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politique - Page 23

  • Sous le volcan, les affaires

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    Les professionnels de l'Aviation Civile ont vite fait de rappeler qu'avec les agitations volcaniques de la semaine passée ils avaient perdu de l'argent, et beaucoup. Leur seul point de référence était le 11 septembre 2001. Ils n'ont pas hésité à faire la comparaison (et les journaux idem). Lire çà et là que même les attentats de l'époque n'avaient pas provoqué de tels dégâts dans leur secteur d'activité relèvent d'une pure notion comptable. C'est faire abstraction de ce qui ne l'est pas : les morts, les peurs, la redéfinition des rapports politiques. Toutes les pertes ne s'équivalent pas. En s'armant du cynisme le plus radical, on en déduira qu'aux cendres islandaises en vadrouille mieux vaut les cendres fixes et définitives de Ground Zero. Mais le cynisme est une vieille lune. Tout le monde le sait bien.

     

  • Retour au désert

     

     

    Le bourg avait alors quatorze exploitations, de taille modeste, entre quinze et vingt hectares. Il n'en reste plus que trois aujourd'hui, bien plus conséquente évidemment. Les plus pauvres eurent longtemps des bœufs ou des chevaux pour tirer les charettes ou mener le sillon de la charrue. Les Massey-Ferguson sont venus peu à peu.

    Tout avait une lenteur travailleuse. Ils se levaient tôt et finissaient tard, gagnaient modestement. Ils n'étaient pas encore encerclés par les contraintes de la PAC. Les champs ne s'étaient pas encore convertis au maïs. Ils se connaissaient tous et pour les moissons, les battages, le veau ou le cochon tués, ils faisaient de grandes tablées qui tiraient l'après-midi entière du dimanche. Ce n'était pas idyllique : les souffrances, les fatigues, les bisbilles, les aigreurs, les envies et les mesquineries avaient leur place. L'épisode du remembrement fut l'occasion belle de certains règlements de compte.

    Le presbytère avait encore son curé, lequel passait parmi eux sans faire le tri entre ses ouailles les plus fidèles et les mécréants. Ces derniers étaient rares, d'ailleurs. La messe dominicale, dans l'église en haut de la côte (avec son cimetière autour si bien que les noces passaient au milieu des morts avant d'aller faire bombance), était un moment de retrouvailles. Ils descendaient ensuite en cortège au café (qui était la propriété du boucher. Le dépôt de pain vendait aussi des bottes) et à l'épicerie, ayant laissé de côté les questions de la résurrection et du péché, pour des problèmes plus étroits : la prochaine foire, le prix du lait, sans parler des affaires plus privées. Temps du ragot et du repos.

    Certes on pouvait ironiser sur la rigueur de leur foi, si l'on considérait l'art du juron qu'ils avaient développé. Pour le moindre problème, ils sonnaient des bon Dieu de mille bon Dieu comme cloches à Pâques. Ce n'était pas pourtant pas du folklore mais une part d'eux-mêmes, un élément de leur décor intérieur, comme l'étaient les paroles superstitieuses.

    Bientôt, presque conjointement, le curé trop vieux ne trouva pas de remplaçant et les fils reluquèrent vers la petite ville d'à côté, pour des emplois plus propres, moins contraignants. Le presbytère fut vendu à un militaire ; les granges et les étables perdirent leur utilité. Ils virent arriver des urbains en retraite, des familles en quête de résidence secondaire. Les bruits s'estompèrent, ceux du travail ; le verbe se fit moins haut, le patois reflua. Les ravalements et les jardins proprets se multiplièrent. Les volets clos furent le lot de la semaine. Le parking devant l'église resta vide ou presque, même pour la messe devenue mensuelle. Les derniers agriculteurs furent de plus en plus soumis à des règles lointaines, catégorie socio-professionnelle (comme on dit techniquement) où les suicides sont les plus nombreux.

     

  • Exilé (substantif)

    Au début, lorsqu'on rencontre ce mot sur le site du Monde, on croit à un effet de style, voire à une marque idéologique, une manière de protestation ironique. Mais quand on le retrouve sur celui du Figaro, il n'est plus possible de s'en tenir à cette seule explication et il faut admettre que l'on vient de découvrir une nouvelle acception d'un mot qui, jusqu'alors, vous semblait assez clair. On ne sait pas quand il est apparu, ni qui en est en quelque sorte l'origine. Le monde des affaires ? L'administration ? Peu importe. L'essentiel est qu'il soit là, désormais, dans le paysage.

    Cette semaine, j'ai donc appris que le nombre d'exilés fiscaux s'était accru en 2008. Exilés. Il y a bien des années, il était courant de parle d'évasion fiscale, en fustigeant ceux qui, hors de toutes considérations communes, décidaient de préserver leur capital dans des endroits plus appropriés. L'expression certes criminalisait l'action, quand bien même la modicité des contrôles et la limite des moyens alloués aux autorités compétentes laissaient planer le doute sur la volonté politique de juguler le phénomène. Et ce n'est pas l'évolution vers une Europe axée sur la fluidité des transferts monétaires qui allait arranger la situation.

    C'est sans doute cette criminalisation de l'acte qui devait heurter. En ces temps d'euphémisation linguistique, il fallait assouplir les dénominations et si les femmes de ménage sont devenues des techniciennes de surface, les aveugles des non-voyants, il était logique que la finance bénéficiât elle aussi d'une compensation, en l'état : une indulgence sémantique. Certes, les présupposés de l'expression évasion fiscale renvoyaient à la représentation du territoire national, et incidemment de l'entité politique qui s'y rattache, comme prison, ce qui n'était guère flatteur. Nous apprenions ainsi qu'il y avait des raisons de fuir au regard d'un système entravant les libertés. Cependant, comme tout évadé, l'évadé fiscal pouvait aussi assumer une part de culpabilité, car, c'est bien connu, celui qui s'évade est d'abord un incarcéré et tout incarcéré doit avoir quelque part une chose à se reprocher. L'histoire classique de la fumée et du feu...

