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politique - Page 24

  • Devoir de mémoire ?

    Été 2007. Le Lac de Garde, dans un bain de soleil éclatant, offre les attraits d'une végétation quasi méditerranéenne. Bientôt apparaît Salò. La petite ville a désormais les atours balnéaires qui font se promener des vacanciers tranquilles. Maisons propres, nettes ; rues avenantes. Puis, au milieu (ou presque) d'une rue piétonne, un chevalet où est peint en larges lettres Caffè Nero. Et, sous l'inscription, la face rogue du crapaud mussolinien (1). Inutile d'épiloguer, mais simplement l'écrire : que l'Italie contemporaine, c'est aussi cela.

    Je pense alors à Giorgio Bassani, aux cinq volumes des Romans de Ferrare, à la Micol du Jardin des Finzi-Contini, à Clélia Trotti, à Athos Fadigati, à Edgardo qui, lassé de voir que la justice n'a pas fait son œuvre, se suicide dans Le Héron.

    Il ne s'agit nullement de se réfugier dans la littérature par frilosité ou naïveté mais de la convoquer pour rappeler que si l'Histoire doit être considérée (intellectuellement) dans sa totalité, il est des impératifs catégoriques pour une ambition démocratique réelle et pratique, à commencer par celui de ne pas légitimer ceux qui se préval(ai)ent d'en dénier les aspirations.

     

    (1) j'apprendrai plus tard qu'il s'agit d'un café-musée ouvert en 2004 pour commémorer la République de Salò

     

  • priva(tisa)tion monumentale

    Prenant modestement le relais de François Bon, de Bertrand Redonnet ou de Solko (blog : Solko), j'informe les lecteurs de mon blog que le centre des monuments nationaux vient de commander une étude pour permettre l'implantation d'une activité d'hôtellerie gérée par des entreprises privées dans une vingtaine de monuments, parmi lesquels l'abbaye de Montmajour, le château de Bussy-Rabutin, l'hôtel de Sade, l'abbaye de la Sauve-Majeure, la forteresse de Salses, le monastère de Saorge... Cette étude a été commandée dans le cadre d'une convention visant à rendre le patrimoine français «rentable». Elle est initiée conjointement par le ministre de la Culture,  Frédéric Mitterrand, et le ministre du Tourisme, Hervé Novelli.

    En clair, il s'agit de brader les bijoux de famille (ici la nation) pour des intérêts particuliers. On avait déjà connu l'échec de l'idéal révolutionnaire, quand la bourgeoisie installée des années 1870 avait foulé les aspirations de l'Abbé Grégoire ou d'Alexandre Lenoir (Lire à ce sujet : Bruno-Nassim Aboudrar, Nous n'irons plus au musée, Aubier, 2000, et le très instructif Bourdieu, L'Amour de l'art, de 1969). Mais ce qui restait encore une confiscation symbolique (ce qui ne veut pas dire qu'elle ne fût pas une violence réelle) passe à la dénaturation du lieu. Une pierre de plus dans une logique néo-libérale dont Foucault, dans Naissance de la biopolitique, dès 1978, a su mettre en lumière les aspirations.

    Plus de patrimoine, plus de lieux en partage. La paradoxale naturalisation de l'espace privatif appliquée à l'Histoire, non par une simple logique d'héritage (transmission des possessions aux descendants), mais dans le cadre d'une philosophie politique d'État. Même les staliniens n'y avaient pas songé. Monumental...

     

  • se (dé)penser avec Nike

    Just do it. Nike.

    On aime à raconter que ce slogan est le fruit d'un glissement de l'entreprise dans la publicité humoristique (?) pour contrer son concurrent Reebok alors en pleine ascension. Just do it. Slogan planétaire qui peut même se rappeler à notre souvenir en un seul signe, une griffe, le logo. Quand l'icône englobe, enveloppe, absorbe le langage. Just do it, et le logo (une virgule ? un sourcil ?) peut apparaître.

    Just do it. Commençons par y repérer que l'invite, économique et percutante, pourrait, pourquoi pas ?, se réduire plus encore. Deux mots : do it. Mais cette simplification mènerait le message vers le propos comminatoire, vers la proposition injonctive par laquelle je suspens ma liberté dans le défi imposé par la firme. Le just n'est donc pas là par hasard. Il est une sorte d'inflexion, initiale qui plus est, du discours dans une perspective propre à freiner mes réticences. Il est l'élément qui adoucit le contact (1). Premier degré du pouvoir des mots, en particulier de ceux que l'habitude place au second plan (adverbes, prépositions,...) au profit de ceux marqués d'une plus forte valeur lexicale (noms et verbes). Le just marque l'exposition de la simplicité de l'acte, parce qu'on me le propose dans une modalisation adverbiale qui en désarmorce l'échec éventuel (2). Il s'agit de ne pas me heurter. Ce que je vais faire se convertit en un effet immanquable. Just résonne comme un «il suffit de...» propre à neutraliser mon angoisse.

    L'adverbe initial opère ainsi comme une satisfaction qui tend la main. C'est la suppression apparente de l'ordre pour promouvoir le plaisir. Une sorte de «rien que du bonheur» dont le succès audio-visuel et radiophonique n'est plus à démontrer. Ce à quoi je me voue (ou suis susceptible de me vouer) n'est pas un rêve inaccessible, une chimère (3). On pourrait même dire que sa concrétisation m'attendait. Le just laisse flotter dans l'air l'inévitable épiphanie de mon désir que je tenais tu. Le slogan est l'avènement de mon désir inconscient, de ce que je n'osais envisager. Il me légitime.

    Il est d'ailleurs la compression d'une temporalité évidemment sans passé mais également sans futur dans la mesure où celui-ci ne peut que se confondre avec un présent qui l'absorbe à travers le geste même de cette réalisation, presqu'à la mesure d'un énoncé performatif tel que l'ont analysé Austin ou Searle (4). Plus important, nous semble-t-il : cette pulvérisation d'un avenir dans la minute même d'un présent jouissif entre en résonance avec l'un des caractéristiques du postmodernisme, quand celui-ci tend à tout réduire dans une platitude historique qui nous amène à vivre hic et nunc, faute d'en savoir plus sur la réalité du monde.

