usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

politique - Page 22

  • Le fin mot de l'histoire

     

    http://krisstiane.files.wordpress.com/2010/06/julio-cortazar.jpg

     

     

    La nouvelle qui suit, de Julio Cortázar, publiée en 1963, peut se lire en exemple parfait de ce que Todorov a défini comme le texte fantastique, par lequel l'effet produit met le lecteur devant une solution incompatible avec ce qu'il sait, avec certitude, du monde où il vit. C'est également un exercice borgésien très remarquable. Mais on peut aussi l'appréhender sous l'angle parabolique d'une concrétisation de ce que devient une histoire lorsque, pris dans la trame (au sens où texte, textile, tissu ont même étymologie), nous abandonnons toute retenue face à la fiction : pour y être, pour en être. Ainsi, Cortázar, en quelques lignes magistrales, décompose-t-il cette aspiration (à la fois : désir et force extérieure neutralisant notre propre vertu), ce ravisssement (à la fois : bonheur et emprisonnement) qui font toute la puissance ambiguë de la littérature. Y être, en être. Comme si, à l'instar de cet homme établi dans le siècle, à l'abri des convoitises et du besoin, l'un des plaisirs de la lecture venait, paraxadoxalement, de ce que celle-ci nous amène vers une attente à jamais inaccessible, amoindrit nos vanités, rend la pleine lumière de notre vie quantifiable en faits et gestes à une opacité rebelle. Lire, sans savoir ce que nous voulons trouver, parce que la jouissance vient aussi de ce que nous savons qu'elle a déjà pris corps et forme dans un esprit autre, celui de l'auteur, auquel nous faisons libre allégeance. Lire, c'est-à-dire ne pas renoncer à ce qui nous remplit parce que cela nous désarme.

    Cette puissance-là éclaire, je crois, la défiance du politique devant la littérature (Cela remonte à loin : déjà Platon...). Toute l'argumentation sur la non-réalité, et donc la futilité, des histoires ne tient pas la route. Ne serait-ce qu'en considérant les implications anthropologiques qu'induit le recours à cet addendum (comme dit Gracq) au monde. En fait, il faudrait y être, en être et ne pas être pris. Celui qui aime la littérature sait qu'il court toujours ce péril, et même, sans doute, le souhaite-t-il.



    CONTINUITE DES PARCS


    Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l’intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoirs et discuté avec l’intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d’où la vue s’étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l’apparence des héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu’au-delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.

    Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s’organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l’homme, le visage griffé par les épines d’une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang et les égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n’était pas venu pour répéter le cérémonial d’une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du cœur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l’on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui enveloppaient le corps de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l’autre corps, qu’il était nécessaire d’abattre. Rien n’avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. A partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacablement répétition était à peine interrompue le temps qu’une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.

    Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui menait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. A son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. A la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer, et ils n’aboyèrent pas. A cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il monta les trois marches du perron et il entra. A travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D’abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l’homme en train de lire un roman.








     

  • Un(e) grand(e) professionnel(le) (groupe nominal)

    Voilà bien une expression propre au monde médiatique. Nous, qui vivons dans le commun, connaissons des gens qui travaillent bien, qui font bien leur boulot, des pros, mais jamais il ne nous viendrait à l'idée d'appeler notre boucher (fût-il M.O.F.), notre boulanger, notre plombier ou notre médecin ainsi.

    Cette dénomination, on l'entend particulièrement pour encenser les journalistes, et cela depuis une vingtaine d'années. C'est-à-dire à partir du moment où, au-delà des figures inféodées au pouvoir (sous de Gaulle ou Giscard) est apparu ce curieux mariage des médias avec le politique. Et quand je parle de mariage, il faut prendre ce mot stricto sensu. Je me souviens d'une interview stupéfiante de François Mitterrand répondant aux questions d'Anne Sinclair (compagne de Dominique Strauss-Khan) et de Christine Ockrent (compagne de Bernard Kouchner). Certains s'en étaient offusqués et l'on avait alors entendu la justification suprême : ce sont de grandes professionnelles. Depuis, nous en avons eu d'autres : Béatrice Schoenberg (avec Borloo), Marie Drucker (avec Baroin), Audrey Pulvar (avec Montebourg). Il ne s'agit pas de mettre en doute les capacités de ce beau monde mais de sourire devant la faille de l'expression même.

    Proust (encore et toujours) nous a appris que pour mentir juste il ne faut jamais chercher à parer toutes les éventualités (C'est dans Un Amour de Swann : Odette fait cette erreur et son amant s'en rend compte). Dans le cas qui nous occupe, on retiendra la bizarrerie de l'adjectif. Pourquoi grand(e) ? Le professionnalisme a-t-il des degrés ? Si l'on veut valoriser, sans arrière-pensée, la sobriété, paradoxalement, s'impose. L'adjectivation est un surplus, une volonté de preuve, un aveu : la présence acharnée de celui qui parle, comme l'adverbe dont parle U. Eco, et qui veut se convaincre lui-même de son affirmation. Elle est le «je te jure» des enfants pris en faute : je te jure, c'est vrai de vrai. L'adjectif est, sinon l'inconscient de la collusion, du moins la reconnaissance d'une légitime suspicion.

