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  • Découvrir Edward Hopper...

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    Edward Hopper, Manhattan Bridge Loop, 1928, Addisson Gallery of American Art, Philipps Academy, Andover, Massachussets


     

    Il en sera toujours ainsi, d'Edward Hopper ou d'un autre, de la difficulté que nous avons à comprendre un ensemble dont nous ne voyons le plus souvent qu'une évocation émiettée. Peut-être serais-je passé à côté, c'est-à-dire à travers, s'il n'y avait pas eu l'inattendue rencontre au musée Thyssen de Madrid en juillet. C'est aussi simple que cela. Or, tel est justement l'agacement, temporaire (parce qu'au fond on finit par oublier qu'on a été terriblement aveugle), de celui qu'une telle maladresse surprend : qu'il s'en fallût d'un rien...

     

    Ces quelques lignes pour dire que l'exposition Hopper au Grand Palais, si elle reprend, espérons-le, la modestie muséographique et la clarté du discours qu'on pouvait admirer à Madrid, est à voir absolument.

     

     

    Exposition Hopper, Grand Palais, du 10 octobre 2012 au 28 janvier 2013.

  • Marquage au sol

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    Ainsi vue, la place où j'aurais pu vivre (car je ne faisais qu'y passer, furtif et pourtant apesanti sur son architecture) eût été, de la fenêtre provisoire d'où je la contemplais, un cadran de marbre sale, des satellites immobiles, lumineux, opalescents, quand plus personne ne s'arrête, la nuit, et des torsions métalliques grâce auxquelles on voudrait voir survivre une harmonie passée (un charme presque XIXe bien dérisoire, pourtant), si l'esprit toutetois se refuse à considérer dans le début de l'éclairage au gaz, comme dans la légèreté de Crystal Palace, l'évanouissement d'un certain mystère.


    Photo : Florentine Wüest

  • D'un rien une catastrophe

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    Ils étaient partis d'Avranches sous un soleil ardent, bien surprenant remarqueront les tragiques qui voient en toute surprise mauvais présage, et ils passèrent au loin de la silhouette du Mont-Saint-Michel qu'ils saluèrent comme il se doit. Ils virent la grève, belle, immense et dans l'extase d'un jour de vacances ils s'installèrent, plantant sacs et bâtons dos à la mer.

    Ils mangèrent et le repos vint. Faire merienne comme aimait à le dire Georges. Le Georges de la photo, prise de fort loin, avec un zoom, par un quidam n'y pouvant mais de voir la marée remonter à la vitesse d'un cheval au galop (telle est l'image que l'on retient dans la baie), et de les voir, eux, endormis, et bientôt submergés.

    Quand on demanda à la famille comment ces trois âmes n'avaient pu en réchapper, sourds aux roulements de la marée déchaînée, l'oncle Édouard se lamenta que Georges, bruyant ronchopathe, au point que sa femme faisait ou chambre à part ou dormait avec des boules Quiès, n'ait jamais pris au sérieux sa maladie. Échappement libre dès qu'il touchait le sommeil, bombardier diurne de la sieste, il disparaissait bien jeune, emportant avec lui femme et belle-sœur...



    Photo : X

     

     

  • À la volée...

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    Si tout ce que tu as appris, si tout ce que tu sais devait te garantir des heures qui viennent, de l'aube qui pointe, tu ne serais plus vivant, tu ne serais plus une existence. Rien ne t'attend et tu n'as pas de répertoire exhaustif. Tu croises des visages et des histoires ; pour chacun et chacune, il te faut une part d'oubli et d'ignorance. Sans quoi tu n'es plus qu'un personnage, un scénario où rien ne manque, où tu ne manques rien. Si tout, en toi, finissait par être motivé, dans l'enchaînement des semaines et des mois, tu perdrais la possibilité nécessaire de tomber et de te relever, de t'exalter et de craindre, de mourir. Si tu regardais, dans le miroir, sans ce supplément d'âme inconnu en toi, tu ne garderais plus le souvenir -et sa course fluide- de ce qui est et n'est plus là, ou pas encore, en même temps.

     

     

    Photo : Florentine Wüest



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  • Larry Coryell, à la source...

    Larry Coryell est un remarquable guitariste de jazz, de ceux qu'on aime écouter, parce que la finalité de leur art n'est pas dans l'étalage supersonique d'une dextérité sans profondeur. Son Twin House avec Philip Catherine (autre musicien magnifique) est une des plus belles collaborations que l'on puisse entendre. Dans l'album Bolero, sorti en 1981, outre une transcription de l'œuvre célèbre de Ravel, Coryell s'amuse avec douceur d'un hommage pour Mozart. On y trouve suffisamment de distance pour comprendre que son but n'est pas de se comparer à, de rivaliser avec... C'est une respectueuse évocation...



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  • Silenzio...

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    À l'angle de la via San Pantaleo et de la via del Pasquino, tout près de la piazza Navona, on peut encore contempler les restes fort mutilés d'une statue, sur laquelle, depuis le XVIe il était de tradition qu'on vînt coller des textes, anonymement : libelles, pamphlets ou simples plaintes. Elle servait donc d'exutoire et de vox populi. Toutes ces années où j'ai arpenté Rome, je me suis toujours délecté de cette liberté de rue qui, certes, ne révolutionnait pas le monde, n'était sans doute qu'un bougonnement sans lendemain dans le cours des existences. Il ne faut pas être dupe. Mais c'était le geste, la beauté du geste, et le chevauchement incongru des diverses proses. Peut-être est-ce une manière de ne plus faire attention à la réalité que de s'habituer à la présence, devenue presque neutre, des choses. Ces billets étaient là et d'une certaine manière ils étaient comme invisibles.