    Or, il n'est pas indifférent que cette soudaine accessibilité à un espace désirable se déploie dans l'univers du sport, tant celui-ci est édifié comme un des pôles majeurs de ce qu'on définit désormais comme des pratiques culturelles. Cette élévation de l'activité physique, de l'énergétique corporelle induit une double perspective contradictoire que masquent, en partie, le slogan lui-même, et dont nous rencontrons à ce stade le premier terme : le divertissement. Le just est bien là pour insuffler dans le décor une touche de légèreté, afin que le second terme : la compétition, ne prenne pas toute la place. L'adverbe, c'est le fun qui doit présider à chacun de mes actes, une sorte de gratuité factice par laquelle je pourrais faire sans faire, grâce à quoi je suspens l'esprit de sérieux qui rend la vie si pesante, les gens si ennuyeux. C'est la conversion du principe de violence, de sélection, de concurrence développé dans le sport en une sorte de prestige chevaleresque, ultime clin d'oeil à un esprit olympique qui n'a jamais été sans doute qu'une illusion (5).

    Le just inaugural, on aimerait qu'il soit un viatique pour une médiocrité (6) vivante et capable de quelques risques, sans que l'enjeu ne dépasse l'effervescence d'un moment. Mais il faut alors avoir une simplicité d'esprit (ou une bonté d'âme) pour ne pas sentir le revers de cette double ardeur, celle de mon engagement à agir, celle de l'encouragement que l'on me prodigue. L'invite de Nike sonne un peu comme le fantasme d'Amélie Poulain à vouloir le bonheur universel. Méfions-nous de trop de tendresse (7).

    En effet, il ne s'agit pas d'être contemplatif, d'en venir à soi seul pour avancer, après mûres réflexions. Do it n'est pas feel it. Il ne faut pas s'attendre à ce que l'expérience soit une introspection ou une recherche proprement dite. On peut même dire que c'est l'inverse. Il n'y a rien à chercher puisque tout est déjà trouvé, tout est dit : plus qu'à faire. Tout a déjà été tracé. Pas besoin que je me décide, que je me fasse ma propre conviction, mais que je me fasse une raison. C'est l'implacable du faire auquel, d'ailleurs, le spot concourt, dans sa forme hyperbolique (l'esthétique du muscle et de la lutte) ou métonymique (l'esthétique de la virilité) (8). Dans ces conditions, les règles ne viennent pas d'une délibération personnelle qui me retrouverait in fine en seul destinataire. Elles contournent l'écueil d'une affirmation narcissique trop visible mais pour me lancer dans une expérience où je me construis et je me découvre.

    Revenons alors au just encore une fois. Sa vertu simplificatrice accolée à l'injonction déguisée du passage à l'acte peut aussi se lire comme le prix d'une culpabilisation rampante. Dans un de ses déploiements possibles, l'adverbe pose une question : comment peut-on ne pas le faire, puisque c'est là ? Si ce n'est déjà fait, je ne peux que me retrancher derrière ma paresse ou ma pusillanimité. Dans les deux cas, c'est un aveu de faiblesse, et l'une des pires, puisqu'elle n'a pas d'excuse. Elle est le signe de ma mauvaise volonté, sinon de ma mauvaise foi. Il y a quelque chose de religieux dans la formule, dans cette propension à vous prendre en faute, comme si refuser ce qu'on vous donne était bien la preuve que vous méritez ce qui vous arrive. Ne réussir à rien, au bout d'un moment, est bien la preuve que le sujet n'est pas à la hauteur. Dans une lecture plus radicale encore, il est peut-être inadapté.

    On peut aussi l'envisager selon une autre perspective : celle de l'échec. Mais elle est effectivement récusée. Just do it. Simple, efficace, précis. A l'aune de la formule-choc, la réussite est magistrale et sans appel. Imparable. Il ne peut pas y avoir de limite du sujet. S'il échoue, la faute en incombe à sa propre médiocrité, ici considérée dans son acception moderne. Le slogan ne suppose même pas l'essai, mais la réussite. La tentative, la reprise, la marge d'erreur, tout cela est balayé d'un revers de main. Nous sommes dans la sphère sportive. Nous pensions en avoir oublié les règles et les contraintes ; celles-ci reviennent en pleine figure. Or, le sport, pour parodier Clausewitz, est une autre façon de continuer la guerre (9). Les valeurs idéologiques associées à la lutte, à l'affrontement, sont plus signifiantes que d'autres. Elles sont d'ailleurs à mettre en regard des principes organisant (certains diront désorganisant) la logique économique et la mentalité de libre entreprise qui la sous-tend. Le destin de chacun est entre ses mains. Qu'il en fasse bon usage. C'est d'ailleurs au titre d'une extension radicale de la philosophie économique libérale à tous les domaines de notre existence que le sport, comme la culture, est devenu un enjeu (10)

    Mais cet individu, ce quidam que l'on incite à agir, dont on semble flatter l'ego, il a ses limites propres. Il ne peut pas automatiquement s'incarner dans la proposition qui lui est faite. Il n'est que lui-même. Qu'importe : il ne s'agit pas d'élaborer un protocole pour x ou y. Le propre de la formule est de s'abstraire des paramètres conjoncturels dont le sujet est le premier élément. Ce n'est pas à la reconnaissance des individualités que participe l'incitation, selon une possible formulation : chacun selon ses moyens. En ce cas, en effet, agir, faire, pourrait se comprendre comme un processus dans lequel ce même sujet cherche à se construire et à exister d'abord par rapport à lui-même. Seulement nous n'en sommes plus là. Le slogan, dans sa vertu spectaculaire, l'expose à autrui. Il n'a plus la possibilité de rendre compte de soi à soi-même, de se battre contre soi-même. Son acte ne peut se concrétiser à la lumière de la beauté du sport. D'ailleurs, il n'y a plus de beauté du sport. Sa gratuité effective est une blague body-buildée ; tout est en représentation : l'effort et l'inertie, le mouvement et la pause, la souffrance et l'extase... Il s'agit avant tout d'un exercice de monstration. Just do it, ce n'est pas : Do it yourself. Dans cette seconde formule, c'est la clôture sur soi qui marque le cheminement. La réflexivité exclut nettement la moindre fraction de l'être agissant. Il y a pour la première une scène où instruire mon entreprise, mon acte. Je dois me donner en spectacle et payer pour cela. Il n'est pas question que ce soit just, simplement, comme par enchantement. On comprend que le just est la part de l'envoûtement qui est nécessaire pour faire du sujet un client, un consommateur de slogan, un partenaire généreux de l'objet/marchandise qui vient supporter ce que l'on doit faire et qui coûtera in fine.

