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politique - Page 21

  • En une contrée fort lointaine...

    Hans Holbein, Les Ambassadeurs (1533), National Gallery de Londres

     

    En une  contrée fort lointaine, un agité calife considéra qu'il devait renouveler son gouvernement. L'enjeu n'était pas mince pour qui s'estime : la place de premier vizir en récompense. Mais le souverain ne procéda pas comme il est d'ordinaire. Lui-même, faut-il le préciser, se croyait extraordinaire. Ainsi, plutôt que de peser dans le secret de son cœur les défauts et qualités de tel ou tel impétrant, il annonça qu'un jour prochain, il y aurait du changement. Le terme n'était pas fixé. L'agitation gagna la haute Cour. Chacun, ou presque, se sentit l'âme assez élevée pour accéder au poste. Le rut des ambitions alla crescendo. Le calife souffla le chaud et le froid, distribuant au gré de son humeur les blâmes et les satisfecits. Les lippes gourmandes devenaient alors mine renfrognée ou sourires niais. De ce que ce serait le travail à accomplir, nul n'en parlait vraiment. C'était le prestige du poste qui comptait. Que son siège ressemblât à une chaise percée, nul ne s'en souciait. Le spectacle ne manquait pas d'être plaisant. Une prétendante se fit plus rigide encore qu'elle n'était ; un second abandonna ses lunettes d'Harry Poter pour se vieillir ; un troisième se peigna et fit attention de ne plus froisser ses costumes ; le premier vizir en place vanta lui-même sa constance à ne pas exister devant le calife. Les paris étaient lancés. Les échines frissonnaient ; les couloirs bruissaient ; le peuple attendait. On supputait à qui mieux mieux dans les salons dorés. Comme Diogène cherchait un homme, l'agité calife cherchait sa marotte. Mais avant tout, il fallait que le bienheureux qui viendrait sentît le feu initial de l'humiliation. L'affaire, donc, dura.

    Enfin, elle se termina. La montagne accoucha d'une souris, on s'en doute. Mais, pour le nouvel élu, ce fut la certitude d'avoir une fois mort le bénéfice d'une avenue périphérique, bordée d'arbres centenaires et moqueurs, qui porterait son nom.

    Il y a ainsi de par le monde bien des nations à plaindre, de voir le ridicule triompher de la sorte. Heureusement que le Destin, en son éclat magnanime, en épargne la nôtre.

  • Culte (substantif)

    La fin du siècle précédent ayant retaillé la temporalité à la mesure d'une instantanéité que l'on fait alors passer pour la trace la plus sensible de notre existence : la trop fameuse catégorie médiatique de l'historique, n'a pas voulu s'en tenir à cette seule redéfinition hédoniste du moment. Elle a aussi voulu trouver un gage de spiritualité dans le déferlement de plus en plus fort d'un bonheur annoncé. Comme le postmodernisme est avant tout une entreprise de recyclage, la doxa a réinvesti (dans tous les sens du terme) le culte.

    Non pas sur le mode ancien, qui supposait, même dans sa forme la plus simple : un lieu, un cérémonial, une liturgie, un sens commun, parce que tout cela est bien ennuyeux, rébarbatif, sérieux (et l'esprit de sérieux est ce que ne supporte pas notre civilisation joyeuse et récréative...). Il fallait que le culte ne soit plus un temps repérable, un sujet sacré (dans le sens où l'étymologie rappelle que sacer signifie séparé), mais un objet, une matérialité lourde, bien terrestre. Nous sommes dans l'ère du film-culte, du livre-culte, de la série-culte, de l'album-culte, de l'émission-culte, etc. (1). Il est remarquable que dans ce genre d'expressions, le substantif culte finisse, au moins dans la sémantique, avec une valeur adjectivale. Ce que l'on attachait à son sens premier, associé à l'élément religieux, est atténué par la prépondérance du mot qui le précède. C'est d'abord la valorisation de l'objet désigné qu'il faut reconnaître.

    Il n'est pas question ici de discuter du contenu même de ces «objets-culte», de savoir s'ils sont effectivement tels. En revanche, il me semble important de soulever trois problèmes :

    1-Cette religiosité, même factice, de l'objet se développe au cœur d'une société dans laquelle la question spirituelle a été reléguée au second plan. Certains diront que les doctrines matérialistes ne datent pas d'hier. Certes, et ceux qui ne veulent associer la question du matérialisme à sa seule version historico-marxiste font fausse route. Le libéralisme, dans ses fondements, est un matérialisme qu'un vernis spirituel a accrédité (2). Seulement, pour ce coup-là, il faut se demander ce que dans un tel processus cette apparition vient remplacer.

    2-L'objet-culte n'est pas universel. Il n'a pas vocation à être lisible, compréhensible par tout le monde. Il est essentiellement générationnel. Il ressemble à un hochet d'enfant devant lequel des groupes d'âge vont pouvoir se retrouver, se raconter. Il est essentiellement affectif, ce qui n'est pas étonnant : les sociétés contemporaines développées ont sur-investi ce mode de reconnaissance. Dès lors, il ne peut jamais être autre chose qu'une réalité vécue, en dehors de tout détachement qui intellectualiserait le rapport que l'individu pourrait entretenir avec lui. L'objet-culte s'inserre dans les limites de l'existence ; il ne peut excéder les bornes de la naissance de x ou y. Il n'y en aura donc jamais qui puissent remonter à des temps où x ou y n'a pas vécu. Je n'ai pas à me l'approprier, il m'appartient (ou, d'une certaine manière, je le récupère).