    Or, cet été, j'ai découvert avec stupéfaction qu'on avait restauré la statue. Propre, nette. Comme un sou neuf disait ma grand-mère. Et conséquence fâcheuse, mais que je crus passagère : le silence symbolique de la statue parlante. Dès lors, et tout le temps de mon séjour, je passai quotidiennement devant le Pasquino, espérant entendre à nouveau sa voix. Désespoir chaque jour grandissant d'un mutisme aussi insolent que la javellisation de la pierre. La propreté de l'objet se couplait avec l'abandon de sa territorialité populaire et par essence romaine. La voix du populus romanus avait, semblait-il, abdiqué, comme une énième concession à cette neutralité internationale qui pourrit, d'une manière bien plus insidieuse que la crasse, le monde contemporain. Je vins et revins. Peine perdue. Faut-il penser qu'on a fini par assimiler cette tradition à une dégradation, la parole séculaire à un vulgaire graffiti ? Je ne sais.

    Couardise ou timidité : je ne me hasardais pas à coller un billet. Je n'en ai de toute manière pas le droit : je ne suis pas romain. Reste que cette singulière, et désagréable, sensation d'une perte. L'anecdotique prend parfois l'importance d'un devenir pressenti sous son jour le plus sombre. Une sorte d'obscurantisme qui traîne là, ici un hygiénique ravalement... Derrière ces apparences diverses, des desseins semblables. Une morbide neutralité... 


    Photo : X


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  • Avec si peu...

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    Je regardais ses jambes. Pas les siennes, celles du vin dans le verre, le vin, un miracle, un Côte rôtie 97, magnifique, mais je mens un peu, en disant que mes yeux ne s'égaraient pas au delà de son pied si élégamment chaussé, vers sa cheville, son genou et le bas de ses cuisses, puis c'était le tailleur, imparable. Mais je retournais au verre, à la lumière qui se concentrait comme un soleil sur la table basse.

    Je regardais ses larmes, les siennes, pas celles du vin, qu'elle versait, malgré tout, après m'avoir avoué qu'elle ne m'aimait plus.

     

     

    Photo : Florentine Wüest



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  • Richard Millet (II) : Rappel à l'ordre, appel de la horde

     

    Combien étais-je présomptueux en commençant, il y a quelques jours, le billet précédant celui-ci lorsque je disais que l'affaire Millet ferait clapotis dans l'eau et guère plus. Le jeu en valait en fait la chandelle et la Littérature française a cru bon devoir mettre de l'ordre dans son territoire. Et comme dirait une mienne connaissance, elle a envoyé du lourd.

    La Littérature française, par auto-désignation il faut le dire, a confié ses intérêts à deux noms appelés à disparaître. Ce sera donc pour eux l'occasion de demeurer un temps, au titre de participants aux anecdotes de l'histoire littéraire (1). Ci-devant donc, et en première ligne, puisqu'il faut guerroyer : Annie Ernaux, styliste pour classe de lycée (2), Tahar Ben-Jelloun, insignifiant gratte-papier de l'amour étendu à l'universel. Ces deux-là y sont allés pour dire, un peu à la manière d'un instit IIIe république, ou d'une mère la pudeur, ou d'un père fouettard, que désormais l'affaire était grave, que Millet ne pouvait plus sévir indéfiniment sans que mesure soit prise à son encontre. Comme le courage est leur ligne de conduite, ils se sont retournés vers l'instance des lettres, leur sur-moi éditorial, la principauté Gallimard, pour que l'affreux lascar soit chassé du territoire. Il y avait un côté Robespaul 1981 dans une telle revendication (3). Il faut dire que l'un et l'autre de ces grands moralistes ne pouvaient plus supporter d'être avec Millet au comité de lecture de la vénérable institution. Dans le fond, on les comprend. Imaginez : un repas de famille, le père au bout de la table, des mécontents en nombre, et le Judas qui prend sa chaise comme si de rien n'était. C'est terrible, insoutenable, odieux...

    Oui, il faut les comprendre, à mesurer ce qu'ils prennent alors pour une sorte de tache, d'être ainsi confondus avec le fasciste répétitif. Cela fait pourtant bien des années que l'affaire dure, qu'ils connaissent le compère. Tant que les histoires restaient confinées à la sphère étroite des Lettres (le règlement de compte de L'Opprobre, par exemple), ils faisaient semblant. Mais l'ego de Millet réussissant à faire scandale au delà, avec son Éloge littéraire, on change de registre. On ne peut plus faire semblant. On se drape de vertu, de lin blanc et tout le saint-frusquin et la sentence tombe, en deux temps : Millet doit partir, Gallimard doit faire quelque chose. Il aurait été trop leur demander de mettre leurs actes avec leur indignation et de décider unilatéralement qu'ils abandonnaient les planches pourris du navire. Mais il est fort difficile, sans doute, de renoncer, même pour l'étendard de la morale, à une position. Surtout, qu'en l'espèce, ce choix aurait dû se faire il y a déjà longtemps puisque les choix idéologiques de Millet sont très anciens. Mais, ils s'en accommodaient. Sans doute parce que la notoriété de l'auteur honni était suffisamment contenue dans la sphère littéraire pour leur permettre de faire comme si. Chacun a ses petites lâchetés, certainement. Reste que la noblesse revendiquée de la littérature en prend un coup, et à l'endroit de ceux qui veulent en être les pasdaran.

    Mais revenons à l'argumentaire d'Annie Ernaux qui vaut des points, parce qu'il use de toutes les ficelles d'une rhétorique facile.