    Néanmoins, la dénomination présente oblige à inverser la tendance et ce, sous deux rapports. De l'évasion fiscale à l'exilé fiscal, on glisse du fait à l'agent, c'est-à-dire qu'on humanise la réalité. Ce qui n'était alors qu'une valise passée en douce, un trafic d'écritures, devient un être de chair, avec une vie, des sentiments, une famille etc. Plus encore : l'exil est un acte subi et peu importe qu'il procède d'une volonté propre ou d'une contrainte. Ne s'exile que celui qui ne pouvait pas faire autrement. Les raisons peuvent être objectives ou subjectives : tout cela est secondaire. Prime la souffrance sourde de l'être coupé de son monde. Apprendre que la France produit (?) de l'exilé fiscal revient à en faire une terre liberticide, à poser l'impôt comme une injustice (1). Ainsi des milliers de Français partent-ils, à l'aventure (?), faire fructifier ailleurs leurs intérêts, trouvant des cieux plus cléments. Je me souviens pourtant d'une étude plaçant la France parmi les pays les attrayants. Ce n'est pas suffisant. Il y a des gens qui souffrent que nous ne soyons pas dans la même veine que la tradition libérale dure où chacun se débrouille en conservant pour soi le maximum des fruis de son travail. Voilà les causes de l'exil. Des individus abandonnant une patrie qui les a financièrement trahis. Exilés en Suisse, en Angleterre, en Belgique ou ailleurs. Exilés comme des Cubains fuyant Castro ? Il est sinistrement comique que cette annonce se fasse alors même que le pouvoir a axé sa politique sur une reprise en main de la fiscalité en faveur du capital, sinistrement comique que l'on continue à fuir au temps du bouclier fiscal (2).

    Tout à ma mesquinerie sémantique, j'en étais resté à une conception plus classique. L'exilé était un individu qui avait fui une oppression objective, ou bien un relégué qu'un pouvoir violent avait renié. Cela remontait à loin, si l'on pense à Ovide envoyé au bord de la Mer Noire, ce qui nous vaudra de lire Les Tristes. Je pense à Voltaire, à Hugo, à Zola, à Joseph Roth, à Zweig, à Kadaré, Gao Xingjian. La liste est infinie. À ceux qui penseraient que j'ergote, je réponds simplement que l'on choisit ses héros, ses références, ses modèles à l'aune des valeurs que l'on veut promouvoir (3).

    (1)Ne parle-t-on pas de la pression fiscale ?

    (2)L'expression guerrière et défensive en dit long sur la nécessité qu'il y a de protéger les hauts revenus. On comprend que la vie est un combat...

    (3)Question subsidiaire : ces exilés continuent-ils de voter ?

     

  • En relisant Bourdieu

    Nous avons tous à voir avec l'institution, avec ce qu'on appelle l'Institution : politique, économique, administrative, culturelle, etc. C'est une entité trouble, contre/avec laquelle nous nous formons, puisque nous sommes des êtres socialisés, dans des systèmes qui ont élaboré de multiples et complexes structures inclusives/exclusives. Ainsi sommes-nous confrontés, régulièrement, à la question du seuil, à la rituelle action du franchissement. Arnold van Gennep, parmi les premiers, a fait sur le sujet des études fort intéressantes ; c'est une des questions fondamentales de l'ethnologie et de la sociologie.

    Le caractère sacré du passage, soit : la compréhension d'une frontière séparatrice, n'a pas disparu loin s'en faut de nos société en partie émancipées du religieux. Celles-ci, dans toutes les organisations qui la constituent, ont relayé la complexification du social. Nous n'excluons plus selon l'ordre d'une naturalité d'espèce (comme dans un schéma strict de féodalité) mais cela ne nous empêche pas, tout en paroles démocratiques que nous soyons, d'introduire, de coopter, d'introniser, de (nous) choisir. Et d'en déduire que nous n'en avons pas fini avec les élus, les happy few et consorts. Il est illusoire de de croire que nous puissions nous en abstraire. C'est notamment l'un des grands outrages de Bourdieu à la face de l'hypocrisie moderne, de rappeler que si le roi est mort, l'accession du sujet au rang de citoyen a été magnifiquement neutralisée par des protocoles occultes, sévèrement contrôlés par ceux qui savent. Pour les autres, qui n'étant pas du sérail s'y retrouvent confrontés, la porte est étroite.

    Se posent à eux la question du droit moral (presque un sentiment de culpabilité et d'usurpation) à devenir et celle, aussi, du rapport qu'ils entretiennent avec le monde d'où ils viennent. Car il n'est pas sûr que notre société aime justement le déplacement des lignes. La doxa contemporaine s'est empressée, notamment après la chute du bloc communiste, de jeter le concept de classe tel que l'avait théorisé Marx, aidée en cela par une classe moyenne tombée dans l'illusion de son anoblissement symbolique au détriment du monde ouvrier (alors qu'elle oublie qu'elle partage, sur bien des points les limites du salariat...). Plus de classes, dans l'élan issu des Trente Glorieuses ! Pourquoi pas ? On peut toujours rêver. Mais, pour ce qui nous occupe, il faut admettre que les distinctions (et en premier lieu, la pratique de la Distinction ainsi que la définissait Bourdieu) perdurent. Pour celui ou celle qui doit les affronter, il s'agit parfois de savoir s'il faut avaler des couleuvres, faire profil, voire renoncer à soi. Il y a donc un enjeu aux effets incertains, sociaux et personnels.

    Faut-il aller jusqu'au bout tout en n'étant pas dupe de ce qui se trame et du procès en mauvaise naissance que vous feront les initiés de longue date ? Faut-il renoncer, jeter l'éponge en quelque sorte ? Il y a toujours, pour l'intrus social, une question supplémentaire de légitimité et l'on comprend que, parfois, c'est lui qui tiendra les discours les plus virulents sur la médiocrité ambiante et qui voudra masquer l'endroit d'où il vient, comme une tache, comme un stigmate.

