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off-shore - Page 43

  • Un cauchemar américain

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    Nous serons beaux et ensoleillés, embaumeurs peu subtils du temps mais d'une conviction redoutable.

    Nous aurons gardé une part de notre vitalité : moins un enthousiasme vivant qu'un art de la démonstration. 

    Nous aurons l'âme des propriétaires achevés. Œil inquisiteur sur ce qui passe et geste rude de celui dont on s'éloigne et rit, sans même trop de méchanceté.

    Nous croirons éternellement en nos chances, à nos dernières Asics, au vodka Red Bull, à notre Chevrolet, et au hasard, ce hasard qui ne vient plus...

    Nous aimerons la guerre lointaine, pour compenser, et les parades barbares ; nous regarderons Apocalypse Now, larme à la joue, en contresens, en trouvant géniale la musique sur la volée d'hélicoptères. Nous penserons que tout peut se réduire à une plage, peu ou prou, qu'il faudrait que tout finisse ainsi : sur une plage, tranquillement, ici ou ailleurs, et qu'ailleurs soit comme ici...

    Nous aurons des résidences fermées et les routes, longues et droites, ne feront pas de bruit. 

    Nous aurons tous le béguin pour Samantha Fox et il n'y aura rien au-dessus de Robert Parker.

    Nous aimerons nos mélanomes comme nous-mêmes et les chicken wings à la sauce de feu...

     

    Photo : Carl De Keyzer

  • Vidé de toute histoire

     

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    Il a suffi de six gamelles dans le massif alpin, d'un risque de déflation (qui est bien plus terrible que l'inflation, laquelle inflation est pourtant, nous répète-t-on depuis longtemps, la pire des choses), un convoi louche du côté de la Russie, trois breloques (ou quatre, ou cinq) en athlétisme, un mille et quelquième mort d'Ébola (quand la malaria, ce sont des centaines de mille...), le suicide de Robin Williams, comique troupier d'un cinéma américain mainstream (comme on dit de nos jours), tout cela qui faisait qu'on avait notre quota de fait divers, de triomphalisme cocardier, et de bavardages sur un génie qui n'avait pas même fait un grand film, et alors Lauren Bacall n'était plus rien, et sa disparition finissait à la mi-journée au quatrième sous-sol...

    J'avais déjà été assez surpris, à la mort de Liz Taylor, d'une certaine forme de confidentialité. Et voilà que je la retrouvais. Bizarrerie du calendrier, creux estival, indisponibilité des pleureuses de service...

    Je crois que c'est plus simple. Même s'il ne s'était rien passé (mais il ne s'est rien passé, on a fabriqué du discours informatif, on a occupé l'antenne, et à ce titre tout est bon, sauf, peut-être, les chrétiens d'Orient qu'on massacre...), Lauren Bacall n'aurait pas tenu la distance, parce que Lauren Bacall n'est rien. Je n'entends pas qu'il faille en faire des heures et des heures, et qu'une actrice soit une icône devant laquelle on doit se prosterner. Je veux dire qu'elle n'est rien parce que le XXe siècle a produit (le mot n'est pas trop fort) des stars, des légendes, des monstres sacrés, dont la durée de vie est dérisoire. Lauren Bacall n'avait aucune chance et fût-elle morte le même jour que Robin Williams qu'elle eût dû céder la place, parce que dans la hiérarchie contemporaine des vanités elle est déjà reléguée dans les terres de l'ignorance.

    Elle avait 89 ans, ne tournait plus (ou presque) depuis des lustres. Elle était, d'une certaine manière, entrée dans l'histoire du cinéma et notre époque, notre culture consumériste, hédoniste et immédiate n'a que faire de l'histoire, de toutes les histoires. Au petit matin, c'était une légende ; à midi, un troisième titre, le soir plus rien. Lauren Bacall était une actrice mais son œuvre, si lointaine, ses films, si vieux, ses personnages, si datés, n'existent plus pour un monde de l'obsolescence accélérée. On pourrait croire que la littérature ou les arts les plus anciens sont touchés par cette inéluctable déchéance. Il n'en est rien. Lauren Bacall, c'est aussi dépassé, ennuyeux et vide que Beethoven ou Proust. Cela ne leur dit rien, et si cela ne leur dit rien, il faut en déduire que cela n'a jamais existé. 

