usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

morale - Page 3

  • Les bons sentiments

     

    amour,misanthropie,morale

    Claude Lévêque, J'ai rêvé d'un autre monde, 2003

    La condamnation par la morale contemporaine (cette contemporanéité qui ne cesse de revendiquer des droits pourtant) de la misanthropie prouve de facto que les bons sentiments sont une posture, parce que c'est d'un possible et libre refus que naît la vraie liberté. Et c'est une facilité intellectuelle, autant dire rien, de mettre sur le compte de la seule acrimonie digestive la distance que l'on décide de prendre avec le monde. Rien à voir avec une économie du  cœur. Bien au contraire...

  • Le courage catholique

     

    mariage gay,catholicisme,judaïsme,islam,andré vingt-trois,philippe barbarin,morale,loi,parti socialiste


    Monseigneur André Vingt-Trois, évêque de Paris, dans son discours d'ouverture à l'assemblée des évêques, a rappelé son opposition au mariage homosexuel, que l'actuel gouvernement veut instituer. Il reprend la ligne que Monseigneur Barbarin, primat des Gaules, avait déjà définie.

    Il faut être d'une inculture sidérante pour s'étonner que la hiérarchie catholique soit réticente devant un tel projet. Celle-ci peut-elle, en toute bonne foi, et selon un principe pluriséculaire, en héritage d'ailleurs d'une tradition antérieure à l'établissement du christianisme et de la chrétienté, rappeler autre chose que cette évidence : le mariage consacre une union hétérosexuelle ? Évidemment non. Faire le procès de cette position en établissant directement, comme le font les progressistes patentés de la gauche (mais on sait ici ce que je pense de l'invocation du progrès en matière politique), qu'il s'agit là d'une attitude homophobe relève du procès en sorcellerie, d'une pratique stalinienne courante. L'acharnement de ces trente dernières années contre le catholicisme est à ce point constant qu'il en est caricatural. Mais il fallait bien que les promoteurs des gender studies, des cultural studies et autres supercheries où tout se mesure à l'aune d'un discours minoritaire creux (1) établissent la hiérarchie des peines, des manquements et des responsabilités. En braves soldats de la doctrine foucaldienne, ils ont désigné le principal acteur de leur misère : l'église catholique et son cortège inquisiteur. En ce cas-là, spécifiquement, l'histoire est utile. Elle sert les intérêts du requérant. L'homosexuel, qu'on n'appelait pas encore gay, mais sodomite, inverti, pédéraste, a payé au tribunal de Dieu ses pratiques. Contester ce point serait complètement idiot. Mais se focaliser sur ce seul élément historique, je veux dire : sur ce seul axe de l'Histoire, est un peu court. Les délires médicaux sur l'anormalité des homosexuels n'avaient pas besoin de l'Église. Les aspirations positivistes et le goût des classifications suffisaient.

    Qu'il y ait, dans l'épiscopat, une certaine hypocrisie vis-à-vis de l'homosexualité, comme de la sexualité en général, n'est pas douteux. Mais, en l'espèce, il ne s'agit pas tant de cela que de définir l'ordre de la relation au mariage, jusques et y compris, dans sa définition administrative. L'invocation du mariage pour tous (2) fait sourire, quand l'institution qu'il représente se détermine d'abord dans une perspecive familiale et de protection de la progéniture (et les homosexuels ne peuvent pas avoir d'enfant, c'est un fait). Sur ce point, il aurait déjà fallu que les progressistes analysent de quoi étaient faits les textes du Code Civil. Les évêques ne vont même pas aussi loin dans la critique, et c'est un grand tort. Ils s'en tiennent à la seule contestation (très rétrograde, non?) de la famille, avec un père et une mère...

    C'est pour cela qu'on leur tombe dessus à bras raccourcis. Encore ont-ils, eux, le courage d'afficher leur position ! Car, l'une des plus remarquables abérations du moment, c'est le silence des autres confessions monothéismes, lesquelles ne peuvent, sur ce point, qu'être en accord avec les catholiques. Faut-il, en effet, penser que le silence du Consistoire juif, du CFCM et des autorités protestantes a valeur de consentement ? Il est bien curieux que ces institutions, si chatouilleuses sur leurs prérogatives, si regardantes sur les pratiques que l'on encadre quand elles entachent l'espace public d'une expression ostentatoire de l'appartenance religieuse, il est bien curieux que, sur ce point, elles se taisent toutes. Bizarre, vraiment, que les intégristes de ce coin-là, qui ne manquent jamais de rappeler ce que Dieu, ses prophètes et ses commenteurs ont dit, écrit, prescrit, ne viennent sur le devant de la scène nous avertir qu'il y a là une loi scélérate, indigne et tout à fait contraire aux préceptes religieux. On devrait leur savoir gré d'avoir ainsi modéré, voire changé, leur position. Il est évident qu'il n'en est rien. C'est d'ailleurs, par exemple, parce que le rejet massif de l'homosexualité par les jeunes maghrébins est un fait que certains s'inquiètent du glissement nationaliste, voire d'extrême-droite, d'une frange de la communauté gay.