    De quel prix faut-il ici parler ? On dira d'abord qu'il s'agit du prix même de l'objet qu'on achète et qui est censé vous donner des ailes, vous métamorphoser en champion. Sans parler de l'incroyable plus-value que dégage le nom seul, le prestige de la marque (qui fait que l'on est d'un clan ou d'un autre, d'une tribu ou d'une autre : Nike, Reebok ou Adidas... et c'est ainsi que l'on se fait un nom.), on pourrait déjà penser à la somme exhorbitante que l'on demande au client. Il faut payer pour en être. Alors que l'on voudrait prendre le slogan comme une incitation à l'extériorisation, à l'émancipation du corps, la première lecture que l'on fera de l'achat, c'est d'avoir entériné un processus d'inclusion. Et cette inclusion suffit d'ailleurs à me dispenser de l'acte auquel je destinais l'objet de mon désir : être sportif. On considérera cela comme un détail ; il n'en est rien pourtant : quelle ironie devons-nous avoir devant toutes ces baskets si chères qu'on ne lasse pas, dont on abandonne l'usage pour ne garder que l'éclat (in)signe... Les thuriféraires de la culture jeune s'empresseront d'expliquer qu'il s'agit encore d'une de ces actes de détournement dont la jeunesse a le secret, parce qu'elle sait très bien se soustraire au diktat consumériste auquel le bourgeois moyen obéit béatement. Mais il faut aussitôt objecter que le modèle économique dans son évolution actuelle tend à réactualiser en permanence ses propres créations. Dans sa forme la plus symbolique, et l'on pourrait dire la plus aboutie : la mode, il reprend dans la minute les initiatives individuelles pour en faire un vecteur commercial porteur. Cette créativité, sous forme de recyclage permanent, certains y voient un moyen d'échapper aux strictes lois de la marchandisation du monde ; il faut dans ce cas faire preuve d'un optimisme sidérant.

    La marque et les articles qu'elle vend... Ils sont normalement au cœur du projet économique et il ne s'agit pas de minimiser la finalité du message publicitaire. Mais depuis le début nous n'avons guère fait le lien entre les mots et les objets proposés. Nous avons essentiellement considéré un texte à la fois comme signature (c'est-à-dire immédiatement associé à Nike) et dépassement de cette logique binaire les mots/la chose. Nous nous somme essayé à décomposer une parole subliminale qui met à distance l'impératif économique visible au profit d'une détermination comportementale avec une portée plus large, dont le sens doit être en partie occultée. En effet, Just do it est moins un slogan publicitaire q'une parole, avec une volonté de toucher à l'universel, ce qui dit tout. Or, cet impératif déguisé rappelle la transformation néo-libérale telle que la définit Foucault dans Naissance de la biopolitique (11). Qu'explique-t-il dans ces pages éclairantes ? A ses yeux, le passage moderne du libéralisme à sa forme néo consiste moins en une évolution du modèle économique qu'en une éducation afin que les individus adoptent des règles comportementales propices au fonctionnement d'une société totalement structurée par des desseins individuels, et où chacun a appris et sait choisir les codes de profit les plus satisfaisants pour lui. C'est d'ailleurs ce que rappelle Laurent Jeanpierre en préfaçant deux articles d'une continuatrice de Foucault :

    Les politiques néolibérales poussent explicitement les individus à se comporter en être calculateur (...) Il s'agit de faire accroire que l'individu est seul responsable de tous les produits de sa vie, comme si les divers héritages, les milieux culturels ou sociaux d'origine ou d'installation, les nombreux accident de la vie, l'accès différencié à l'information, n'avaient aucun effet sur les histoires personnelles et les trajectoires sociales. (12)

    La formule de Nike est emblématique de cette métamorphose de l'agent économique en pourvoyeur d'éthique. Entendons par là que, cette fois-ci, la formule n'émane pas d'une instance intellectuelle avérée (philosophe, théoricien économique, sociologue,...) mais d'un émetteur dont l'intérêt est directement en jeu. Cette manière d'agir est symptomatique de cette entreprise lentement élaborée pour conformer l'individu à des actes marqués d'une valeur morale. C'est un je qui parle à un tu. La démarche n'est pas nouvelle et l'on trouve dans ce domaine nombre de publicités qui jouent sur une relation dialogique fictive. C'est même assez courant dans le domaine de l'assurance ou des garanties (le mode : pensez-y) ou celui des retraites et des obsèques (le mode : préparez-vous). Dans ces cas-là, la relation est précise, l'objet clairement déterminé et l'instance se pose comme pourvoyeuse de service, sans aller au-delà de son rôle. On mesurera au contraire ce que la formule de Nike a de spécifique : elle s'en tient à une généralité trouble, elle a une élasticité morale qui n'est pas sans rappeler, en inversant l'interdiction, le cadre du Décalogue (13). Le paradoxe d'une telle phrase est que, dans le fond, on pourrait l'appliquer à bien des produits ou des services (il faut donc se méfier d'une forme qui ne maintient pas la stricte signification de son message à l'objet qu'elle désigne), que l'on pourrait même la définir comme une pragmatique (sans oser aller jusqu'à une philosophie...). C'est en regard de cet excès, alors même que la publicité se caractérise par le principe de la cible, que l'analyse du slogan s'impose pour le remettre en perspective avec la place qu'occupe aujourd'hui l'individu. En fait, la marque est un sésame et Nike n'est au fond, avec sa formule planétaire, que le symbole d'un processus plus vaste par lequel tout ce que je puis (être) positivement s'accomplit dans une installation auto-normée, par ces paroles réduites à rien, sinon le nom propre de la marque elle-même avec laquelle j'échange mon identité. Si le possible est l'horizon démocratique dans ce qui serait en quelque sorte une utopie du sujet, il est ici ramené à une simple effectuation, à ce qui est à portée (puisqu'il ne fallait pas désespérer Billancourt, il fut un temps, il faut lui donner à espérer du consommable désormais) ; et ce possible-là liquide la pensée en rabattant la vérité à un droit matérialisé par la marque.

