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off-shore - Page 46

  • Les Petits inspirés

     

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    C'est en apprenant l'abdication de Juan Carlos au profit de son fils Felipe que m'est revenu à l'esprit un propos paternel concernant Jean-François Copé.

    Celui-ci est empétré dans l'affaire Bygmalion, énième version affairiste de la politique dont on ne s'étonnera d'ailleurs pas puisqu'il serait fort naïf de croire que le pouvoir est un territoire où l'argent, le cynisme et les (petits) arrangements ne seraient pas des clés pour en comprendre l'esprit. Pour l'heure, l'homme qui prend un retour de bâtons est le pauvre Jean-François. Il est contraint de démissionner et comme il convient en ce genre d'occasion, les notices biographiques du bla-bla médiatique ont des allures de nécrologie. Copé n'abandonne pas seulement la tête de l'UMP, il est mort. Et cette mortalité brutale et politique apparaît plus encore spectaculaire que les multiples portraits qu'on lui consacre insistent sur l'ambition fougueuse de l'intéressé. Devant le désastre de la normalité, il avait pris tous les risques pour être l'homme de 2017. La réussite ne sera pas au rendez-vous. Il en rêvait pourtant et depuis longtemps. C'et alors que sort la confidence paternelle : la première fois qu'il se serait vu en président, il avait sept ans. Un précoce ardent : la chute est plus dure encore.

    Cette anecdote est-elle vraie ou participe-t-elle de la mythologie au rabais des temps contemporains ? La question n'est pas là ; sa vraisemblance nous suffit. Elle nous suffit parce qu'elle induit tout un cadre social et culturel rendant une telle nouvelle non seulement crédible mais acceptable, par quoi le père Copé ne passe ni pour un prétentieux ni pour un bavard sénile.

    Le goût enfantin et présidentiel de JFC (il a dû regretter de ne pas s'appeler Kopé. C'eût été un signe imparable) fait ressurgir deux autres figures, peut-être moins précoces, mais tout aussi centrées sur les fastes élyséens : Sarkozy et Valls. En voilà trois qui ont donc cru très tôt en leur étoile, en leur destin, ou pour mieux dire : qui se sont cru un destin, ce qui revient à être l'auto-promoteur de son exception. Et l'on voit bien l'évolution même de la notion de destin, comment cet élément du tragique, très grec, quand le héros ne peut échapper à une œuvre qui le dépasse, n'a plus aucune signification aujourd'hui. L'histoire s'étant étrangement absentée dans les bénéfices de la paix européenne et de la confiscation bureaucratique, il n'y a plus rien de décisif. C'est sans doute un des traits majeurs de l'époque, le signe de son épuisement et de sa décrépitude.

    Imagine-t-on de Gaulle ou Pompidou se rêver, dans une cour de récréation, en maître de la France ? L'un était avant tout un militaire, l'autre un lettré. Les envisager dans cette posture, c'est sentir le ridicule du propos. Pour VGE, MItterrand et Chirac, l'opportunité a dû assez vite mûrir dans leur esprit, et pour les deux derniers le trône républicain fut un hochet obsessionnel dont ils ne surent rien faire : le premier parce qu'il vivait avec la hantise de la mort, le second parce qu'il n'a jamais rien pensé ni fait... Avec ceux qui leur succèdent et qui s'agitent, un pas a été franchi dans l'esprit démocratique.

    Au marché commercial du politique s'ajoute sa déréalisation sublimée dans le rêve d'enfant. La démocratie ou la confusion des âges. À la vacuité des pouvoirs correspond, comme un symptôme, la justification fantasmagorique. Ce ne sont pas des adultes qui nous gouvernent (ou veulent nous gouverner) mais des adolescents convaincus d'eux-mêmes, et seulement d'eux-mêmes (1). Pathétique, sans doute, mais fallait-il espérer autre chose d'un ordre politique réduit à la soumission aux marchés et la spectacularisation médiatique. Il ne faut pas négliger l'impact du passage à l'écran qui rend la carrière politique semblable à celle des stars de cinéma (2). Sans ce miroir existentiel, la compensation narcissique à la vacuité politique n'aurait pas une telle occasion de se répandre.