    Or, en la matière, les journalistes, plus que les politiques, bénéficient d'une mansuétude dont ils sont les premiers pourvoyeurs lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes. Mutadis mutandis, peu d'élus auraient joui d'une telle impunité qu'en ont été gratifiés Poivre d'Arvor bidonnant une interview de Castro, ou David Pujadas anticipant à tort la décision d'Alain Juppé alors sur la chaîne concurrente. Ces petits écarts ne les empêchent d'être dans le métier reconnus comme de grands professionnels.

    En fait, nous touchons là, dans le domaine de l'information, à l'hypocrisie de ce qu'il est commun d'appeler la déontologie. Se retrancher derrière le grand professionnalisme de tel(le) ou tel(le) est une manière d'éluder le trouble né de la confusion des sphères de pouvoir. Plus encore, c'est déporter sur le plan de l'éthique individuelle ce qui relève d'abord de la morale collective. Sainclair ou Ockrent sont anecdotiques. En revanche, le problème que leur situation met en lumière est l'écart grandissant qui existe entre les élites, auxquelles on prête une justesse d'appréciation, une rigueur dans le travail, une honnêteté intellectuelle sans failles, et le quidam qui a tout à prouver. Cette manière de faire est une forme assez remarquable d'outrecuidance, le signe d'un mépris pour le peuple qui, par essence, est bête et devant lequel on ne prend même plus le soin de cacher ses éventuelles turpitudes. S'en remettre à la seule intelligence d'un grand professionnel n'est pas le gage d'une indépendance structurelle des médias.

    Cette catastrophique évolution est remarquable dans notre pays parce que les gens ont à ce point personnifié l'information que l'intercesseur du monde qu'est devenu le présentateur du journal a fini par gagner une sorte d'immunité diplomatique. Dès lors, on lui pardonne tout, et cette reconnaissance du grand professionnalisme de Sainclair, Pujadas, ou Poivre d'Arvor, elle est aussi défendue par ceux que l'on piège. Sans quoi il ne serait guère concevable qu'un pays se régalât d'avoir au 20 heures chaque soir le même homme pendant vingt-cinq ans.

  • L'Appel du quotidien

    L'univers des blogs est si divers, si hétéroclite qu'il ne s'agit pas ici d'en rendre compte, ni même de proposer une quelconque analyse pour en dresser, par exemple, une typologie cohérente. L'approche qui explique ce billet relève de la conjugaison d'un empirisme forcément étroit et d'une lecture sociologique prenant appui sur un texte de Georges Perec, dont je donnerai plus bas un extrait.

    Les objectifs que poursuivent les blogueurs, les motivations qui les animent renvoient à des explications sociales, culturelles, politiques. Néanmoins, il est un point dont il faut minorer l'importance : la dimension narcissique du projet. Certes, on ne négligera pas le souci d'existence que traduit la décision de s'afficher peu ou prou sur la Toile. On ne niera pas que certains ont pu y gagner une notoriété (relative) ; mais le phénomène est marginal. Le caractère arborescent du système, les aléas de la recherche, le hasard des découvertes en ce domaine restreignent l'explication nombriliste du phénomène.

    Les choix des blogueurs peuvent consterner (ceux pour qui ce n'est qu'un avatar de Facebook, par exemple), agacer (les pourvoyeurs de bons sentiments), faire réagir (les polémistes). Peu importe. En revanche, pour avoir, en quelques occasions, décidé de naviguer de blogs en blogs, j'ai découvert un élément troublant en mesure d'éclairer l'un aspect des plus intéressants. Il n'est pas si vrai que les individus choisissent leur blog pour venir y déverser, selon un protocole qui transférerait à ce support les vertus adolescentes du bon vieux cahier intime. On trouvera, certes, des procéduriers de l'infiniment creux, amoureux du «moi je». Soit. Pour autant, certains blogueurs, tout en parlant d'eux, se saisissent du quotidien pour en faire une sorte de radiographie intuitive qui, au fur et à mesure, laisse apparaître l'«infra-ordinaire» dont parlera Perec. Cette traque du banal, cet arrêt sur l'insignifiant, cette prise à revers de la hiérarchie des faits imposée par la pyramide de l'information me paraissent une manière de reprise en main du réel (version optimiste), une mise à jour d'un défaut politique, sur une base mélancolique, consacrant l'abandon, dans un cadre pseudo-démocratique, du petit peuple par les élites (gouvernementale, journalistique, économique, intellectuelle, artistique). Ce choix qui est ainsi fait de regarder le monde du balcon, de la rue, du bus que l'on prend pour aller travailler, cet étonnement (c'est-à-dire un état de veille) devant un mur que l'on abat, devant une discussion de jeunes femmes en turquoise, cette recherche d'un simplicité quotidienne qui déprendrait ces blogueurs d'un horizon où la crise économique et existentielle est la seule ligne posée par le discours politique (au nom d'un réalisme bien senti) ; toutes ces options me semblent témoigner à la fois d'un désarroi devant le silence hiérarchique d'un mal être contemporain et d'une volonté de résistance.