    Dès lors, fallait-il évoquer Bacall et Bogart, le regard de Lauren servant le petit-déjeuner à Humphrey dans Les Passagers de la nuit de Delmer Daves (et son début en caméra subjective...) ? Fallait-il revenir sur ce que fut le cinéma hollywoodien, les années 40 et 50 ? Fallait-il esquisser une histoire des vraies stars de l'époque ? Mais pour qui ? Pour des gens que leur passion d'il y a cinq ans ennuient déjà.

    La veille, on avait déprogrammé pour célébrer Robin Williams et sa mémorable Madame Doubtfire (vu, il y a longtemps, trois minutes : insupportable de cabotinage. Autant revoir un bon vieux Jerry Lewis...). C'était jouable : pas trop ancien et en couleur. Pas de quoi perturber de trop le cinéphile contemporain. Mais Lauren Bacall...

     

     

  • À toutes fins utiles

     

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    C'était un vrai artiste de son temps, un homme sans âme, sans détour et sans fard, qui, à sa première grande rétrospective, cinquante œuvres pas moins, accrocha les cinquante chèques (adresse et identité du payeur cachées, par pudeur et raison juridique) grâce auxquels il avait pris belle propriété dans le Lubéron.

     

    Photo : David Burnett

  • Jouer l'indignation

      

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    Le 2 août, la comique de droite Natacha Polony commettait un article dans Le Figaro au titre magnifique : ces paysages que l'on assassine, dans lequel elle s'alarmait et se lamentait (pour le moins) de la disparition des paysages français au profit (si l'on peut dire) d'une rentabilité obtuse à l'ère de la rationalité néo-libérale à laquelle elle collabore (sans quoi elle ne se répandrait pas dans ce journal et ne ferait pas l'exercice vulgaire d'être l'allier de l'histrionnesque Ruquier (1).)

    Elle découvre donc la France et la manière dont la modernité la massacre. Elle retarde un peu. On peut toujours lui conseiller de se retourner vers la mission de la DATAR des années 80, laquelle conviait des photographes à explorer la France (2). Elle peut aussi se replonger dans les œuvres de Pierre Bergounioux, Jean-Christophe Bailly et plus lointain, ce cher Giono. Évidemment, s'il faut aller dans le plus sulfureux, il y a de magnifiques pages sur la puissance du paysage chez Barrès, notamment dans Les Déracinés et plus encore dans ce voyage initiatique du père et du fils que sont Les Amitiés françaises (livre dans lequel on trouve déjà le lamento du paysage perdu...), quand, par exemple, il évoque le promontoire de Sion-Vaudémont : 

    « Le lendemain, vers les trois heures de l'après-midi, quand nous eûmes gravi les côtes qui dessinent le cours de la Moselle et que le promontoire de Sion-Vaudémont, brusquement, apparut sur la vaste plaine agricole, nous y marchâmes tout droit à travers les antiques villages.C'est ici le Xaintois, que César disait un grenier; c'est le comté de Vaudémont, petite province de la souveraineté des ducs, mais distincte de leur Lorraine et du Barrois. Depuis des siècles, sur cette terre, rien ne bouge, et ses cultures immuables commandent des mœurs auxquelles nul ne se dérobe, sinon par la fuite dans les villes. Je fais écouter par Philippe un silence qui jadis enveloppa ses pères. Nous laissons l'automobile au pied de la falaise historique, qui, presque à pic, se dresse de deux cents mètres. Nous gravissons à pied le sentier découvert, et c'est encore à pied que Philippe et moi, nous suivrons dans tout son développement la sainte colline, telle que nous l'embrassons maintenant : bizarre cirque herbacé, en forme de fer à cheval, qui surplombe un vaste horizon de villages, de prairies, de bosquets, de champs de blé surtout, et que cerclent des forêts. 