    Et la marque se paie. Je paie donc pour (en) être. Et pour être quoi, au juste ? Une copie, une pâle silhouette de joueur anonyme... Il ne suffit pas qu'on me dise ce que je puis être pour l'être. Quand, alors, le jouir se réduit à un apparat factice de la réussite, il n'y a pas loin que l'on se trouve alors devant une des formes les plus impitoyables du rappel du pouvoir (en l'espèce, économique et transnational) devant la petitesse de chacun. C'est alors que par un sinistre retournement, la formule publicitaire me voue à l'incessante répétition de mon absorbement à la parole qui excite mon orgueil et me vide inexorablement de la conscience de ce que je suis. Just do it est la forme achevée d'un glissement culturel vers l'extérieur, la représentation, cette volubile expansion de mon être vers la performance qui n'aura jamais de fin, parce que, dans ce long processus qui amène l'individu à s'abîmer dans la facilité du défi perpétuel, il n'y a guère de doute qu'il ne trouve, pour reprendre la belle formule de A. Erhenberg, la fatigue d'être soi. Loin de pourvoir à l'épanouissement du sujet, cette course vers soi à travers des attributs, des signes extérieurs qui me mettent en concurrence avec le reste du monde ne peut que générer de la frustration. Le slogan m'incite à faireJust do it : c'est tout ce qu'on te demande de faire. On m'indique ma place de participant et pour être plus précis : de figurant. Il y a le murmure indistinct d'une limite, d'une place assignée, jamais clairement identifiée parce que la voix qui m'informe est elle-même anonyme, voix qui s'inscrit sur les murs, partout et nulle part. Mais la machine invisible qui le produit m'est infiniment supérieure. C'est d'ailleurs aussi l'un des avatars de la formule.

    Voilà pourquoi, le slogan de Nike est avant tout un message à la jeunesse, à ceux qu'il faut conditionner le plus rapidement. Il est d'autant plus efficace qu'il est ancré dans la plus indolore des illusions démocratiques, celle qui donne à chacun la certitude que tout déterminisme social ou culturel est vaincu, neutralisé : le sport. Il s'intègre parfaitement dans la rhétorique anti-intellectuelle, différentialiste, a-politique de l'époque. C'est l'heure du décervelage quotidien d'une jeunesse dont les intellectuels sont des sportifs, des amuseurs publics, du people.

    Encore faudrait-il que ceux qui en sont les premières victimes en aient conscience, soient sensibles à la duperie de cette invite équivoque et perverse. Mais comme souvent en pareil cas, il y a un angle mort : celui que fabrique le désaisissement de la langue et de ses subtilités. Plus on tend vers la simplification de la langue, plus sa puissance augmente dans les mains de ceux qui savent ce que pouvoir parler signifie. Finissons alors par une ironie graffitée sur un Abribus au printemps 2007 : Nike la police. On pourra toujours y voir une licence orthographique ; certains même y liront la liberté débridée d'un autre monde que le pouvoir ignore. Soyons plus pessimiste : appelons cela la voix de son maître.


    (1)Rien à avoir, par exemple, avec cette affiche de la propagande américaine dans les années 40, d'une femme montrant son biceps pour accompagner une formule directe : we can do it. Dans ce cas précis, la guerre est ouverte.

    (2)Ce que la traduction du slogan en français négligerait par un abrupt fais-le. Sans doute parce qu'un t'as qu'à le faire aurait une ambiguïté contre-productive où le client serait d'une certaine manière laissé à lui-même.

    (3)L'acte publicitaire par essence force à masquer la monstruosité de son discours et se lance dans un déport délirant qui a, dans sa conception hyperbolique même, la capacité de faire tout avaler au sujet. On ne vend pas de beaux cheveux (pas sûr qu'ils seront un jour aussi soyeux que le modèle) mais la séduction qui en procédera. On fait comme si la singularité du sujet qui désire n'avait pas de limites. On saute allègrement une étape. Au premier possible hypothétique, on en substitue un second, plus hypothétique encore, et l'effet grossissant du procédé permet de galvaniser l'envie.

    (4)J. Austin, Quand dire, c'est faire, Seuil, 1970 et J. Searle, Les Actes de langage, Hermann, 1972. Là encore, la traduction fait souffrir le sens puisque l'ouvrage d'Austin s'intitule How to do things with words ?

    (5)C'est bizarrement la rencontre de deux conceptions sociologiques du sport. Celle de J.M. Brohm qui voit en cette pratique une sorte d'opium du peuple moderne, une façon de relier (religere, religion) chacun à la communauté, et de l'engager à la ferveur. Celle, inverse, de Ch. Piocello ou J. Defrance qui y repèrent une forme modernisée de lutte des classes, de rivalités claniques. L'une n'exclut pas l'autre.

    (6)Comprenons ce substantif dans son étymologie, medius : qui est dans la moyenne.

    (7)Souvenons-nous du psychanalyste dans Enfin pris de Pierre Carles. Il rappelle avec beaucoup d'à propos que le corbeau a l'habitude de signer : un ami qui vous veut du bien.

    (8)La publicité est plus métonymique que métaphorique. Elle ne tend pas vers l'abstrait mais vers la concrétisation, l'effectivité du désir. Elle ne peut pas être dans le poétique et l'extensible mais du côté du fétiche et de la partition.

    (9)Nous poussons à peine d'ailleurs, si l'on veut se souvenir de l'époque de la Guerre Froide et de l'énergie infinie dépensée par les états pour donner aux compétitions toute leur portée symbolique (en particulier dans un pays comme la R.D.A.). Aujourd'hui, c'est la Chine. Mais il faut aussi signaler la propension des athlètes à se draper des couleurs nationales une fois l'épreuve achevée. Bel exemple d'universalité...

    (10)C'est pourquoi, par exemple, le slogan de Nike nous semble plus essentiel dans la définition des valeurs contemporaines que celui pourtant si narcissique de l'Oréal : Parce que je le vaux bien. La beauté ne peut pas être autre chose qu'un enjeu économique. Contrairement à ce qu'on prétend, elle n'est pas aussi normative. Elle est et c'est tout. Nulle raison de croire que l'on ressemble à Claudia Schiffer ou Andy Mac Dowell. On peut alors s'étonner que dans Nouvelles Mythologies, G. Vigarello choisisse cette formule comme emblématique, et en retourne d'ailleurs la grammaire sans autre forme de procès : «... le destinataire lui-même est visé nommément dans le message. Un « vous » ou un « nou » qui s'adressent à tous : « Parce que vous le valez bien », « Parce que vous aussi, vous le valez bien », « Parce que nous aussi, nous le valons bien » ». La déduction n'est pas aberrante mais elle passe outre le choix grammatical fait par le concepteur.

    (11)M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours du Collège de France 1978-1979, Seuil-Gallimard, Paris, 2004

    (12)W. Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néo-conservatisme. Les prairies ordinaires, Paris, 2007. Préface Laurent Jeanpierre. p.16.

    (13)On pourrait considérer qu'une telle formule, dans son ambivalence éthico-économique, est une porte d'entrée pour expliquer l'étrange jonction entre la prédominance du marché comme philosophie alliée et un mouvement réactionnaire et moraliste. Ce que certains voient comme incompatibles : le néolibéralisme et le néo-conservatisme.