    Certains peuvent donc se moquer de ces billets donnés à la lecture sans prétention stylistique, sans souci de composition parfois ; mais ce serait rater l'écheveau d'une parole qui essaie de se frayer un chemin dans l'administration actuelle du spectaculaire et du clinquant. Dès lors, quand on fait l'expérience de cette navigation un peu sauvage, aléatoire, on mesure à quel point l'attention du quidam déploie les brèches phénoménales d'une vie niée, vie du commun (ce que les politiques, lorsqu'ils s'engagent dans la démagogie la plus criante, appellent les vrais gens sans qu'on puisse croire un instant qu'ils sachent ce qu'ils sont) à mille lieues de la mise en scène médiatique. Ces blogs se promènent sur les lieux qu'on croirait sans histoire, dans les temps non rentables (jusqu'à l'aspiration contemplative parfois). Trois fois rien, pourrait-on dire, mais des riens qui, mis bout à bout, forment une chaîne qui n'a pas vocation à changer le monde (c'est bien là qu'est la mélancolie) mais qui cherche, je crois, à faire écho auprès de celui qu'on connaît déjà mais aussi dans le monde de celui qu'on ne connaît pas (et qu'on ne verra sans doute jamais). Voilà pourquoi nous ne sommes pas loin de ce texte de Georges Perec publié en février 1973, dans Cause commune, numéro 5 :

    «Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien ; ce qu'ils racontent ne me concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou je voudrais poser.

    Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ?

    Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?

    Comment parler de ces «choses communes», comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donne un sens, une langue ; qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.

    Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais l'endotique.

    Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont modelé.

    Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes ; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?»

    N'est-il pas magique et touchant de voir ainsi le dernier grand écrivain français (du moins, si l'on s'en tient à la prose et au roman, pour simplifier) s'attacher à des points aussi prosaïques ? Certains en riront. Moi pas. Je crois plutôt que Perec met simplement en lumière cet écart entre le monde tel qu'il est rendu dans un espace aujourd'hui médiatisé (et ce qu'il écrit est indissociable de la pensée d'un Guy Debord, par exemple) et tel qu'il est vécu. Non qu'il faille s'en remettre à la seule appréciation de l'anonyme (telle qu'on nous la sert le soir des grèves ou des événements spectaculaires par des micros-trottoirs aussi creux que manipulés) ; cependant, voir apparaître, au-delà de l'exaspération diffuse devant un monde insondable, la recherche et le désir d'une forme poétique et créatrice du quotidien, cela n'est pas anodin. Peut-être faut-il y voir une sorte de liberté sans lendemain, une énième forme contrôlée de l'asservissement moderne (ou postmoderne). Il n'en reste pas moins que tous ces billets sont les traces d'un vivant qui essaie de remonter à la surface, qui veut exister, avec comme conséquences l'appel à ce que, nous aussi, nous (ré)apprenions à prendre soin de notre ordinaire.

  • Parlons banlieue

    http://www.lexpress.fr/medias/26/sarkozy-thierry-henry-et-nicolas-anelka-a-clairefontaine_259.jpg

    La France est un beau pays, avec une variété incroyable de niveaux de langue. À ceux qui croiraient à l'uniformité linguistique, montrons que, selon les endroits, le vocabulaire peut être riche, fleuri :

    «Va te faire enculer, sale fils de pute» (version Le Chesnay, banlieue sud-est)

    «Casse-toi, pauvre con !» (version Neuilly, banlieue ouest)

    P.S. : Il est clair qu'ainsi posé, on ne peut guère espérer que les grandes figures de notre société de spectacle nous aident à la sauvegarde du subjonctif imparfait. Encore eût-il fallu qu'ils le connussent...





  • Cyril Collard, l'un et l'autre

     

    En 1992, Cyril Collard adapte pour le cinéma son roman Les Nuits Fauves. Il cherche un temps un acteur pour tenir le rôle principal : Patrick Bruel, Hyppolite Girardot, Jean-Hugues Anglade déclinent la proposition. Il sera donc Jean, devant la caméra, et Cyril, derrière la caméra. Jean est amoureux de Laura (Romane Bohringer). Il a trente ans, elle en a dix-sept. Mais, plus que la question de cet écart d'âge, c'est la situation même du personnage qui débouche sur une relation difficile : il est bisexuel ; il a une vie amoureuse compliquée ; il est séropositif. Le film n'échappe pas à une certaine convention. Il se déploie dans une sorte d'hystérie qui finit par agacer et la violence des rapports n'empêche pas qu'affleure un romantisme parfois un peu lourd. Peu importe. Le succès sulfureux qui entoure ce film n'est pas le plus intéressant. Le point particulier, comme un non-retour indéfinissable, se concentre dans une scène : celle de l'aveu.