    À la pointe où nous sommes d'abord parvenus, il y a le clocher de Sion, et sur l'autre jointe. pour nous faire face, la ruine de Vaudémont. De ce témoin religieux à ce témoin féodal, en suivant la ligne de faîte, par le taillis de Playmont, le Point de Vue, les Ghambettes et la porte du Traître, c'est une course de deux petites heures. Je ne sais pas au monde un promenoir qui me contente davantage ».

    Ces quelques lignes ont sans doute, au goût de beaucoup, un accent trop français ; elles dissonnent dans le concert mondialisé de l'homogénéité terrible et de l'alignement froid. Mais, pour qui a vécu en zone frontalière, s'il y a bien des glissements et des influences, il est aussi de franches ruptures. La Flandre française n'est nullement la Belgique. On la reconnaît d'un coup d'œil. En fait, le démembrement du territoire français, son industrialisation, sa fermeture utilitaire pour en faire là une Z.I., ici un autoroute, ailleurs une étendue banlieusarde, encore : le règne de l'agriculture intensive ou un parc pour touristes désœuvrés, ce démembrement est le fruit entendu et rationalisé d'une vision dont le journal qui emploie la pauvre Polony est un défenseur zélé. On ne peut à la fois se chagriner que la campagne ne soit plus qu'une attraction récurée quand il fut de bon ton de moquer les régionalistes, les partisans d'une ruralité humaine. Car, si l'on veut bien ne pas s'en tenir à la déploration que l'on prend souvent pour une forme molle de la pensée : la nostalgie comme sclérose, il faut tirer de cette désagrégation du paysage un constat plus sombre. C'est bien là une manière de chasser l'Histoire. En défaisant ce qui est bien plus qu'un décor, un héritage, on cherche avec l'uniformisation la disparition de ce sens profond qu'est l'enracinement, dont une des formes les plus précises est justement la capacité des hommes à se reconnaître face et dans le paysage. Et cette reconnaissance est évidemment double : le repérage se mélange à l'identification. La question n'est donc pas seulement une affaire de développement ; elle a une portée civilisatrice. Polony peut nous faire le coup des papillons et des brochets qui disparaissent, agiter la corde sensible de l'enfance, faire la grincheuse devant les attentes de la FNSEA. Le problème est bien plus large et elle passe à côté.

    Son papier sent la BA, le décalé facile. Qu'attendre de plus, de toute manière ? Le parisianisme dont cette journaliste n'est qu'une énième incarnation, cet état d'esprit à la pointe de la modernité n'envisageant pas qu'il puisse y avoir une vie au delà du périphérique, dont le snobisme caricatural n'est que la redite des romans du XIXe siècle (en somme : des balzaciens sans talent...) a encore de belles années à vivre, hélas.

    (1)Natacha Polony est l'exemple-type de la pseudo-révoltée de service, de la réac à deux euros, dont la sphère médiatique a besoin (une sorte de Zemmour en tailleur...) pour nous faire croire que nous vivons en pays de tolérance (mais chacun sait, depuis Alphonse Allais, qu'il y a des maisons pour cela). Elle joue la contestation, un peu comme certaines adolescentes jouent la révolte : le même maquillage vulgaire et le verbe facile. On a juste envie de lui dire : rentre chez tes parents, on a passé l'âge, sinon qu'en matière de politique, c'est plus gênant.

    (2)Des photographes autrement plus puissants dans le regard que notre balayé Franck Provost du PAF, si l'on veut accorder quelque crédit à une personne comme Yann-Arthus Bertrand : ils ont nom, entre autres : Lewis Baltz, Raymond Depardon, Dominique Auerbacher, Sophie Ristelhueber ou Tom Drahos...

     

     Photo : Philippe Nauher

     

  • Ralph Towner, la fluidité

    J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer Ralph Towner et son sens magique de l'impressionnisme. Batik est un album construit dans une configuration simple : un trio, mais de haute volée. L'immense Jack DeJohnette est à la batterie et la basse est confiée à Eddie Gomez, celui-là même qui succéda à Scott LaFaro dans le trio de Bill Evans. Autant dire : du style sans affectation, une simplicité du jeu. Une perfection. Le morceau s'intitule Waterwheel.