    De fait, il est bien agréable, et facile, de voir la hiérarchie catholique monter en première ligne et de faire que les éternels geignards du minoritaire (en particulier ceux qui voient de l'islamophobie partout : CFCM en tête) puissent se taire sans montrer qu'à leur tour ils pourraient désigner d'autres minoritaires. Le choix catholique a au moins le mérite de la clarté et de l'honnêteté. Il se définit dans la plénitude d'une position affichée qui n'exclut en rien le dialogue avec les homosexuels. La question du mariage est épineuse mais, au moins, devant une loi qui lui semble contestable et dangereuse, monseigneur André Vingt-Trois ne fait pas semblant. Il ne cherche pas à s'attirer les bonnes grâces de la doxa ambiante ; il ne cherche pas à feindre et à tromper ; il ne se cache pas. Il choisit le choc frontal. Sans doute parce que la position qu'il défend est plus importante que l'estime temporaire d'une médiatisation qui voudrait à tout prix la modernité. Il est seul à prendre cette voie, au risque d'enfoncer un peu plus l'Église catholique dans la crise, au risque de donner du grain à moudre à ceux qui voient en lui l'incarnation du mal.

    Ces derniers font un calcul petit, minable et dangereux. Trop contents d'avoir l'adversaire qu'ils s'étaient choisis depuis longtemps, et lui seul, car les autres sont tapis dans l'ombre, ils pavanent. Ils seront heureux de brandir la loi, une fois qu'elle sera votée, heureux et heureuses de pouvoir être comme tout le monde, marié(e)s, et d'avoir, dans les grandes largeurs, niqué les cathos... Ils se trompent, et lourdement...

     

     

    (1)Creux, quoique assez efficace, si l'on en juge par certaines évolutions visibles dans les institutions. Il est dès endroit, aujourd'hui, où le minoritaire est un universitaire hétérosexuel. La cooptation existe aussi chez ceux qui hurlent à la ségrégation. La revendication homosexuelle est aussi une réalité et il est des milieux où elle forme un rempart entre les admis et les refusés. C'est un fait. Le dire n'induit en aucune façon que l'on soit homophobe. Encore faut-il alors souligner que, dans le monde homosexuel aussi, il existe des différences de classes : l'homosexuel du Marais peut vivre, assumer, revendiquer, voire exclure, quand celui de la banlieue de Seine-Saint-Denis est obligé de se cacher, de prendre ses choix comme une tare, et de se taire. On aimerait qu'il eût un peu plus de solidarité sur ce plan. Or, ce n'est pas avec un Gay Pride à l'esprit petit bourgeois qu'on a des chances d'y arriver.

    En vertu de ce principe, d'ailleurs, Anne Lafetter dans Les Inrocks écrit, le 17/01/2012, au sujet du livre publié par l'ancien président d'Act-Up, Didier Lestrade :

    «Un hétéro n’aurait pas pu écrire Pourquoi les gays sont passés à droite. Discriminatoire aurait-on dit, voire homophobe.» Un tel aveu est consternant, et doublement : a)il fait le constat d'un état de terreur dans le droit de penser b)il marque l'approbation par celui qui fait ce constat de cet état de terreur du bien fondé de cet état. La boucle est bouclée. Comme quoi il est toujours intéressant de fouiller les poubelles de ceux que l'on combat... 

    (2)La formule a des airs de slogan publicitaire. Le mariage pour tous, c'est plus facile, quand on sombre, comme les socialistes, dans le libéralisme intégral, que la dignité pour chacun, un toit pour chacun, un travail pour chacun. Privilégier le pluriel devant le singulier est un moyen rhétorique classique pour cacher la misère de sa pensée et pour placer celui qui conteste en position de méchant réactionnaire bridant les aspirations et l'épanouissement des citoyens...

     

    Photo : Reuters

     

  • Mortelle comparaison


     

    simenon,cécile est morte,roman,littérature,annie ernaux,morale


    Il y a quelques jours, alors que je faisais le tour de tout ce que la littérature perdrait à se soumettre à la Castafiore des lettres françaises, ci-devant Annie Ernaux : toujours la même phrase qui emmerde le monde, selon les diktats d'un honneur de la littérature dont je ne comprends toujours pas de quel métal il est fait, il y a quelques jours, donc, alors que je me disais qu'il en cuirait bientôt pour la postérité d'écrivains dignes d'intérêt, j'ai commencé par faire répertoire des futurs requis aux enfers de la morale cul serré.

    Et je suis retourné me promener, entre autres, chez Simenon, le sinistre Simenon, le raciste Simenon, l'antisémite Simenon (1), dont j'ose espérer qu'Ernaux fera le procès avant la fin de l'année. Il faut voir d'où il vient l'animal. Parfois ça sent l'égoût ; c'est le crapoteux d'extrême-droite dans tout son remugle. C'est aussi cela Simenon, cette propension à la parole commune d'une époque peu glorieuse. Je relisais donc un Maigret : Cécile est morte, que j'aime particulièrement pour des raisons très personnelles. Et d'un coup, au début d'un chapitre, cette perle : « Il pleuvait encore ce matin-là ; une pluie douce, morne, résignée comme un veuvage» Outre ses talents dans la composition des dialogues (une manière de faire apparaître une voix. C'est plus qu'une esquisse, une trace profonde, un style), Simenon a le génie du lieu et de l'atmosphère, et souvent pesante, d'ailleurs, l'atmosphère : un mélange étrange de couleurs ternes, de lenteur et de silence. Cette phrase en est l'expression emblématique. La comparaison ramasse en quelque sorte la suite des trois adjectifs dans son escarcelle. On croyait avoir touché le fond. Pas du tout : le temps qui chagrine se poursuit dans la silhouette sans identité d'une vie où l'amour est au cimetière. Tout un monde. Ernaux peut relire (avec des gants, évidemment) Simenon : elle y gagnerait...


    (1) Dont Gide disait que de lui il fallait tout lire. Une fois n'est pas coutume, nous serons gidien.

  • De quoi parlent-ils ?