     

  • Mobilier urbain

    C'est le matin. C'est le métro. Ils ont leurs écouteurs greffés aux oreilles. Ils sont mélomanes. Ils feuillettent les gratuits, actualisent la météo et l'horoscope. Ils ont dans le regard les restes d'un écran télé. Ils pensent.

    Sortie de métro. Surface. Centre ville. Allées commerciales à ciel ouvert. Vitrines hallogènes et néons.

    Et ça commence. Modernité.

  • Facebook : l'inversion du Panopticon

    Comment faut-il dénommer ce nouvel espace qui se développe sur la toile et dans lequel s'engouffre tout à chacun pour signaler sa présence ? Mystère. Facebook, MySpace et autres mouvements participatifs de reconnaissance. Où est-ce ? Sur quel(s) continent(s) imaginaire(s) ces nouvelles (id)entités viennent-elles s'amarrer ? Faut-il une réponse, un concept qui en rende compte ?

    S'occuper de l'espace n'est pas une mince affaire. Sans doute est-ce plus périlleux, d'une certaine manière, que de s'inquiéter du temps. La spatialité est un écueil plus redoutable que la temporalité, la borne plus problématique que la montre. C'est, en tout cas, ce que rappelle B. Westphal dans les premières pages de sa Géocritique (1). Faut-il en l'espèce y voir la concession que l'on fera à l'évidence du vécu, à l'incontournable réalité (?) de ce qui nous entoure et qui, par le fait même que cet univers perdure dans sa motilité, nous donne l'impression d'être d'une telle solidité (ou du moins d'une telle constance) qu'il n'est pas si nécessaire d'en débattre, j'allais écrire, pour le goût de la métaphore, d'en découdre. Le temps, lui, est une perte, une entropie de notre désir, une conscience mutilante. C'est pourquoi on lui attribue le magister du regret, de la perte, de l'abandon. Avec lui, on éprouve. Il n'en serait pas vraiment de même avec l'espace qui n'a le plus souvent qu'une fonction de support. Si notre nostalgie prend acte de ce qu'elle, soit : un écoulement contre lequel il est vain de lutter, devant un lieu anciennement connu, ou bien un lieu qui nous en rappelle un autre, elle ne confère pas à cet espace une valeur autonome, propre. Il n'est qu'à notre service et lorsqu'il n'est plus sous nos yeux, mais seulement une image emmagasinée dans notre univers intérieur, il demeure avant tout comme un matériau de notre volonté. Il n'est plus là mais en nous. Nous avons substitué au réel spatial une configuration temporelle de notre souvenir dont la torsion (par rapport à ce réel justement) est le signe d'une adéquation sensible du monde à nos aspirations. On se fait son cinéma, en quelque sorte.

    N'empêche : le temps n'a pas été le seul axe sur lequel l'activité humaine a déployé ses angoisses et ses envies. On peut même prétendre qu'en ce domaine, le rapport de l'individu à son environnement a prévalu. Le premier travail auquel il s'est astreint n'est pas de se souvenir mais de trouver sa place dans le lieu, ou pour user d'une distinction à la Michel de Certeau, à faire de l'espace un lieu. De la manière la plus concrète. Il s'est arrangé avec ce que lui donnait la nature pour se frayer un chemin dans le désordre environnant. Il a plié le monde autant que faire se pouvait à ses nécessités qui, au fil du temps, se sont accrues. Le débat n'est pas d'évaluer les limites qu'il aurait dû (ou doit, ou devra) s'imposer mais plus simplement de concevoir que l'existence humaine a pris un sens particulier en déterminant, certains diront excessivement, sa place dans l'espace, et en ayant conscience de sa latitude à vivre dans cet espace combinant à la fois les données naturelles et les possibilités développées par sa propre activité.

    C'est en sachant cela qu'il a aussi été capable de produire un imaginaire intégrant tout un système binaire (connu/inconnu ; familier/mystérieux ; amical/hostile ;...) dont les recherches anthropologiques et ethnologiques nous ont largement informés. Il y a donc eu très tôt une logique du lieu autre, de cette étrangeté singulière qui était à même de prendre en compte le rapport spécifique du proche et du lointain, par le biais d'une connaissance projective capable de relier deux bornes contradictoires : l'assuré-le rassurant/l'inconnu-l'inquiétant. Et l'imaginaire est, nous semble-t-il, ce compromis, admettant variations et aléatoires, qui facilite, jusque dans les angoisses, le passage de l'un à l'autre, qui permet même que le curseur se déplace, malgré tout, pour repousser plus loin les limites de l'inconnu.

    Dans sa formulation la plus élaborée, ce travail revêt l'aspect de l'utopie. Celle-ci, ainsi que l'a montré L. Marin, n'est pas une simple substitution d'une réalité à une autre, sur le mode simple d'une recherche de satisfaction, mais une composition plus complexe, «l'expression discursive du neutre (défini comme «ni l'un, ni l'autre» des contraires). Sur le plan discursif justement, elle fonctionne «comme un schème de l'imagination, comme une «figure textuelle» (...) [C'] est un discours qui met en scène ou donne à voir une solution imaginaire, ou plutôt fictive, des contradictions : il est le simulacre de la synthèse» (2). L'utopie est donc une combinatoire, un agencement du réel environnant sur un plan discursif qui ne peut jamais totalement s'en détacher. Pour en illustrer le caractère binaire, il suffit de lire ou de voir les œuvres de science-fiction dans le recyclage (parfois grotesque et convenu) du présent. Il est bien sûr sensible ici que l'utopie a partie liée avec la projection onirique telle que l'a définie la psychanalyse. Cela induit que ce travail spatial, entre l'autre et le même, correspond à une aspiration émancipatrice. Il n'est, dès lors, pas très étonnant que l'utopie puisse épouser, selon les optiques choisies, des aspirations collectives (du type République de Platon, ou Utopia de More) ou individuelles (du type Espéranza pour Robinson Crusoé, ou les entreprises aventurières tant que le monde n'a pas été clos).

    Il en sera ainsi jusqu'à ce que la puissance de feu des hommes, leur volonté de maîtriser leur environnement et les hommes qui vivent sur les territoires convoités trouvent leur réalité dans une construction plus élaborée que la seule conquête. On pense ici à tout ce que M. Foucault définit comme le bouleversement du politique, quand celle-ci devient une politique du sujet (3). Ce n'est pas un hasard si à partir de cette époque, la littérature va peu ou prou voir émerger une thématique qui substitue à l'inventivité de l'utopie, perçue comme rêverie d'un monde positif (4), une dystopie qui surdétermine l'horreur fictionnelle pour dévoiler la noirceur de la réalité. Le XXe siècle sera particulièrement marqué par ce glissement vers ces univers où la catastrophe politique est, si on le peut dire, organisé. Cette organisation peut alors revêtir les formes d'une logique de la surveillance et du contrôle caractéristique des sociétés qui combinent à une volonté d'oppression classique (les «dictatures» ne sont pas une invention moderne) une puissance technologique accélérant l'efficacité du quadrillage. La référence en ce domaine est sans doute le 1984 d'Orwell. Dans sa forme actualisée, c'est le concept de scanscape dont Mike Davis détaille les effets désastreux dans l'espace urbain américain (5).