    Le titre est déjà tout un poème. « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature ». Rien de moins. Allons vite : « fasciste », évidemment, comme un point Godwin de la doxa. Fasciste, c'est l'adjectif qui permet tout, une sorte de générique de la morale. Après cela, on se tait. Le déshonneur de la littérature, ensuite. Outre que elle offre à Millet ce qu'il attend, d'être l'alpha et l'oméga de la pensée française, la formule affaiblit singulièrement la puissance de la littérature, qu'une quinzaine de pages met à mal. Elle établit surtout une équivalence de l'écriture littéraire à une position morale soumise à l'approbation de tous, à un critère obscur qui rendrait donc impossible toute polémique, tout pamphlet, toute diatribe, à partir du moment où ces genres enfreignent le bon goût et la morale. La morale surtout. Et de me dire alors que Discours sur les misères de ce temps de Ronsard doit être de toute urgence retiré de l'histoire littéraire, que Les Déracinés de Barrès doit être détruit séance tenante, qu'il faudrait batailler radicalement contre la réédition probable des brûlots antisémites de Céline (4). Écrire, et bien écrire, ne se décrète pas dans les couloirs de la bienséance. Quand on se place d'emblée sur ce plan et qu'on choisit un titre aussi ronflant, aussi ridicule que celui trouvé par l'homme qu'on veut démolir, il est certain qu'on va droit dans le mur. Ce constat est tellement évident que même Patrick Kéchichian y a trouvé à redire et ramène le problème à des considérations un peu moins grandiloquentes.

    Continuons. Annie Ernaux se situe sur le plan de l'affect. Elle a lu Millet dans un « mélange croissant de colère, de dégoût et d'effroi ». Dans le monde de violence qui est le nôtre, je n'ose imaginer ce que doit être la vie de cette dame, en considération des sauvageries dont l'information nous rend compte quotidiennement. Quelques lignes plus loin, tout s'éclaire : la plume « de Richard Millet s'est bel et bien mise au service du fusil d'assaut d'Anders Breivik, en attisant la haine à l'égard des populations d'origine étrangère ». Rien de moins. Millet est un criminel en puissance. Il n'est pas encore passé à l'acte mais le risque est énorme. On croirait lire du Sarkozy glosant sur la potentialité criminelle des gamins de trois ans. En clair, la paix civile française (voire européenne, voire mondiale) est entre les mains de Millet. C'est, me semble-t-il, lui faire un peu trop d'honneur, surjouer la puissance d'un écrivain dans un monde où la littérature tend à disparaître.

    Mais il est vrai que la logique démonstrative de cette auteur nous échappe. Il est éminemment narcissique. Il se développe autour d'un « moi, je... » sournois et risible. Ainsi avons-nous droit au morceau d'anthologie ci-dessous reproduit in extenso. C'est l'avant-dernier paragraphe de l'attaque.

    « J'écris depuis plus de quarante ans. Pas davantage aujourd'hui qu'hier je ne me sens menacée dans ma vie quotidienne, en grande banlieue parisienne, par l'existence des autres qui n'ont pas ma couleur de peau, ni dans l'usage de ma langue par ceux qui ne sont pas "français de sang", parlent avec un accent, lisent le Coran, mais qui vont dans les écoles où, tout comme moi autrefois, ils apprennent à lire et écrire le français. Et, par-dessus tout, jamais je n'accepterai qu'on lie mon travail d'écrivain à une identité raciale et nationale me définissant contre d'autres et je lutterai contre ceux qui voudraient imposer ce partage de l'humanité. »

    Je serais fort heureux que quelqu'un m'explique le lien intellectuel entre la première phrase et la deuxième, entre l'ancienneté dans les Lettres (5) et sa vie en grande banlieue. Et d'abord, où en banlieue ? Oui, quel lien ? Au delà, de toute manière, on retombe, par un curieux paradoxe, au développement du sentiment. C'est le « I feel » creux au lieu du « I think » des débats d'étudiants anglo-saxons. Chacun son impression et tout se vaut. Annie Ernaux ne se sent pas menacée. Tant mieux. Est-ce une réponse à ceux qui, eux, se sentent menacés ? Est-ce une manière intelligente de répondre à celui qui, ayant vécu une menace étrangère, décide que l'étranger est par essence un danger ? À ce dernier on dira qu'il généralise ; il répondra que son expérience est ainsi et que son propos vaut bien celui qui célèbre le multicuralisme à l'ombre des beaux quartiers et d'une intelligentsia cosmopolite unie par le fric et les espaces réservés... Et comme le substrat du vécu ne suffisait pour être décisif, on aura le droit dans le dernier paragraphe à l'anecdote de la « jeune romancière, qui n'est pas d'origine européenne »... Voilà donc les actes de moralité d'Annie Ernaux : elle n'a jamais eu de mauvaise pensée et elle connaît et aime des gens différents. L'objectif sous-jacent d'une telle démonstration (!!) est simple : supposer qu'outre ses positions intellectuelles, Richard Millet a un vécu inhumain et pourri. Si Annie Ernaux avait lu Millet, elle saurait que celui-ci a une relation à l'Orient fort complexe, que son amour de la Chrétienté orientale n'exclut pas en lui l'attrait pour le monde arabe (dont il maîtrise la langue...). A-t-elle mené l'enquête pour savoir ce que sont les fréquentations, les amitiés du barbare fasciste ? Peut-être au prochain numéro (comme on parle d'un numéro de cirque...).