     


  • Drapé de lin blanc et de vertu...

    Savoureux que de lire l'éditorial du Monde, en date du 30 juillet, où il est question du désastre libyen. Savoureux que ce constat apocalyptique et les raisonnements qui en découlent. Car, après avoir brossé un rapide panorama du désastre vient le temps de la réflexion (ou de ce qu'on voudrait faire passer comme tel), et sur ce point l'éditorialiste offre deux perles.

    Commençons par la première :

    "Impossible de ne pas poser la question de la pertinence de l’intervention des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne à l’appui de la rébellion de 2011 – intervention que Le Monde a approuvée sans réserve à l’époque. Washington, Paris et Londres ont-ils eu raison de mener cette campagne de bombardements aériens qui a permis aux rebelles de l’emporter sur Kadhafi ?"

    Étrange rhétorique qui veut que l'on pose une question que certains, opposés à cette aventure libyenne et aux élucubrations de BHL et de son copain Sarkozy, avaient déjà posé dans les temps où ces deux-là se prenaient pour Tintin. Ce que le journaliste regarde avec gêne, d'aucuns s'en étaient déjà émus, ne voyant dans les printemps arabes que des nids à islamistes, d'Al Qaïda ou d'ailleurs. Ce n'était pas un simple désir de neutralité ou une forme de désintérêt, mais de la lucidité. Les torsions diplomatiques pour nous faire avaler des couleuvres ne suffisaient pas mais il était alors odieux de dire qu'on préférait Khadafi aux exaltés d'Allah, comme on préférait Ben Ali à Ennhadha et Moubarak aux frères musulmans. Ce n'était peut-être pas dans l'air du temps ni très droits-de-l'hommiste mais constatons qu'au moins, sur ce plan, les réfractaires n'ont pas à prendre l'air faussement sceptique du plumitif mondien...

    Certes, il y avait plus d'entrain à suivre le refus de Chirac à suivre Bush, et à applaudir la verve de Villepin, mais on en comprendra aisément le fond : se rallier au corrézien et au diplomate à la mèche prêtait moins à confusion que de se joindre à la voix de Rony Brauman ou à celles des dirigeants FN. On peut se lamenter : les mois qui ont suivi ont donné raison à ceux-ci, et ce serait grotesque de chercher de fausses explications ou de pratiquer l'art du détournement pour expliquer que leurs positions justes se fondaient sur de mauvaises raisons. Que les pisse-froid reprennent leur livre d'histoire, les festivités de 14-18 battent leur plein, ils pourront toujours méditer. La catastrophe de la Libye était courue d'avance mais Sarkozy et ses suiveurs (en particulier de gauche) se voyaient en sauveur du monde, sans même savoir vraiment ce qu'est le monde et ce que les peuples attendent (et qui les manipulent).

    Seconde perle :

     

    "Questions faciles à soulever a posteriori : la décision politique de l’intervention se prend parfois dans l’urgence, souvent pour des raisons humanitaires. Mais questions auxquelles, au regard du chaos qui emporte la Libye, il est difficile d’échapper aujourd'hui." 

    Il arrive que le réel finisse par toucher le plumitif mondien, que ses bavardages et ses positions de naguère se fracassent devant les morts, les exactions, les délires de ceux qu'il a aidé à armer. Mais il n'oublie jamais qu'il est de gauche (ou de centre droit, ce qui revient au même), et donc fondamentalement bon, sympathique, empathique, juste. Les questions (c'est-à-dire le signe de son échec analytique, de sa faillite intellectuelle et de sa bêtise politique) sont "faciles à soulever a posteriori". Il balaie à la vitesse de l'éclair la lucidité des autres, il met en perspective, selon la formule consacrée. Et comme il est l'architecte de l'univers intellectuel, qu'il se prend pour l'un de ces prétentieux obtus dont La Bruyère ou La Rochefoucauld ont su avec tant de finesse peindre la figure bouffie, il passe sur sa mésaventure (et donc sur sa culpabilité morale) pour nous servir une fois de plus l'excuse magistrale : le monde est bien difficile à comprendre et bien malin qui peut en déchiffrer le sens et en prévoir l'évolution. Une sorte de réflexion de comptoir ou de marché, au choix. Le propos n'est sans doute pas sans fondement, mais, dans ce cas, que le gratte-papier mondien la ferme (et si l'on pouvait rêver que ce soit définitivement... Seulement, nous sommes lucides, alors...), qu'il nous évite et ses manières de penseur creux, et ses illusoires retours sur soi pour se refaire une virginité.