    3-L'objet-culte, puisqu'il a de fait un public, est un concept non pas philosophique (quoi qu'il puisse indirectement renvoyer à une philosophie de l'existence...) mais commercial (3). On notera que c'est désormais l'une des formules magiques du marketing. Est-il indifférent que la forme épiphanique privilégiée de l'objet-culte est la réédition, le coffret-luxe, la re-masterisation ?

     

    C'est culte ! Entend-on souvent. Dans la rue, à l'arrêt de bus, dans les médias. Pourquoi pas ? La posture régressive est, semble-t-il, une liberté du siècle. Peut-être pas la plus à même pour s'émanciper...

     

    (1)Pour ce qui concerne les personnes, il faut plutôt parler d'icônes (Madonna, Michael Jackson, Jean-Michel Basquiat,...). Même registre spirituel, même idolâtrie.

    (2)Mais, là encore, rien de bien nouveau. La religion est une casuistique de tous les instants...

    (3)Et pour la petite histoire, soulignons comment le mot concept lui-même a déserté, dans le langage courant, le champ philosophique pour celui de la publicité ou celui de l'innovation industrielle...

  • La guerre plutôt que la guerilla

    Ainsi l'heure est-elle grave ! Depuis le début de la semaine, tout irait à vau l'eau si les autorités gouvernementales (1) ne veillaient au grain, faisant montre d'un sang-froid et d'une détermination dont il est bien sûr le premier à faire la publicité, rejoint par les gens de bonne foi. Il faut reconnaître que le système discursif des instances dirigeantes est particulièrement rôdé. Pendant que les ministes et autres caciques de l'UMP dénoncent avec une certaine retenue les exactions pour souligner qu'il n'est pas dans ses intentions de faire l'amalgame entre la jeunesse lycéenne dans son ensemble et de petites bandes organisées s'infiltrant pour casser et piller, les relais médiatiques, à coup d'images spectaculaires et de commentaires hyperboliques, nous suggèrent que les débordements sont d'une extrême violence, qu'ils transforment Nanterre (un peu) et le centre de Lyon (surtout... Pour une fois le provincial pique la vedette au parisien...) en zone de quasi non-droit. Ce ne sont plus des agitations bon enfant, des frictions, mais une guerilla urbaine se développant dans un climat insurrectionnel.

    Des journalistes assument donc un rôle que je qualifierai de « maternel » : ils chargent la barque affective d'un surplus d'inquiétude où semble se jouer l'avenir de la nation. L'oikos est péril, la maison en feu. À ce titre on ne dira jamais assez combien les brumes lacrymogènes sur la place Bellecour ont dû affoler la bien-pensance de gauche comme de droite qui nourrit facilement son fantasme du chaos comme elle le fait en se délectant des émissions de plus en plus nombreuses sur les tueurs (en série ou non). Le monde n'est plus sûr. La lacrymo n'est que le signe précurseur d'un territoire promis à la destruction si l'on n'y prend pas garde.

    Ce point est d'autant plus terrifiant que pour la plupart les meneurs viennent de la banlieue honnie, de ce no man's land politique que la droite n'a jamais considéré autrement qu'en nid d'agités incultes, que la gauche a flatté pour des visées électoralistes sans jamais avoir su/voulu mener une vraie réforme structurelle (2). Il s'agit bien de territorialiser l'affrontement pour qu'il produise un maximum d'effet. Effet à double détente : d'abord mettre l'honnête citoyen, le quidam centre ville dans une posture de victime innocente (3) et lui faire sentir que l'État est un besoin, l'État policier, capable de quadriller un secteur avec efficacité et intelligence ; ensuite, laisser entendre, par l'origine banlieusarde des anti-républicains qui font du jet de poubelles et du fracas d'Abribus un mode d'expression, ceux-ci, il suffit de les repousser dans leurs territoires de relégation pour que tout revienne dans l'ordre. C'est dans le fond adapter à l'organisation civile la pensée la plus ultra-libérale qui juge de l'intérêt moral de la pauvreté comme un garde-fou aux relâches des efforts nécessaires au bon fonctionnement de la société. L'État, c'est ici le Père, la Loi du Père. On saisit assez bien le mouvement de balancier : l'État, via les médias inféodés, annonce la montée des eaux et suggère immédiatement après le temps de la décrue. Il n'y a plus qu'à attendre.

    Pour cette fois, nulle besoin d'émeutes répétées en divers points de la nation. La place Bellecour (il est vrai la plus grande place fermée d'Europe. Prestige provincial...) aura été le catalyseur d'une analyse politique réduite à des montages scéniques assez minables. Unité de lieu, unité de temps, unité d'action. Les topoï du tragique. Et c'est en effet tragique et sinistre de nous faire croire que notre démocratie pourrait s'effondrer sous les coups de trois cents jeunes masqués (je sais que ce sont les minorités qui font l'histoire, mais là, c'est risible).

    Face à la répression, certains rêvent que d'un tel mouvement sorte une révolution, que des poubelles brûlées et des vitrines brisées naissent un ordre nouveau. On entend quelques voix, toujours les mêmes, nous promettant le grand soir. Ils ont la mémoire courte et oublient que de mai 68 est sortie la chambre la plus à droite qui fût sous la Ve République ; que les mouvements les plus radicaux de cette époque-là (de la Fraction Armée Rouge allemande aux Brigades rouges italiennes) commencèrent petitement certes (Andréas Baader débuta par brûler un supermarché) mais leurs actions furent des moyens de manipulations (et d'eux-mêmes et de l'opinion) par les autorités arguant de la sécurité nationale (4) ; que les pensées les plus rétrogrades et les plus fascisantes attendent de rafler la mise.