    Si le pouvoir est désormais fait pour ceux qui se croient destinés, déduisons que celui-ci est une baudruche et la démocratie un simple parcours d'obstacles pour obstinés et chanceux. Ce ne sont plus les événements qui déterminent les hommes, mais la configuration puérile d'un système forcément dévalué. Copé y croyait, s'y croyait. On en rirait presque si un peu de lucidité ne nous forçait à conclure que son échec (définitif ?) est moins le fait de sa médiocrité que d'un manque de précaution. 

    L'effet de croyance est telle qu'à l'heure où j'écris ce billet je découvre la dernière phrase historique de ce cher Sarkozy, qui sent qu'il va devoir revenir en politique parce qu'"on n'échappe pas à son destin". Petit pitre recalé qui se croit une lumière. Et quelle lumière, que de répondre aux appels au secours de l'ami Hortefeux et de la si sotte Morano. On voit bien à quel niveau se situe alors le destin : sauver un parti, sauver des places, jouer des coudes, avec en arrière-plan le pays, la crise et une certaine idée de soi à défaut de pouvoir/vouloir affirmer une "certaine idée de la France."

    Telle est la réalité : l'histoire n'est plus. Reste le fait divers, que les médias travaillent pour lui donner un semblant de consistance. La loterie démocratique tourne au manège, quand certains petits prétentieux pensent qu'à eux seuls est promise la queue du Mickey.

    Ainsi revenons-nous  à ce cher Felipe, qui n'eut jamais ces mesquineries narcissiques, puisqu'il devait être roi. En vertu de cette désignation, que d'aucuns jugeront injuste, illégitime, quand ils ont fondé l'histoire française à partir d'une exécution en place de Grève, le successeur de Juan Carlos est infiniment plus précieux pour son pays que ne le seront jamais nos roitelets autoproclamés en culottes courtes. Paradoxalement, son héritage l'oblige à savoir où il est et ce qu'il doit à son passé. Il ne pourra jamais, lui, avoir la vanité centrée sur son seul mérite. Il ne peut pas faire outre le protocole, l'ordre qui le précède et l'ordre qu'il doit transmettre. Il est à la fois lui-même et un autre (3) quand nos pantins arrogants sont des ectoplasmes (4)

    Ce constat ne signifie nullement qu'il y aurait une puissance génétique de l'aristocrate et que tous les hommes ne soient pas également estimables. Nous laissons évidemment de côté les considérations de sang bleu et autres balivernes à particule. La question est ailleurs. La démocratie est une belle idée, sans doute, mais elle tourne de plus en plus, en ce début de XIXe siècle, à la farce, une farce qui n'a même plus la discrétion des IIIe et IVe Républiques. La démocratie désormais n'est plus une pensée, une perspective mais un job. Un job de prestige pour des âmes communes...

     

    (1)Un ami qui a passé quelques années à Science-Po m'expliquait un jour que cette école (funeste, ô combien funeste, de par son endogamie intellectuelle) pullulait de futurs présidents qui fixaient déjà l'année de leur élection. Des présidents partout, riait-il...

    (2)Sur ce point, la victoire de Reagan sonne la charge des confusions. Elle est bien plus significative que de voir Shirley Temple nommer à un poste d'ambassadeur.

    (3)Selon l'analyse des deux corps du roi de Kantorowicz

    (4)À commencer par l'actuel locataire de ce qui fut en des temps révolutionnaires un garde-meubles. Une prémonition, en somme...

     

    Photo : Otto Steinert

     

  • Miroirs (III) : Hodler, l'infamilier

    Hodler_Autoportrait 1891.jpg

    Ferdinand Hodler, Autoportrait, 1891Genève, Musée d’Art et d’Histoire,

     

    Les hommes ont-ils une apparence qui passerait le temps, alors que nous avons tendance à croire que les visages sont le fruit d'une époque et que nous n'avons qu'une lointaine ressemblance avec les têtes antiques ou les marquis emperruqués du XVIIe siècle ?