     

  • A posteriori

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    Où que tu ailles, quoi que tu fasses, à prendre ou à laisser. Il n'y a ni partage de midi, ni crépuscule des dieux.

    Tu auras froid. C'est la règle ; et il te dit merci, malgré tout. C'est le jeu.

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Condamner (verbe)

    Un attentat vient d'avoir lieu. Les réactions fusent ; les uns et les autres, dans la sphère politique, condamnent, souvent avec la plus extrême fermeté, l'acte odieux.

    Une parole, plus ou moins outrancière, un jugement, plus ou moins polémique sont prononcés. L'indignation (mère contemporaine de tous les droits à parler pour ne rien dire...) se dresse et l'on condamne le propos.

    On aura entendu ce lamento cent fois et le troublant emploi du verbe condamner persiste. Troublant emploi, en effet, car vide de sens. On ne peut guère par exemple condamner un acte répréhensible puisque son caractère violent et illégitime le rend de facto condamnable. Quant à condamner des paroles, c'est corseter le droit dans une morale étroite la liberté d'expression. Ainsi une telle déclaration n'a-t-elle pas lieu d'être. Je peux m'affliger d'un attentat, le déplorer, le regretter, je peux être révolté par sa violence et sa barbarie, je ne peux pas le condamner, parce que cela signifierait qu'en d'autres circonstances je pourrais justement ne pas le condamner. C'est bien d'ailleurs ce qui se passe quand, en certains endroits de la planète (je pense au Proche-Orient), devant certains actes terroristes, tel ou tel état refuse de condamner l'action. 

    Mais, aujourd'hui, le politique se sent le devoir de condamner. Mais quoi, au juste ? puisqu'on savait qu'il ne pouvait approuver. Si l'usage de ce verbe avait une quelconque nécessité, celle-ci viendrait du fait qu'il prend ses distances avec quelqu'un dont on pourrait penser qu'il le soutient. Pour être clair : si Valls pouvait (ou se devait) de condamner les agissements de Cahuzac, pour éviter le risque d'être confondu avec lui, il n'était pas nécessaire que Copé use du même verbe. Et on tiendra le même raisonnement, mais inversé, dans des acteurs en cause, pour l'affaire Bygmalion.

    Le verbe condamner est donc employé à tort et à travers. Il est une des plus belles impropriétés de la novlangue politique. La raison en est assez simple. Elle répond à ce besoin de plus en plus net du discours (faussement) efficace et compassionnel des temps médiatiques. La condamnation qui, logiquement, est le fait de la justice, trouve son versant politique moralisateur. C'est un point crucial. La politique sous le vernis de la morale et la théâtralisation humaniste est devenue la règle alors qu'elle se vide de son contenu. Restent donc les signes vertueux sous projecteurs médiatiques. Il ne faut jamais manquer une occasion de montrer la fermeté morale en paroles. Dès lors, on condamne à tout va. On condamne l'adversaire, ce qui est absurde ; on condamne un attentat, ce qui est dérisoire ; on condamne des propos, ce qui est risible. À défaut d'avoir toujours prise sur le monde, le politique joue les censeurs faussement rigoureux et les parangons de vertu. Condamnés qu'ils sont à ne plus rien faire qu'à suivre les ordres du pouvoir caché de la finance ultra-libérale, les politiques se doivent de paraître présents, puisqu'ils ne sont plus efficaces. À ce jeu-là, les considérations, même les plus vaines, quand elles engagent l'émotion et le registre compassionnel, sont toujours utiles, parce qu'elles permettent d'occuper le terrain et de réconcilier (du moins le fait-on croire) le politique et l'humain.