    Si l'on s'intéresse au contenu plus idéologique du papier, il y a là aussi de quoi rire. Que reproche-t-elle ? Où se loge sa répugnance ? La parole de Millet écœure parce qu'« il faut accepter de lire  ce tableau ahurissant de la littérature contemporaine – française, européenne, américaine –, qui ne serait qu'insignifiance, indigence, niaiserie, "ordure romanesque". Pour faire simple : il pense qu'ajourd'hui on écrit de la merde ! Il trouve cette décadence dans le métissage de la langue. On peut trouver ce point de vue contestable mais il n'est pas nouveau. Dans Le Dernier Écrivain, il écrit  que « citoyen du monde », c'est « formule qui ne veut en fin de compte rien dire ». Il s'inquiète de la disparition de l'Europe et de l'immigration ? Mais il avait écrit dans Le Dernier Écrivain, qu'il se sentait comme « le minoritaire même : blanc, mâle, «Français de souche », catholique, hétérosexuel ». Il déplore violemment la mort de la langue française gangrénée par les langues étrangères ? Mais il avait écrit dans Le Sentiment de la langue, en 1993, : « Ne pas franciser les mots étrangers, c'est accepter la perte du génie de la langue, se résoudre à sa babélisation ou à quelque minimal espéranto anglo-saxon ». Il s'effraie devant la dilution d'une identité nationale ? Mais il avait écrit dans ce même ouvrage : « Tout se passe comme s'il y avait une volonté politique de miner l'identité française au profit d'un improbable métissage ethnico-culturel dont on sait qu'il ne produit que ghettos, clivages, sortes de sous-castes de banlieue ».

    Il n'y a donc rien, ABSOLUMENT RIEN de nouveau sous le soleil pauvre des Lettres françaises et le babillage d'Annie Ernaux est d'abord une escroquerie intellectuelle. Ce que montre d'abord sa tribune, c'est son ignorance du sujet qu'elle attaque. Il n'est pas nécessaire qu'elle la feigne la blessure insupportable, que son papier mondain (si j'ose ce jeu de mots) devienne un impératif : « Je ne ferai pas silence sur cet écrit », « Je ne me laisserai pas non plus intimider par ceux qui brandissent sans arrêt, en un réflexe pavlovien, la liberté d'expression ». Imaginez : elle ne cède pas aux intimidations. Lesquelles ? De quels lieux ? Des troupes littéraires et journalistiques d'extrême-droite ? Espérons qu'elle puisse obtenir sous peu une protection policière. Elle pourra alors écrire un papier intitulé, « Moi, Annie Ernaux, nouvelle Talisma Nasreen... ». Plus sérieusement : je suis fort aise de savoir que la liberté d'expression, comme argument, peut être un réflexe pavlovien. Ou bien cette dame ne sait pas ce que signifie cette expression, ou bien elle suppose que c'est une notion à géométrie variable, une donnée sociale déterminée dans le temps et dans l'espace et qu'il faut en user avec parcimonie et discernement, voire en occulter le droit. C'est exactement ce que pensent les fondamentalistes de tous bords, les fous de tous les Dieux en puissance. Il est toujours plaisant de voir un écrivain caresser la terreur dans le sens du poil.

    Et si Richard Millet, dans un geste très imbécile, met en scène Breivik et fait fausse route dans sa critique du monde comme il va, en faisant de l'actualité immédiate un brûlot, il n'est pas si éloigné, dans l'esprit du scribouillard Salim Bachi qui, à l'incitation du Monde des Livres, s'est fendu d'un Moi, Mohamed Merah... dont la publication n'a pas réveillé les âmes sécuritaires de la pensée littéraire. Peut-être ne fallait-il pas agacer un écrivain qui venait de publier en février Moi, Khaled Kelkal... Il faut croire que le massacreur salafiste de légionnaires et d'enfants juifs dérange moins que l'extrémiste de droite flinguant avec froideur des jeunes socio-démocrates. Sur cet exploit littéraire qui, sur le plan de la morale, puisque c'est le terrain d'Annie Ernaux, méritait bien une réplique, une mise au point, une alerte, rien. Rien du tout. Annie Ernaux a donc l'indignation sélective. Ce n'est pas un reproche, c'est un fait, dont je ne tire aucune conséquence sur le plan de son éthique. Je constate.

    Encore a-t-elle un mérite : elle a écrit ; elle a pris sa plume. Que dire en revanche des suiveurs qui ont apposé leur nom au bas du document, avec une mention d'un ridicule affligeant : « Nous avons lu ce texte d'Annie Ernaux et partageons pleinement son avis ». Tous des écrivains pourtant (6), mais avec le besoin de rappeler qu'ils ont lu (c'est bien...) et qu'ils approuvent : de là le « pleinement » qui nous rappelle combien les adverbes sont terribles (7). Bref, on dirait des pétitionnaires de salle des profs ou d'une administration quelconque signant devant la machine à café. Ce ne serait que pathétique s'il n'y avait pas dans ce geste une procédure nauséabonde de la horde en chasse, de la sécurité morbide du nombre. Au fond, sont-ils mieux que ces obscurantistes qui, pour un oui, pour un non, ont le goût du lynchage. Loin de penser qu'ils soient violents, ils sont simplement lâches. L'agglomérat de leurs ego (ah, monsieur, les écrivains...) pourrait étonner, eux qui sont si soucieux de leur indépendance, mais l'on comprend vite qu'il s'agit d'un réflexe pavlovien de la caste excluant un intrus devenu gêneur et puissant. Ils veillent au grain de leur coterie : la littérature française, ce n'est pas cet énergumène nourri de haine et d'invectives. Non seulement, disent-ils, en filigrane, il n'est pas comme nous mais il n'est pas des nôtres. Il est vrai que ce n'est pas, pour nombre d'entre eux, à les parcourir (quant à les lire, il ne faut pas exagérer...) qu'on risque le frisson, l'étonnement et l'inquiétude (8).

    Mais il est clair qu'il faut bien œuvrer dans ce sens puisque l'archange nobélisé est lui-même convenu qu'il fallait livrer sa parole. L'œcuménique Le Clézio a parlé et l'extrait qui suit suffit, dans son invraisemblance, pour ne pas aller plus loin dans le commentaire :

    « Revenons au bouquin de M. Millet: comment croire à ce qu'il raconte? Il n'existe que pour et par le scandale, et c'est là ce qui doit le rendre insignifiant à nos yeux.