    D'autres refusent la mascarade. Au début du très beau roman d'Albert Memmi, La Statue de sel, dans un chapitre intitulé L'Épreuve, le narrateur, de condition modeste, passe un examen et voici ce qui se passe :


    C'est alors que, devant ma feuille blanche, j'ai compris que ces devoirs ne me concernent plus. Cette fois, le ressort est complètement détendu, mes forces, ma volonté m'abandonnent ici. Je ne suis ni étonné, ni déçu. Comment ai-je pu m'intéresser à ces jeux si étonnamment futiles ? On nous demande aujourd'hui : «Étudiez les éléments condillaciens dans la philosophie de Stuart Mill».

    Je regarde mes camarades. Têtes penchées sur leur pâleur, cheveux révoltés sous leurs doigts nerveux, ils savent ce qu'ils veulent. Tous, vieux étudiants retardés par la guerre ou jeunes garçons à la chance continue, sont avares de leur temps. Gagner du temps, perdre du temps. Qu'ai-je encore à perdre ? Un seul enjeu qu'il faut miser enfin. Peut-être ai-je perdu déjà.

    Bounin lève la tête, me fait signe du menton, le stylo encore agité ! «Ça va ?» Les yeux de Bounin sont vagues, il est loin dans son sujet et ma réponse ne lui importe guère. Il esquisse un sourire et disparaît. Ducamps examine le plafond. Il est de ceux qui prétendent réfléchir. Mais tout à l'heure je ne travaillerai pas. Pour la première fois de ma vie, je vais gaspiller le temps d'une épreuve. En quelques heures je vais gaspiller une année, je vais gaspiller toute ma vie. Mais qu'en ai-je fait jusqu'ici ? Je ne peux plus soutenir ce rôle

    Personne n'émerge plus ; tous les dos sont courbés dans la lutte silencieuse. Maintenant, si je n'écris pas, je vais me signaler comme un vaincu ou un amateur. J'ai promené mes regards partout, peintures du plafond, murs tapissés de livres, j'ai compté les vitraux, les rayons, les travées. Je ne suis pas un amateur, je ne veux pas qu'on le croie ; il me reste cette ridicule pudeur. Je baisse la tête et je feins d'écrire n'importe quoi et l'heure passe, comme toujours, heureusement.

    Soulagement vicieux. Cet oubli par l'écriture, qui seul me procure quelque calme, me distrait du monde ; je ne sais plus m'entretenir que de moi-même. Peut-être me faut-il d'abord régler mon propre compte. Quel aveuglement sur ce que je suis, quelle naïveté d'avoir espéré surmonter le déchirement essentiel, la contradiction qui fait le fond de ma vie ! Allons, il faut en convenir : j'ai des bourdonnements d'oreilles et mal à la poitrine. Je n'ai pas voulu y prêter attention. Cela fait maintenant comme une sonnerie de cinéma ininterrompue. La vérité est que je suis ruiné. Il faut déposer mon bilan.


     

  • Historique (adjectif)

     

    Le problèmes de l'Histoire tient à ce que, par définition, elle considère le passé au détriment du présent. Cela revient à instituer une instance complémentaire à ce présent. La société bourgeoise, dès le XVIIe siècle, par les prémices de l'archéologie et de la logique muséale a beaucoup œuvré pour cette inscription des temps anciens dans la mémoire collective. Ce n'était pas seulement, d'aileurs, à des seules fins de délectation esthétique ; il y avait aussi, par ce biais, l'établissement définitif de la nouvelle classe dominante et une démarche de différenciation (la fameuse distinction bourdieusienne et les futurs effets du capital culturel).

    Ce rapport au passé a perduré tant que demeuraient dans le capitalisme relativement ordonné et contraint la nécessité des cadres nationaux et le besoin, notamment face au danger communiste, d'un ancrage culturel relativement stable. Mais ce temps est révolu. Il faut désormais faire autrement, s'affranchir des contraintes territoriales. Tel est l'enjeu secret auquel s'attaquent les think tanks de toute espèces : de la Trilatérale aux Bilderbergers. Abolir les nations, les frontières.

    Or, l'évolution des questions territoriales a une incidence sur la représentation du temps. Les principes du libéralisme (néo ou pas) ne sont nullement en contradiction avec les transformations mentales nées de ce qu'on appelle le postmodernisme, et notamment sa composante narcissique, ainsi que l'ont analysée des auteurs comme Christopher Lasch (La Culture du narcissisme - La vie américaine à un âge de déclin des espérances, ou Le moi assiégé) et Fredric Jameson (Le postmodernisme ou la loigique du capitalisme tardif). Et celle-ci est indéniablement réfractaire à l'Histoire.

    Il suffit pour s'en convaincre d'observer la manière dont on a attaqué l'enseignement de cette matière, les découpages hasardeux et incohérents permettant de rendre incompréhensibles toute vision globale du passé. Les résultats sont assez magnifiques si l'on considère l'inculture abyssale de la jeunesse française. Celle-ci a mise en pratique une logique de la tabula rasa assez magistrale (façon de parler). Le vieux, l'ancien commence à ce qui dépasse sa petite existence. Ce n'est là qu'un des effets d'une volonté politique et d'une évolution culturelle qui ont été mainte fois et brillamment analysées. On relira des auteurs aussi différents que les membres de l'École de Francfort, Hannah Arendt, les situationnistes ou Marc Fumaroli (ce qui, au passage, recouvre un éventail politique assez éclectique, pour le moins).

