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  • De quelques mots...

    albertcossery

    Parfois, c'est tout un. Des pages entières de fluidité, douce ou violente, Proust ou Faulkner, et rien ne se brise. L'écriture entre vous et ce bouleversement naît de cette concrétion des phrases et des images. Elles sédimenteront puis reviendront à la surface, sans que vous y ayez pensé.

    Parfois, c'est la rupture, qui vous immobilise, vous transit et même en continuant un peu, peine perdue : une falaise dans votre esprit parce que celui-ci s'est arrêté juste avant, face à la force dévastatrice d'un mot, d'une proposition. Ainsi, dernièrement, plongé dans la nouvelle d'Albert Cossery (dont je parlerai plus longuement dans les semaines à venir tant il est urgent de lire un tel écrivain...) intitulée Le Coiffeur a tué sa femme (1), dans laquelle est évoquée une grève des balayeurs du Caire. En voici l'extrait :

    Ils avaient eu l'idée incroyable, blasphématoire, de revendiquer leurs droits à une existence meilleure. Les trois piastres qu'on leur payait par jour ne suffisaient pas à les faire vivre, ni même à les faire mourir.

    Un saisissement radical comme une révélation, dans la fin de la deuxième phrase que j'ai écrite en rouge. Une pureté, une phrase que l'on envie à son auteur, dans ce qu'elle dynamite notre sécurité de lecteur. Une de ces puretés par lesquelles une vérité brutale, une trouée du vivant le plus cru, émerge d'une poétique où le social (appelons ainsi le fonds qui nourrit la vraie  littérature) était jusqu'alors traité avec une certaine fantaisie, une ironie dont Cossery sait jouer avec maestria, du côté du personnage. Puis, d'un coup, cette phrase, plus forte que toutes les photos-choc ou les discours humanitaires, parce qu'on ne la voit pas venir, avec son hyperbate. On croyait en avoir fini avec une première salve sur la difficulté à vivre (cette inquiétude dont notre âme de bien nourri fait sa maladie chronique, son asthme contemplatif -les yeux grands ouverts face au plafond-) que l'écrivain enchaîne et, de fait, neutralise le coup pour un second plus violent où il révèle que le droit de disparaître est assujetti aux moyens qui nous sont fournis d'y penser, aussi vite soit-il. Et pour cela, encore faudrait-il ne pas être dans l'acharnement perpétuel à sauver le corps. Telle est la force de la phrase de Cossery : dans le style, une économie formelle pour unir dans une même tragédie l'à-peine-vivant et l'impossible-disparation ; dans le propos, le dépassement de notre réflexe sur l'argent comme objet compensatoire du désarroi.

    Après la phrase. Le livre posé. Cette phrase qui déplie toutes ses abysses, cette littérature qui a, dans le demi siècle écoulé (le texte est publié en 1941), gardé sa permanence, et même s'amplifie de cette humanité à deux dollars le jour, tout ce que l'on sait et que l'on passe par les pertes et profits du quotidien, et que Cossery, sans didactisme et tension moralisatrice, remet sur la table, cinglant et furtif...

    (1) Rendons ici un hommage sans réserve à Joëlle Losfeld et aux éditions qui portent son nom d'avoir réédité Albert Cossery, d'abord en livres séparés, puis en deux tomes d'oeuvres complètes. Bonheur essentiel qu'il faut entretenir. Vous qui lisez ce blog, faites passer le mot...


  • 4-Sonatina

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

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    Hitchcock disait : "Si je vous dis que ma femme est blonde et si demain vous me croisez dans la rue marchant à côté d'une femme blonde, vous penserez que c'est ma femme".

    Il était là, dans le wagon, semblait-il, un asiatique aux lunettes noires, avec un air si absorbé qu'en le contemplant à nouveau j'ai pensé à une situation très cinématographique, avec le bruit, en prise directe, du train avançant, à petite allure. C'était du Won-kar Wai, peut-être, plus vraisemblablement du Kitano. Avec son profil fermé, il avait une gueule de porte-flingues, ou de flic impassible (le genre à ne pas négocier les renseignements qu'il veut obtenir).

    Mais Hitchcock a raison : à défaut de savoir vraiment, nous ramenons l'inconnu à du connu et le connu a bien souvent partie liée à la probabilité que nous introduisons dans ce que nous croyons être la compréhension d'une situation donnée. Nous nous projetons plus encore que nous ne projetons une éventualité que nous cherchions à rationaliser. Et l'asiatique inconnu se gonflerait d'un mystère où il était fort à parier que j'y aurais, sans trop d'efforts, mélangé l'exotisme du Mékong, l'humidité de la mousson et un parfum de yakusa. Ainsi développerais-je une ambiance...