    Alors, guerilla ? Cela sent bon la nostalgie guevariste. À défaut d'idéologie construite on pourra en faire des tee-shirts. En attendant la jeunesse devrait se remettre à bosser parce que comme l'a dit l'UMP Bernard Debré on s'étonne qu'ils perdent leur temps à jouer au chat et à la souris avec les forces de police, quand leurs congénères du monde entier prennent leur part dans, je cite, «la guerre économique» mondiale.

    Oui, la guerre ! Pas la guerilla, la guerre ! Celle qui est légitime, qui est le fondement même de notre développement, celle qui ne casse rien, ne brise rien, n'écrase personne. Sauf, peut-être, les travailleurs du monde entier qu'on exploite : le Chinois, l'Indien, l'Argentin ruiné par le FMI, le Roumain, le Français à qui on propose de se délocaliser en Tchékie ou aux Philippines... Bref, des gens de peu.

     

    (1)On pourra trouver une certaine redondance dans l'expression et ce n'est pas faux. Mais l'effet stylistique aussi médiocre soit-il se voudrait l'écho linguistique de l'objet tout aussi médiocre qu'il désigne.

    (2)Il est vrai que défendre les pauvres, les déclassés, les émigrés, n'implique pas qu'on partage leur quotidien. Jack Lang, qui aime tant la jeunesse de la grande couronne, vit place des Vosges...

    (3)Cette formule, elle, n'est pas de mon fait. Elle refleurit à tous les micros de ceux qui ont choisi le pathos comme seule catégorisation intellectuelle. N'étant jamais sûrs que leur message passera, il préfère assurer leurs arrières.

    (4)L'exemple canonique étant en la matière l'affaire Aldo Moro en 1978 (voir Leonardo Sciascia, L'Affaire Moro)

                                     

     



     

  • Gratuits (substantif pluriel)

    Je me souviens d'une époque où j'achetais quotidiennement Libération et lisais fort régulièrement Le Monde. Cela demandait une certaine énergie, et un temps tout aussi certain. Il y avait matière, comme on dit. L'amaigrissement de l'un et de l'autre, en regard de leur appauvrissement sur le fond, a-t-il un lien avec l'affaiblissement de leur lectorat ? De toute manière, ce qu'on appelle habituellement la presse se porte mal, et ce depuis assez longtemps. Heureusement, bouée de sauvetage devant l'ignorance qui nous guetterait, ces dernières années ont vu émerger les gratuits. Distribués dans la rue, devant les bouches de métro, à des endroits dits stratégiques, nous avons désormais l'embarras du choix. Une vraie délectation par laquelle nous pouvons joyeusement nous retrouver dans le bus avec une double, voire une triple, ouverture sur le monde... Les gratuits, c'est, mutatis mutandis, sa boîte aux lettres remplis de publicité, mais dès le lever du jour, au moment où l'on part au travail. Bonheur, dis-je...

    La médiocrité, et le mot est faible, de cette offrande informative est telle qu'elle ne mérite même pas qu'on s'y arrête : collage de coupures d'agence, publicités à tour de pages, accent mis sur le divertissement (programmes télé, mots croisés de force -3, sudoku et horoscope...). En revanche, il est très remarquable que l'appellation de «presse gratuite» ait tendanciellement reculé au profit (si j'ose ce modeste clin d'œil) de la plus elliptique désignation de gratuits. L'économie de cette désignation indique clairement que le contenu, anecdotique, n'est pas l'élément le plus attrayant, dans l'histoire. L'essentiel est ce lien démonétisé de l'information et du «lecteur». Le gratuit doit d'abord son succès au fait qu'il ne coûte rien. Lapallissade ? Pas exactement. Car cette situation a une conséquence double. Elle place le sus-dit lecteur dans une situation de passivité, elle-même double. D'abord, l'effort de l'achat, le choix, même restreint, que suppose une telle démarche n'existe plus. Il ne s'oriente plus (au sens où l'on parle habituellement d'une orientation politique par exemple). Il ne se décide plus à agir. Il tend le bras, saisit cette nourriture édulcorée et continue son chemin. Il se retrouve ainsi, dans son transport en commun (qui n'a de fait jamais aussi bien mérité son nom), réduit à ressembler à son voisin, à sa voisine. C'est là une bizarre vision de la démocratie française matinale : lisant la même presse, elle annule par le fait même d'une lecture homogénéisée toute différence (ces différences dont on nous rebat pourtant les oreilles...). Il y a quelque chose de soviétique dans un tel spectacle : non plus la Pravda, mais 20 Minutes ou Métro, tous ensemble, tous ensemble... Cela dure le temps du trajet. Ensuite, on jette, on laisse sur le siège du bus ou du métro, c'est selon. Belle reconnaissance de la vacuité de ces quelques feuilles et renvoi de l'information, du monde et du souci de savoir à la poubelle d'une existence soumise à la vitesse et à la consommation. L'empire de l'éphémère informatif accomplit l'ère du rien, et le lecteur régulier du gratuit (et ils sont fort nombreux si j'en juge par le nombre de ceux qui agissent ainsi) avoue inconsciemment que du monde et de ses angoisses il ne faut pas trop lui en parler. D'ailleurs, il en a assez lu pour aujourd'hui. On ne s'étonnera pas s'étonner de la pauvreté des références : apprendre à de jeunes gens de vingt ans qu'il existe, quoi qu'on puisse penser d'eux, des journaux autres n'est plus une expérience traumatisante (le cynisme et la mélancolie sont de bons remparts) mais une réalité froide et objective avec laquelle il faut composer.