    Je m'en tiendrai très humblement à commenter l'adjectif historique. Dans une première acception : ce qui relève de l'Histoire. Mais, dans un sens amoindri : ce qui est marquant, ce qui fait date. Et nul ne peut ignorer que nous vivons dans une époque où cette seconde lecture a pris une place phénoménale. Tout moment, tout événement devient historique. Ainsi entend-on que le dollar atteint son plancher historique de l'année, que la gauche, pour telle élection, fait un gain historique (qui sera balayé dans les quatre, cinq ou six ans qui suivent). Le postmodernisme invente donc l'immédiateté historique (bel oxymore) à l'aune d'une société de l'information privilégiant l'instantané, le direct, le vécu. Car derrière cette dérive se cache la volonté d'animer nos existences figées par des décisions de plus en plus obscures d'un semblant d'agitation. Une sorte de théâtralisation du monde pour combler l'ennui et la fatigue de soi (pour citer le remarquable livre d'Alain Erhenberg) qui nous habitent. Il faut nous distraire et créer l'événement, nous faire croire que l'aventure est à chaque coin de l'écran, car l'historique est essentiellement une catégorie médiatique. Il est la mise en scène d'une Histoire où, spectateurs, on transforme pour nous le moindre fait en émotion. Parce que, évidemment, l'historique ne recouvre plus une catégorisation intellectuelle : il est instantané et live. Il est avant tout une notion compensatoire, l'effet placebo d'une déréliction insondable.

    C'est pour cette raison que son aire de prédilection est le sport, puisque celui-ci, dont la diffusion occupe un volume horaire de plus en plus important, est une sorte de baromètre de la sociabilité, la borne sans cesse réactualisable d'une jouissance promise. Pas une médaille, pas une victoire qui ne deviennent un instant à vivre, un opium neutralisant les incertitudes et les angoisses. Pas une aventure physique qui ne soit une forme d'accomplissement collectif, reléguant la nouvelle de la veille à sa propre inanité. Les commentateurs sportifs (on ne peut quand même pas leur affubler le masque du journalisme, lui-même déjà bien ridicule) manient l'hyperbole avec une maestria qui tourne à la caricature. Ils veulent nous faire vivre, puisque beaucoup vivent si peu (confinés dans une stratégie de procuration ou écrasés par sa violence). Peut-on alors trouver meilleure illustration de cette confusion des temps, de cet écrasement des mondes vers le rien que cette image projetée, le soir de la victoire française en Coupe du Monde, de Zidane sur l'Arc de Triomphe, comme s'il fallait en effacer la matérialité, la monumentalité... Abolition absolue de notre Histoire devant l'icône dérisoire d'une liesse sans lendemain possible.

     

  • Par ailleurs, dans l'actualité...

    Du drap blanc, on voit dépasser, à peine, la semelle d'un mocassin et, dès lors, on en déduit que la tête est l'autre bout, là où apparaît une grande tache de sang. Les passants regardent, maintenus à distance par quelques policiers. Personne ne sait ce qu'on attend, qui doit venir, un procureur ou un légiste, sans doute les deux.

    Un uniforme précise à des journalistes que le gars a des papiers ukraiiniens au nom d'Alexander Nolinsky, et une carte de presse. Celui qui a tiré, les témoins parlent tous d'un homme seul, était un professionnel. Les deux balles, gros calibre, ont fracassé la boîte crânienne. Imparable. Et le tueur serait parti à pied.

    Très vite, un blond à l'accent germanique dit à ses collègues qu'il le connaissait un peu. Il s'était réfugié en Autriche, avant de venir en Belgique. Ils avaient travaillé sur des sujets communs. Mais il enquêtait aussi sur des affaires troubles, en free-lance. Il a dû toucher du lourd, mettre son nez où il ne fallait pas.

    Vu que cette histoire s'est passée en plein centre ville, à deux heures de l'après-midi, il n'est pas question de faire comme si. Le problème est de savoir jusqu'où on peut aller. Un autre blond, plus gros et rouge, vient dire que l'information est déjà sur le Net, avec quelques précisions sur la victime. On ne peut décidément pas balayer ça en une phrase. Pas la peine non plus d'en faire un titre. À la douzième minute du journal, cela suffira, avec quelques images du corps sous le drap blanc et la voix du présentateur en off.

    Il y a d'abord des inondations en Flandre, triste spectacle, puis la réunion des ministres de l'économie de l'Union Européenne.

    -Font chier. De toute manière... dit Marie, en se levant de table. Je vais chercher les fruits. Tu veux quoi ? Pomme ou poire ?

    -Poire.

    Quand elle revient, elle voit le drap blanc, quelques secondes.

    -C'est qui ?

    -Pas dit. Un gars qui s'est fait buter, visiblement. Encore un mec pas clair, à tous les coups. En fait, j'aurais bien pris une pomme.

     

  • Otage (substantif)

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    Nous sommes une société sans guerre, du moins sur notre territoire (quant à ce que nous faisons ailleurs, c'est une autre histoire). Il en est d'ailleurs de même dans les espaces où le capitalisme a compris qu'il lui serait préjudiciable qu'il en soit ainsi. À cela s'ajoute l'effrondrement significatif des ennemis extérieurs. Le déclin et la chute de la sphère communiste ont amoindri les mouvements terroristes que l'Occident avait connus dans les années 70. L'activisme prôné par La bande à Baader, les Brigades Rouges ou Action directe, outre qu'ils furent parfois l'objet de manipulations (dont l'une des plus significatives fut l'affaire Aldo Moro), est devenu un mode de contestation caduc. Le champ est libre pour une victoire à plates coutures du libéralisme.

    Il faut bien que le capital reprenne aux gueux ce qu'il leur a concédé, peur des Rouges oblige, comme acquis sociaux. Mais il n'est plus possible, pour des questions de coûts et d'images, de procéder avec la même violence que naguère. La répression, telle qu'elle fut pratiquée contre certaines grèves d'après-guerre, aussi bien que la stratégie du pourrissement, telle que Margaret Thatcher en usa lors du conflit avec les mineurs au début des années 80, ne sont plus de mise. Il faut désormais concevoir une politique qui fonctionne selon les règles d'un asservissement volontaire, conditionner l'individu pour que sa propre liberté soit un miroir déformé cachant des desseins bien noirs.