    Jean avoue à Laura qu'il est touché par le sida. Moment étrange dans les tenants et les aboutissants de la formulation puisque Cyril Collard est lui-même séropositif. Ainsi sommes-nous, spectateurs, pris, tout à coup, et dans la force dramatique d'une parole qui réoriente le film, et dans le surgissement de quelque chose d'impensable : un dévoilement réel, un fait vrai dans la fiction. Celui qui joue dit un texte par lequel son statut même d'être existant devient inséparable, dans le moment de l'énoncé, de celui qu'il est censé être. Qui entendons-nous alors ? Que regardons-nous ? Que dit-il ? Que se dit-il ? Nous étions lancés dans une histoire (sur quoi nous pouvions discourir, porter un jugement esthétique) quand, subitement, le monde où nous vivons nous rattrape. Nous ne sommes pourtant pas dans un docu-fiction. N'empêche : le visage en présence, la voix qui porte ne peut pas être réduite à sa seule symbolique fictive. Et, elle, l'actrice, Romane Bohringer, qui sait, comme toute l'équipe de tournage d'ailleurs, peut-elle entendre sans frémissement cette voix, avec la distance habituelle du comédien venant en connaissance de cause endosser les apparences d'un être qui n'est pas lui (elle en l'occurrence) ? On imagine aisément que la scène a été rejouée plusieurs fois et celle que nous voyons n'est qu'une prise parmi d'autres. Oublions ce détail et restons-en à cette unique apparition d'un discours déchirant, malgré lui, tout l'appareillage conceptuel, technique et symbolique du cinéma. Jean avoue qu'il est séropositif, et, au début des années 90, l'état des recherches médicales est tel qu'une phrase de cette nature sonne peu ou prou comme un arrêt de mort programmé. Un homme, de chair et de sang, nous annonce donc sa mort, et le masque (persona) est, dans l'instant, comme soulevé (il pourra le remettre ensuite, peu importe), et nous le voyons tel qu'en lui-même. C'est l'image la plus nue qui soit, et pudique, puisque la pellicule continue de se dérouler et qu'aussitôt nous sommes pris par le moment suivant. Mais l'affaire est plus compliquée.

    Au-delà de l'effet spectaculaire de l'annonce, dans une lecture intra-diégétique, posant la question du devenir de cette relation amoureuse et des réactions des autres personnages, il y a cette histoire de concordance entre le corps abstrait du personnage auquel est accolé le sème de la maladie, et la réalité physique de son incarnation, elle-même marquée par la maladie (et à ce niveau, ce n'est plus un trait distinctif, comme on en constitue les personnages, mais un fait intangible). Ce que nous voyons à l'écran, nul ne peut en poser la discontinuité fictive. Il ne suffit pas que quelqu'un dise : coupez, elle est bonne, pour que tout s'arrête, et même, que l'on puisse recommencer. La répétition est ici un leurre, parce que le mal est déjà là, déjà fait, pourrions-nous dire. Or, nous n'avons même pas la liberté d'évacuer d'un revers de main ce surgissement du réel, en faisant au réalisateur-comédien un procès en sensiblerie, en mauvais pathos (même si certains à l'époque ont attaqué le film sur ce plan). Pas la liberté, non : parce que cette rencontre de deux vies en une, Cyril Collard ne l'avait pas cherchée, n'en avait pas décidé l'obligation. Il voulait que ce soit un autre qui soit à sa place, que l'écart puisse avérer fictivement (beau paradoxe) ce qu'il avait écrit.

    C'est sur ce point aussi que l'image demeure, persiste (avec cette connotation qu'on prend à l'expression : persiste et signe). Cette scène de l'aveu devient, dans son effet de percussion, un acte politique, l'empreinte inaliénable d'une relégation dont eurent à souffrir (et dont souffrent encore) ceux qui furent atteints par cette maladie. Cette image renvoie à notre indécrottable tentation de la stigmatisation et de la vindicte. Si Collard est sur l'écran, c'est, d'une certaine manière, parce que personne ne lui avait laissé la possibilité d'agir autrement. La faiblesse du film ne doit pas nous dédouaner des responsabilités collectives devant le malheur. Il ne suffit de se dire que cela ne nous arrivera pas pour détourner le regard. La médiation de la fiction (puisque Les Nuits fauves en est une) n'arrive pas totalement à nous soulager. Cet aveu estaussi une question qu'il nous pose, qu'il pose pour toutes les situations où nous aurons à recueillir l'amoindrissement de l'autre, son désarroi, sa peur, la certitude de sa mortalité prochaine. Et Cyril Collard, sur ce point, n'eut pas à attendre longtemps, lui qui meurt le 5 mars 1993, trois jours avant qu'on lui décerne le César du meilleur film.






  • Culture sportive

    Se félicitant de l'attribution du Championnat d'Europe de football, Martine Aubry a déclaré qu'elle «cro(yait) dans la culture et le sport». Voilà qui méritait d'être précisé. On peut néanmoins s'interroger sur ce rapprochement, surtout lorsqu'on sait ce qu'est devenu le sport dans la société contemporaine. Mais peut-être n'est-ce pas la meilleure approche pour comprendre le sens de cette formule. Le point aveugle est sans doute dans ce qu'une première secrétaire du Parti socialiste entend par le mot culture. Il n'est pas certain que nous y metttions ni les mêmes références, ni les mêmes enjeux. Il suffit de penser à ce que furent les actions culturelles de la Gauche depuis les années 80. Abandonnant toute prétention à l'élévation et à l'émancipation, celle-ci, avec en tête de gondole un Jack Lang en Thomas Diafoirus de l'intelligence, s'en est tenu à une démagogie qui faisait d'un lecteur de classiques un affreux réactionnaire, une sorte d'anti-moderne ne comprenant rien à son époque. Il fallait aimer l'art vivant, le théâtre de rue, le tag, le rap, le hip-hop... À ce train-là, nous glissâmes vers un relativisme dont nous payons aujourd'hui la facture, et doublement.