    Condamner est un des verbes contemporains de l'ectoplasmie politique. Il est d'autant plus nécessaire que celle-ci couvre, quand besoin est, bien des horreurs du monde. Condamner, faute de mieux. 

    Encore quelques efforts et il ne tardera pas que l'une de ces belles âmes condamne les orages sur les vignes de Gevrey-Chambertin, les requins dans l'Océan Indien ou la prochaine irruption de la Soufrière...

  • En pièce jointe

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    vous partirez ; vous irez voir ailleurs, vous faire voir ailleurs, ailleurs si vous y êtes ;

    et cela sera différent, bien sûr ;

    juste un peu différent, diront certains, et de se demander si, pour si peu, il valait le coup de partir

    et de pâtir de n'être plus là où vous étiez ;

    cet endroit que vous regarderez de loin et qui ne sera jamais, sur la carte et dans la mémoire, jamais un nom comme un autre ;

    ce sera étrange de penser qu'il y a de par le monde vingt-trois villes qui portent ce même nom mais un seul résonnera,

    en vous, viendra de vous, parti pour aller voir ailleurs et allumer de là-bas devenu ici, et inversement, un feu qui n'aurait jamais existé sans cela

     

    Photo : Shoji Ueda

  • Miroirs (IV) : Gary Schneider, sous X.

     

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    Gary Schneider,  The Genetic Self-Portrait, 1997

     

    Jean-Jacques Rousseau inaugure le texte même des Confessions d'une citation latine censée définir la nouveauté de son projet : Intus et in cute. Intérieurement et sous la peau. Mais ce n'est qu'une formule, une visée métaphorique de l'écriture car de ce qui est sous la peau nous n'en saurons jamais rien. Pourtant le corps : sa masse, son volume, son architecture, sa mécanique, son système pression/dépression, ce corps-là est effectivement l'autre premier de notre singularité. Mais nous avons tendance à le mettre entre parenthèses, sinon pour en faire une apparence, le volet matériel de notre représentation.

    Le portrait, dans sa version picturale, n'échappe pas malgré ses perfectionnements successifs à cette théorie du reflet. Le visage, hiératique et archétypal, se précise peu à peu pour livrer, par ses mimiques ou un regard habité, une part du mystère humain. Et nous, spectateurs, nous admirons la ressemblance (quoique, le plus souvent, nous n'ayons nul modèle pour vérifier), la vérité du trait ; nous scrutons le caractère jusqu'à nous dire : c'est lui, c'est bien lui, tout à fait lui.

    Gary Schneider tente, de son côté, le dépassement de cet abîme des apparences, en explorant le répertoire à la fois concret et pourtant si abstrait de son individualité. Il ne se peint pas, il ne se photographie pas, il se radiographie. Mettons de côté la critique possible qui reversera cette pratique dans le territoire de la facilité technique, du concept postmoderne de la dérision et de l'astuce propice à l'exploitation commerciale. Ces considérations ne sont pas vaines mais portent moins que les questions en contrepoint du procédé choisi (1).

    Outre que ce qu'il fait est à la portée de tous, l'intitulé de l'œuvre joue à plein sur la mystification possible de l'entreprise. Il faut convenir, c'est-à-dire admettre sans autre forme de procès, qu'il s'agit bien de l'artiste (et non de sa cousine, d'un ami, ou d'un inconnu dont Schneider aurait récupéré le cliché). C'est un pacte : lui, en chair et en os, lui noir sur blanc, mais lui inversé. Nul moyen de vérifier, à moins d'avoir accès à son dossier médical. Il nous reste à croire.

