ce cliché la sanglante ouverture d'un film de gangs taIwanais, sur une musique forte, violente, et qu'en quelques secondes le gars à la rambarde s'effondre et que moi, spectateur, je comprenne que voilà c'est parti, déjà un mort, que je le comprenne alors qu'il ne se passe plus rien, pendant quelques instants, le corps n'étant plus visible que grâce au crâne. Mais je sais que ce n'est pas possible.

    Qu'est-ce ?, sinon une lenteur induite (non pas une immobilité) qui ne cadre pas, menant ailleurs. Qu'est-ce ?, sinon ce qui te laisse libre, dans le choix de l'autre, de l'œil qui a choisi pour toi, de te soumettre à un rythme, à une certaine orientation du regard et de la vie. Quelque chose d'indicible, autour duquel s'épuiser avec bonheur, parce que cette photographie anonymée croise (comme on dit d'un bateau qu'il croise en une mer quelconque) en des eaux territoriales d'une mémoire filante. Wendersien...

     

     

     

     



     

     

  • Le code barre c'est...

    code barre codes barres

     

    comme qui dirait le caryotype de...


     

    de l'objet, du truc, du machin, de la chose, les choses, tout ce qui est disponible, tout ce qui se vend, je vais voir en réserve, le bruit de la lecture magnétique à la caisse, électrocardiogramme du consommateur, parcours Ikéa, pardon, mademoiselle, vous pouvez ouvrir votre sac ?, parce que le code barre induit aussi que vous vous soumettiez au droit de la chose, du détenteur de la chose, ce modèle n'existe plus qu'en bleu, là-bas, choses à vendre et nous dans la file d'attente, en face de la caisse 61, il y a une borne pour vérifier le prix, parce que l'identité de la chose est son prix, toujours TTC, gain de productivité, rayon surgelés, le film plastique enveloppant la viande, les packs de lait et d'eau, pas la peine de les sortir de votre caddy, et elle se penche avec son instrument laser, vlan, Star Wars en grande surface,  la carte maison, avantageuse une fois par mois, en temps de crise ce n'est pas rien, suivre le parcours du colis, sur ce nuancier vous avez le choix entre trente-neuf rouges différents, vous me dites j'introduis le code et je vous sors le pot, la petite lumière et la sonnerie à la porte du magasin, le règne des choses, rien ne doit se perdre parce que tout est cassable, putrescible, comestible, consommable, et doit être consommé, mais il faut qu'on le sache pour nos statistiques, réapprovisionner, fitter/happier/more productive/confortable/, savoir où on en est du stock, éviter le stock et privilégier le flux tendu, alors il faut qu'on sache où on en est des choses, ça n'a pas de prix,  traçabilité, tra abilité, ra abil té, a   il té, a    i té, a      té, a      t...

    L'homo œconomicus de la présente postmodernité  a ainsi posé une symbolique égalité entre les êtres et les objets...

    alors que nous ne sommes pas des objets, des choses, parce que nous ne vivons pas des choses mais des moments, avoir des souvenirs, le répertoire toujours indécis de l'existence, l'aléatoire, faire des listes, oublier sa liste, rayer de la liste, partir, revenir, revenir sur ce à quoi on tient,  même quand on n'y tient plus, aimer, que tout se joue, infiniment, dans l'espace non linéaire du cœur, du sexe, des yeux, du cerveau, des mains, des odeurs, n'être pas toujours sous contrôle, ne pas être sa carte d'identité, son numéro de passeport, fût-il biométrique, avoir un certain  goût pour la mer à 16°, la brume de chaleur, Franck Sinatra (et s'entendre dire : mais comment tu peux aimer Sinatra ?), etc, refuser de s'abonner et de collectionner les cartes à code barre qui te feront gagner du temps, de l'argent, de la considération (you are a VIP, man, with all these cards : Printemps, Nocibé, Auchan, Leroy-Merlin, Marrionnaud, Fnac, UGC, Ikéa., Galeries Lafayette,...), je ne veux pas être soluble dans le brouet libéral (chant du présomptif...), mais insoluble, y compris à soi-même, surtout à soi-même peut-être, tout ce que nous gardons dans notre mémoire (c'est-à-dire, tout ce qui ne se met pas en mémoire), mémoire vraiment vive, ce que je ne saurais jamais de l'autre, qui n'est pas un code barre, n'est pas une chose,  parce qu'il y a le petit pan de mur jaune, le petit pan de mur jaune, éternellement, le petit pan de mur jaune, tout ce que nous n'oublions pas, ne voulons pas oublier, ni toi, ni moi...