    Il s'agit donc de déporter la problématique de la contestation, au delà du droit et de la légitimité (puisqu'il y a droits légaux et dûment reconnus), vers celle d'un droit qui n'est pas clairement spécifié : celui de l'usager, pour les services publics, celui du client, pour ce qui concerne le secteur privé. C'est-à-dire vers cet individu auquel je peux m'identifier, puisqu'à un moment ou à un autre, je suis l'usager ou le client, et dont la caractéristique première, dans une dialectique d'opposition, est d'épouser le rôle du faible, du démuni. Ainsi fut érigée, alors même que disparaissaient du paysage les actions terroristes, la figure de l'otage. La grève des enseignants, des postiers, des cheminots, des routiers, des employés de Total, etc. est devenue un coup de force et la contestation (pourtant légale) une violence symbolique apparentant la parole de refus à une rébellion face à un système posé comme fonctionnant à merveille. Celui que l'on atteint n'est donc plus le thuriféraire de la puissance économique régnante (lequel place ses enfants dans des institutions sûres et n'a guère l'occasion de prendre le métro) mais le petit, le Français moyen, notre voisin, notre frère. La contestation devient une injustice faite au pauvre, à celui qui travaille dur (pour pas grand chose). La théorie de l'otage, c'est en retour la logique du sabotage, et le gréviste, public ou privé, pourvu qu'il touche un secteur sensible, est cet indésirable frappant le rayonnement de la France et entamant les chances de celle-ci à pouvoir rester au sommet dans le concert des nations. Il devient mutatis mutandis le hors-la-loi des temps de guerre.

    Mais, comme l'État n'a pas intérêt à se montrer ouvertement belliqueux, il fait endosser son discours latent par la doxa populaire, à grands coups de micro-trottoirs et de reportages bidons les jours de manifestations : oui, il y a bien à se plaindre de ceux qui, par leur position privilégiée, prennent le quidam en otage. On y retrouve alors le ferment éminemment populiste et la France unanime (du moins veut-on nous le faire croire) crie à l'injustice, fustige les pourris, ceux qui, parce qu'elle aura, cette France, à se lever une heure plus tôt, sont des traîtres à la Patrie en difficulté.

    L'otage est donc une figure-clé de l'idéologie victimaire développée par le capitalisme, nous faisant croire que toute atteinte à notre liberté de consommer est une atteinte à notre intégrité. Nous ne sommes plus un corps politique. Nous ne sommes plus que des corps consommateurs.


     

  • La Langue de l'ennemi

    Il est difficile, en ces temps où les effets d'annonce et la logique marketing tournent à plein régime, de ne pas céder à la tentation du raccourci, du clinquant ou de la formule. Et même quand on veut se prévaloir de certaines valeurs et incarner une certaine idée de la justice et du respect dus à chacun d'entre nous, il ne faut pas croire que les mots perdent leur sens, qu'on en neutralise aisément la portée inconsciente. Ainsi Ni putes ni soumises.

    Cette association née en 2003 à la suite d'un fait divers justifie son action «pour dire non à la dégradation constante et inadmissible que subissent les filles dans (les) quartiers. (C'est) un cri au visage de (la) société pour que plus personne ne puisse dire : on ne savait pas !» Les intentions sont louables et il ne s'agit pas de remettre en cause le bien-fondé d'une telle démarche. Néanmoins, puisque les expressions que nous choisissons sont aussi le reflet du monde tel que nous le structurons, faisons quelques remarques.

    Dans Ni putes ni soumises, deux termes sont mis en miroir. Un substantif et un adjectif. Peuvent-ils être considérés de la même façon. D'un côté, il y a ce qui sonne comme une insulte, de l'autre la détermination d'un état psychologique reflétant un rapport déséquilibré et aliénant. Il n'est pas illégitime, loin s'en faut, de refuser la soumission tant elle révèle une souffrance potentielle et qu'elle porte atteinte à la dignité de l'être. En ce sens la logique politique induite par le second terme est assez claire. Il s'agit en l'espèce de lutter contre des mouvements réactionnaires (qui prennent leurs formes les plus visibles dans des courants religieux fondamentalistes mais imprègnent aussi la sociologie de toute une population masculine dont les apparences modernes ne doivent pas tromper quant aux références culturelles rétrogrades dont ils se réclament.). Ce refus de la soumission revient peu ou prou à lutter contre le retour d'un refoulé qui institue comme structurante et naturelle une infériorité physique et morale de la femme. On ne peut qu'y souscrire.

    Mais il y a aussi le terme premier. Ni putes... L'insulte, certes, dont l'usage si fréquent a entraîné, pour partie, un effet de neutralisation. Employée à tort et à travers, comme une ponctuation, ou comme un terme quasi affectif. Il suffit d'entendre parler la jeunesse. Il est clair que dans le nom de l'association, il ne faut nullement s'en tenir à cet amoindrissement sémantique. C'est l'insulte qui prime. Nous sommes là dans l'infamant, dans ce qui blesse la dignité et porte atteinte à la valeur de l'être. Le choix de ce terme est cependant ambigu parce que le substantif renvoie aussi à une réalité sociale, à des situations concrètes sur lesquelles il est nécessaire de s'arrêter un instant. Car Putes, ainsi repris, devient dans la bouche de celles qui luttent une ligne de séparation dont la connotation morale (et je ne dis pas éthique) pose problème. Ne pas vouloir être traité de pute, ne pas vouloir être assimilé à une pute, si on peut comprendre la légitimité de ces requêtes, revient de facto à stigmatiser une catégorie dont on méprise inévitablement la situation. Ce n'est plus un simple motif construit sur une dialectique liberté/oppression mais établir une distinction implicite du type bien/mal, moral/immoral. Pour le dire plus clairement : putes devient, du côté de la pensée féminine, un signe d'ostracisme. Dès lors, dans ce nom, j'entends un mépris au féminin qui occulte une réalité violente et injuste. Je pense aux prostituées, à ces putes du quotidien qui n'ont pas choisi d'être sur le trottoir, à ces jeunes filles parfois mineures venues de l'Est et qui attendent le client, abruties de peur et de cocaïne (parce qu'il faut pouvoir supporter le froid, quand on est peu vêtu...). Je pense à ces silhouettes qui surgissent à la tombée de la nuit dans les quartiers prévus à cet effet, dans l'attente du client, dans la peur du souteneur. Des putes, d'accord. Mais encore ? Que nulle jeune fille des quartiers (lesquels d'ailleurs ?) n'ait envie d'en être réduite à ce sinistre destin est une chose ; que cette réalité devienne inconsciemment un repoussoir dans lequel on affirme son droit à la morale en est une autre. Ce n'est alors que le énième exemple de cette construction des individus qui vont chercher dans le plus pauvre qu'eux, le plus déshérité qu'eux les ressources et la légitimité de leur affirmation. Sans doute aurons-nous droit à un discours compassionnel sur ces misérables créatures (pour user d'une expression très XIXe siècle...) mais l'insconscient est là, qui parle.