    C'est l'impression de déjà-vu qui domine dans cet autoportrait de Ferdinand Hodler qui traversa la deuxième partie du XIXe pour mourir en 1918, et dont la notoriété reste somme toute restreinte. Et ce fait n'est pas sans incidence, parce qu'il semblera d'abord au spectateur reconnaître en l'artiste cette figure attendue du bourgeois barbu, à la moustache apprêtée, une sorte de figure classique de la IIIe République. On le regarde de loin et l'on pense à Mallarmé (photographié par Nadar) ou à Huysmans (peint par Forain), comme si, dans le fond, Hodler ne pouvait pas être lui-même avant qu'on ne lise le cartel. Il est, d'une certaine manière, une figure, un être qui ne s'appartient pas mais dont l'apparence est une synthèse de son époque.

    Ce n'est pourtant pas à un homme de son temps qu'on l'associera le plus mais à un personnage de fiction : l'incroyable Mister Arkadin de Welles, héros éponyme d'un film souvent méconnu daté de 1955, dans lequel le génial réalisateur reprend le thème de l'omnipotent mystérieux qu'il avait quinze ans auparavant travaillé avec le magistral portrait de Charles Foster Kane. Et comme lui-même en vieillissant prendra de plus en plus les traits impérieux et menaçants de ses personnages, on est tenté de voir la prémonition un peu folle de l'irascible artiste, une parentèle (certes fausse) entre Hodler et Welles.

    Pourquoi prémonition un peu folle ? Il suffit de concentrer son attention sur le regard de Ferdinand Hodler : un regard tendu, saisi dans un mouvement brusque, quand la tête se retourne vers le spectateur. Celui-ci est comme dévisagé. A-t-on dérangé cet homme ? Lui avons-nous dit quelque chose qui le pousse à s'arrêter dans son élan ? Il revient vers nous. Ce n'est même, peut-être, que le premier temps d'un revirement plus dur, l'annonce d'une menace. Il n'a pas l'œil clair, le bleu acier glaçant, quasi caricature d'un assassin, mais il a la noirceur inquiète et inquiétant d'une personnalité imprévisible. À moins que ce ne soit tout le contraire : un effroi impalpable dont nous serions la cause. Nous sommes alors une menace, voire une monstruosité. En ce sens, l'œuvre de Hodler porte aussi, en creux, le visage inquiétant de celui qui regarde, le nôtre.

    La beauté de cet autoportrait tient donc à sa théâtralité, fût-elle incertaine dans son interprétation (1). Nous sommes loin, très loin de la pause et de la convenance. Il n'est pas question de donner l'image attendue, celle qui peut, platement, s'accrocher au mur, dans un mélange de componction et de morbidité. Hodler se veut vivant, peint dans ce qui n'est que le fruit d'un instant, l'instantané d'une histoire dont nous pourrions être, à notre façon, un protagoniste.

    Singulier souci de combattre l'inertie de la peinture, l'ordre terrible du miroir grâce à une disposition qui mélange la fuite et l'agression, comme si le bourgeois qu'il est avait envie de se montrer à travers un instant que l'œil, dans la réalité, ne pourrait saisir. Et de penser alors que nous avons là un exemple discret de l'influence photographique sur l'art pictural, un transfert dans un art ancien des possibilités nouvelles du temps découpé par le nouveau moyen pour rendre compte du monde et de nous-mêmes. Ce glissement fait passer l'autoportrait de la représentation à la mise en scène et plus on le regarde, plus cet homme d'un autre temps nous semble alors proche. Il concentre l'époque révolue et un souvenir présent, une histoire qui est la sienne et une expérience dont je suis sûr de l'avoir vécue. Je ne l'avais encore jamais vu, et pourtant je le connais. Il est fascinant. Je ne puis en détourner mon regard. C'est l'infamilier (2).