    Reste, évidemment, une question en suspens. Dans un monde qui, loi du marché oblige, répète de manière lancinante que tout a un coût, tout a un prix, comment peut-il se faire que surgisse ainsi un ilôt de gratuité ? Au-delà d'une explication rationnelle intégrant les moindres frais de rédaction, un encrage médiocre et le déplacement des gains vers la seule publicité, on peut s'interroger sur la finalité exacte d'une telle entreprise. Il faudrait être d'une naïveté redoutable pour croire qu'ainsi les groupes médiatiques et commerciaux aient décidé d'œuvrer pour l'éducation et l'information des masses. Depuis quand les démocraties mises en place depuis le XIXe siècle ont-elles eu pour vocation d'en appeler à l'intelligence du peuple ? Le don d'une information gratuite induit un guerredon implicite de la part de celui qui reçoit. Quel peut-il être sinon que celui qui se plie à sa loi renonce à une partie de sa liberté, celle d'aller voir ailleurs, de s'interroger autrement ? Les gratuits sont une des escroqueries morales et intellectuelles les plus réussies de ce début de siècle : efficacité-rapidité ; captation-neutralisation. Le complément idéal de la lobotomie télévisuelle. Un coup de maître qui dévoile encore une fois les stratégiques fines d'une logique libérale pour se saisir en douceur de la pensée. Plutôt que l'affrontement radical, des stratagèmes indolores dans lesquels tombera la masse. Le but n'est pas de promouvoir la liberté de penser mais de faire croire que l'on pense librement... Le résultat est magistral...

     

     

     

     

     

     

     

     

  • En silence


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    Dans ses Sentences, Isidore de Séville, qui vécut entre les VIe et VIIe siècles, écrit : «La lecture silencieuse est plus facile à supporter pour les sens que celle à voix déployée ; l’intellect en effet s’instruit davantage, tandis que la voix de celui qui lit demeure en repos, et que sa langue bouge silencieusement. En effet, en lisant à haute voix, d’une part le corps se fatigue, et d’autre part la voix s’émousse». Il place donc la question de cette activité sur un double plan de confort physique et de fruition intellectuelle. On sait qu'elle se pratiquait dès l'Antiquité mais qu'elle se répandit surtout à partir de la Renaissance quand il y eut en quelque sorte un accès privé au livre, qu'il ne fut plus nécessaire, devant le nombre limité d'ouvrages, qu'un seul lût pour tout un parterre ou un groupe.

    En ce sens, le silence est symbolique d'un possible retrait du monde certes, mais aussi d'une intériorisation de nos pensées, de leurs divagations plus ou moins lointaines par rapport à ce que nous lisons. Ainsi pouvons-nous comprendre que dans le jeu avec le livre se dessinent des entrelacs inattendus, des écarts, des abandons, des retrouvailles dont nous aurons, tout de suite ou plus tard, à nous féliciter. Le silence dans la lecture n'est donc pas seulement l'appropriation personnelle d'un objet qui n'est pas nôtre, d'une altérité à laquelle nous ne saurions être réductibles (dans l'acceptation, par exemple, de l'auditeur passif), que nous ne saurions réduire nous-mêmes ; il est le moyen d'une jouissance immédiate, mais qui se prolonge à la fois comme pensée sur le texte et souvenir de lecture comme déviation. C'est bien à ce double titre que la lecture silencieuse fut combattue, en ce qu'elle émancipe l'individu, parce qu'elle le retranche du présent et l'accroît dans ce même présent.

    Dans un monde qui désormais vante le bruit en continu, le flux perpétuel d'images, il faut s'inquiéter pour la lecture et le silence. Leur éclipse progressive est le signe d'un temps où la pensée s'effondre ; car, bien au-delà des questions de culture (encore que...) ou de savoir, l'enjeu est la relation avec ce qui n'est pas moi. Or, le refus notoire de la lecture par une grande partie de la jeunesse (et qu'on ne vienne pas me dire qu'ils ont d'autres manières de faire... Je sais, hélas, de quoi je parle...) laisse présager une incapacité à résister au monde, faute de s'être construit intérieurement, de s'être retrouvé face à soi.

    Mais, rétorquera-t-on, n'en fut-il pas ainsi pour une partie de l'humanité, qui ne sut jamais ni lire, ni écrire (pourquoi d'ailleurs utiliser un passé simple ?) ? Celle-ci s'en trouva-t-elle plus malheureuse pour autant ? À cela, répondons que les sociétés anciennes n'avaient pas mis au point une armada aussi sophistiquée de moyens technologiques couplée à une structuration politique de contrôle(s) (tant sur l'axe vertical qu'horizontal des réseaux sociaux) aussi développée de telle sorte que nous sommes en mesure de prévoir un effondrement intérieur des individus soumis à un tel système oppressif et répressif. Jamais une société n'avait promis un tel bonheur matérialiste (et immédiatement matérialisé en bibelots eux-mêmes immédiatement obsolètes) ; jamais nous n'avions connu, depuis vingt-cinq ans un tel processus de régression (sociale, politique, culturelle) qui se traduit par l'explosion des phénomènes dépressifs, et ce, dès le plus jeune âge.