    Gerard ter Borch Paternal Admonition.jpg

    Gerard ter Borch, ca 1654, Rijksmuseum, Amsterdam

     

    Gerard ter Borch fait partie de ces fort nombreux peintres flamands ayant exercé leur art pendant le siècle d'or des Provinces-Unies. Il n'est pas le plus connu : Vermeer et Rembrandt, bien sûr, Peter de Hooch ou Frans Hals aussi, ont laissé dans l'histoire de leur art une marque bien plus importante.

    Ter Borch, comme beaucoup de ses contemporains artistes, avait intégré l'idée d'un marché, parfois fort avantageux, de la peinture. Et pour plaire à la potentielle clientèle bourgeoise, il se spécialisa dans les scènes de genre capable de séduire les acheteurs. Il fallait donc que la représentation ait des accointances avec le décor même où le tableau pouvait être accroché. Ce n'est pas un peintre négligeable mais il ne s'agit pas ici de s'étendre sur ses qualités propres. La curiosité se porte sur un aspect plus amusant, plus surprenant, et elle concerne le tableau qui ouvre ce billet.

    Cette œuvre, Goethe l'évoque dans les Affinités électives, publié en 1809. Voici ce qu'il écrit : 

    "La réprimande paternelle de Terburg, que la belle gravure de Wille a rendue familière à tous les amis des arts, était le sujet du troisième tableau, aussi intéressant dans son genre que les deux premiers.

    Un vieux chevalier assis et les jambes croisées semble parler à sa fille avec l’intention de toucher sa conscience. L’expression de ses traits et de son attitude prouve, toutefois, qu’il ne lui dit rien d’humiliant, et qu’il est plutôt peiné qu’irrité. La contenance de la jeune personne, debout devant lui, mais dont on ne voit pas le visage, annonce qu’elle cherche à maîtriser une vive émotion. La mère, témoin de la réprimande, a l’air embarrassée ; elle regarde au fond d’un verre plein de vin blanc qu’elle tient à la main et dans lequel elle paraît boire à longs traits."

    Pour résumer : une scène moralisante dans un milieu bourgeois ; une manière de garder l'œil sur sa progéniture.

    Il faut croire que ce bon vieux Johann Wolfgang était faillible dans ses interprétations parce qu'il ne s'agit nullement d'une mise au point paternelle, bien au contraire. Et c'est justement cet écart qui amuse.

    Dans un fort intéressant article, Odile Le Guern (1) éclaire notre lanterne. Cette toile porte désormais le titre sans ambiguïté de Conversation galante. Le chien est par exemple un motif fréquent au XVIIe et son lien avec l'espace amoureux est non négligeable, et notamment dans les scène grivoises et galantes. Il est là, dans l'œuvre de Ter Borch, avec la bougie, symbole phallique imparable. La grande tenture rouge cache le lit. ll serait bien difficile d'imaginer qu'un homme si jeune puisse endosser le rôle paternel. L'éclat de la tenue féminine ne peut non plus tromper sur l'entreprise de séduction. Ainsi, le visage invisible de la demoiselle, tourné vers son interlocuteur masculine, ne peut s'imaginer (mais faut-il imaginer ce qui n'existe pas, puisque la peinture ne donne que ce qu'elle est...) sous le signe de la soumission. Elle attend que l'affaire se fasse, que le prix soit ajusté, et la vieille au milieu est l'entremetteuse classique.

    Pour ajouter au savoureux de la méprise, il se trouve que cette œuvre réapparaît dans la toile d'un autre hollandais, Samuel van Hoogstraten, et ce dans un contexte qui lève l'équivoque. Entre la bougie, la clef dans la serrure et les pantoufles à l'abandon, on doit se rendre à l'évidence que la citation tronquée (on ne voit que la jeune fille) infléchit la lecture du tableau de ter Borch vers le commentaire à connotation sexuelle.

     

    peinture,interprétation,gerard ter borch,goethe,morale,ambiguïté

    Samuel van Hoogstraten, Vue d'intérieur ou les pantoufles, 1658, Louvre


    Il est évidemment charmant de voir une œuvre ainsi balancer d'un extrême à un autre dans son interprétation. De la reprise familiale vers la scène de bordel (ou presque). Il serait trop facile de moquer la naïveté (et pourquoi pas la cécité...) de Goethe en ce cas bien précis. L'erreur d'appréciation est commune. Ce grand écart, plein d'ironie, laisse néanmoins penser que la construction d'un sens n'est pas chose aisée, que la bonne foi (pourquoi soupçonner l'écrivain de pudibonderie : ce serait absurde) n'est pas la garantie de la vérité, que l'évidence est un paramètre relatif, que la peinture, malgré sa circonscription nous laissant croire qu'avec toute l'attention requise nous feront le tour de l'œuvre, est un piège, un piège sérieux, redoutable et délicieux. 


    (1)Odile Le Guern, "Stéréotypes picturaux et polysémie" in La polysémie ou l'empire des sens : lexique, discours et représentations, PUL, 2003

     


     

     

     

  • Richard Millet (II) : Rappel à l'ordre, appel de la horde

     

    Combien étais-je présomptueux en commençant, il y a quelques jours, le billet précédant celui-ci lorsque je disais que l'affaire Millet ferait clapotis dans l'eau et guère plus. Le jeu en valait en fait la chandelle et la Littérature française a cru bon devoir mettre de l'ordre dans son territoire. Et comme dirait une mienne connaissance, elle a envoyé du lourd.