    Il est évident que ce genre de procès sémantique n'aurait pas lieu d'être si, à la formule choc, on avait préféré un intitulé plus clairement politique. Surtout : il est regrettable que ce vocabulaire dégradant dont l'origine est évidemment masculine soit ainsi repris par celles qui veulent se placer en position de contestation. Une lutte, pour qu'elle soit une force identifiable et valorisée, se doit d'élever le débat. Et l'on ne peut se définir par la négative : ni/ni. Ce n'est pas qu'une question de mots. Ou plutôt, si : il faut choisir ses mots. Ainsi, ne jamais les emprunter à l'ennemi, parce qu'alors on vient sur son terrain, qu'on le veuille ou non, et quoi que l'on fasse, quelque précaution que l'on puisse prendre, il en restera toujours une trace.

     

  • Un jour, la confusion...

     

    Il m'est arrivé l'an dernier d'avoir à passer dans l'enceinte d'une université alors que la gente estudiantine pratiquait la Contestation (oui, pratiquait, comme on le dit d'un sport). Et d'enceinte, il était bien question puisque les Rebelles avaient pris possession des lieux et barricadé toutes les entrées. Me retrouvant un temps dépourvu, je rencontrai un jeune homme qui avait fait près de quatre-vingts kilomètres pour régler, lui aussi, un problème administratif. Aussi avait-il, plus que moi, l'envie d'arriver à ses fins. C'est ainsi que nous nous encourageâmes à escalader un empilement de chaises et de poubelles et pour un instant au sommet de la barricade nous fûmes des Gavroches ridicules dans un petit matin en lutte. Heureusement, il n'y avait derrière nul fusil, nul service d'ordre musclé pour repousser les deux assaillants. On regrette toujours après coup de n'avoir pas à raconter un morceau de bravoure mais il faut être objectif. Néanmoins, le spectacle que j'allais pendant quelques secondes contempler valait le déplacement. Je tombais au bon moment du happening gauchiste tel que je n'en avais plus revu depuis mes années universitaires. Avec trois points que je n'oublierai pas.

    Dans la grande cour intérieure, c'était branle-bas de combat. Une assemblée générale. Les si fameuses AG de l'affirmation d'adultes en devenir (encore que les dernières transformations socio-culturelles du siècle achevé et de celui qui suit inciteraient à penser que nous glissons lentement vers une post-adolescence sans fin assez contradictoire avec l'instauration d'une violence sociale généralisée. Grand écart aux coûts humains exorbitants à long terme, dont nous-mêmes, plus âgés, connaissons déjà le prix, tant nous habite une mélancolie diffuse, mais qui vaudra à nos cadets des effets bien plus lourds, je le crains.). Ne faisant que frôler la fourmilière pensante d'un avenir combatif et militant, j'entendis celui qui devait être un leader, vraisemblable petit trotskyste testant son aura en vase clos (pour vérifier si déjà dans l'œuf il y avait de quoi faire de lui une figure politique capable de faire carrière, plus tard, quand il serait, dirait-il, revenu aux principes de réalité, de faire carrière dans l'annexe institutionnalisée grand format qu'est le Parti socialiste (belle usine à recyclage des lendemains de la Révolution)). Et ce leader, croyez-le lecteur/lectrice, répondant à une sollicitation que je n'avais pas entendue, disait : «ouais, mais non, on peut très bien mettre bourgeois, ouais, bourgeois». Diantre, le mot vulgaire dans sa bouche, pas loin du crachat. Moi qui suis un petit-bourgeois tremblais qu'ils se retournassent devant l'intrus et qu'ils finissent par me lyncher, histoire de se faire la main. Mais, bientôt l'idée me parut saugrenue, quand je contemplai le parterre présent : le code vestimentaire mode, sans trop le faire, la posture étudiée de certaines étudiantes fumant leur cigarette, les rebelles à la mèche surveillée, les skate-boarders de l'arrière-banc. Quelque chose qui me faisait moins penser à une manifestation contestaire qu'à un grand rendez-vous post-bac, pour fêter la réussite à un examen qu'on donne à tout le monde. Sauf que nous n'étions pas en juin. Il faisait plus froid. Donc : bourgeois. Je ne suis pas resté pour savoir ce qu'il allait en faire, de ce vocable honni, de cette entité effroyable derrière laquelle ils devaient, comme un énoncé performatif, signifier l'acte qu'ils étaient, eux, pas bourgeois mais marginaux, en lutte, justes et convaincus. Il n'aurait pas été sans intérêt de leur dire que le bourgeois n'est pourtant plus ce qu'il était, que les temps changent et que les règles du néo-libéralisme se durcissent envers cette partie commune de la population qui inclut les bénéficiaires des époques d'expansion. Ceux-ci commencent aussi à payer le prix des lois du marché. Les écarts de revenus s'accroissent à une vitesse assez impressionnante et la prolétarisation des couches intermédiaires est une réalité qui devrait les faire réfléchir sur le monde dans lequel ils évoluent. Mais il n'est pas sûr que le conformisme moral vers lequel revient la jeunesse ne soit pas le signe masquant une aspiration plus grande encore que fut la nôtre à croire qu'ils finiront bien par se faire un chemin dans la jungle. En attendant, ils en restaient à des classifications soixante-huitardes. Il faut dire que le trotskysme universitaire n'a jamais brillé par sa réactualisation.