    Il ne s'agit pas de dire que tout se résout dans la lecture silencieuse (je prends mes précautions : tous les raccourcis sont possibles...). Je voulais brièvement en rappeler le plaisir et la nécessité.

     

  • L'Humanité de Miró

     

     

    "L'espoir d'un condamné à mort"

    Ce tableau, Miró le peint un jour bien particulier, celui où l'Espagne franquiste exécute (mais elle ne le sait pas encore) son dernier condamné à mort, par la voie du garrot, le 2 mars 1974. Il s'appelle Salvador Puig i Antich. Sa peine a été décidée par un tribunal militaire, après l'assassinat d'un garde civil.

    Les motivations politiques de l'artiste, non plus que le bien fondé de la condamnation, ou la répugnance à la peine capitale ne m'intéressent pas ici. Je ne veux pas dire qu'ils n'ont aucun intérêt, qu'ils sont secondaires. Ils participent de tout ce qui a engagé Miró. Mais ce serait, d'une certaine manière, vouloir se mettre du mauvais côté : cerner les raisons reviendrait sans doute à s'interroger sur l'état dans lequel il peignit, à dramatiser le geste sur le plan de la pure émotion et tout cela verserait dans les hypothèses psychologisantes qui présentent une portée fort relative.

    Je préfère me pencher sur la confrontation avec la toile, lorsque, spectateur, on se retrouve devant elle. Ce tryptique imposant (267x351), exposé à la fundacion Pilar i Joan Miró de Barcelone, est d'abord foudroyant par l'écart entre, justement, cette dimension qui vous oblige à un retrait (pour tout considérer) et le dépouillement même de la peinture. Car il y a bien peu sur la toile. Une économie. Essentiellement : trois taches, trois traits, et des fonds plus ou moins obscurcis de noir. La pauvreté des moyens mis en œuvre, le minimalisme formel de Miró jouent comme le signe d'une élimination. La vie ne tient qu'à un fil. C'est aussi l'irrégularité de ces traits (à la fois en épaisseur et dans l'incohérence directionnelle de leur structure, leur aléatoire.) qui forme l'indice de sa vitesse. Cette irrégularité qui s'en va decrescendo doit être interprétée comme le signe de la vie qui s'en va, imparablement. La circularité repérable des deux premiers n'est pas sans évoquer le garrot, ce cercle de fer qui viendra progressivement broyer la gorge du supplicié. Encore pensons-nous moins à la machine effective qu'à la forme plus prosaïque de la strangulation : le lacet. Le dernier trait est bref : l'histoire est finie. Il est mort. C'est donc bien devant l'exécution que nous sommes.

    Ce qui était fait derrière des murs est là, à la vue et au su de tous. Ce devant quoi nous aurions voulu faire un détour, peut-être, s'impose à nous. La triplication est à la fois l'agonie, la durée vécue de celui qui disparaît, et, dans sa fragmentation même, l'impossible, l'indicible. Il faut que la main de l'artiste se détache de la toile, à l'inverse de celle du bourreau qui a vocation à maintenir la sienne, comme on maintient, d'une poigne de fer, l'ordre. Cet indicible, ce sont aussi ces taches de couleur : le rouge, le bleu, le jaune. Pigments primaires qui ne se mélangent pas, frappant de leur isolement une malédiction de la peinture en tant que travail. La brutalité de la narration surgit de cette simplicité/simplification par laquelle Miró, certes coutumier de ce protocole, se refuse à toute construction esthétisante. C'est un peu comme s'il nous disait, par son geste, son impuissance. Celle-ci concentre l'hiatus entre l'intention du témoignage par l'art et la réalité vécue par Antich. Une sorte de parole brisée. La peinture est visible mais elle reste sur le seuil. Si elle nous a amenés au dedans de l'espace fermé de la prison, elle n'est pas pour autant capable de se faire, de mettre en action toute son alchimie pour élaborer une histoire complexe. Miró la contient dans sa simple exposition de matière (mais, ainsi, n'est-ce pas qui sait la figuration de la peinture qui se bat, qui tourne autour du bourreau, en ne le représentant que dans la métonymie de son arme).

    À ce niveau, il faut comprendre que trois temporalités entrent en conflit. La durée de l'exécution ; celle de l'exécution du tableau ; celle de la contemplation du spectateur. La première est la plus brève, la plus définitive, portée vers son extinction sacrificielle et politique. La seconde est plus longue, mais circonscrite par la brieveté du jour qu'elle doit symboliser. Il faut essayer de faire vite, le plus vite possible, tout en sachant que l'œuvre aura un temps de retard, et que ce temps de retard est aussi celui du jour d'après, quand l'homme dont elle évoque le destin ne sera plus. Elle s'éloigne déjà de la vie pour entrer dans la logique de la perpétuation. Sa fin n'est pas une fin, mais un reliquat de la datation, une tension de l'effroi qui dure, l'inversion de cette peur qui a habité Antich, avant. La dernière, la nôtre, peut s'étendre infiniment, pour autant que nous ayons envie de réfléchir à ce que fut la disparition d'un homme. Mais aussi longue soit notre volonté de regarder, c'est-à-dire de comprendre, de partager le choix de Miró, il y a comme un écran, une fragilité initiée par le parti pris même de la non-figuration. Regarde, nous dit Miró, regarde, toute ton attention peut se concentrer sur cet impensable qu'est la mort d'un homme. Nous sommes loin des pendus de Calot, du Tres de mayo de Goya ou de la chaise électrique de Wahrol. Nous n'avons rien à quoi nous raccrocher. Rester face à ce tableau suppose que nous laissions de côté tout échappatoire que permettent les détails du style. Si nous demeurons, c'est pour faire, au-delà même de l'exécution de Salvador Puig i Antich, une expérience du dénuement après la mort. On pense alors aux mots de John Donne dans sa méditation XVII : «any man's death diminishes me, because I am involved in mankind, and therefore never send to know for whom the bells tolls; it tolls for thee.» Toute mort d'un homme me diminue, parce que je fais partie du genre humain ; dès lors n'envoie jamais quelqu'un savoir pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi. Le tableau de Miró trace ce chemin où le pathétique et le circonstancié sont relégués au second plan pour des abysses bien plus effrayantes et lorsque nous abandonnons le tableau, ce n'est qu'une maladroite façon de nous exprimer, parce que lui n'est pas près de nous abandonner.