    Cette concession à une pseudo culture populaire, à ce folklorisme du pauvre n'a pas empêché le délitement de la société française, à la montée progressive de la violence et du désarroi d'une partie de plus en plus importante de la population. En donnant l'illusion à la banlieue qu'elle avait voix au chapitre à travers un mode d'expression qui ne l'émancipait pas mais la confondait à son état de dépendance, en laissant au petit-bourgeois, descendant en droite ligne de l'hypocrisie soixante-huitarde, le droit d'avancer sa différence comme signe de reniement du passé, de l'héritage culturel, elle a encouragé l'isolement de chacun. Isolement face à l'autre, sur le mode synchronique, isolement face à ce qui a précédé, sur le mode diachronique. L'émerveillement ministériel devant les concerts rap ou les rassemblements techno est, au-delà de l'hypocrisie qui le sous-tend (parce qu'il ne fait pas de doute que le capital culturel que transmettent les élites de gauche est tout autre), le signe du plus haut mépris. Mais il fallait bien occuper les masses, les abrutir un peu plus encore quand le projet politique se pliait aux seuls impératifs économiques. Il faut donc bien comprendre que la culture, tombée sur le versant d'une immédiateté festive (de là, toutes les fêtes possibles : de la musique, du livre, etc.), abandonnait les rives d'une interrogation sur soi, d'un travail parfois ingrat et nécessairement solitaire (1).

    Martine Aubry peut croire à la culture et au sport, associer les deux, parce qu'ils relèvent désormais tous les deux d'un protocole d'agrégation muette ou hystérique, où le principe de la manifestation joue le rôle premier. Et nous pouvons observer cette étrange évolution d'un société dans laquelle justement la manifestation comme modalité de contestation a lentement régressé, s'est progressivement désintégrée au profit de cette nouvelle forme de manifestation grâce à laquelle le pouvoir neutralise les angoisses individuelles et collectives. L'association de Martine Aubry n'est donc pas une erreur, un lapsus : elle signe le trajet radical d'une société qui en a fini avec ses aspirations intellectuelles et un projet (mais peut-être n'a-t-il jamais existé ? Peut-être n'a-t-il été qu'un effet d'annonce ?) où le devenir de chacun commençait d'abord par l'appropriation du passé. D'un vrai passé : non pas muséifié par une journée du Patrimoine ou des expositions monstrueuses où se presse la foule qui veut voir, comme dans un stade. Mais il doit bien y avoir un musée du football quelque part en France, non ? (2)


    (1)Mais qui demeure le meilleur moyen d'aller vers l'Autre. Il ne peut y avoir compréhension de l'Altérité sans construction raisonnée de soi.

    (2)Je n'ai pas cherché. Pas envie. Mais, à Barcelone, le musée du Barça est l'un des plus visités, certains disent même qu'il est l'endroit le plus visité de Catalogue. La culture et le sport...

     

  • D'un usage terrorisant du voisinage

    Une rue de Prague

     

    Peut-être cela a-t-il changé, maintenant que Prague est tendance, mais en 2002, on trouvait encore dans des cafés de cette ville de grandes tables dont les clients sans forcément se connaître devaient partager l'occupation. L'amie tchèque expliquait que c'était là une survivance des temps communistes, lorsque le contrôle des individus devaient s'exercer dans tous les endroits et tous les moments de l'existence, ce qu'Hannah Arendt a défini sous le terme d'Etat totalitaire. Ainsi chacun était-il contraint à partager un espace semi-privé avec des étrangers dont il ne savait pas ce qu'ils pensaient. Potentiels séides du pouvoir. La puissance de neutralisation des personnes passait donc par l'imposition d'une auto-censure et d'une paranoïa de chaque instant, meilleur garant pour étouffer dans l'œuf les idées subversives (et la subversion commençait tôt en ces territoires).

    Regarder quelques épisodes de Desperate Housewives ne manque pas d'intérêt, une fois que l'on a fait abstraction de toutes les considérations esthétiques. Quoique d'une grande médiocrité, cette série américaine offre le panorama d'une autre société de contrôle. Ces femmes, caricaturales de sottise, campent dans le fond, et du mieux qu'il puisse être fait, puisque l'idiotie file aisément vers l'infini et n'est jamais si innocente qu'on le prétend (1), elles campent, disons-le, la forme totalitaire en espace libéral. La rue de ce petit lotissement propret est un microcosme. Les fenêtres derrière lesquelles chacun observe ses voisins sont les miradors civils d'un droit inaliénable d'autrui à l'intrusion. Plus qu'un droit même, un devoir. Nous sommes bien loin de la vieille madame Michu qui veille : la jeunesse de ces femmes est en soi la marque d'une éducation. Ce n'est pas l'aigreur d'une fin de vie ennuyeuse qui les met en mouvement mais un fond de structuration sociale. Que cela soit présenté sous la forme d'une comédie ne change rien. On pense plutôt à l'univers des gated communities, des common-interest developments (CID) dont Jeremy Rifkin, dans L'Âge de l'accès, a décrypté les logiques terrifiantes. Être entre soi n'est qu'une liberté en trompe l'œil et les quelques lignes qui suivent, tirées de son ouvrage, ne sont pas des caricatures, mais la maximalisation du système.