    Dans cette perspective, la dystopie est une forme générale dont l'une des applications, dans le domaine de l'espace et de sa segmentation, est, toujours en termes foucaldiens, l'hétérotopie, c'est-à-dire un lieu autre, un espace que la société a configuré pour des usages particuliers et identifiés par le corps social. Foucault, dans ce domaine, se sera particulièrement intéressé aux structures carcérale et psychiatrique. Ces lieux autres fonctionnent dans un rapport étroit à la rectitude imposée par la société. Ils peuvent en être la continuité oppressive (c'est ce qui intéressait précisément le philosophe) ou le retranchement plus ou moins tacite (comme les jardins ouvriers, mais aussi les lieux de vacances organisés). Encore faut-il comprendre que dans ce dernier cas, l'infra-structure continue d'être opérationnelle, comme marginalité contrôlée.

    Par ailleurs, et malgré toutes les réserves sur ces échappées réelles dans un monde de pleine surveillance, il faut comprendre que ces hétérotopies peuvent faire l'objet, dans le décryptage des instances qui les régulent, d'une critique et d'une correction que l'on qualifiera d'effectives. Si je suis mécontent, insatisfait, je peux chercher à améliorer la structure ou la quitter. Parce que ces lieux, pièges ou fausse liberté, existent, ils offrent une résistance palpable à ma propre personne qui, en retour, choisit de se livrer ou non aux règles imposées. Parce que ces lieux ont une identité symbolique (mais pas seulement : le Club Med n'est pas qu'une certaine idée des vacances, c'est aussi un endroit, des services, des échanges.), ils m'assignent à la réaction (adhésion/répulsion). Ils sont donc encore des lieux où mon identité se pose comme un a priori, une différence irréductible à l'objet.

    A l'inverse, l'entrée dans la virtualité de la Toile m'oblige à m'interroger sur ma place, sur l'espace auquel je viens collaborer (6). On rétorquera d'emblée que le propre d'une structure de surveillance telle que pouvait en parler Foucault est justement son invisibilité, sa présence insensible, sa naturalité presque. Il n'y aurait donc pas de différence de fond. Ce ne serait qu'une affaire de modalité. Pas si sûr. L'intégration de son existence à la sphère technologique n'est pas en soi un problème si l'on maintient la distinction forte entre les deux ordres, lorsque, d'une certaine manière, on maintient l'inquiétude très ancienne de l'humain devant le matériel dont il est le créateur. Or, l'usage de cette même technologie comme signe, voire signalisation, de sa propre existence ouvre des perspectives tout autres. Facebook n'est pas un univers dans lequel je me projette. Il n'est pas une structure discursive (comme les blogs, et peu importe ici la profondeur de ce qu'on y lit.) (7), il n'est pas une articulation imaginaire contre laquelle le réalité oppressive viendrait buter, ils n'est pas une interrogation, même sommaire, sur ma place dans le monde. Ils n'a pas d'existence. Il ne montre pas d'existence. Il est a-topique. Cela signifie que ces lieux où mon nom s'impose, et s'impose comme point nodal d'une réticulation capturant d'autres noms propres, avant de devenir soi-même point décentré d'une autre structure, d'un autre Space ; ces lieux où je m'affiche comme maître de cérémonie d'une sarabande qui pourrait potentiellement me mener tout autour du monde, jusqu'à l'épuisement de toutes les combinaisons possibles, faisant de chaque nom, un degré supplémentaire qui m'éloigne du nom premier par lequel je suis entré dans cet univers ; ces lieux annulent, d'une certaine manière, la présence effective du sujet. Ils sont le signe de sa neutralisation.

    Curieusement, et à l'inverse de toute démarche créatrice, ce retranchement sur la Toile n'ouvre pas, en effet, une faille dans la réalité mais boucle en quelque sorte l'installation de celui qui semble s'y refuser dans une imparable aliénation où l'existence est avérée comme une matière brute. Il suffit de déposer sa photo et l'on y est. Ce que je suis (ou du moins ce que j'imagine que je suis) est garanti par l'entreprise d'inscription dans un carroussel qui emporte mon identité et celles de ceux que je piège (mais ils sont complices...) dans ce gigantesque annuaire de servitudes volontaires à la technicité identificatrice. Il est pour le moins singulier de voir les gens, si rétifs parfois aux protocoles de contrôle, si soucieux de ne pas souscrire aux investigations étatiques, si frileux devant les politiques sécuritaires de prévention, se précipiter dans ces machineries où ils dévoilent, brutalement, leur(s) réseau(x) privé(s). Faut-il être à ce point perdu avec soi-même pour devoir, dans le maelmstrom d'une structure tentaculaire où l'information se noie aussi vite qu'elle apparaît, imposer sa réalité... La compréhension d'une irréductibilité du monde à soi ne débouche plus sur une quelconque position raisonnée, qui peut aller du silence à une activité originale (politique ou artistique, par exemple.). Il s'agit plutôt de ne pas perdre sa propre trace, d'être sûr de se repérer. Dans un monde trop grand, il est urgent de montrer sa présence. Mais il ne s'agit évidemment plus des réelles présences dont se félicitait G. Steiner. L'a-topie de ces sites Internet ramène à ce qui est sans la moindre épaisseur discursive, et l'homme sans paroles propres n'est plus grand chose. Puisque règne l'incertitude de ce qu'on peut être, les pratiquants de de Facebook revendiquent leur besoin d'être par une territorialité ambiguë : à la fois immatérielle et banale.

    Cette double caractérisation suppose que l'individu, réduit à cet acte d'affirmation muette, vive dans sa quotidienneté une situation de disparition ou d'isolement redoutable. En effet, le rapport de l'identité à l'espace, sans parler des questions politiques afférentes, est une évidence, et l'angoisse que la première peut projeter devant l'incertitude du second n'est pas nouveau. Proust en a sans doute donné littérairement l'un des plus magnifiques exemples lorsqu'au début de la Recherche il raconte les errements de l'esprit flottant dans le sommeil, puis, plus tard, lorsque le narrateur évoque la frayeur de ces chambres inconnues où il se réveille sans savoir qui il est. Mais, dans ces deux situations, c'est l'étrangeté de l'espace qui compte, non la duplication de la réalité commune, comme dans Facebook.