    La Littérature française, par auto-désignation il faut le dire, a confié ses intérêts à deux noms appelés à disparaître. Ce sera donc pour eux l'occasion de demeurer un temps, au titre de participants aux anecdotes de l'histoire littéraire (1). Ci-devant donc, et en première ligne, puisqu'il faut guerroyer : Annie Ernaux, styliste pour classe de lycée (2), Tahar Ben-Jelloun, insignifiant gratte-papier de l'amour étendu à l'universel. Ces deux-là y sont allés pour dire, un peu à la manière d'un instit IIIe république, ou d'une mère la pudeur, ou d'un père fouettard, que désormais l'affaire était grave, que Millet ne pouvait plus sévir indéfiniment sans que mesure soit prise à son encontre. Comme le courage est leur ligne de conduite, ils se sont retournés vers l'instance des lettres, leur sur-moi éditorial, la principauté Gallimard, pour que l'affreux lascar soit chassé du territoire. Il y avait un côté Robespaul 1981 dans une telle revendication (3). Il faut dire que l'un et l'autre de ces grands moralistes ne pouvaient plus supporter d'être avec Millet au comité de lecture de la vénérable institution. Dans le fond, on les comprend. Imaginez : un repas de famille, le père au bout de la table, des mécontents en nombre, et le Judas qui prend sa chaise comme si de rien n'était. C'est terrible, insoutenable, odieux...

    Oui, il faut les comprendre, à mesurer ce qu'ils prennent alors pour une sorte de tache, d'être ainsi confondus avec le fasciste répétitif. Cela fait pourtant bien des années que l'affaire dure, qu'ils connaissent le compère. Tant que les histoires restaient confinées à la sphère étroite des Lettres (le règlement de compte de L'Opprobre, par exemple), ils faisaient semblant. Mais l'ego de Millet réussissant à faire scandale au delà, avec son Éloge littéraire, on change de registre. On ne peut plus faire semblant. On se drape de vertu, de lin blanc et tout le saint-frusquin et la sentence tombe, en deux temps : Millet doit partir, Gallimard doit faire quelque chose. Il aurait été trop leur demander de mettre leurs actes avec leur indignation et de décider unilatéralement qu'ils abandonnaient les planches pourris du navire. Mais il est fort difficile, sans doute, de renoncer, même pour l'étendard de la morale, à une position. Surtout, qu'en l'espèce, ce choix aurait dû se faire il y a déjà longtemps puisque les choix idéologiques de Millet sont très anciens. Mais, ils s'en accommodaient. Sans doute parce que la notoriété de l'auteur honni était suffisamment contenue dans la sphère littéraire pour leur permettre de faire comme si. Chacun a ses petites lâchetés, certainement. Reste que la noblesse revendiquée de la littérature en prend un coup, et à l'endroit de ceux qui veulent en être les pasdaran.

    Mais revenons à l'argumentaire d'Annie Ernaux qui vaut des points, parce qu'il use de toutes les ficelles d'une rhétorique facile.

    Le titre est déjà tout un poème. « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature ». Rien de moins. Allons vite : « fasciste », évidemment, comme un point Godwin de la doxa. Fasciste, c'est l'adjectif qui permet tout, une sorte de générique de la morale. Après cela, on se tait. Le déshonneur de la littérature, ensuite. Outre que elle offre à Millet ce qu'il attend, d'être l'alpha et l'oméga de la pensée française, la formule affaiblit singulièrement la puissance de la littérature, qu'une quinzaine de pages met à mal. Elle établit surtout une équivalence de l'écriture littéraire à une position morale soumise à l'approbation de tous, à un critère obscur qui rendrait donc impossible toute polémique, tout pamphlet, toute diatribe, à partir du moment où ces genres enfreignent le bon goût et la morale. La morale surtout. Et de me dire alors que Discours sur les misères de ce temps de Ronsard doit être de toute urgence retiré de l'histoire littéraire, que Les Déracinés de Barrès doit être détruit séance tenante, qu'il faudrait batailler radicalement contre la réédition probable des brûlots antisémites de Céline (4). Écrire, et bien écrire, ne se décrète pas dans les couloirs de la bienséance. Quand on se place d'emblée sur ce plan et qu'on choisit un titre aussi ronflant, aussi ridicule que celui trouvé par l'homme qu'on veut démolir, il est certain qu'on va droit dans le mur. Ce constat est tellement évident que même Patrick Kéchichian y a trouvé à redire et ramène le problème à des considérations un peu moins grandiloquentes.

    Continuons. Annie Ernaux se situe sur le plan de l'affect. Elle a lu Millet dans un « mélange croissant de colère, de dégoût et d'effroi ». Dans le monde de violence qui est le nôtre, je n'ose imaginer ce que doit être la vie de cette dame, en considération des sauvageries dont l'information nous rend compte quotidiennement. Quelques lignes plus loin, tout s'éclaire : la plume « de Richard Millet s'est bel et bien mise au service du fusil d'assaut d'Anders Breivik, en attisant la haine à l'égard des populations d'origine étrangère ». Rien de moins. Millet est un criminel en puissance. Il n'est pas encore passé à l'acte mais le risque est énorme. On croirait lire du Sarkozy glosant sur la potentialité criminelle des gamins de trois ans. En clair, la paix civile française (voire européenne, voire mondiale) est entre les mains de Millet. C'est, me semble-t-il, lui faire un peu trop d'honneur, surjouer la puissance d'un écrivain dans un monde où la littérature tend à disparaître.

    Mais il est vrai que la logique démonstrative de cette auteur nous échappe. Il est éminemment narcissique. Il se développe autour d'un « moi, je... » sournois et risible. Ainsi avons-nous droit au morceau d'anthologie ci-dessous reproduit in extenso. C'est l'avant-dernier paragraphe de l'attaque.

