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off-shore - Page 44

  • Charlie Haden

    Parti hier...


  • Compte à rebours

    Il est des informations qui changent votre regard sur l'existence. Ainsi, qu'apprend-on dans Le Monde de la semaine passée ? Des chercheurs ont établi que "tous les mammifères (ou presque) urinent en 21 secondes". Voilà qui laisse songeur, non ?

    Ne doutons pas de l'intérêt et des effets de cette étude mais je ne suis pas allé plus loin que le titre. C'était amplement suffisant pour nourrir la méditation.

    La performance se jauge désormais jusqu'au lieu d'aisance. Être lent, rapide, mainstream ? L'affaire devient épineuse. Grandeur de la vessie ? Faiblesse de la prostate ? Tout, décidément tout, absolument tout, sous le diktat de la règle, du compas, du chrono, de la calculatrice et de la photo-finish.

    Par ailleurs, et s'il s'agit de ramener l'objet à sa fonctionnalité, tout attentat contre l'urinoir duchampien (1)

    Duchamp_Fountaine.jpg

    Marcel Duchamp, Fountain, 1917

     

    est illusoire. Le service d'ordre sera toujours plus rapide que la satisfaction sacrilège d'une telle envie, fût-elle pressante. L'outrageur n'aura pas le loisir d'aller jusqu'au bout de sa profanation. Rien que pour cela, le temps dépensé à cette étude fondamentale est justifié...

     

    (1)Pour être plus exact, les copies certifiées...

  • La Bruyère, lucide et intemporel

    Entendant nos politiques écorcher la langue et faire plier le sens à leur seule petite volonté (on se référera seulement à cet étrange balancement autour de la finance, selon le dictionnaire de Hollande ou de Sapin...), on pense à ces quelques lignes, brillantes, de La Bruyère, tirées des Caractères. C'est pourtant fort lointain, obsolète, classique diraient les tenants absurdes de la tabula rasa moderniste. N'empêche...

    "L’on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l’on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j’ose dire par l’impropriété des termes dont ils se servent, comme par l’alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n’ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l’usage, mais leur bizarre génie, que l’envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d’un geste affecté et d’une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d’eux-mêmes et de l’agrément de leur esprit, et l’on ne peut pas dire qu’ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu’ils en ont ; et ce qui est pire, on en souffre."

    La Bruyère, Les Caractères, "De la société de la conversation", 6

  • Politique de la teuf

     

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    Parmi les plus belles escroqueries intellectuelles du XXe siècle, laquelle escroquerie continue joyeusement en son suivant, il y a cette idée magique que la féminisation du monde politique humaniserait, adoucirait, et a fortiori, valoriserait l'exercice du pouvoir. Les exemples de Golda Meir, de Margaret Thatcher, d'Indira Gandhi devraient suffire, d'un point de vue rationnel, à mettre fin au mythe (1). Il  n'en est rien cependant. La loi sur la parité et les discours émus sur les ascensions des femmes au pouvoir entretiennent l'illusion.

    Il fallait voir les couillons parisiens exulter à l'élection de l'égérie socialo-bobo, Anne Hidalgo, pour désespérer de la lucidité politique de l'électeur moyen (vraiment très moyen). Il est vrai que, pour sa défense, l'alternative était consternante. Hidalgo ou NKM ? La démocratie du vide (ou par le vide, je ne sais).

    Donc : une femme à l'Hôtel de Ville. Une révolution, une bouffée d'air frais. Paris sera toujours Paris, à la fois rebelle et enjouée. On peut y mettre tout ce qu'on veut, selon votre bon plaisir.

    La nouvelle reine a su s'entourer, mieux que quiconque puisque c'est une femme politique. En atteste le choix de son premier adjoint, Bruno Julliard. Bruno Julliard, pour qui ne connaît pas, est le énième leader syndical étudiant, n'ayant pas décroché son master 2 au bout de sept ans de fac assidus, le énième apparatchik (après Désir, Dray, Assouline, Isabelle Thomas) à faire de l'agitation universitaire un tremplin pour se gaver ensuite dans les ors municipaux, voire ministériels. Petit roquet frondeur de trente-et-un ans, il traîne son air mélancolique et décalé sur les plateaux télé. On le croirait sorti d'un film de Despléchin, ce qui n'est pas peu dire. 