     

     

     

  • "Words, words, words"

    Les députés à l'Assemblée nationale, le 8 juin 2010.

    Mercredi 15 septembre, au moment du vote de la loi sur la réforme des régimes de retraites, les députés socialistes demandent pour chacun d'eux un droit de parole de cinq minutes. Ce stratagème (car c'en est un : que diront-ils en un si court laps de temps qui puisse changer la décision ? Il ne s'agit donc pas d'une entreprise de fond, mais d'un exercice formel destiné à prouver à l'opinion publique qu'ils sont combatifs, déterminés. Une vraie opposition, en somme.), ce stratagème est considéré par le président de l'Assemblée comme un moyen d'obstruction démesuré. Il suspend la séance pour que la représentation nationale passe le plus rapidement possible au vote. La gauche pousse des cris d'orfraie, poursuit  au sens propre l'affreux monsieur Accoyer, lance le mot de forfaiture, revient dans l'hémicycle écharpe tricolore sur la poitrine (pour ceux qui ont un mandat municipale). L'heure est grave, la République en danger. C'est alors que monte à la tribune une députée communiste qui, avec le plus beau sens de la nuance, soutient que l'on vient d'assister à un putsch.

    Un putsch ! Sait-elle ce qu'est un putsch ? Sait-elle qu'elle n'est pas au café du Commerce, avec des copains, quand les mots peuvent parfois s'égarer ? Un putsch ! On attend les forces armées dans les rues, l'interdiction des journaux, les premiers emprisonnements.

    Le soir même, Arte diffuse un documentaire sur Juan Carlos d'Espagne, relatant notamment la tentative de coup d'État de Tejero aux Cortes, diffusant la séquence très forte d'un roi en habit militaire, qui se porte garant de la démocratie. Voilà un putsch, un vrai ! Le monarque est sérieux, grave. Il n'est pas là pour se faire bien voir des gogos de sa circonscription.

    L'iniquité d'une réforme (et sur le fond, celle du gouvernement est injuste et inefficace) est une chose ; sa contestation par les voix/voies du cirque en est une autre. Crier au parlement bafoué pour quelques bavardages de moins est une argutie procédurière calamiteuse. Surtout lorsqu'on se rappelle combien la Ve République est une démocratie de partis-godillots où tout est joué d'avance, où le suivisme des formations au pouvoir est le premier signe d'une représentation méprisée. Ne reste plus alors que la mise en scène de soi, une contestation parodique, une scénarisation obscène pour masquer ses propres turpitudes. Car ceux qui braillaient mercredi étaient les mêmes qui s'indignaient des réformes Balladur de 1993, sur lesquelles ils ne sont jamais revenus.

    Alors, un putsch ! Qu'ils continuent ainsi leur double jeu, indignation de façade et acquiescement sur le fond, rodomontades de médiocres tribuns et vacuité de leurs alternatives sociales et économiques... La déliquescence politique actuelle rappelle les splendeurs de la IIIe République, Marx a beau écrire que l'Histoire ne se répète pas, sinon en farce, il n'y a pas de quoi rire !

     

  • En bulles ou en chanson

    Peut-on écrire, sans passer pour un réactionnaire de la pire espèce, que la culture, dans son sens le plus magique, le plus restrictif aussi (loin des visions élargies qui l'identifie au «social», ce qui est, en soi, une aporie), obéit à une hiérarchisation qui peut fluctuer, évoluer certes mais, faisant profit de l'inscription des œuvres dans le temps, se doit de marquer une volonté d'élévation, un souci d'élévation ?

    On savait, au moins depuis les travaux de l'École de Francfort, que la valorisation du marché, les principes de l'idéologie libérale, les leurres d'un processus démocratique reconverti en liberté du consommateur n'allaient pas vraiment avec les possibilités d'une continuité culturelle. Tout au plus fallait-il imaginer que la modernité du XXe siècle, dans son triomphe économique apparent, conèderait à l'art (pour simplifier) une porte de sortie : son adaptation aux règles d'un rapport marchand, ce que Bourdieu a éclairé par son concept de champ, ce que d'innombrables « artistes » ont illustré en se faisant plus libéraux, plus monétaires que le pire requin de la finance (oui, car ce pire-là a au moins pour lui d'être clair sur ses objectifs) : de Picasso à Ben, de Wahrol à Buren...

    Cette dernière observation pourrait d'ailleur être en soi un paramètre désamorçant l'agacement sensible dans les lignes à venir. Comment la culture saurait-elle surnager au désastre ambiant du logos, quand ses attendus premiers défenseurs se sont transformés en tartufe du geste et de la pensée ?