    « J'écris depuis plus de quarante ans. Pas davantage aujourd'hui qu'hier je ne me sens menacée dans ma vie quotidienne, en grande banlieue parisienne, par l'existence des autres qui n'ont pas ma couleur de peau, ni dans l'usage de ma langue par ceux qui ne sont pas "français de sang", parlent avec un accent, lisent le Coran, mais qui vont dans les écoles où, tout comme moi autrefois, ils apprennent à lire et écrire le français. Et, par-dessus tout, jamais je n'accepterai qu'on lie mon travail d'écrivain à une identité raciale et nationale me définissant contre d'autres et je lutterai contre ceux qui voudraient imposer ce partage de l'humanité. »

    Je serais fort heureux que quelqu'un m'explique le lien intellectuel entre la première phrase et la deuxième, entre l'ancienneté dans les Lettres (5) et sa vie en grande banlieue. Et d'abord, où en banlieue ? Oui, quel lien ? Au delà, de toute manière, on retombe, par un curieux paradoxe, au développement du sentiment. C'est le « I feel » creux au lieu du « I think » des débats d'étudiants anglo-saxons. Chacun son impression et tout se vaut. Annie Ernaux ne se sent pas menacée. Tant mieux. Est-ce une réponse à ceux qui, eux, se sentent menacés ? Est-ce une manière intelligente de répondre à celui qui, ayant vécu une menace étrangère, décide que l'étranger est par essence un danger ? À ce dernier on dira qu'il généralise ; il répondra que son expérience est ainsi et que son propos vaut bien celui qui célèbre le multicuralisme à l'ombre des beaux quartiers et d'une intelligentsia cosmopolite unie par le fric et les espaces réservés... Et comme le substrat du vécu ne suffisait pour être décisif, on aura le droit dans le dernier paragraphe à l'anecdote de la « jeune romancière, qui n'est pas d'origine européenne »... Voilà donc les actes de moralité d'Annie Ernaux : elle n'a jamais eu de mauvaise pensée et elle connaît et aime des gens différents. L'objectif sous-jacent d'une telle démonstration (!!) est simple : supposer qu'outre ses positions intellectuelles, Richard Millet a un vécu inhumain et pourri. Si Annie Ernaux avait lu Millet, elle saurait que celui-ci a une relation à l'Orient fort complexe, que son amour de la Chrétienté orientale n'exclut pas en lui l'attrait pour le monde arabe (dont il maîtrise la langue...). A-t-elle mené l'enquête pour savoir ce que sont les fréquentations, les amitiés du barbare fasciste ? Peut-être au prochain numéro (comme on parle d'un numéro de cirque...).

    Si l'on s'intéresse au contenu plus idéologique du papier, il y a là aussi de quoi rire. Que reproche-t-elle ? Où se loge sa répugnance ? La parole de Millet écœure parce qu'« il faut accepter de lire  ce tableau ahurissant de la littérature contemporaine – française, européenne, américaine –, qui ne serait qu'insignifiance, indigence, niaiserie, "ordure romanesque". Pour faire simple : il pense qu'ajourd'hui on écrit de la merde ! Il trouve cette décadence dans le métissage de la langue. On peut trouver ce point de vue contestable mais il n'est pas nouveau. Dans Le Dernier Écrivain, il écrit  que « citoyen du monde », c'est « formule qui ne veut en fin de compte rien dire ». Il s'inquiète de la disparition de l'Europe et de l'immigration ? Mais il avait écrit dans Le Dernier Écrivain, qu'il se sentait comme « le minoritaire même : blanc, mâle, «Français de souche », catholique, hétérosexuel ». Il déplore violemment la mort de la langue française gangrénée par les langues étrangères ? Mais il avait écrit dans Le Sentiment de la langue, en 1993, : « Ne pas franciser les mots étrangers, c'est accepter la perte du génie de la langue, se résoudre à sa babélisation ou à quelque minimal espéranto anglo-saxon ». Il s'effraie devant la dilution d'une identité nationale ? Mais il avait écrit dans ce même ouvrage : « Tout se passe comme s'il y avait une volonté politique de miner l'identité française au profit d'un improbable métissage ethnico-culturel dont on sait qu'il ne produit que ghettos, clivages, sortes de sous-castes de banlieue ».

    Il n'y a donc rien, ABSOLUMENT RIEN de nouveau sous le soleil pauvre des Lettres françaises et le babillage d'Annie Ernaux est d'abord une escroquerie intellectuelle. Ce que montre d'abord sa tribune, c'est son ignorance du sujet qu'elle attaque. Il n'est pas nécessaire qu'elle la feigne la blessure insupportable, que son papier mondain (si j'ose ce jeu de mots) devienne un impératif : « Je ne ferai pas silence sur cet écrit », « Je ne me laisserai pas non plus intimider par ceux qui brandissent sans arrêt, en un réflexe pavlovien, la liberté d'expression ». Imaginez : elle ne cède pas aux intimidations. Lesquelles ? De quels lieux ? Des troupes littéraires et journalistiques d'extrême-droite ? Espérons qu'elle puisse obtenir sous peu une protection policière. Elle pourra alors écrire un papier intitulé, « Moi, Annie Ernaux, nouvelle Talisma Nasreen... ». Plus sérieusement : je suis fort aise de savoir que la liberté d'expression, comme argument, peut être un réflexe pavlovien. Ou bien cette dame ne sait pas ce que signifie cette expression, ou bien elle suppose que c'est une notion à géométrie variable, une donnée sociale déterminée dans le temps et dans l'espace et qu'il faut en user avec parcimonie et discernement, voire en occulter le droit. C'est exactement ce que pensent les fondamentalistes de tous bords, les fous de tous les Dieux en puissance. Il est toujours plaisant de voir un écrivain caresser la terreur dans le sens du poil.