    Sans doute, en France, existe-t-il le syndrome célinien. Si Céline est un génie et un provocateur, est-il suffisant d'être provocateur pour avoir du génie?

    Le scandale, le scepticisme et le goût d'amertume sont des éléments inséparables de la bonne littérature. Cependant, l'auteur qui n'est motivé que par le goût du scandale cède à la pathologie de l'insignifiant. Le pouvoir de séduction de l'ignoble est insidieux, il sécrète une humeur grise et sournoise qui peut conduire certains esprits faibles à l'assassinat. »

     

    C'est paradoxalement un défenseur de Millet qui donne une partie de la solution à cette effervescence. Dans Le Monde du 11 septembre, Pierre Nora écrit ceci :

    « Richard Millet a le droit de penser ce qu'il veut et de l'écrire. Mais il n'a pas le droit, au nom de la solidarité amicale et professionnelle, de nous faire otage de ses opinions, de ses enfantillages, de ses confusions intellectuelles, de sa psychologie  particulière, de ses foucades délirantes. On ne veut pas se désolidariser et on ne veut pas se solidariser. Nous voilà dans un piège. A cause de vous, mon cher Richard. A vous donc de trouver le moyen de nous en sortir, sans hurler que l'on veut votre mort, et avec vous, celle de la littérature et même de l'Occident. »

    Formule magique : « Nous voilà pris au piège ». Tel est sans doute le vrai problème : Millet somme les Lettres françaises de prendre parti, de sortir de son contentement, de se placer dans le jeu intellectuel autrement que comme dans un jeu de chaises musicales. Mais ses représentants brillent d'abord par leur (in)suffisance. La preuve en est administrée par le papier simple, clair, dans la logique d'une pensée historicisée (9). Ces lignes sont signées Bruno Chaouat et c'est à lire ici. Et elles sont d'une autre portée, et autrement épineuses, tant le sentiment anti-américain est un lien fort universel...

     

     

     

    (1)Si toutefois l'histoire littéraire a encore droit de citer dans le monde de la culture contemporaine, ce qui n'est pas gagné. Il suffit de voir comment l'institution scolaire, à commencer par l'Inspection Générale, en a fait une peau de chagrin.

     

    (2)Parce qu'il ne faudrait pas ennuyer l'adolescent inculte (et de plus en plus fier de l'être) avec des phrases interminables. Le non-style, à base de sujet-verbe-complément, est un moyen de pactiser avec lui. De plus, on le sait depuis 68, la langue est faciste...

     

    (3)Allusion à Paul Quilès demandant au lendemain de la victoire de Mitterrand en 1981 que des têtes tombent.

     

    (4)Mais l'on peut aussi faire un grand nettoyage et supprimer de l'horizon Béraud, Jouhandeau, Drieu La Rochelle, Chardonne, Morand, pour s'en tenir aux écrivains du XXe...

     

    (5)Et c'est important, l'ancienneté, quand on a fait sa carrière comme prof au CNED. Alors, dites-nous : grand choix, petit choix ou ancienneté ?

     

    (6)Ou prétendus tels parce que, malgré tout, le mélange Amélie Nothomb, Chloé Delaume ou Camille Laurens avec Antoine Emaz, Jean Rouaud ou Oliver Rohe, c'est un peu too much...

    (7)Le "pleinement" touche-t-il toutes les expériences personnelles d'Annie Ernaux, auquel cas nous découvririons que le parisianisme des lettres est une blague puisque ceux qui comptent vivent tous en banlieue...

     

    (8)Pour nombre d'entre eux, dis-je, parce que certains valent infiniment mieux que de se soumettre à la logorrhée d'Annie Ernaux.

     

    (9)Même si la référence aux années 30 nous semble une erreur conceptuelle.



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  • Richard Millet (I) : exister, que diable !

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    La provocation littéraire et, croit-on, intellectuelle, prend le plus souvent, désormais, la forme du clapotis germanopratin dont la trace n'excède guère la semaine. L'information (ou plutôt son flot) ne supporte pas l'arrêt. Tel est bien le traitement auquel aura été soumis le dernier épisode de la guerre (factice) dans la République des Lettres française. Je veux ici parler du scandale Millet/Breivik (1).

    Ayant tout lu, ou presque, de cet auteur, et observé ce que le Landerneau littéraire en disait, il est, me semble-t-il, assez curieux que l'on ait guère abordé le problème autrement que par l'invective, le diktat et les raccourcis peu audacieux. Tout ce monde manque singulièrment d'ironie dans ses attaques : il n'a pas le talent du délicieux billet de Pascal Adam, c'est clair. Certes, l'ère médiatique conditionne l'accélération des temps de réponse (la fameuse réactivité) mais on pouvait attendre des écrivains (laissons de côté le marais journalistique (2)) une plus grande retenue.

    Richard Millet fait donc scandale par son éloge littéraire de Breivik. Nous reviendrons ultérieurement sur le fond. Pour l'heure, occupons-nous seulement de ce qui permet la promotion du texte, la force institutionnelle de l'auteur et la genèse des plaintes plumitives qui poussent cette fois plus loin que d'habitudes leurs jérémiades. Parce que Millet n'en est pas à son coup d'essai, et c'est justement ce glissement progressif de la parole inacceptable (du point de la doxa) qui importe, que soit possible son existence.