    Or, au cœur de l'originalité de l'être, se nichent d'étranges impressions. Avec toute la bonne foi du monde, je ne peux reconnaître celui qui se présente. On pourrait même dire que la matérialité du corps m'éloigne de lui plus que ne le ferait un cliché classique. La conformité, même symbolique, semble moins compter que la ressemblance. Schneider va donc à rebours de l'idée traditionnelle de la photographie comme vérité par le fait de sa valeur d'empreinte, de son caractère indiciel. En donnant à voir ce qui est le propre de son corps, il neutralise toute possibilité d'identification. La précision radiographique annule la reconnaissance. Le spectateur s'évertuera dans l'étude du cliché, il n'en retirera rien (à moins que médecin il ne décèle une anomalie ou une nécrose : lecture pathologique de la matière à montrer. Mais ce ne sera au fond qu'un diagnostic concentré sur un point de l'ensemble). Il ne pourra se faire une idée de Gary Schneider.

    En revanche, ce même spectateur à tout loisir de se reconnaître dans cette œuvre. L'énigme de l'auteur, puisqu'il y a neutralisation du rapport de ressemblance, n'interdit pas une identification du spectateur. L'effort de transparence, qui consiste à décharner l'individu, à ne garder que l'armature, va de pair avec l'impression que nous sommes tous un peu pareils. La chair ne cache plus rien. L'os n'est pas à nu mais presque.

    Ainsi, d'aller au profond revient-il moins à percer le mystère de l'unicité qu'à découvrir la banalité de ce que nous sommes. Peut-être est-ce pour cette raison (mais pas seulement : l'association à la maladie tient une place non négligeable) que la radiographie nous importune, et que l'on ne peut se détourner du travail de Gary Schneider. Elle touche à l'indiciel, et il n'y a ici pas loin de l'indice à l'indicible. C'est l'intime, l'intime qui nous reste tant mystérieux, avec lequel nous vivons sans jamais pouvoir réellement le voir. Dans L'image précaire, Jean-Marie Schaeffer souligne avec beaucoup d'à propos l'étrange rapport que nous entretenons à la radiographie. "(l'image radiographique) est [...] souvent vécue comme image interdite : autant on aime montrer ses photos-souvenirs, autant on préfère tenir cachées les radiographies de ses organes ou de son squelette. Lorsque, dans La Montagne magique de Thomas Mann, le jeune Hans Castorp se trouve confronté pour la première fois à l'image radiographique de son propre corps, il se rend compte qu'il contemple une image qui en fait ne lui est pas destinée : c'est comme s'il jetait un regard dans son propre tombeau. L'image radiographique anticipe le travail de la putréfaction, éliminant la chair pour ne laisser subsister que les ossements : "... et pour la première fois de sa vie il réalisa qu'il allait mourir."

    Regarder l'autoportrait de Gary Schneider revient à se confronter aux illusions de nous-mêmes et plus encore, en ces temps où le corps est devenu marché, monnaie, pièces détachées, nous sentons que ce qui fait notre propre, notre distinction est le plus susceptible de se fondre dans le commun. La radiographie évide le sujet ; les rayons X nous passent sous X et le supplément de détermination devient la marque de notre anonymat. La monstration de l'intérieur, de ce jamais-vu et jamais-visible, se retourne tout autant contre son auteur que contre le spectateur. La science objective et l'esprit n'y trouve pas matière à se rassurer. 

    Si la tentative de Schneider, au delà des considérations esthétiques (est-ce beau ? est-ce une œuvre ?), a une portée, sans doute faut-il la comprendre comme le signe d'un monde où la connaissance se dissocie de l'humanité. L'autoportrait radiographique porte le masque d'une raison technique, matérielle où l'homme, pris au plus près, au plus profond, est absent. La morbidité qui s'y rattache n'a rien à voir avec les écorchés ou les gisants en squelette des siècles passés, et en particulier ceux du baroque. Le plus terrible du travail de Schneider est justement qu'il n'est pas macabre, même pas repoussant, il est froid. Il conjugue à la fois le vivant le plus évident (puisque radio il y a) et le mort le plus absolu (puisque l'appareillage est capable de vous transpercer).

    La transparence est inhumaine. On ne devrait jamais l'oublier.

     

    (1)Si l'on veut voir ce que donne la radiographie comme formule d'un petit esprit, il suffit d'aller voir les "œuvres" consternantes de Nick Veasy...