    Et si Richard Millet, dans un geste très imbécile, met en scène Breivik et fait fausse route dans sa critique du monde comme il va, en faisant de l'actualité immédiate un brûlot, il n'est pas si éloigné, dans l'esprit du scribouillard Salim Bachi qui, à l'incitation du Monde des Livres, s'est fendu d'un Moi, Mohamed Merah... dont la publication n'a pas réveillé les âmes sécuritaires de la pensée littéraire. Peut-être ne fallait-il pas agacer un écrivain qui venait de publier en février Moi, Khaled Kelkal... Il faut croire que le massacreur salafiste de légionnaires et d'enfants juifs dérange moins que l'extrémiste de droite flinguant avec froideur des jeunes socio-démocrates. Sur cet exploit littéraire qui, sur le plan de la morale, puisque c'est le terrain d'Annie Ernaux, méritait bien une réplique, une mise au point, une alerte, rien. Rien du tout. Annie Ernaux a donc l'indignation sélective. Ce n'est pas un reproche, c'est un fait, dont je ne tire aucune conséquence sur le plan de son éthique. Je constate.

    Encore a-t-elle un mérite : elle a écrit ; elle a pris sa plume. Que dire en revanche des suiveurs qui ont apposé leur nom au bas du document, avec une mention d'un ridicule affligeant : « Nous avons lu ce texte d'Annie Ernaux et partageons pleinement son avis ». Tous des écrivains pourtant (6), mais avec le besoin de rappeler qu'ils ont lu (c'est bien...) et qu'ils approuvent : de là le « pleinement » qui nous rappelle combien les adverbes sont terribles (7). Bref, on dirait des pétitionnaires de salle des profs ou d'une administration quelconque signant devant la machine à café. Ce ne serait que pathétique s'il n'y avait pas dans ce geste une procédure nauséabonde de la horde en chasse, de la sécurité morbide du nombre. Au fond, sont-ils mieux que ces obscurantistes qui, pour un oui, pour un non, ont le goût du lynchage. Loin de penser qu'ils soient violents, ils sont simplement lâches. L'agglomérat de leurs ego (ah, monsieur, les écrivains...) pourrait étonner, eux qui sont si soucieux de leur indépendance, mais l'on comprend vite qu'il s'agit d'un réflexe pavlovien de la caste excluant un intrus devenu gêneur et puissant. Ils veillent au grain de leur coterie : la littérature française, ce n'est pas cet énergumène nourri de haine et d'invectives. Non seulement, disent-ils, en filigrane, il n'est pas comme nous mais il n'est pas des nôtres. Il est vrai que ce n'est pas, pour nombre d'entre eux, à les parcourir (quant à les lire, il ne faut pas exagérer...) qu'on risque le frisson, l'étonnement et l'inquiétude (8).

    Mais il est clair qu'il faut bien œuvrer dans ce sens puisque l'archange nobélisé est lui-même convenu qu'il fallait livrer sa parole. L'œcuménique Le Clézio a parlé et l'extrait qui suit suffit, dans son invraisemblance, pour ne pas aller plus loin dans le commentaire :

    « Revenons au bouquin de M. Millet: comment croire à ce qu'il raconte? Il n'existe que pour et par le scandale, et c'est là ce qui doit le rendre insignifiant à nos yeux.

    Sans doute, en France, existe-t-il le syndrome célinien. Si Céline est un génie et un provocateur, est-il suffisant d'être provocateur pour avoir du génie?

    Le scandale, le scepticisme et le goût d'amertume sont des éléments inséparables de la bonne littérature. Cependant, l'auteur qui n'est motivé que par le goût du scandale cède à la pathologie de l'insignifiant. Le pouvoir de séduction de l'ignoble est insidieux, il sécrète une humeur grise et sournoise qui peut conduire certains esprits faibles à l'assassinat. »

     

    C'est paradoxalement un défenseur de Millet qui donne une partie de la solution à cette effervescence. Dans Le Monde du 11 septembre, Pierre Nora écrit ceci :

    « Richard Millet a le droit de penser ce qu'il veut et de l'écrire. Mais il n'a pas le droit, au nom de la solidarité amicale et professionnelle, de nous faire otage de ses opinions, de ses enfantillages, de ses confusions intellectuelles, de sa psychologie  particulière, de ses foucades délirantes. On ne veut pas se désolidariser et on ne veut pas se solidariser. Nous voilà dans un piège. A cause de vous, mon cher Richard. A vous donc de trouver le moyen de nous en sortir, sans hurler que l'on veut votre mort, et avec vous, celle de la littérature et même de l'Occident. »

    Formule magique : « Nous voilà pris au piège ». Tel est sans doute le vrai problème : Millet somme les Lettres françaises de prendre parti, de sortir de son contentement, de se placer dans le jeu intellectuel autrement que comme dans un jeu de chaises musicales. Mais ses représentants brillent d'abord par leur (in)suffisance. La preuve en est administrée par le papier simple, clair, dans la logique d'une pensée historicisée (9). Ces lignes sont signées Bruno Chaouat et c'est à lire ici. Et elles sont d'une autre portée, et autrement épineuses, tant le sentiment anti-américain est un lien fort universel...

     

     

     

    (1)Si toutefois l'histoire littéraire a encore droit de citer dans le monde de la culture contemporaine, ce qui n'est pas gagné. Il suffit de voir comment l'institution scolaire, à commencer par l'Inspection Générale, en a fait une peau de chagrin.

     

    (2)Parce qu'il ne faudrait pas ennuyer l'adolescent inculte (et de plus en plus fier de l'être) avec des phrases interminables. Le non-style, à base de sujet-verbe-complément, est un moyen de pactiser avec lui. De plus, on le sait depuis 68, la langue est faciste...