    À ce titre, le parcours de Millet illustre d'une manière assez éclatante les analyses de Bourdieu sur le monde littéraire considéré comme un champ de pouvoirs ouvrant à une reconnaissance et à des droits pour qui acquiert ou bénéficie d'une position spécifique. C'est sur ce plan que Millet est un cas fort significatif. Il aime à rappeler, ces dernières semaines, qu'il est un écrivain, et non des moindres : il serait même une exception, à l'entendre. Ce terme ne manque pas de sel, dans sa bouche (ou sous sa plume) tant cet emprunt (involontaire) à la théorie fumeuse de l'exception culturelle française bricolée par Lang et consorts est maladroit. Il y a là une forme assez puérile d'auto-célébration. Passons... Écrivain, aime-t-il donc revendiquer, et depuis toujours : une œuvre abondante, exigeante, s'inscrivant dans une indéniable continuité. Encore que...

    Commencée en 1983, l'entreprise milletienne fut d'abord confidentielle, jusqu'au tournant de l'année 93. Il publie alors chez P.O.L. Sa littérature explore les affres du malaise artistique, selon des voies qui n'ont guère d'originalité. L'écriture est belle, le propos désabusé, la mélancolie règne. À lire L'Angélus, La Tour d'ivoire ou L'Écrivain Sirieix, on n'explore guère plus qu'un malaise existentiel teinté de romantisme. Dans le même temps, il entreprend une œuvre polémique où l'on retrouve assez clairement cette inquiétude esthétique et morale de l'artiste au prise avec le monde contemporain : ce sont les premières versions du Sentiment de la langue. Millet y développe sa passion pour le classicisme et sa défiance devant le reniement moderniste (ou postmoderniste) pour le sérieux de l'héritage culturel et moral. Ce sont dans ces pages que la francité de l'auteur prenne corps. On pourrait écrire que sa plume est réactionnaire, que son esprit rame à contre-courant d'un mouvement qui veut brasser, mélanger, métisser et, même si ce n'est jamais ouvertement dit, revoir l'histoire et retirer à la pensée française et européenne (l'Europe étant alors conçue comme un territoire blanc, caucasien) non seulement sa prédominance mais son droit à l'originalité.

    Mais il n'est encore pas grand chose, alors, le petit Millet, qu'un prof de banlieue, pas même agrégé (une de ses grandes misères, assurément). Il lui faut la bénédiction des institutions, et il l'obtient en 1993 par le Prix de l'Académie française. C'est à partir de ce moment-là qu'il s'extirpe de la masse des littérateurs, qu'il devient quelqu'un. Et que devenant quelqu'un, il peut se lancer plus gaillardement dans ce que d'aucuns trouvent une intempestive ratiocination nostalgique. Il infléchit le discours, revient vers la terre natale. Viendront donc La Gloire des Pythre, Les Trois Sœurs Piale et plus tard le très beau Ma vie parmi les ombres. Ces romans lui donnent une assise, un poids. Il fait entendre sa musique, fait jouer sa différence, et celui qui était peu entre dans le royaume des lettrés parisiens. Il quitte P.O.L. et son underground confidentiel pour la maison-mère, le fleuron français de la littérature : Gallimard. Non seulement comme écrivain mais aussi comme membre du comité de lecture. Il est intronisé dans le cercle fermé de ceux qui font la littérature (soit : les chefs cuistots de la tambouille éditoriale, où l'on récupère les bonnes recettes des autres, où l'on se façonne des plans marketing terribles qui n'ont plus rien à voir avec l'art, où l'on établit des rentes de notoriété comme d'autres sont éternellement sénateurs).

    Arrivé à ce point de son évolution institutionnelle, le petit Millet peut se déchaîner. À tort ou à raison, le problème n'est pas là. Mais de Lauve le Pur à Eloge littéraire de Breivik, en passant par Le Dernier Écrivain, Désenchantement de la littérature, et L'Opprobre, il multiplie les textes prétendument sulfureux. On sent la jouissance du parvenu, la roucoulade facile du provocateur protégé par son statut. Millet, ce n'est pas, sur ce point, Renaud Camus. Il hérite d'un système dont il peut dire pis que pendre, d'un monde littéraire qu'il conchie à tour de bras tout en œuvrant de l'intérieur (3). Il joue l'homme d'exception, le dernier des Mohicans mais minaude avec Sollers, quand ils se rencontrent pour une discussion compassée propre à ceux qui feignent la lutte quand ils se sont tacitement partagés le territoire (4). On pourrait à l'infini montrer que la gloire virile et résistante de Millet relève essentiellement d'un opportunisme médiatique et d'une prébende littéraire.Parce qu'il est une véritable mine d'or, cet éditeur, qui, cumulant Littel et Jenni, vaut à lui seul des millions de chiffre d'affaires. Et quand on considère, bassement peut-être, ce paramètre, on imagine fort bien que l'homme se soit senti pousser des ailes...

    Il y a en effet une corrélation très claire entre l'inflation de l'invective, le goût de la provocation, la mise en scène de soi (dont La Confession négative n'est pas la moindre des traces) et la reconnaissance du pouvoir qu'il a acquis dans la République des Lettres. C'est en considération de cette situation que le texte sur Breivik est une facilité grotesque, et une grossière escroquerie intellectuelle. Millet a fini par confesser sur i-télé, un soir (5), que ce titre était peut-être mal choisi et qu'à la relecture il y avait matière à modification. Voilà un aveu de taille, mais qu'on ne peut prendre tel quel. Trop facile. Il savait ce qu'il faisait. Il voulait faire ce qu'il faisait. Dès lors, venir s'expliquer (ou non) à la télévision n'est qu'un épisode de plus dans la stratégie de reconnaissance qui est la sienne.