    Deuxième étage de la fusée dialectique et révolutionnaire : un grand drap tendu sur lequel était inscrite une citation de Bertold Brecht, sur la liberté. Je n'ai plus souvenir de l'intitulé exact mais la référence suffit, comme une mise en abyme du petit cirque auquel j'assistais. Fallait-il voir dans cet appel à l'homme de la distanciation un clin d'œil au jeu dont ils se faisaient les acteurs ? Brecht. Dramaturge ennuyeux au possible, aux procédés si démonstratifs que l'on se demande comment on peut encore le jouer. Sorte d'éléphant dans un magasin de porcelaine, à l'esthétique militante contre laquelle on échangera trois lignes de Sophocle. Je suppose que ce sont ses faits d'arme politiques, entre autres son Arturo Ui poussif mais tellement efficace (dans le sens où il donne paradoxalement le droit au lecteur -et aux spectateurs- de s'absenter tant l'inquiétude en a été congédiée), qui lui valaient ces honneurs. Il fallait donc que j'en déduise l'urgence du combat, l'imminence insurrectionnelle. Ce grand drap blanc était en quelque sorte l'étendard de leur conscience, la manière effectivement très distanciée de signifier la profondeur de champ de la photographie qu'ils tiraient de la situation présente. Brecht. Exploités du monde, dans la transcendance temporelle, nous nous retrouvons. Nous avons nos hérauts. Brecht. Parce que Marx n'est pas assez littéraire (car l'enceinte était lettrée, j'avais oublié de le préciser) ? Ils auraient pu choisir, s'il leur fallait à tout prix un dramaturge, une citation de Michel Vinaver, d'Edward Bond ou de Lars Norén. Restons-en à Brecht.

    Cela, c'était en quelque sorte la caution historique et culturelle. Mais ils sont aussi de leur temps, conscientisés par les misères du monde, fussent-elles passées au tamis du politiquement correct. Il y avait donc, à côté de la prose brechtienne, deux drapeaux palestiniens. À quoi servaient-ils, que signifiaient-ils ? Bien sûr, lecteur/lectrice, je ne vous cacherai pas mon étonnement (un peu feint, malgré tout. Ils sont tellement prévisibles) devant cette irruption moyen-orientale au milieu d'un débat de réforme universitaire très franco-français. Je m'expliquai alors mieux les barricades. Le pouvoir était dehors et eux, enfermés ici par la volonté d'être libres (je le reconnais, l'effet stylistique est un peu facile), demeuraient dans cet îlot, coupés du monde. Une sorte de bande de Gaza, peut-être. Les gauchistes ont toujours aimé les keffiés.

    Je plaisante mais cela ne me fait pas rire. Les bourgeois et Brecht, c'est du risible. Le drapeau palestinien, c'est consternant (et je reste très en deçà...). C'est pratiquer l'amalgame, le réductionnisme politique jusqu'au point de non-retour. Oui, disons-le : de la connerie brute. C'est, dans un élan de pur (!) sentimentalisme, assimiler sa lutte de petit(e) étudiant(e) nanti(e) à celle d'une population au territoire incertain (évidemment, je peux le dire puisque en se plaçant à l'échelle du monde, ces penseurs magnifiques m'autorisent à toutes les comparaisons, à tous les rapprochements honteux. Je joue le jeu.). Et si je prends alors à la lettre le signifié de leur rapprochement, je dois alors les considérer en fonction de la situation à laquelle ils se réfèrent, et ce n'est plus consternant mais proprement abject. La solidarité, quand elle est déplacée dans son affirmation, est moins un acte de compassion qu'un retournement sans dialectique, nombriliste et pour le coup le fruit d'un esprit petit-bourgeois tel que Flaubert en a recueilli les perles dans son Dictionnaire des idées reçues. Je plains le Palestinien qui souffre des conditions qui lui sont faites là-bas, d'avoir ainsi le soutien de gens qui le mettent à toutes les sauces. Mes conditions d'inscription à la fac, c'est comme les tracas administratifs du Palestinien qui travaille en Israël : il faut une certaine dose de cynisme pour oser poser une telle équation. Je suppose que dans la masse qui était là, beaucoup ne pensaient pas cela mais personne n'avait eu la décence de demander qu'on les décrochât, ces drapeaux, et qu'on les gardât pour des moments plus appropriés.

    D'ailleurs, ceux qui les avaient accrochés (entendons : les quelques-uns qui en avaient vraiment pris l'initiative), quel était leur dessein, sinon celui, rance, et mille fois réactivé, d'un antisémitisme, sous couvert d'un antisionisme de circonstances, et dont il faut dire qu'il n'est pas, loin s'en faut, l'apanage des fascistes de service ? Qu'on ne s'étonne pas que nombre de recrues d'extrême-droite aient fait leurs classes à l'autre bord de l'échiquier politique. Je les ai vus faire jadis. Ils n'ont pas changé. Ils ressortent les mêmes antiennes, trempant parfois leur encre jusqu'au puits du Protocole des sages de Sion. La Palestine est leur leitmotiv. Peu importe les entités qu'on y associe. Non qu'ils se sentent si proches de ceux qui y vivent, non qu'ils en connaissent l'histoire (et pour l'avoir déjà expérimenté, on reste pour le coup abasourdi devant leur cécité quant à l'épisode du septembre noir de 1970, quant aux conditions faites dans certains pays arabes aux travailleurs palestiniens) mais la haine du Juif est telle qu'ils en font l'alpha et l'omega de leur prétendue pensée et qu'ils la mettent en scène dès que l'occasion se présente. Et c'en était une, visiblement.