    Pouvions-nous alors compter sur l'État pour défendre la bannière ardente d'un passé fondant la si fameuse identité dont on fait aujourd'hui un pseudo-argument politique ? On aurait pu y croire jusque dans la création d'un ministère de la culture sous la bienveillance malrucienne. Ce fut une vaste blague. Il suffit de lire L'État culturel de Marc Fumaroli pour mesurer l'étendue de la catastrophe... Quant à l'école... Justement l'école... Ne parlons pas ici de l'entreprise de démolition accélérée qui est en cours. Remarquons simplement l'hypocrisie gâteuse d'une volonté de faire peuple quand il s'agit au contraire de renvoyer un maximum d'individus aux chaînes de leur ignorance (Et de relire le Finkielkraut de La Défaite de la pensée...). Cette hypocrisie trouve une expression tout à fait symbolique dans l'évolution de ces trente dernières années quant à l'appellation donnée aux établissements scolaires. Plutôt que de perpétuer une hiérarchie intellectuelle rendant hommage aux grands hommes, l'État, sous couvert d'un élan démocratique vers le plus connu, le plus populaire, s'est empressé d'essaimer sur le territoire des collèges Jacques-Brel, Barbara-Hendricks, Michel-Colucci, des lycées Georges-Brassens ou Robert-Doisneau... Faut-il y voir une concession à la reconnaissance moderne modalisée par une trajectoire médiatique plus ou moins prononcée ? Une redéfinition de la catégorisation des arts ? Auquel cas force est de constater que le chanteur (aussi brillant soit-il), le comique et l'artiste lyrique (mais pas la meilleure, celle qui passe le mieux...) sont de nos jours l'égal des poètes, des peintres, des hommes de science et des musiciens classiques. Derrière cette volonté de donner un nom que tout le monde (ou presque) connaît (mais à quoi répond ce «tout le monde» ?), faut-il y voir un moyen de faire du nom un produit d'appel, une incitation à la scolarité, un dernier avatar d'un discours désormais rôdé construit autour du principe suivant : comment intéresser le chaland ? comment rendre la culture -et l'école qui est censée être un lieu majeur de sa découverte- moins chiantes ? L'État et ses services ont atteint parfois un degré d'hypocrisie et de bêtise qui vous font rêver. Ainsi ai-je découvert cet été que le Lycée français de Varsovie, l'une des vitrines francophones de l'est européen s'appelle Lycée René-Goscinny ! Tout cela sous prétexte que le père d'Astérix avait des origines polonaises. Magnifique ! Il est vrai que Marie Curie ou Georges Perec sont beaucoup moins fun. Imaginons qu'à travers le scénariste d'Astérix, c'est l'idée de résistance qui affleure. Récupérons l'image politique autant qu'il est possible...

    Les esprits ultra-modernes expliqueront que c'est une reconnaissance d'un art qui a aujourd'hui ses lettres de noblesse, ses défenseurs jusque dans les cabinets ministériels. Je n'en doute pas. Si Jack Lang a réussi une chose dans sa carrière, c'est d'avoir contraint (encore que...) ses amis et ses pseudo-ennemis politiques à la démagogie jeuniste et au brouillage des codes culturels. Un vrai rebelle de l'ordre bourgeois...

    Cette entreprise de démythification de la culture est évidemment une mystification, le symptôme d'une renoncement à un certain classicisme au nom d'un rééquilibrage démocratique des sources culturelles. Cette histoire de noms d'établissements scolaires ne mérite peut-être pas qu'on cherche noise à une institution qu'on espérait être le gardien du patrimoine. Est-il si grave d'aller puiser son inspiration au Festival d'Angoulême plutôt que dans les rayonnages de la Pléiade ? Mais vous comprenez que la réponse est déjà dans la question...

    En attendant, le Lycée Jean-Monnet de Bruxelles peut angoisser car Johnny Halliday n'est pas éternel et notre rocker national a des racines belges...

     

     

     

  • Urbicide

     

    À la fin d'un ouvrage passionnant sur le devenir des mégalopoles et des territoires urbains, Jean-Paul Dollé a ajouté un post-scriptum intitulé «Après le 11 septembre. Capitale de l'Empire et ville-monde» dans lequel, notamment il fait une distinction entre l'attentat manqué contre Washington et ceux, réussis, contre New York. Il remet dans une perspective historique un événement devant lequel on a trop souvent lu et entendu des positions qui se définissaient selon un axe pro/anti américain simpliste. Il conclut ainsi :

    «Quand New York est agressée, c'est (les amoureux de la liberté) qu'on agresse. Ceux qui haïssent New york la haïssent parce qu'elle les fascine : New York-Satan, New York-Babylone -image de la corruption, de la dépravation. New York : lieu du péché, des orgies furieuses, de la liberté des femmes, des identités sexuelles vacillantes, des gays, des sexualités multiples. C'est cela qu'ils haïssent, à proportion de leur terrible envie, envie à mourir et à faire mourir. Il faut empêcher Satan, l'ange le plus séduisant, donc le plus désirable, de nuire -de séduire, de fasciner. À mort donc !

    Depuis les débuts de l'humanité, ce sont les mêmes pulsions de désir, de haine et de ressentiment que suscite la ville-monde cosmopolite : l' «urbicide», comme l'appelle Bogdanovitch -qui sait de quoi il parle pour avaoir été le maire de Belgrade, et compris que la fascination-répulsion des paysans vis-à-vis de ce que représente la ville cosmopolite était la source principale des guerres qui ont déchiré l'ex-Yougoslavie. L'urbicide, après s'être acharné contre Paris-la-putain, Berlin-la-dégénérée de la République de Weimar, prend aujourd'hui comme cible New York.