    Ne plus savoir se situer est une expérience traumatisante. Celle-ci est sans doute aussi ancienne que l'humanité. Le problème est que notre époque, après avoir fourni le droit à l'anonymat comme moyen démocratique de pouvoir agir (plus) librement, a réussi le vertigineux retournement d'aliéner les individus jusque dans leur besoin de reconnaissance et de les rendre complices et aveugles d'un contrôle qui ravirait Bentham et son Panopticon. La virtualité du monde dont se délecte la philosophie postmoderne a ses limites : la multiplication des images et des réfractions n'empêche pas qu'à un moment ou à un autre, il s'agit bien de réalité. Pire encore : il s'agit de la dupliquer. Facebook est une sorte d'aveu : celle d'une assignation au miroir, miroir sans tain, où le sujet se tient du mauvais côté, mais prêt à tout pour survivre à la prolifération des êtres, la peur chevillée au corps de l'incertitude de ne pas être ici, en chair et en os, dans un ici qu'il faudrait savoir occuper. Occuper : c'est-à-dire habiter et non pas remplir d'une vague agitation. Occuper et non s'occuper de.

    L'affaire n'est donc pas simple. Elle engage, comme un acte politique, la place que l'on veut s'assigner. Les moyens techniques ont depuis longtemps pris la double figure d'une libération et d'une aliénation. Déjà Vigny, en 1864 (autant dire une préhistoire...) :

    Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne
    Immobile au seul rang que le départ assigne,
    Plongé dans un calcul silencieux et froid.

    Ce n'est pas la Toile qui doit faire lieu mais l'homme. L'instrument ne doit pas être la lorgnette par laquelle le dévoilement vire à la complicité.

    *

    Si l'on voulait pousser à l'extrême la dystopie latente de la situation que nous venons d'évoquer, on pourrait imaginer qu'une population donnée, désirant à tout prix que chacun ne soit pas oublié, vienne faire son propre signalement à la police politique du territoire. Et Agamben aurait définitivement raison. Mais il ne faut pas être si sombre...

    ________________________

    1-B. Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace. Minuit, Paris, 2007.

    2-L. Marin, Utopiques : jeux d'espaces, Minuit, Paris, 1973, p.9.

    3-Nous renvoyons entre autres au cours du Collège de France, Sécurité, territoire, population, Gallimard-Seuil, Paris, 2004

    4-Peu importe ce que nous pouvons penser de ces utopies par ailleurs. L'essentiel n'est pas que l'Utopia de More puisse être glaçante par bien des aspects pour un lecteur moderne, mais que son auteur y voyait une alternative satisfaisante à une situation politique contemporaine.

    5-M. Davis, Au-delà de Blade Runner. Los Angeles et l'imagination du désastre. Allia, Paris, 2006.

    6-La collaboration, comme la convivialité, est un des grands termes du vocabulaire informatique. C'est une manière de placer l'échange entre soi et la machine sur le même plan que celui qui préside à la co-présence des êtres vivants.

    7-Cette parenthèse n'est pas une manière un peu légère pour fonder l'auto-justification légitimant ma propre démarche et pour me soustraire à la moindre critique. On me rétorquera que ce serait grande naïveté ou présomption de croire qu'utiliser la Toile comme moyen de contester l'ordre établi, alors qu'il est en passe d'en devenir l'un des instruments privilégiés, est un acte révolutionnaire. Sans aucun doute. D'autant que la Toile foisonne. Mettons alors cet acte sur le compte d'un esprit pascalien tournant à l'envers, pour lequel, avant que la mort n'advienne, il faut faire le pari de l'écriture. Non par souci de laisser une trace et de soigner sa vanité, mais parce que l'homme maintenant plutôt que Dieu après...



     

  • Plus dur sera l'exil

    Un député de la République a, il y a quelque temps, demandé à un écrivain nouvellement goncourtisé (le mot-valise m'amuse...) de s'en tenir à un devoir de réserve quant à ce qu'elle pensait du président français. Ne revenons pas sur ce qu'il y a d'incongru et grotesque dans un tel rappel à l'ordre, sinon pour dire que la «classe littéraire» ne s'est guère manifestée, je trouve. Elle devait être occupée à ses petites affaires, celles des prix restant à recevoir, celles des rancœurs narcissiques de n'avoir pas été primée. Le monde est injuste et les blessures de lèse-majesté (car, ne nous y trompons pas, en cet univers-là aussi, l'aspiration à l'aristocratique condition sévit) sont bien longues à guérir. Mais il suffit que le vent tourne pour que l'aigreur dédaigneuse d'hier (les prix, qu'importe...) se transforme en un sourire béat de béni de la crèche (un prix, deux mois avant Noël, c'est le plus beau des emballages sous le sapin). Laissons donc la députation à ses misères et à sa confusion. Occupons-nous de l'écrivain, le seul dans l'histoire pour lequel nous devrions avoir compassion, considération et respect. Il est logiquement du bon côté. Encore ne faut-il pas trop y regarder...

    Marie NDiaye a quitté la France, la France de Sarkozy, insupportable qu'il lui était de rester une minute de plus dans ce pays de ploucs, de fachos et d'indifférents à la misère du monde, ce qu'elle aura la légèreté d'appeler la France monstrueuse, englobant ainsi, dans la même formule, ceux qui chantaient victoire et ceux qui s'inquiétaient. Sais-tu, alors, toi qui votas Sarkozy (plutôt que pour la Immaculée décomposition socialiste... Je te l'accorde : le choix était cornélien. Au moins le peuple aura-t-il touché du doigt une fois l'expérience tragique et compris ce que dans les classes on lui vendait pour un malheur sans fond, cette douloureuse impossibilité qui lui semblait la plupart du temps une vaste blague de lettré...), que tu fis d'elle une exilée qui nous expliqua, à nous, réduits à devoir rester en ces terres maudites, faute de n'avoir nul point de chute où trouver refuge, faute de pouvoir mettre tous nos biens dans le coffre de la Kangoo, qu'elle avait dû partir. Futée, la belle : elle endossait l'armure de la résistance (une sorte de de Gaulle postmoderne, en ce que le postmodernisme, pour reprendre Frederic Jameson, aime le jeu, l'ironie, le second degré) et nous dépouillait du droit de lutter, là où elle nous avait laissés. J'aurais, pour ma part, aimé qu'elle criât au rappel des idéaux, qu'elle battît l'estrade bruyamment pour nous inciter à l'insurrection mais je n'ai pas souvenir qu'il en fût ainsi (à moins qu'Alzheimer m'ait déjà enveloppé de ses bras assassins), tout cela dès le lendemain de la catastrophe, et même avant, puisque le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne fallait pas savoir lire dans les astres pour annoncer le vainqueur. Mais elle nous laissa, vous dis-je, et nous, médiocres imbéciles territorialisés par les basses contraintes matérielles, n'eûmes qu'à baisser la tête, de honte et de regrets. Certes, je fais preuve de mauvaise foi et d'un peu de mesquinerie, car nul ne peut se prévaloir de ses incapacités pour justifier ses lâchetés : c'est même, il me semble, le credo le plus libéral qui soit. Il faut savoir s'incliner devant le courage et je ne peux pas faire illusion très longtemps.