    Bref, il est premier adjoint (un peu comme le Prudhomme de Verlaine est juste milieu) et ce sont ses attributions qui font sourire. Vu la situation économique, et pire encore à Paris : le logement et un certain déséquilibre social (doux euphémisme), l'électeur parisien aurait pu croire que ce serait là le domaine de compétence de celui qui, potentiellement, et en cas de malheur, pourrait succéder à la Reine Mère. Mais le logement, le social, l'économique, voire l'écologique, c'est chiant ! Et le chiant, ce n'est pas Paris. Ainsi notre olibrius est-il

    Premier Adjoint à la Maire de Paris, chargé de toutes les questions relatives à la culture, au patrimoine, aux métiers d’art, aux entreprises culturelles, à la "nuit" et aux relations avec les arrondissements

    En clair, c'est d'abord le clinquant, le festif (si cher à Philippe Muray), le poudre-aux-yeux, la visibilité extérieure, la satisfaction bobo, le csp+, voire ++, qui sont visés. Vous pensiez qu'elle était là pour les pauvres et qu'elle ferait du social. Gros Jean comme devant. Paris n'est pas faite pour les misérables et la populace ; la vitrine française est destinée à nos amis du monde entier. Son identité œuvre au bonheur des riches Chinois, Américains et autres Russes ou Japonais. C'est, pour adapter l'image immonde d'Attali, un hôtel de luxe. C'est d'ailleurs à cet effet que la maréchaussée s'active dans les beaux quartiers et aux alentours des rues les significatives du prestige parisien (mode et bijouterie). Le sieur Julliard, gauchiste universitaire, fait désormais dans le toc, le chic, le glamour et l'international...

    Ajoutons que le glissement de la "culture" aux "entreprises culturelles" signe le passage du savoir et de la conservation du passé à sa dynamisation économique par les sons et lumières, le spectacle vivant et autres balivernes modernistes qui font des lieux contemporains des sortes de Puy du Fou perpétuels...

    Mais la cerise sur le gâteau est évidemment cette "nuit" qui, même avec des guillemets, nous fait sourire. La "nuit"... Quelle nuit ? La nuit des Folies Bergères, du Crazy Horse ? quelle nuit ? celle des backrooms du Marais, des teufeurs avec le nez plein de coke ? Quelle nuit ? celle des apéros minables le long du canal Saint Martin, celle de la rue Saint-Denis, celle du Panic Room  ?

    Nuit fort éloignée de celle vécue par ceux qui mériteraient d'être les premiers soucis d'une politique de gauche (mais disons : d'une politique tout court). Nuit bien peu baudelairienne, quand le poète évoque la souffrance dans son Crépuscule du soir.

    Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
    Et ferme ton oreille à ce rugissement.
    C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent !
    La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent
    Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;
    L'hôpital se remplit de leurs soupirs. - Plus d'un
    Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
    Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.

    Mais n'est-ce pas là trop de sensiblerie, trop de féminité, quand il faut, pour mater la capitale, une poigne de fer et une ambition qui, elle, n'a pas de sexe ?

     

    (1)Mais l'histoire plus ancienne n'est pas en reste, si l'on pense à Mary 1re (pour laquelle on créa plus tard le bloody Mary, pas moins), à Isabelle de Castille, à la grande Catherine de Russie,  ou à Élisabeth 1re. 

     

    Photo : Brassaï

  • Lloyd Cole, en ballade

    Une chanson n'est qu'une chanson, et parfois tient à peu. Est--ce une ligne mélodique ou un arrangement ? Une certaine sensualité ou un son tranchant ? Dans ses débuts, (disons jusqu'à l'album dont est tiré Man Enough), Lloyd Cole sait jouer de la langueur. Parmi toutes ses compositions, celle-ci est emblématique de sa meilleure et simple inspiration. Des percussions qui pourraient virer latino, l'accordéon de Blair Cowan qui surprend dans la pop et une guitare discrètement funky. Un mélange improbable pour une évocation en demi-teinte. On ne demande pas plus...

     


     

  • J...