    À Ashland, dans le Massachussetts, un vétéran de la guerre du Vietnam s'est vu interdire de déployer la bannière étoilée le jour de la fête nationale du drapeau. À Monroe, dans le New Jersey, un homme a été poursuivi en justice par l'administration du CID parce que sa femme, âgée de quarante-trois cinq ans à l'époque des faits, avait trois ans de moins que le minimum exigé par les statuts de l'association des résidents. Les tribunaux ont donné raison aux plaignants et ont ordonné à la personne en question de choisir entre vendre ou louer sa propriété et cesser de cohabiter avec son épouse. À Fort Lauderdale, en Floride, l'administrateur d'une co-propriété a ordonné à un couple de cesser d'utiliser leur porte de derrière pour entrer et sortir de leur domicile, car leur va-et-vient laissaient des traces sur la pelouse. (2)

    Pourquoi rapprocher ainsi la Tchécoslovaquie des temps post-staliniens et les États-Unis, libéral. Parce qu'ils ne sont que deux modalités d'une même logique politique. Le degré de cœrcition, l'une semblant plus douce, plus invisible que l'autre, n'est pas, me semble-t-il, un critère suffisant pour remettre en cause, sur le fond, les impératifs qui sous-tendent l'objectif qu'on leur assigne. Il s'agit bien de conformer au maximum des individus, de leur rendre le plus difficile possible tout acte d'insoumission et de poser comme rationnel l'effacement de la limite privé/public, alors même que, aux États-Unis, le respect de la liberté individuelle est prétendument une vertu cardinale de cette nation. Mais il faut comprendre que l'essentiel est de pousser les citoyens à faire eux-mêmes le chemin vers le silence et l'ordre. Le développement des CID (près de 48 millions de personnes, selon Rifkin) va ainsi de pair avec la pression aliénante d'une société de plus en plus moralisante, car il est évident que les participants à ce système proprement fascisant sont socialement et politiquement ceux qui profitent (ou croient profiter) des bienfaits de ce nouvel ordre. Croient profiter : parce qu'il n'est pas sûr qu'un jour ils n'en paient pas, pour les moins forts d'entre eux, la facture et que le prix n'en soit pas exorbitant. Comme nul état ne peut engager des moyens infinis pour que chacun reste à sa place, il faut déléguer à la base un semblant de pouvoir dont, avec innocence le plus souvent, celle-ci se délecte. Le modèle communiste s'en tenait à une version dure, trop visible, trop coûteuse pour ne pas aller, sur le long terme, à la faillite. Le modèle libéral a, lui, compris qu'en introduisant dans le jeu une part de jouissance (3) et la perspective d'un profit symbolique immédiat, on pouvait obtenir des résultats beaucoup plus durables et efficaces.

    Ce choix commence à prendre dans l'espace européen, plus ouvert, historiquement, à la formalisation social-démocrate. Il ne faut pas se méprendre : l'inquiétude autour de la surveillance vidéo est une sorte un leurre. Derrière toute technique, il y a l'homme et pour se charger des basses besognes, il demeure le meilleur agent qui soit.


    (1)Quoiqu'en la matière il faille là aussi être dans la nuance, car Dostoïevski dévoile avec le Prince Mychkine il y a des personnes dont l'idiotie est une forme supérieure d'humanité. Mais la comparaison a-t-elle un sens ? L'une de ces malheureuses femmes au foyer face à l'aristocrate russe... Que les amoureux de l'écrivain russe me pardonnent.

    (2) Jeremy Rifkin, L'Âge de l'accès, Pocket, 2002 (2000), pp.198-199.

    (3)Cette jouissance se trouve dans le potentiel de paroles offert à chacun, potentiel qui gagne sa légitimité dans une structure éthico-linguistique ne relevant pas de la seule humeur du sujet. Soit : la médisance se transforme en une évaluation objectivée. On passe du reproche au procès, comme le montre très bien Rifkin.











     

  • 22 mai 1968, trois heures de l'après-midi

    En 1978, Le Monde revient à sa manière sur cette belle aventure que fut mai 68, cette épopée politique qu'on a vendu comme une révolution qui aurait pu réussir. C'est l'occasion d'aller s'enquérir du devenir des trois fers de lance de la contestation étudiante.

    Michel Sidhom s'en va ainsi interroger Jacques Sauvageot qui enseigne à l'École des Beaux-Arts de Nantes (où il restera jusqu'en 2009). On sent chez lui une forme de désillusion. «Le problème est de savoir comment, en dehors des réformistes ou des tentatives pour " changer la vie " chacun dans son coin, créer une alternative politique révolutionnaire qui réalise la conjonction des différentes forces de contestation, mouvement des femmes, écologique, anti-nucléaire, etc, avec la radicalisation apparue dans de larges couches du mouvement ouvrier populaire. Ce n'est pas facile, mais il ne faut pas oublier qu'en 1968 le mouvement révolutionnaire était inexistant.» Il n'y a pas de reniement, mais la prise en compte d'une situation bloquée que les événements auxquels il a participé n'ont pas résolue. Plutôt mis en lumière. Sa position, qu'on soit pour ou contre, mérite le respect et s'éclaire sans doute sur le commentaire qu'il fait de ses relations avec les deux autres figures majeures : il ne les a pas revus. «La photo où on nous voit tous les trois lever le poing était de circonstance, nous n'avions pas d'affinités particulières et nous n'avons pas de réunions d'anciens combattants.» il n'est pas d'ailleurs, des trois, celui dont le nom est passé à la postérité (ceci dit avec un peu d'ironie).