     

    (3)Allusion à Paul Quilès demandant au lendemain de la victoire de Mitterrand en 1981 que des têtes tombent.

     

    (4)Mais l'on peut aussi faire un grand nettoyage et supprimer de l'horizon Béraud, Jouhandeau, Drieu La Rochelle, Chardonne, Morand, pour s'en tenir aux écrivains du XXe...

     

    (5)Et c'est important, l'ancienneté, quand on a fait sa carrière comme prof au CNED. Alors, dites-nous : grand choix, petit choix ou ancienneté ?

     

    (6)Ou prétendus tels parce que, malgré tout, le mélange Amélie Nothomb, Chloé Delaume ou Camille Laurens avec Antoine Emaz, Jean Rouaud ou Oliver Rohe, c'est un peu too much...

    (7)Le "pleinement" touche-t-il toutes les expériences personnelles d'Annie Ernaux, auquel cas nous découvririons que le parisianisme des lettres est une blague puisque ceux qui comptent vivent tous en banlieue...

     

    (8)Pour nombre d'entre eux, dis-je, parce que certains valent infiniment mieux que de se soumettre à la logorrhée d'Annie Ernaux.

     

    (9)Même si la référence aux années 30 nous semble une erreur conceptuelle.



    Les commentaires sont fermés.

     

  • Des problèmes de la mixité sociale

     

    mixité sociale,politique,jack lang,logement,morale

    La place des Vosges, Paris, IVe arrondissement

    Il y a quelques années une bonne dame patronnesse, que j'eus l'heur de côtoyer, encartée au PC, parce qu'il fallait lutter, n'est-ce pas, c'est important, la lutte, tu comprends ?, c'est important, se plaignit avec fracas, et publiquement (c'est là le sel de l'affaire), que le candidat Sarkozy se fût permis d'installer son quartier général de campagne (pour la région, s'entend : nous ne sommes pas à Paris) au bas de son immeuble ou, pour être plus précis, au numéro juste à côté. Elle vitupérait devant le tracas que lui procurait cette sinistre cohabitation, obligée qu'elle était de croiser dans la rue la gente UMP dans toute sa splendeur (c'était en 2007 et les vents étaient alors favorables. On pavoisait à droite), de sentir le boulet obscur des forces du mal à chaque instant, de saluer (car elle était policée) l'arrogance amidonnée de ces parvenus. Oui, il n'était pas facile pour elle de partager sa rue avec des riches, oubliant pourtant (mais une mienne connaissance à l'esprit acidulé ne manqua pas de le lui rappeler avec vigueur) que si l'abominable saltimbanque de la finance avait pris ses quartiers là, c'était parce qu'il y était comme chez lui, et qu'elle-même, toute lutte des classes mise au placard, s'épanouissait dans un endroit charmant, étant même propriétaire, loin de ces zones périphériques dont elle parlait avec commisération sans jamais y avoir mis les pieds. Mais sans doute était-ce une forme d'entrisme géographique afin que le quartier tombât, après un grignotage savant, allant d'un pâté de maisons à un autre, dans l'escarcelle des forces révolutionnaires...

    Que le lecteur ne voit dans ce petit apologue aucune ironie grinçante, ni mauvais esprit, mais un souci de prendre en compte toutes les misères de notre société, car il est dur, sachons-le, d'être l'une des deux seules voix communistes (la seconde était celle de son compagnon, précisons-le) dans le bureau de vote dont dépend son domicile... Il est des douleurs qu'il faut savoir relayer...

    Plus sérieusement : je crois qu'ils sont fort nombreux les hypocrites du social à distance, de la mixité lointaine, prêts à juger avec sévérité ceux qui osent dire sans détour que non, ils ne voudraient pas vivre n'importe où et qu'à choisir, entre le XVe arrondissement de Paris et Garges-lès-Gonesse, ils préfèrent le XVe, qu'entre Faches-Thumesnil et le Vieux-Lille, ils choisiront, comme Pierre Mauroy, le Vieux-Lille, qu'entre la banlieue sympa, jeune et tellement anti-sarkozyste et la place des Vosges un peu guindé, ils feront comme Jack Lang, ils se résoudront à s'ennuyer dans le IVe arrondissement parisien...

                                               Photo : X

     

     

    Les commentaires sont fermés

  • Sur une (petite) morale socialiste

    La municipalité messine, nouvellement socialiste, a décidé, et c'est sans doute là sa contribution au débat sur l'identité nationale, de revoir l'appellation de certaines de ses (illustres) voies. Ainsi, sous l'impulsion de quelques zélés et jeunes membres du parti, elle envisage de débaptiser la rue Maurice-Barrès. Fichtre ! On comprend aisément ce qu'une telle envie veut signifier. Il s'agit de se draper de probité et lin blanc. En ces temps qu'on dira délétères, l'initiative engage, à un siècle de distance, ou presque, à combattre le nationalisme et à souligner que les intellectuels messins de gauche ne mangeront pas de ce pain-là. Qu'ils fassent comme bon leur semble ! Nous (osons le personnel de majesté) ne sommes pas messin...

    Il n'en demeure pas moins que cette saillie politique ô combien salvatrice amène à quelques remarques.