    J'ai traversé de part en part la grande agglomération, au milieu du "troupeau plaintif des paysages" (Apollinaire).

  • 4-4-2

     

    Que n'auriez-vous échangé, en vos années de CM1-CM2, quelques notes magnifiques qui vous plaçaient au premier rang des compositions trimestrielles, contre un bond vertigineux dans la hiérarchie des élèves choisis pour constituer les deux équipes de foot, à la récré...

    Il y avait, c'était entendu, les deux champions, Sébastien et Jean-Damien, en capitaines respectifs, puis le rang de ceux qu'ils choisissaient à tour de rôle. Pierre, Paul, Jacques, François, Serge... avant que d'attaquer le menu fretin, dont vous étiez, qui savait à peine taper dans un ballon, et qu'on avait envie de se refiler, comme la grippe ou le mistigri. Être le remplaçant du remplaçant, misère ! Misère contre laquelle votre connaissance implacable de tous les affluents de la Seine, du Rhône, de la Loire n'était rien. Absolument rien.

    Il est donc des admirations qu'enfant vous avez mal vécues, des relégations cruelles et des admirations imparables. Jacques Réda en fait une délicieuse peinture dans un texte intitulé L'Homme des bois, lorsqu'il évoque "le portier de la féroce équipe de Sainte-Geneviève (Ginette comme on disait), un type taciturne et massif comme une cocotte-minute. On le sentait plein à éclater d'une force élastique prodigieuse qu'il comprimait, de sorte que toute atteinte à ses filets n'aurait pu mettre en cause sa valeur propre, mais l'Ordre qui veut que la trajectoire d'une sphère de cuir soit préméditée comme le reste au fond des astres"

    Et l'écrivain d'ajouter :

    "Au goal de Sainte-Geneviève, j'ai piqué principalement deux trucs, qui relèvent extérieurement de la seule pantomime magique, mais à travers lesquels j'assimilai une part occulte de ses vertus : celui du béret à visière, et (il avait l'air ensemble d'une danseuse étoile et d'un gros pneu) celui de la gigue sur place. Mais je n'ai jamais eu l'audace d'imiter un geste où d'ailleurs son autorité et, il faut le dire, son élégance me paraissaient inégalables, parce qu'il eût été sacrilège, et dès lors inopérant voire néfaste, de parodier un rituel lié au plus intime d'un être et de ses secrets. Chaque fois que la ligne d'avants adverse entamait un débordement portant la menace d'un tir, floup-floup, il expédiait dans ses mains en coquille deux glaviots parfaitement ronds, et s'en oignait les paumes comme d'un chrême, un baume capable d'émettre des effluves proctecteurs presque invincibles, ou de se transformer sous l'impact d'un cuir en une glu."

     

  • Si c'est comme je présume...

     

    mary-ellen-mark.jpg

     

    L'oiseau suit la pente la plus douce du toit, jusqu'au rebord de la gouttière. De là, il examine la cour intérieure, en de petits coups de tête secs. Puis il se lance dans ses cercles et d'autres le rejoignent. Tu essaies de le suivre du regard, au milieu de ses semblables, avant de le perdre, même s'il papillonne toujours, dans les six ou sept de même acabit, parce que le vent a fait claquer la porte, derrière toi, et tu t'es retourné. Un seul instant détourné de lui, et tu n'es plus qu'un esprit indécis. Tu vois seulement des trajectoires, et les zigotos ailés finissent par aller chanter dans le feuillage du grand marronnier.

    Tu peux regretter d'avoir perdu l'oiseau, sans pour autant l'avoir perdu, simplement : qu'il soit noyé dans le ballet des autres auxquels tu ne prêtais pas attention. Petite misère de l'instant.

    Petite, en effet : qu'y aurait-il de si beau à pouvoir le suivre à l'infini, à devenir capable de détailler ses moindres mouvements, comme dans les clichés de Muybridge ou Marey ?

    Trop de précision et de certitudes tuent l'harmonie du monde dont un des composants essentiels est 

    l'entropie, la bienfaisante entropie.

     

    Photo : Mary-Ellen Mark

  • 60° et plus

    L'affaire mélangeait la (fausse) clandestinité, l'alchimie des dosages, la technique ancestrale et le goût pour l'alcool fort. 