     

    (1)Sur la théâtralité en peinture, et sa neutralisation moderne, il faut lire Michael Fried, La Place du spectateur, Gallimard, 1990, dont le titre anglais est plus explicite : Absorption and theatrality

    (2)L'infamilier est le terme choisi par Jacques Nassif pour se rapprocher au mieux de l'unheimlich freudien que les premières traductions françaises ont si mal traduit par "l'inquiétante étrangeté".

     

     

  • Soigner ses névroses, Higelin

    Le présent intermède musical est dédié à ceux qui comme moi détestent et prennent l'avion, alors qu'ils ont tout essayé : la philosophie, la prière, les médicaments et l'alcool (ce dernier expédient ayant été, reconnaissons-le, le plus efficace mais voler bourré ne peut pas être un cri de ralliement en ces temps étranges où se mélangent le laxisme et le contrôle de la pensée les plus terrifiants.). Mais il est vrai aussi qu'il faut bien mourir un jour...


     

  • La Médiocrité

    Gouverner, c'est trancher. Net, vif, d'une pensée affirmée.

    Découper et redécouper, c'est jouer (les mercredis pluvieux, dans l'enfance : des ciseaux, de la colle, des gommettes, et un grand désordre sur la table). On prend une carte et on joue. On refait le monde puis à cinq heures, c'est le goûter et la mère vous dit de tout ranger. C'est fini.

    Gouverner, c'est trancher : il en est incapable.

    La médiocrité n'apparaît pas tant dans l'impossibilité de faire face aux épreuves que le monde vous impose que dans la faillite des ambitions où vous étiez seul maître et par lesquelles vous prétendiez vous révéler.

  • Paille foin

    Un jour (mais dire quand est impossible, car il est très difficile, paradoxalement, de dater un événément, périodique certes, mais extérieur au quotidien, parce que l'attention n'est pas frappée, n'est pas saisie. De même qu'on met du temps à voir la disparition d'une maison le long d'une route à usage épisodique),

    un jour (mais cela ne vient pas de la chose elle-même ; le dérangement vient d'ailleurs. Cela peut être un arrêt inopiné pour une vessie trop pleine, ou un éblouissement qui vous fait tourner la tête et fixer ce que vous ne vouliez pas voir. L'affaire fait son chemin dans votre cécité, et tout devient clair),

    les champs moissonnés, de paille, n'ont plus eu leur damier de bottes rectangulaires, mais des balles plus grosses, rondes, qu'il fallait hisser avec des engins dentés parce que les hommes n'avaient pas la force nécessaire. Et tu ne savais pas, tu ne sais toujours pas pourquoi cette ridicule modification technique : un rouleau plutôt qu'un parallélépipède, t'a semblé la fin d'un monde (quoique tu mentes un peu. Ton esprit dérive et une disparition vient se superposer à la première, qui est plus encore la clôture d'une histoire : la disparition des meules de foin, dans lesquelles vous vous jetiez, les uns et les autres, que vous essayiez de gravir comme des morts de faim, pour finir en sueur, souvent vaincus, le corps griffé de toute la rudesse végétale, alors que vos mères vous criaient dessus en évoquant d'invisibles vipères qui auraient eu plaisir à s'y nicher).

    Un jour donc...

  • Au jour le jour

     

     

    yangshuo.jpg

     

    Les nuages filent au sud et les cieux te semblent tourner à l'envers, comme si, dans un train, tu étais assis à contre-marche.

    La jointure des articulations et les muscles te rappellent à l'ordre.

    La peau se dégénère.

    Se souvenir des derniers instants. C'était une Gulden Draak... Après...

    Être en travers du lit, et les nuages se dispersent. Tu ne sais plus rien, ou presque, de la vitesse du vent, moins encore du temps qui passe.

    Rassembler les dernières images et ses affaires.