    Bertrand Le Gendre est lui allé rendre visite à Alain Geismar qui reconnaît l'échec du mouvement, avec un aveu qui fait un peu sourire : «C'est vrai que, dix ans après, le mouvement de Mai n'a pas eu de débouchés politiques Mais avec ce qu'on avait dans la tête à l'époque, cela vaut peut-être mieux. On voit ce que donne la pureté révolutionnaire des Khmers rouges. La richesse de Mai, c'est qu'il n'y a pas eu de solutions immédiates, mais que le mouvement s'est diffusé dans la société.» Y aurait-il eu de l'apprenti dictateur chez le garçon ? La comparaison avec les Khmers rouges de Pol Pot est assez sublime. Et de continuer pour expliquer l'échec du mouvement : «Il nous manquait l'idée de ce que pouvait être une autre société. On chantait l'Internationale, on défilait, drapeaux rouges et noirs en tête. Mais, même les "anar" continuaient à tenir le vieux discours léniniste ; ce ne sont pas les étudiants qui feront la révolution, mais la classe ouvrière et paysanne. Malgré notre pratique, notre discours était vieux.» On sent qu'il ne veut pas décrocher (la fidélité à la jeunesse sans doute) mais le procès fait aux anars sent le retournement à cent mètres. Il va encore mettre quelques années pour aller au bout de cette logique. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il ne fait pas alors les choses à moitié. En 1986, le voici inspecteur général de l'Éducation nationale (oui, oui...) et en 1991 il entre au cabinet d'un ministre de cette même Éducation nationale, et qui a nom Lionel Jospin (nous n'irons pas jusqu'à y voir des retrouvailles de trotskystes recyclés, nous n'avons pas cette méchanceté). Pour le moins, c'est ce qui s'appelle rentrer dans le droit chemin, une sorte de retour du fils prodigue.

    Quant à Daniel Cohn-Bendit, il histrionne suffisamment chez les Verts et à l'assemblée européenne pour que nous nous abstenions d'interpréter son parcours.

    À ce niveau, on peut créer toutes les mythologies qu'on veut, bâtir tous les enchantements autour d'un moment de libération (sexuelle peut-être, mais pour le reste ?). Il n'en reste pas moins que Mai 68 prend des allures de grande récréation pour adolescent en mal d'action et de reconnaissance. Et comme la honte devant le ridicule est souvent le moteur d'une correction de soi sans nuance, on ne s'étonnera pas que si Sauvageot a suivi sa voie sans se déjuger (et c'est tout à son honneur), les deux autres auront su tirer profit de leurs années de scoutisme sorbonnard.

    En 1978, la même année donc, Hubert-Félix Thiéfaine sort Tout corps branché sur le secteur... (qui fera je le confesse mes délices adolescentes). Il y commet une chanson au clin d'œil assassin sur ce qui s'était déroulé dix ans plus tôt. Il y en avait qui n'avaient pas attendu pour se moquer de ce jeu de dupes. Autant achever ce billet avec lui, puisque depuis Beaumarchais on sait que tout finit par des chansons.





  • Brett Easton Ellis, violence majeure

     

    En 1991, Brett Easton Ellis répond favorablement à une commande éditoriale pour un roman qui aura comme figure centrale un psychopathe tueur en série. L'écrivain américain bénéficie d'un à valoir non négligeable. Personne ne doute qu'il offrira une œuvre sensationnelle et sulfureuse, dans la lignée du célèbre et décapant Moins que zéro. Le manuscrit qui en résulte sidère, mais d'une manière si inattendue que l'éditeur, Simon et Schuster, renonce à la publication sans pour autant revenir sur les termes financiers du contrat. Le roman sera finalement publié par Knopf et provoque le scandale.

    Les raisons de cette étrange aventure ne tiennent pas seulement dans les pages sanglantes développant par le menu les pratiques du héros. Celles-là sont certes parfois pénibles à lire (et ne constituent nullement le tour de force de l'œuvre) mais au pays des films gore, de Massacre à la tronçonneuse ou La Nuit des morts-vivants, l'argumentaire construit autour des scènes de torture ne convainc pas. Plus crédible serait la fixation sur certains passages sexuels (parce que d'érotisme, dans ces pages, il n'y faut pas compter) en pleine révolution conservatrice. Il est certain que le puritanisme s'accommode mal de la vie dissolue du héros. Pourtant, là encore, la vigueur des réactions, dans un pays produisant du porno en quantité industrielle, ne peut trouver là sa seule raison d'être.

    American Psycho porte la menace ailleurs et l'écrivain, comme rarement, centre la fiction, d'une façon oblique (ce qui le dégage des pénibles démonstrations de la littérature engagée) mais décisive, sur les valeurs hissées en porte-drapeau d'un modèle qui aurait vocation à l'universalité.

    Première bombe : le héros s'appelle Patrick Bateman. Presque Batman. On y pense, forcément. L'homme chauve-souris, redresseur de torts. Mais ce Bat(e)man n'a pas la fibre philanthropique. C'est un yuppie de la finance ; il travaille à Wall Street, au cœur même du système que les Américains vénèrent, dussent-ils en occulter tous les errements et les catastrophes. Bateman est l'homme emblématique de la réussite intégrée dans le système. Il est le système. Ellis a choisi la conformité sociale en arrière-plan fictionnel pour travailler sur l'absolu du mal individuel : la psychopathologie criminelle (1). Alors même que la société, qui ne peut ignorer cette réalité, désire la cantonner à la marginalité (sociale, politique, voire ethnique), borne rassurante des destins immaculés, Ellis lui impose de se tourner vers l'invisible du conforme, le dissimulé du brillant. Bateman n'est peut-être pas un homme comme les autres, mais en attendant il a les apparences pour lui. Plus encore : il est ce que le modèle américain promeut. Il est ce qu'outre-Atlantique on regarde, on veut regarder, on veut imiter. Cette tentation mimétique est le nœud le plus inquiétant de l'organisation puisqu'elle se fixe sur une métastase, pour métaphoriser, qui alerte sur la santé même du corps social en son entier.