    Notre écrivain partit donc. Loin, très loin ? Dans la pampa argentine, comme Florent Pagny, à qui on ne retirera pas, dixit, sa liberté de penser ? En Suisse, comme tout le (beau) monde ? Aux States, parce que c'est contre-tendance, quand souffle chez nous un anti-américanisme qui tourne parfois à vide ? Rien de tout cela. Et l'on se dit, in petto : elle a osé l'exotisme pur et dur et fui au Nicaragua, en Kirghizie, au Laos, ce qui n'est pas rien, vu le décalage horaire, les ruptures climatiques, le dérangement intestinal que supposent ces contrées inconnues. Mais nous faisons fausse route. Elle est à Berlin. Peut-être un souvenir de la seule phrase potable que l'on peut garder de JFK, maintenant que la légende politique est tombée, et ainsi n'être pas trop loin pour que sa voix puisse porter, derrière la ligne Maginot de notre bêtise hexagonale. À Berlin. En Allemagne. Bien au chaud dans les bras rassurants d'Angela Merkel. Quoique nous puissions toujours l'imaginer, errant dans cette ville immense, pleine d'espaces verts et de contestataires gauchistes, baignant dans la pénible raucité d'une langue dont je ne sais pas trois mots (et je ne m'en plains pas. Mais, pour faire bonne mesure, c'est pourtant le même idiome qui me transporte quand j'écoute la partie chantée de la deuxième de Malher, ou les lieder du même compositeur. Pourquoi ? Je n'en sais rien.). Ne nous dispersons pas cependant, ne faisons pas passer notre petite personne devant le désarroi profond de celle qui a perdu sa patrie. Compatissons, d'abord, compatissons.

    Perdu(e), perdu(e). Vite dit. Car, comprenez ma surprise lorsque je vois que toutes affaires cessantes (ou plutôt, pour affaires, parce qu'elle se félicita que son œuvre se fût déjà vendue à 140 000 exemplaires et avait compris qu'il fallait un peu payer de sa personne pour être payée en retour d'un lectorat toujours plus important.) elle est redescendue parmi nous, les médiocres, se pavaner à l'ombre de la Tour Eiffel pour se féliciter de la récompense que des chantres de la Grande Littérature viennent de lui décerner. L'émotion, le trouble (pas le goût des honneurs, disons-le : ce serait manqué de courtoisie.) ont pris le dessus. Un avion, un taxi, et la voilà. Notre écrivain vient d'inventer l'exil volontaire par intermittences. Rien que pour cette nouveauté, il est hors de question de lui demander le moindre devoir de réserve. Et je lui suggère d'en déposer le brevet auprès de la société qui s'occupe de la propriété intellectuelle, tant le concept, comme moteur du monde, est aujourd'hui l'alpha et l'omega de la richesse. Notre époque a besoin de telles figures, de telles voix emblématiques, pour ne pas nous résoudre à penser qu'en terres littéraires aussi flotte un vent d'abdication et de conformisme. Certes, certains que je connais et apprécie, diront que Hugo, lui, n'avait pas la même souplesse. Je leur dirai qu'ils me fatiguent à toujours invoquer les grandes âmes, dès que quelqu'un essaie de faire quelque chose. Ils me fatiguent, mais c'est eux que je préfère, même s'ils m'empêchent de finir comme je l'avais prévu, en vous disant que dans le combat politique, avec Marie Ndiaye, c'est du sérieux.


    P.S. : le 17 septembre 2009, le Centre National des Lettres décernait à notre résistante lointaine la bourse Gattégno d'un montant de 50 000 euros pour se consacrer à son œuvre. À ma connaissance, elle n'a pas refusé ce don de la France honnie... Misère (financière, morale, etc.), quand tu nous tiens !


     

  • Silence...

     

    File:Giordano Bruno BW 2.JPG

     

    Il ne peut être question de lui, Giordano Bruno, qu'au présent.

    Ses bourreaux l'amènent au Campo de' Fiori le 17 février 1600. Il vient de passer huit années dans les geôles, d'abord vénitiennes puis romaines. Il a la bouche entravée par un mors en bois, pour qu'il ne puisse s'affranchir par la parole et que ses hérésies ne triomphent pas une dernière fois. Il sera brûlé vif.

    Sa statue nous fait face, dans la sévérité de la matière et de la pose, le visage penché, le visage comme ouvert sur les multiples ramifications de la pensée qu'il masque. Difficile de savoir si l'œuvre qui lui rend hommage n'a pas, dans sa raideur muette, l'ambiguïté de la repentance qu'il aurait dû avoir le jour où on l'a tué. La foule qui passe jette le plus souvent un œil distrait et ne cherche pas à savoir quel il est, ou bien se dit qu'une telle rigueur ne peut appartenir qu'à un homme d'église.

    Il nous fait face, qui sommes dans la rue des Baulari et lorsque nous effectuons un quart de tour sur notre droite, se dressent le drapeau tricolore de l'ambassade de France et le palais Farnèse. On y trouve aussi des bouches entravées, mais c'est là manière de dire car les silences, les amabilités, les circonlocutions, la rhétorique jubilent. Pour tout et pour rien : une réception somptueuse, une inauguration imposante, le ménagement d'un puissant, la négociation autour d'une tête, dont on évalue l'intérêt. Il s'agit là de diplomatie, disons d'une diplomatie avec laquelle nous devons composer, sans avoir, d'ailleurs, vraiment voix au chapitre.

    Je regarde une dernière fois la bâtisse dont tant voudraient faire leur demeure puis mes yeux reviennent sur lui, si peu diplomate, si ardent, jusque dans sa mort, alors que le soir tombe, que les étoiles paraissent et que son bronze immémorial se dresse ainsi, comme une ombre, vers l'infinité des mondes.