    Une fois l'an, elle usait de son droit à bouillir du cru, belle formule pour un travail qui monterait haut en degrés. Elle avait déjà un âge avancé et chaque nouveau millésime vous rapprochait de la fin du rite, puisque cet usage n'était pas transmissible, et l'État, jaloux et hypocrite, étendait là aussi son aspiration à tout régenter en sa faveur.

    C'était un spectacle que cette révélation d'élixir : des fruits inoffensifs pour un breuvage incolore mais à l'odeur forte, et au goût encore plus cinglant, entre la brûlure et l'asphyxie. Quand fut venue ton heure de le découvrir, tu crus y laisser langue et gorge.

    Elle vous en donnait deux litres, dans des bouteilles en verre trompeuses : Perrier ou Évian, qui servaient de base à des liqueurs de cassis, des cerises à l'eau-de-vie, et autre mélange 44. Car pur, au sortir de la tuyauterie, cela relevait plutôt du fer rouge cicatrisant. Il fallait en quelque sorte noyer le poison.

    Elle-même ne buvait pas. Elle n'avait jamais bu. Elle aurait pu s'abstenir. Mais ne pouvant léguer cette histoire aux enfants, la machine deviendrait rouille de grange et c'était insupportable ; l'honneur tenait aussi de ne pas oublier le rite de la distribution, comme lorsqu'elle tuait le veau ou le cochon. La gnôle, le boudin ou le rôti, c'était tout un. L'intention comptait, seule.

    Le geste.

    Un art.

    Une époque.

     

  • S'accrocher

    PD BOUDIER.jpg

     

    Comme dit Leroy, Serge Leroy, l'ancien de la BNP, on a ses pudeurs. Et puis on ne sait pas toujours poser les questions au naturel.

    Il a fallu cinq mois pour qu'Édouard, de sa part : étonnement qu'il ait attendu si longtemps, vu le bagout, lui demande une explication, sur les casseroles.

    Je me souviens de la réouverture du Remorqueur, et de la tête qu'on devait avoir. C'était un peu la cerise sur le gâteau de notre désarroi, puisqu'on ne connaissait pas le nouveau propriétaire, sinon qu'il s'appelait Janssen (que Pluche, un tantinet dur de la feuille, appelait au début Ginseng, tout en trouvant qu'il n'avait pas un air très asiatique). Il venait de racheter l'établissement, par hasard, semblait-il, quand les Potter, les anciens propriétaires, s'étaient tués en voiture du côté de Gijon, sans héritiers, sans ascendants, sinon, pour autant qu'il n'y avait pas là bobards en série, une tante angoumoisine (ou limousine ?), qui se débarrassa de l'affaire pour récupérer une belle somme.

    Janssen était colossal, courtois et secret, avec un accent à peine marqué. En voyant les nouveautés de la carte, welsch,  potjevleesch et carbonade, on misa sur une origine flamande ; en terrasse, on faisait des allusions à Anvers ou à Bruges, mais lui ne commentait pas, ne s'immisçant pas dans les conversations, jusqu'au jour où Michaud et Lefèvre discutaient du prestige respectif de la Ronde et de la Doyenne, et qu'il trancha net pour la seconde, révélant au passage, indice qui fut pris pour une levée de secret défense, qu'il était de Bastogne ; et nous de comprendre alors pourquoi il accompagnait ses cafés de petits gâteaux au sucre candi.

    Pour tout le monde, il avait la quarantaine bien tassée et célibataire : il devait être le seul cafetier wallon de Bretagne. L'affaire tournait bien ; il avait vite réussi à créer une ambiance ; le soir, nous étions passés du duo 1664-Carlsberg à un éventail plus savoureux de trappistes parfois très fortes. Il tamisait les lumières ; le vent soufflait dehors ; la mer brevetait ses vagues contre la digue ; il apprit à Édouard qu'on appelait ce genre d'endroit estaminet, là-haut.

    On se demandait d'où il avait tiré tous les ustensiles qu'il accrochait. Les Pottier en avaient-ils une réserve à la cave ? Traînait-il dans les vide-grenier ou les marchés aux puces ? Il n'y avait pas de style particulier, comme le font les collectionneurs. Régulièrement, un nouvel exemplaire faisait son apparition, un autre était retiré.