    Tu t'habilles. L'appartement est vide, et le mot sur ta table de la cuisine, tu ne le lis même pas.

    Les rues sont molles, le bruit ouaté, les étages à gravir. Tu enchaînes la suée et le froid de la pomme de douche. Il y a le feu du rasoir, les poils flottants dans l'eau blanchie de la vasque ; il y a la cosmétique intérieure du café noir ;

    et le dimanche, le dimanche entier à lire, sur la terrasse, la Vie de Rancé.

     

    Photo : Yangshuo

  • La décomposition

    Les dernières élections européennes, et dans une mesure assez proche, en fait,les municipales, quoiqu'avec un léger trompe l'œil, intéressent moins par le résultat brut du FN que par la répartition sociologique de son implantation.

    Il est en effet remarquable que ce parti qu'on voudrait assimiler à une droite purement réactionnaire, de nantis passéistes, larmes aux yeux à l'évocation de Pétain et de l'OAS, ce parti, donc, s'épanouit surtout dans les contrées populaires, dans les espaces de misère, dans les aires de relégation héritières d'une tradition industrielle mise à mal par la mondialisation. Mais cela n'est pas vraiment nouveau. Le FN a récupéré ceux que la gauche social-libérale avait depuis le milieu des années 80 sacrifié à son idéologie multiculturaliste, que le think tank Terra Nova a ensuite théorisée, en décrétant que Dupont, bien blanc, ouvrier de base, était bon à passer à la moulinette électorale, quand l'avenir démographique des banlieues se trouvait dans la captation de Mohamed et de Mamadou. Tous les efforts socialistes se sont concentrés, sous la bannière de la repentance et de la multiplication des célébrations mémorielles, flagellation et plaintes, sur ce travail de fond qui devait renouveler le cheptel des votants. La bête ouvrière laissait sa place à la bête immigrée.

    Et si je parle de cheptel et de bête, ce n'est nullement par mépris, bien au contraire. Il s'agit simplement de ramener les apparences d'un combat politique articulé vers/pour les déshérités à une machine à gagner des votes. Un cynisme pur et dur, rien de plus. D'une certaine manière, le rapport ne changeait pas vraiment. Le PS, et ses caciques bourgeois et trotskos, ne variait pas dans son escroquerie : on ne trouvait dans les années 90 pas plus d'arabes dans ses hautes instances que de métallurgistes trente ans auparavant (1). Il ne faut pas confondre la plèbe et l'aristocratie, la valetaille et les maîtres. De nombreux ouvrages ont été publiés sur cette fausse ouverture d'esprit de la gauche de gouvernement, bourgeoise et vaniteuse.

    Ce qui est remarquable, dans le fond, tient à ce que cette fumisterie grossière ait un temps marché, si bien que les baleines roses de la rue Solférino, traînant dans tous les couloirs du pouvoir, de l'Élysées aux grandes villes, en passant par les deux assemblées et les conseils régionaux, ont cru que tout leur était dû, que l'impunité leur était assuré, et que nul n'y verrait que du feu. Cela leur a permis, somme tout, de basculer ouvertement dans le libéralisme le plus sauvage, d'être les bons élèves sournois de la déréglementation, y compris lorsque l'Europe avait majoritairement des gouvernements de gauche au pouvoir, comme ce fut le cas dans les années 90.

    Chez les Grecs, on appelle ce phénomène l'hybris. La démesure, ce qui vous fait oublier le réel pour croire que le monde se plie à vos désirs. Le florentin Mitterrand était, sur ce plan, le plus doué, c'est-à-dire le moins ridicule, le plus cultivé, et à sa façon, le moins dangereux. Il avait encore une certaine nostalgie du monde qui l'avait éduqué. Sa progéniture, dont Hollande est en quelque sorte la formule basse et dérisoire, ne s'est pas gênée pendant ces vingt dernières années de pratiquer le mépris et l'outrecuidance à tour de bras. Inutile de revenir sur les nominations scandaleuses, les amitiés douteuses et le vaudeville à répétition. Tout est permis aux bien-nés pourvu qu'ils aient la bonne carte. Il suffit de les voir s'indigner depuis dimanche sur les résultats qui démolissent non seulement leur représentativité mais toute la structuration d'un socialisme localisé, ancré dans le territoire pour mieux jouer les pères protecteurs à coup de financement aux associations permettant de récupérer un électorat captif.