    Deuxième bombe : la structuration de l'appareil fictionnel. Il faudra attendre longtemps avant que de voir le héros en action, et que la violence n'apparaisse au grand jour. Auparavant, Ellis va, comme on dit, camper le personnage, nous en donner l'architecture mentale. Non pas en cultivant les signes très visibles annonciateurs d'un désordre effrayant mais en poussant à son paroxysme la tension maniaque d'une intégration des valeurs établies comme soubassement d'une politique de l'individu américain. Patrick Bateman est, dans son genre, un perfectionniste, habité par l'impératif hygiéniste d'une société aseptisée. C'est donc dans le quotidien, dans les interstices d'un polissage du monde qu'il faut pressentir le chaos. La pourriture et le déchet ne sont pas au rendez-vous, ni le glauque ou l'incertain, mais le pur effroi de la netteté. Les descriptions de l'intérieur batemanien, le souci de soi, avec l'interminable et fascinante étude de la toilette du matin, comme un protocole immuable, ou les questions d'habillement, sont une sorte de discours de la méthode qui, effet d'accumulation oblige, oppresse le lecteur. Celui-ci est contraint de regarder cette mythologie irréductible, à ce point, au seul contentement égocentrique. Ellis passe en revue l'intimité froide d'un esprit-scalpel devant lequel, avant même de comprendre que le personnage maîtrise effectivement un certain art de la découpe, il reste pétrifié. Sa manie d'appréhender chaque altérité à travers les signes économiques de la représentation (c'est la litanie des marques : non pas une veste, mais une Armani, non pas une chemise, mais une Ralph Lauren, non pas une cravate mais une Versace), de la détailler dans une logique quasi médicale en est l'exemple le plus symbolique. À l'unité de l'individu, c'est-à-dire : ce qui n'est pas divisé/divisable, Ellis substitue le démembrable assuré par l'œil inquisiteur. L'auteur ne fait là qu'anticiper (le livre a déjà près de vingt ans) la cruauté contemporaine de l'homme réduit à l'indiciel économique.

    Troisième bombe : si on revient au choix initial de l'auteur : le héros socialement conforme, instance exemplaire de la réussite, cette détermination est à mettre en corrélation avec la double singularité de son destin criminel. Il est invisible et impuni. L'invisibilité ne répond pas seulement à une nécessité romanesque (ménager le suspense, faire durer...). Elle est l'occasion de mesurer que les traits de violence contenue qui traversent Bateman ne peuvent être vus par son entourage. Ses proches, bien que le mot ne convienne guère, sont eux-mêmes si imprégnés de l'ordre établi, si reconnaissants d'un société fixée sur le curseur de la lutte individuelle que nul pressentiment n'est possible. Et ceux qui serviront de victimes en seront comme étonnés. Mais, nous, lecteurs, ne pouvons jamais tomber dans la compassion parce qu'Ellis prend soin de ne pas altérer leur soif de pouvoir et leur avidité de plaisir. On en vient progressivement à penser que Bateman n'est pas pas une exception. Il est la forme ultime, la forme optimisée d'une aspiration destructrice. Dès lors, son impunité n'est pas une pirouette pour éviter le topos très américain du coupable châtié ; elle signe l'aveuglement collectif ouvert sur une apocalypse articulée autour d'un modèle sociétal.

    A ce niveau, le roman de Brett Easton Ellis, nonobstant son essoufflement dramatique, ses longueurs, ses répétitions, est une grande œuvre, politique, à mille lieues du livre de genre.


    Brett Easton Ellis, American Psycho, (1991, en français 1992)


    (1)Car l'absolu du mal collectif est évidemment d'une autre nature.


     

  • Le Guépard, éternel

    lampedusa,visconti,le guépard,aristocratie,société,conservatisme,politique

    Lui, Delon, est Tancrède, neveu du Prince Salinas ; elle, la Cardinale, est Angelica, la fille du maire. Concession paradoxale, croit-on, de l'aristocratie à la roture dans l'époque de la poussée garibaldienne. Que Visconti en ait fait l'un des couples magiques du cinéma, peut-être même le plus beau, est essentiel. Ce n'est pas qu'un effet esthétique, un trompe l'œil gratuit mais un  révélateur du caractère souvent factice des "révolutions". Il nous enchante, et la scène du bal est un moment ultime par lequel le spectateur plonge dans l'illusion même de la passion amoureuse. Celui-ci est emporté dans le tourbillon de la danse. Ainsi le cinéaste nous aveugle-t-il magistralement sur ce qui est le fond même des transformations sociales dont les masses sont d'abord les victimes. C'est la phrase emblématique  du discours aristocratique dans le roman de Lampedusa, que le film reprend textuellement : «Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change». Terrible leçon de l'Histoire.