    La soif de distinction (au double sens qu'induit cette détermination bourdieusienne) suppose un travail de longue haleine et l'analyse lucide des niches que l'on peut occuper dans le territoire des lettres. Millet a choisi la réaction, l'intégrisme de la langue, une passion pour le classicisme, là où, clairement, il place le temps magnifique de la Littérature, oubliant alors que la Littérature, alors, n'existait pas mais qu'il n'y avait que les Belles Lettres, erreur d'appréciation historique. Dans la stratégie qui est la sienne, le contenu prévaut moins que la posture, le fond moins que la forme. Sur ce plan, on notera l'affaiblissement progressif de l'écrivain Millet depuis qu'il a atteint les hautes sphères tant désirées. Le Sommeil sur les cendres et La Fiancée libanaise sentent la redite et la simplification. Plutôt que d'asséner à répétition ses sentences apocalyptiques, Millet, l'écrivain, ferait mieux de s'interroger sur ce qu'il a encore à écrire.

    Mais revenons à l'objet du délit, objet du délire pour ses vilipendeurs (sur lesquels nous reviendrons au prochain numéro). Il n'y a rien, dans les quelques pages consacrées à Breivik qui ne puissent être mis en écho de ce que cet auteur a déjà publié. Ceux qui aujourd'hui s'alarment et en appellent à la vertu de la littérature ou n'ont jamais lu Millet, ou vivaient loin des territoires hexagonaux, ou prennent la pose. La question n'est donc pas là. En revanche, le titre et la méthode ne laissent pas de surprendre. Éloge littéraire... Pourquoi Millet invoque-t-il ici la littérature ? Faut-il y voir un clin d'œil malin (?) à l'ouvrage de Thomas de Quincey publié en 1854, De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts ? Millet aurait-il une face d'humour noir cachée ? Breivik peut-il être alors un héros de roman, à défaut, dans son sens le plus étroit, romanesque ? Pourquoi pas... Il reste alors non à en percer le mystère (car de cet homme, en soi, il y a sans doute peu à apprendre) mais à en construire une identité remarquable par laquelle le lecteur pourra, dans un retour de la littérature à la vie, tirer une réflexion sur ce que sont la violence et sa légitimation. Si la littérature a sa place dans l'histoire de Breivik, c'est à condition d'en sortir, paradoxalement, de faire de Breivik une source et non pas une vérité. Or, c'est justement à cela que Millet réduit son entreprise éditoriale (6). Il ne prend pas le temps de la métamorphose du style et de l'exploration du monde et des êtres. Il se présente comme le scribe magistral et efficace (dix-huit pages pas plus : du concentré, vous dis-je...) d'une pensée dont lui seul a réussi à décrypter et synthétiser l'ampleur. Tout le brillant de la démonstration tient en cette capacité à nous épargner les 1500 pages du compendium de l'assassin norvégien. Et c'est à partir de cet exploit que Millet nous donne les clés de la violence d'Oslo : une dilution progressive de la culture européenne, l'abandon programmé d'un passé européen par le biais d'une explication essentiellement ethnique et la réduction de la grandeur européenne à son versant classique, chrétien, et blanc.

    Qu'il y ait aujourd'hui un problème majeur avec l'islam est une évidence, n'en déplaise à ceux qui voient dans ce constat les signes d'une islamophobie tout à fait fantasmatique (7), alors que l'antisémitisme ressurgit sans qu'on s'en inquiète outre mesure. Que Millet s'en alarme, c'est son droit et certaines voix peuvent le conforter : de Michel Tribalat à Gilles Kepel (lequel Kepel a singulièrement revu ses analyses si l'on se souvient de ce qu'il écrivait il y a quinze ans). Qu'il affiche haut et fort son attachement catholique, en quoi est-ce méprisable ? Or, il est clair que dans les milieux dopés à l'ouverture des frontières, du monde et, éventuellement de l'esprit, le catholique est un affreux garnement, un réac, un peine à jouir, un intégriste. Passons... Il a le goût classique : il préfère Saint-Simon aux plaisanteries de Léo Scheer, le cardinal de Retz aux œuvres complètes d'Annie Ernaux. Est-ce un crime qu'il ne se retrouve pas dans la littérature contemporaine ? Qu'il fasse comme bon lui semble. Millet n'est qu'un écrivain de plus dans la tradition littéraire des auteurs en combat avec leur temps, avec la décadence qui rôde, avec le mal qui pullule. On peut ainsi se promener de Saint-Simon à lui en passant par Chateaubriand, de Maistre, Flaubert (celui de la correspondance), Barrès, Péguy, Jouhandeau, Cioran... Ceux qu'Antoine Compagnon nomme un peu facilement parfois les anti-modernes.

    En revanche, quand il assimile, et c'est bien le fil conducteur discret de cet Éloge, l'association de la langue à l'ancienneté territoriale, à cette inscription dans l'espace, à cette généalogie immémoriale (8) c'est plus qu'agaçant. C'est absurde. La littérature est-elle réductible à l'ascendance de celui qui l'accomplit ? Millet sur ce point devrait se souvenir que des auteurs, et non des moindres : Strinberg, Nabokov, Conrad, Tabucchi, Beckett, Pessoa..., ont écrit en deux langues, voire trois, et qu'ils n'en sont pas moins des auteurs du dedans de ces langues. De même, est-il nécessaire d'être du plus profond de la francité pour en prendre une part ? Faut-il réduire la littérature au chant itératif d'une délimitation spatiale ad vitam aeternam ? Faut-il être du lieu pour avoir voix au chapitre ? Peu me chaut la judaïté suisse de Cohen, l'antériorité égyptienne d'Albert Cossery, la naissance caraïbe de Chamoiseau. Ou plutôt : elle m'importe, tant j'y entends, loin de tout exotisme, une partition nouvelle (et en même temps dans la continuité) de la langue française.

    La litanie milletienne du territoire n'est au fond que le revers de la médaille différentialiste. Il n'est pas contre ceux qu'il combat, dans le sens où être contre signifierait être ailleurs, dans une autre alternative : il est face à eux. Pas si loin...