    Mais à trop tirer sur la corde, elle finit par se rompre. Je n'ai guère entendu de commentateurs avisés (les commentateurs sont toujours avisés) soulever le problème (si c'est un problème...) de l'élargissement de la base électorale frontiste. Quand on va puiser ça et là des résultats dans des communes de diverses tailles, et dans divers endroits du territoire ; quand on voit certains scores en banlieue ou dans des espaces où l'immigration a été importante depuis quarante ans, on remarque des chiffres élevés. Le Nord-Pas-de-Calais est à ce titre exemplaire. Les imbéciles de gauche peuvent essayer de se rassurer en réduisant la montée en flèche du parti de Marion Le Pen à une épidémie atteignant les derniers vestiges d'une civilisation blanche rancie et fascisante (2). En l'espèce, ils ont tort. Je crois que l'inquiétude de certains petits roses solfériniens vient de ce qu'une part de leur électorat leur échappe, jusque dans les populations immigrées qui soit votent FN (et à Hénin-Beaumont, quand on connaît l'endroit, et les scores du FN, personne là-bas n'a de doute), soit s'abstiennent quand bien même on leur agite le chiffon noir de la peste brune. Tel est le danger majeur qui les fait frémir : d'imaginer que ce sont aussi des noirs et des arabes, promis pourtant à être éternellement de gauche, qui sonnent la charge d'une réaction nationale devant le désastre de l'Europe. Car le paradoxe serait là aussi : leur devenir français ne peut se situer dans les parages d'une déstructuration sociale et culturelle, telle que la propose le PS, comme en témoigne son forcing sur le mariage pour tous. Sur ce point, d'ailleurs, ce parti a déjà commencé à payer la note : l'exemple de Marseille aux municipales est parlant. Leur devenir français, puisqu'ils sont français et doivent être reconnus comme tels (3), passe par une revendication sociale qui inclut l'espace national (4). Une telle évolution n'est pas faite pour rassurer la gauche. Cela n'est peut-être qu'un début et l'agonie sera longue...

     

     

    (1)Mais cette escroquerie ne touche pas que les ténors du parti. Le militant de base et l'électeur socialiste de base lui aussi a souvent un double discours. Pour en avoir côtoyé de quoi remplir un stade depuis des dizaines d'années, je sais combien ils aiment les arabes de loin, comme l'électeur du FN. De là à en faire leur gendre ou leur belle-fille...

    (2)Car il faut bien mettre des mots sur le différentialisme. S'il y a des civilisations exotiques, c'est qu'il y a une civilisation propre au Vieux Continent, civilisation dont, d'ailleurs, ses ennemis n'osent jamais déterminer le genre (c'est pourtant dans leur panoplie, le genre...) : européenne, blanche, caucasienne, chrétienne ? Les différentialistes ont retourné le problème épineux de la différence tel qu'il a été construit il y a cent cinquante ans. Ce sont eux, les héritiers des considérations raciales d'un XIXe siècle puant. La seule précaution qu'ils ont prise est de déplacer le problème vers des revendications culturelles qui commencent, malgré tout, par l'exaltation des origines. Inutile de revenir sur le délire d'un X ou d'un Y qu'il faut absolument définir comme un anglo-argentino-libano-indien. La haine de la souche n'est que le volet réversible d'une crispation sur la même souche. 

    (3)Cette situation explique notamment que des Français d'origine immigrée (quelle détestable appellation) soient farouchement contre le vote des étrangers aux élections locales. Là aussi, les socialistes devraient réfléchir avant de lancer des idées prétendument révolutionnaires pour les remballer aussitôt, comme c'était le cas cette dernière semaine.