    1-C'est attribuer à Maurice Barrès une puissance idéologique et politique qu'il n'a jamais eue, sauf à lire Scènes et doctrines du nationalismele fait divers fait diversion. On nous en donne une preuve supplémentaire. comme un bréviaire pour le siècle cataclysmique qui allait venir. Cela ne manquera pas de faire sourire ceux qui ont lu l'ouvrage. On y trouve des pages nauséabondes, des raccourcis scandaleux, certes, mais de là à faire de sa disparition toponymique une urgence absolue... Il faut dire que nos politiques n'ont pas d'autres chats à fouetter et que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Faut-il y voir, alors, un avatar de cette pratique du symbolique qui remplace peu ou prou toute pensée aujourd'hui ? Qu'est-ce que le symbolique à présent ? Ce n'est pas la clarté de la réflexion, la détermination précise d'un point qui fait sens, absolument pas. C'est frapper les esprits, choisir sa cible et détourner l'attention. En l'espèce, le socialiste messin imite tendanciellement les sommets de l'Etat. Et remercions Bourdieu de nous avoir répété que le fait divers fait diversion.

    2-Les édiles lorrains devraient un peu se pencher sur l'histoire intellectuelle de ce pays, lire Michel Winock, par exemple, et s'interroger sur le point suivant : le très détestable Barrès fut de son vivant considéré et respecté. On nous rétorquera que les individus, pris dans le temps de leur propre existence, n'ont pas toujours loisir d'apprécier ce qui se passe autour d'eux, ni de se détacher des affects. Pourquoi pas ? Revenons toutefois à ces Scènes si pleines de fiel, écrites autour de l'Affaire Dreyfus. Je me dispenserai d'en citer la moindre ligne. Qu'on y aille voir par soi-même (il est d'ailleurs un devoir que notre époque devrait raviver avec beaucoup plus d'ardeur, c'est le devoir de lecture ! Celui-ci a deux utilités : il ouvre à l'intelligence ; il permet d'identifier «l'ennemi», de pouvoir en parler avec mesure ou véhémence, c'est selon, mais, au moins, en connaissance de cause.). Les Scènes, donc... Publié en 1902, d'un anti-dreyfusisme virulent, et qui ne laisse guère de doute quant à l'antisémitisme barrésien, ce livre est connu de ce qu'on appellera la sphère littéraire. Cela n'empêchera nullement cette même sphère de garder son estime pour l'écrivain, d'avoir même à son égard des attentions qui donnent à réfléchir. Pour la petite (!) histoire, proposons quelques passages d'une lettre de Proust, écrite en 1911 (de quoi avoir le temps de bien mesurer à qui on s'adresse), en remerciement d'un livre que le sus-nommé Barrès lui envoie.

    «Or il est arrivé qu'étant ce grand écrivain que vous êtes, et d'autre part ayant cet amour de la Lorraine de ses morts, ces deux choses-là se sont tout à coup combinées dans l'esprit du peuple [...] Voilà ce que vous êtes devenu, ce que personne peut-être n'a jamais été [...] un grand écrivain qui est en même temps reconnu et obéi comme le chef le plus haut, par sa patrie, par l'unanimité du peuple. Cela fait cette espèce de gloire extraordinaire, d'une lumière spirituelle sans précédent [...] si heureux que je sois pour mon pays d'une suprématie comme la vôtre».

    Devant autant de complaisance, si l'on s'en tient à des considérations de morale politique, il sera donc urgent de débaptiser une éventuelle rue Marcel-Proust (j'avoue ne pas avoir pris le temps de vérifier s'il y en avait une à Metz mais la question est très secondaire, on le comprendra, puisqu'en l'espèce, il s'agit de facto de s'interroger sur la connaissance ou non que nous avons des auteurs, et je le dis sans détour : l'œuvre de Proust est le refuge suprême lorsque le monde qui m'entoure est insupportable, et il l'est souvent...). D'ailleurs, le problème a sans doute le droit d'être posé : Henry Sonnenfeld, dans The French Review d'octobre 1988, intitulait un article «Marcel Proust : Antisémite ?».

    Cette manière de voir demanderait donc à passer en revue l'histoire morale des écrivains et si l'on procède de cette manière, je crains qu'il ne nous reste plus grand chose à lire, tant chacun trouvera à redire sur tel ou tel, quant à ses positions sur la démocratie, les femmes, l'humanisme, l'amour du prochain, etc.

    3-Faisons le ménage, soit. Il faudrait alors s'occuper d'un homme comme Alexis Carrel, dont l'ouvrage, L'Homme, cet inconnu, publié en 1935, se fend d'un discours eugéniste sans ambages. Il adhéra, par ailleurs, au PPF de Doriot. Sinistre trajet, pour le moins. Les socialistes messins peuvent faire le tour de France des villes qui ont dédié à cet individu une voie de leur cité. Donnons-leur un premier champ de bataille. Rennes, socialiste sans interruption depuis 1977, a un magnifique boulevard Alexis-Carrel, et visiblement, cela ne trouble pas grand monde.

    4-Last but not least : dans un document INA, de 1972, François Mitterrand évoque ses goûts littéraires et gratifie le téléspectateur d'une lecture fort instructive. Il s'agit d'une page de La Colline inspirée, dévoilant ainsi son attachement à la prose barrésienne. Certains y verront en passant un écho à la mythologie solutréenne dont nous gratifia le défunt président de la République (et à laquelle se prêtèrent tous les thurifaires du régime, s'échinant à revêtir leur oripeaux de randonneurs pour pouvoir dire, le soir, qu'ils en étaient, eux). Il est évidemment ironique de voir un socialiste si important aller chercher dans la littérature honnie les sources de son bonheur. Pourquoi pas, au fond ? Ce n'est pas moi qui l'en blâmerais. Mais je doute fort que ceux qui se réclament de son héritage (à moins d'avoir publiquement établi un droit d'inventaire, comme se proposait de le faire le sous-marin trotskyste Jospin) aient eu connaissance de ce moment d'anthologie. Sinon, il leur faudra, dans la même séance municipale, faire une pierre deux coups pour effacer de la cité lorraine le traître et son admirateur.