    N'attire pas la haine des tueurs sacerdotaux qui veut. N'obtiennent cet honneur que les villes-monde, les villes lumières, les villes lupanar.

    La haine des villes-monde s'étend, de proche en proche, à la haine de la mixité sexuelle et donc sociale, à la haine de l'urbanité et de la civilisation. Attaquer New York, ce n'est pas seulement attaquer une métropole mondiale située aux USA : c'est attaquer chacun de ceux qui se sentent participer de la même civilisation humaine, ou qui y aspirent. Alors que le coup porté à Wahington peut être considéré comme une déclaration de guerre contre les USA, condamnée par ses alliés et laissant indifférente tous ceux qui refusent l'imperium américain, l'agression contre New York concerne tous ceux qui refusent la barbarie. Tous les amis de la liberté, tous ceux qui aspirent à ce qu'un monde habitable soit possible ont toutes les raisons de proclamer «Nous sommes tous new-yorkais». New York est devenue à jamais une icône exemplaire dans la longue histoire de la liberté humaine.

    La cause est entendue. Il s'agit bien pour les «islamistes radicaux» d'une guerre radicale contre le monde. Il ne peut y avoir aucun compromis entre eux et le reste du monde. Quand bien même s'opposerait-on à la superpuissance américaine -et dans la mesure même où on s'y oppose- New York représente à jamais la liberté anti-impériale, qui constitue la ville-monde comme telle.»

     

    Jean- Paul Dollé, Métropolitique, Paris, éditions de la Villette, 2002.

     

  • « L'être-Français »

    Le 6 août dernier, un ministre de la République déclarait : « Français ou voyou, il faut choisir », pratiquant la surenchère après le discours sarkozyste du 30 juillet. La déclaration de ce dernier, aussi démagogique et radicale soit-elle, pouvait encore s'intégrer dans une démarche politique des causes et des effets, comme choix idéologique, en écho à certaines propositions frontistes. La phrase ministérielle est, elle, d'une autre nature. Elle ordonne un présupposé que l'on peut ainsi formuler : il y a une morale ontologique supérieure française, une grandeur intrinsèque de « l'être-Français » qui, si j'entends bien, est le signe distinctif de cet « être-Français ». Ce principe posé classifie donc l'humanité en deux groupes : « l'être-Français » auquel l'Histoire rend grâce, alignant les faits d'armes magistraux, et le reste du monde, tendanciellement voué à la malhonnêteté, la vilénie, le crime, l'infériorité morale. S'agit-il d'un effet génétique ? On peut supposer que non, puisqu'il y a un choix. Ce serait plutôt une sorte de révélation, presque une mystique. « L'être-Français » et son désir : voici la voie d'accès à une forme supérieure d'humanité, à la compréhension immédiate du bien et du mal, dont l'étranger (le « non-Français ») est dépourvu. Ce ministre a enfin trouvé ce qui peut sauver le monde de la violence, de l'incurie et de la bassesse.

    Une telle déclaration doit inciter tous les honnêtes gens de par le monde à demander leur naturalisation pour se garantir plus encore contre le Malin. Le monde converti à la toute puissance de « l'être-Français » et plus rien ne serait comme avant. L'Esprit saint de la vertu hexagonale comme synonyme de la bonne intelligence promise au commun. Mais est-ce vraiment ce que souhaite ce ministre, qu'affluent de tous les territoires planétaires les convertis à « l'être-Français » ? Je n'en suis pas sûr. Et ces personnes, d'ailleurs, en auraient-elles le désir ? Pourraient-elles croire à cette magie ? Car ils savent s'informer, ces supposés « voyous » ; ils peuvent connaître le présent et le passé, constater que les grandes affaires et magouilles de ces trente dernières années dans ce si extraordinaire pays ont rarement été le fait d'une populace exogène inconsciente de l'épique grandeur de « l'être-Français ». Ils étaient bien de chez nous, que je sache, et nul n'évoqua jamais la moindre destitution de leur nationalité, ceux qui trempèrent dans les barbouzeries, les financements en tous genres et l'affairisme politique. Bien de chez nous. Tout comme le procureur général Lespinasse qui, en 1943, déclara au procès du résistant Marcel Langer : « Juif, Polonais et communiste : trois raisons de demander la peine de mort ».

    Soyons clair : je ne cherche pas à remonter à la nuit des temps pour faire le procès à sens unique du pays qui est le mien. Il n'est pas question de pratiquer la repentance perpétuelle, comme certains, qui nous vaudrait toutes les ires du monde (tant l'histoire de France n'échappe pas aux guerres et aux infamies). Il n'en demeure pas moins que l'alternative ministérielle n'est pas un excès de langage, une outrance verbale de plus. Elle induit une hiérarchisation humaine intolérable sous couvert d'identité nationale. Le fumet de Pétain peut courir les rues...

    Si identité nationale il doit y avoir, celle-ci se promeut à travers la transmission de ce qui fonde sa culture. Or la politique menée par ce gouvernement, dans la droite ligne de celle de ses prédécesseurs depuis au moins un demi-siècle est pour le moins désastreuse. Tel est le sommet nauséabond de la bêtise (dangereuse) : crier haro sur le métèque et cracher sur La Princesse de Clèves.