    (4)C'est ce que n'a pas compris l'usurpateur Mélenchon. Il peut chanter « Va ma France... ». Mais il chante faux, en thuriféraire du (presque) géant socialiste qu'il demeure. Il fait le coq, mais va à la soupe.

     

  • Se faire... (verbe pronominal)

    À l'heure de la réduction de la planète, par le biais des moyens de transport sans cesse plus rapides, à n'être plus qu'une balle de tennis, une sphère toute rabougrie et accessible, on sent les bien nourris (et les moins bien nourris, plus jeunes, plus roots, comme on dit) prêts à l'aventure.

    Et cette année, ils se font le Cambodge. L'an dernier, ils s'étaient fait le Pérou, et l'année d'avant, ils s'étaient fait le Yémen (un petit frisson, oui, le Yémen). Pas mal. 

    Mais il y a aussi possibilité de se faire une toile, un restau, un tennis, une promenade, un trek, une nana, un mec...

    On peut tout se faire. Cette réduction lexicale est-elle une simple facilité de langage, la confirmation d'un manque certain de vocabulaire, ou bien le signe d'une uniformisation des expériences ?

    Quand j'étais enfant, notre instituteur interdisait le verbe "faire" dans les rédactions (de même pour "on", "il y a" ou "montrer"). Cela nous obligeait à ferrailler avec le Larousse. Nous n'en sommes pas morts. "Faire" peut tout remplacer. Il n'a donc pas de sens.

    Ce qui est évidemment curieux en l'espèce tient dans la pronominalisation et à travers elle,  s'esquisse la pointe narcissique qui sied à l'époque, comme si, dans l'histoire, l'objet passait au second plan. Le Vietnam compte moins que le rappel que c'est moi qui y vais. Le Vietnam n'existe pas sans moi. Le monde à la mesure de ma présence. Une sorte d'idéalisme à la Berkeley. On sent dans la transformation du verbe un supplément contemporain d'ego par quoi l'individu condescend à valider le réel. Il n'explore plus : il convoque. Tout pour son plaisir.

    On s'amuse bien sûr de cet étrange glissement. Il n'est pas le fait d'un groupe particulier. Les aventuriers (enfin...), eux aussi, se font la remontée de l'Amazonie ou le désert de Gobi. Ils vous expliquent qu'ils vont retrouver le sens de la réalité, la voix du monde, à la rencontre des "vrais gens" (belle escroquerie que cette vérité des gens, telle qu'on vous la balance quand vous préférez les pierres et les tableaux. Il y a ceux qui aiment les vrais gens, et les autres, qui seraient d'affreux misanthropes. Expédition faussement humanitaire grâce à laquelle certains s'achètent une virginité et un droit annuel à faire la morale et à l'altermondialisme). 

    Pas besoin d'être grand clerc pour savoir que se faire le Guatemala ou la Namibie consistera à revenir comme pépère et mémère (qui cette année se sont fait, eux, l'Andalousie en bus climatisé) avec la carte mémoire bourrée de moments inoubliables. 

  • Les eaux troubles

     

    ackerman.jpg

     

     

    Aurais-je pu dire, un jour, que ton corps n'était pas ton corps, autrement que  réductible à une surface, à une photographie, brillante ou mate : tout au plus un relief de pures formes ?

    Illusoire,

    comme un vernis.

    Aurais-je pu dire que la mer triomphe de l'armature du bateau ?

     

    Photo : Michael Ackerman

  • Radiohead, en boucle (en boucle)

    Packt Like Sardines in a Crushd Tin Box. Ainsi commence le très remarquable Amnesiac de Radiohead (2001), pendant sous-évalué du Kid A de 2000. Sans doute parce que la surprise est moindre...

    Une compression dans les basses, une mécanique rythmique et une ligne mélodique lancinantes. Un certain traitement de la pesanteur...