    Alors, un matin, Édouard est passé tôt ; la salle était vide. Il a demandé un allongé, s'est mis au comptoir, face à Janssen (c'est du moins ainsi qu'il la raconte, en faisant des pauses : on dirait Pierre Bellemare).

    -Dites, ces casseroles, tout le monde se demande, parce que c'est original mais j'en connais qui ont peur qu'un jour une leur fracasse le crâne...

    Janssen n'a pas répondu tout de suite. Il s'est offert un expresso bien serré (toujours selon Édouard). il l'a bu, toujours en silence, et l'autre s'est trouvé un peu bête.

    -Il vaut mieux prendre ses casseroles que de les traîner, non ? Un autre café ? Cadeau de la maison.

    Une fois que les deux tasses ont été remplies, il s'est mis bien en face d'Édouard, les deux mains sur le comptoir.

    -J'ai beaucoup voyagé. J'étais cuistot. Voyagé partout, et comme je ne pouvais pas rentrer très souvent. Parfois, deux ou trois ans sans revenir, j'envoyais des casseroles à ma mère. Elle n'a jamais quitté Bastogne. Et quand je lui téléphonais, elle me disait toujours : aujourd'hui, j'ai cuisiné avec la casserole de Malaga, ou d'Athènes, ou de Marrakech. J'avais pas mal la bougeotte et dans sa cuisine elle avait toute une armoire avec des casseroles, une étiquette pour chacune, qu'elle enlevait avant de s'en servir et qu'elle remettait avant de la ranger. Et un jour ma mère est morte. J'étais loin, assez loin. Trop loin, de toute manière. Je suis revenu à Bastogne. J'ai ouvert la fameuse armoire et j'ai décidé que la vadrouille, c'était fini. Je me suis mis à chercher où me poser, et où accrocher toutes ces casseroles. Vous voyez, la petite là-bas, fond blanc avec des dessins fleuris, elle vient d'un petit magasin de Plymouth. C'est la première que j'ai envoyée. Et la moyenne, celle à côté de la grosse en cuivre, la dernière, pendant une saison à Cortina d'Ampezzo. 

    Le soir même, Édouard nous convoquait chez lui pour un apéritif impromptu. La petite dizaine que nous étions resta bouche bée devant la révélation. Jaffrin trouva l'idée un peu morbide, pour ne pas dire scabreuse, ce à quoi Leroy, celui de la BNP, lui balança qu'il ne trouvait rien à redire sur la collection de Renault et ses pots de chambre émaillés. 

    -Un truc où tombent de la merde et de la pisse, tu t'extasies. Je ne t'ai jamais entendu dire qu'il était cintré, le Jean-Paul.

    Besnier fit remarquer que cela ne lui serait jamais venu à l'esprit et Jaffrin, comme pour une revanche déguisée, lui fit remarquer que pour avoir cette idée il aurait déjà fallu qu'il voyage. 

    J'ai calmé le jeu et on s'est demandé ce qu'avait pu être sa vie de saisonnier international et si c'était lui ou elle qui avait eu cette idée bizarre. Édouard  a conclu que sous ses allures de pitbull Janssen devait cacher une histoire bien plus secrète que ses voyages, dont il ne voulait pas se séparer. Alors on a décidé de ne jamais en parler qu'entre nous. Même à nos femmes on n'a rien dit. Et on tique toujours un peu quand des touristes entrent, lèvent les yeux vers le plafond et s'étonnent en disant que c'est original, ou drôle, ou tout ce qu'on veut. Il n'y en a qu'un qui nous ait plu. Un gars qui parlait peu, avec un appareil photo. Il était avec des copains, tous les soirs, depuis trois ou quatre jours. Il a juste demandé à Janssen s'il pouvait faire une photo. 

    -Pour l'impression. Pour l'ensemble.

    Et Janssen a dit oui, avant d'ajouter qu'il aimerait en avoir un exemplaire. Un assez grand format qu'il a accroché à côté de la glace, derrière le comptoir.

     

     

    Photo : Pierre-Damien Boudier