    Devant ce mélange des genres, je pense à Jarry et à son décervelage ubuesque.


     

  • Paroles de Mitterrand

    http://s.plurielles.fr/mmdia/i/28/8/tf1-lci-francois-mitterrand-lors-du-debat-de-1981-contre-valery-2300288_1341.jpg

    François Mitterrand en 1981

    Il ne fait pas de doute que le coup fut préparé, même si nous n'en étions pas encore au stade de la parole politique gérée à la seule aune des impératifs communicants. Pas de doute qu'un conseiller quelconque, lors d'une réunion, ait glissé que devant les résultats catastrophiques du moment en matière de chômage et d'économie (évidemment, avec le recul, on est tenté de sourire : le pire était à venir et ce qu'on nous vendait alors pour une situation conjoncturelle se révélerait bientôt être les symptômes d'une évolution structurelle par laquelle nous glisserions vers un capitalisme global de destruction massive), le pompeux Giscard d'Estaing devenait l'homme du passif. Car c'est de cela qu'il s'agit. Le débat Giscard d'Estaing-Mitterrand de 1981. Le candidat socialiste a soixante-quatre ans et cette élection est son dernier tour de piste, dernier tour de piste engagé sur une pente catastrophique durant l'automne 80. Michel Rocard a pourtant essayé de tirer la sonnette d'alarme pour enrayer, après l'échec des législatives de 1978 la spirale incessante de la défaite. Mais Mitterrand, outre qu'il a toujours cru en son destin, a un compte à régler avec le président en place.

    Il ne pouvait pas oublier, lui le lettré, l'homme des mots, que sept ans plus tôt, un polytechnicien dont l'auteur préféré est Maupassant (misère...) lui avait damé le pion par une formule assassine : «vous n'avez pas le monopole du cœur» (car on sait bien que le cœur est à gauche, et pas seulement dans le domaine de la physiologie. Les gens de droite sont des sans-cœur et ceux de gauche l'ont sur la main, le cœur, comme des parangons de vertu et d'esprit solidaire). Et lui, pourtant favori, avait perdu. On avait beaucoup glosé sur les effets de cette phrase dans le basculement électoral qui fit triompher, avec trois fois rien, l'étique auvergnat. L'enjeu n'était donc pas de seule politique ; elle touchait aussi à la rhétorique. Alors, à la métonymie qui avait gagné sept ans plus tôt succéda la paronomase. Giscard d'Estaing engagé dans le procès de l'homme du passé, à la fois quatrième République et glissant vers la vieillesse, se prit en retour de service (soyons métaphoriquement tennistique) qu'il était, lui, l'homme du passif. La formule frappe les esprits. Mitterrand ne sait pas encore qu'il vient de sauver bien plus que son destin politique.

    On connaît la suite, en effet, quand à l'automne qui suit son élection la maladie est diagnostiquée et qu'on ne lui en promet que pour quelques mois, comme une superbe ironie du destin, l'apostille tragique d'un traité du vain combat. Seulement, Mitterrand croit, ce sont ses dernières paroles de vœux présidentiels, aux forces de l'esprit. Il ne sera pas un homme du passé. Entendons ici : un homme qui ne fait que passer, à peine au sommet et déjà dans le cercueil, une figure pompidolienne, d'une certaine manière. Non, pas l'homme du passé. Et cette formule récusée par un jeu de mots grâce auquel il croit avoir vengé l'affront de 1974 et signé sa victoire définitive de mai 1981, est le sésame encore mystérieux de cette course stupéfiante contre la mort qui lui fait balancer par dessus bord le quotidien politique, les aspirations promises de la campagne, les rêves de toute une génération. La candidature de 1988 est, en apparences, celle où il se pose en rempart à la dérive chiraquienne, mais l'enjeu est ailleurs. Il gagne, en mentant et en mettant plus bas que terre celui qu'il a pris pour Matignon. L'adversaire était trop médiocre. Médiocrité qui n'est pas tant le fait de l'homme lui-même que le fruit d'un déséquilibre dans les énergies mises en jeu. L'homme du passé est dans une lutte d'un autre ordre. Il attend la mort depuis près de sept ans et elle ne vient pas. De quoi croire un temps, comme Tolstoï, à son immortalité.

    «Je sais que je vais mourir, mais je n'y crois pas» a-t-il dit un jour. Lorsqu'enfin il doit se démettre de la fonction, cette formule sur laquelle il a rebondi quatorze ans plus tôt se retire de lui. Ce qu'elle avait porté inconsciemment avec autant de constance peut enfin être désarmé. Il s'en va et lâche prise. Mai 1995-janvier 1996.

    Que la confiance en une parole ait pu forcer la vie plus que de raison, dans cet état présent, laisse songeur. Le désastre politique de Mitterrand, son fourvoiement idéologique, sans parler de son passé sulfureux n'ont ici pas de raison d'être invoqués comme contre-arguments. Qu'il ait relégué l'intérêt général au profit de ses desseins les plus personnels, et que cela soit peu flatteur, nul n'en disconviendra. Mais il ne fut pas le seul, et notre histoire contemporaine est pleine de cyniques. D'ailleurs, pouvions-nous ignorer l'esprit florentin de l'homme qu'il avait été depuis le sortir de la guerre ? N'invoquons jamais notre naïveté pour faire des leçons de morale. Soyons un temps mystique,  et faisons de ses seules préoccupations de miraculé un objet d'étonnement (au sens le plus ancien), une sorte d'élan romanesque. Étonnement, non devant ce qu'il fut, mais devant cet inconnu en nous qu'il met en lumière et que nous n'aurons, peut-être, jamais le courage, ou l'envie, d'aller chercher.