    Son Éloge est un ersatz de polémique, un brouillon de pensée, une redite. Cela fait beaucoup pour si peu de pages.

     

     

     

     

     

    (1)Richard Millet, Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik, Pierre-Guillaume de Roux, 2012

     

    (2) Trois exemples suffisent (mais c'est déjà beaucoup, en fait) : la si inutile Nelly Kaprièlan dans les Inrocks du 29 août (mais on sait ce qu'elle vaut depuis ses éructations contre Renaud Camus) le réduit à un facho. Classique. L'insuffisant Edouard Launet dans le Libération du 7 septembre 2012 (mais c'est Libé...) ressert la soupe bobo de gauche indigné avec une telle légèreté de contenu qu'on se demande si le pauvre Édouard a vraiment lu Millet ou s'il ne s'est pas plutôt aligné à l'aveugle sur une discussion de café du commerce des amis de Stéphane Hessel. Le meilleur arrive avec Rue 89 qui ne trouve pas mieux, via la plume grotesque d'Aurélie Champagne, de nous pondre une lettre putative du sinistre Breivik à son ami Millet, ce qui ne manquera pas de surprendre, sur deux points. Avoir, en deux temps trois mouvements, les moyens de se glisser dans la peau de Breivik suppose ou une compréhension magnétique de l'individu et de son discours, ou un jeu parodique par quoi le méchant enfonce les portes ouvertes de son propre néant (c'est la deuxième solution, évidemment, que choisit la petite Champagne). Dès lors, la singularité de Breivik est passée à la trappe et le massacre norvégien est une histoire de tueur en série de plus. Ensuite, puisque fausse lettre il y a, on glisse donc dans le fictionnel, dans le littéraire, accréditant de facto le titre ridicule de Millet. Un partout, la balle au centre.

     

    (3)Avec un succès certain qui lui garantit l'impunité : Les Bienveillantes de Littell, L'art français de la guerre de Jenni, c'est lui. Voilà des réussites qui sonnent dans la finance, soit, mais quid de la littérature dans tout cela, vu la médiocrité de ces deux romans...

     

    (4)Dans un numéro du Magazine littéraire de décembre 2007.

     

    (5)Pour un écrivain d'exception, ainsi qu'il se définit lui-même, condescendre à répondre à la sottise journalistique estampillée Canal+ est un manque évident de lucidité. Le propre de l'exception, en ces temps de délire médiatisé, semblerait de s'en tenir aux écrits seuls, de les donner à lire pour ce qu'ils sont et de laisser le tout venant se débrouiller avec eux. Venir sur un plateau télé pour justifier ou faire de l'explication de texte est une veulerie pitoyable, à moins qu'elle ne révèle vraiment ce qui agitait Millet depuis longtemps : faire un prime-time.

     

    (6)J'emploie à dessein le mot entreprise, parce qu'il y a bien là manière de faire de peu une machine à fric, dont se félicitera en premier lieu le petit éditeur qui a eu l'audace (fichtre...) de publier une telle somme.

     

    (7)J'en veux pour preuve le délire des gauchistes au moment de l'affaire Merah et les raccourcis immédiats sur les effluves nauséabondes de la campagne électorale. Pendant une journée, ces enragés moralistes firent une battue médiatique pour trouver le coupable dans les rangs de Marine Le Pen. Pas de chance pour eux. Ce genre de comportement est stupide et dangereux. Il ne fait que renforcer le Front National qui se présente alors en victime. La victimisation ne peut pas être un discours politique, parce qu'on privilégie alors le subjectif, l'affectif, le distinctif.

     

    (8)« ...les noms propres, lesquels durent généralement plus longtemps que les corps et que le souvenir » (Le Renard dans le nom, Folio, p,13). De même : « Les mots sont la seule gloire des disparus – et le français la belle langue des morts, comme le latin celle de Dieu » (Ma vie parmi les ombres, Folio, p. 50)




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  • Femme en bleu (VII) Lichtenstein

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    Roy Lichtenstein, Woman in bath, 1963, Musée Thyssen, Madrid

     

    Foin de Bethsabée au bain, voluptueuse et flamande, ou d'une Marthe agenouillée au tub. Moins encore un cul à la Degas ou l'étrange rêverie que saisit Stevens. Lichtenstein, lui, fait dans le moderne : une femme propre, lisse, hygiénique, made in Procter & Gamble. Elle est légèrement halée, émerge des ondulations et de bulles qui semblent, les bulles, une parure bon marché. Ses dents ont la blancheur du carrelage qui lui sert de décor, et ses traits sont bleus comme les joints du dit carrelage. Elle sourit et l'on évoquerait bien un semblant de sensualité : son rouge à lèvres, son regard vaguement langoureux, sa chevelure enflammée. Mais il y a cette vacuité béate qui traverse tout ce visage, ce corps. Cette impression terrible vient sans doute de ce que l'image projette un temps de comédie privée, une illusion faite à soi-même dans l'intervalle d'un moment d'intimité. Être rayonnante jusque dans le lieu où nul regard ne viendrait alors la surprendre. Lichtenstein explore, par le vernis du spectacle clos, la terreur qu'il y aurait à voir se fracturer l'image sociale.

    On regarde l'éponge, on pense à son inconsistance, à elle, par métonymie. Son inconsistance publicitaire. Et, par ce même sentiment d'imprégnation, on sent que le trait bleu qui sert à unir l'ensemble du tableau, qui en donne en quelque sorte la tonalité, en dépit de toute logique de vraisemblance, est un choix idéal pour suggérer qu'à ce point l'eau (et la salle de bain) est un milieu corrosif, un accélérateur de décomposition et le soin du corps une puissante aliénation.



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