    Au temps pour moi : nous sommes en Italie, non loin de Turin. Puis-je néanmoins imaginer qu'il s'agisse d'une autre identité que celle d'un Japonais visitant l'Europe à la vitesse de l'éclair ? Puis-je oublier mes statistiques ? Puis-je avoir la clairvoyance de m'adresser à lui en italien (et non pas en anglais d'aéroport) et que l'ayant sorti de sa méditation, alors que la crémaillère du funiculaire cliquète doucement,il soulève avec grâce ses lunettes, me sourit. Je vois ses yeux. Non lo so. Francese ?

    Photo : Dans un funiculaire dans les environs de Turin

     
    Texte "À l'aveugle" : Comme au cinéma

  • 3-Se faire justice

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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    Je ne tombe jamais de haut lorsque le midi, avec les autres, je viens au pont qui surplombe l'Oronte. Jamais : je m'obscurcis d'une part d'oubli qui sourit en moi. Je regarde le ciel avant que de me lancer. Certains disent que c'est un jeu mais je n'y crois pas,. Un défi peut-être... Trop simple. Autre chose, d'indéfinissable.

    Nous mettons une ardeur terrible à maintenir le reste du jour notre tête hors de l'eau, à ne pas nous enfoncer dans la tristesse la plus absolue. Et la peau, les os, les viscères, le cœur, l'air même que nous respirons, un brasier entrant par notre bouche, notre nez, plus pénétrant que le sable, tout cela finit par être insupportable.

    Ici, tu peux faire l'ange, faire l'ordalie de la misère et du temps bouclé. Tu es une flèche et tu t'en vas. Dans l'intervalle que tu traverses, entre le sol et l'eau, tu es, en effet, parti, loin, corps anachorète sous le regard de ceux qui comme toi feront. Le plaisir est fugace, dit-on, mais tu t'en saisis et tu plonges avec lui. Il est tien quand, au temps où tu atteins l'astre que tu voyais il y a peu sous toi, la tension de l'eau.

    Aussitôt, c'est le feu tranchant de la fraîcheur, mon corps blanchi de bulles qui lentement, lentement, s'évanouissent, puis un temps de suspension sous la surface avant de sentir le monde regonfler son commérage brûlant sur ma tête, ruisselante et superbe. La toile de ma chemise et de mon pantalon claque désormais au vent léger et la rive me reçoit comme une pluie souveraine.


    Photo : le fleuve Oronte, à Hama, en Syrie, entre Damas et Alep

    Texte "À l'aveugle" : Plongeoir

  • La falsification en douce

    Dans son édition du 9 février 2011, Libération publiait un article sur les déboires de Michèle Alliot-Marie en Tunisie. Le papier n'avait en soi rien de très neuf. Il ne faisait qu'illustrer la bêtise ministérielle, son inconséquence, ou, ce qui est le plus vraisemblable, le mépris pour la chose publique. MAM est au quai d'Orsay et l'on se demande bien pourquoi si elle est ainsi ignorante des agitations du monde. Il est vrai qu'elle n'est peut-être là que pour achever un parcours politique exemplaire où elle aura été de toutes les fonctions régaliennes (un peu comme un footballeur qui aurait fait le tour des grands clubs).

    Mais la question de ce billet ne porte pas sur les reproches que l'on peut adresser à cette médiocre diplomate. Elle concerne le journal lui-même, que je ne lis plus depuis longtemps (ou si peu), rachitique et creux qu'il est désormais devenu. Il y avait fort longtemps que je ne m'étais commis à lire sa prose. Au moins ne m'y suis-je pas attardé pour rien... Pour accompagner cet article, une photographie, dans un format qui prend à peu près le tiers de la double page. C'est un portrait assez serré de MAM. Au cas, sans doute, où le lecteur idiot n'aurait pas compris ce qu'il lisait. Je m'y arrête un peu, sur ce cliché tant il est remarquable. On y voit une ministre impeccablement peignée, avec des lunettes noires, col ouvert avec un foulard discret : un petit air Catherine Deneuve qui n'aura jamais réussi à être aussi belle que l'actrice (il faut faire avec ce qu'on a). Elle esquisse un léger sourire, rictus si rare chez celle dont la rigidité, dans le physique et le phrasé, est remarquable. Elle n'a rien, bien sûr, de la vacancière en goguette, de madame Michu sortant de l'hôtel ou du camping. Mais on s'en doutait. Dans le contexte où cette photo apparaît le lecteur se dit que la mère MAM se moque du monde, qu'à l'heure où des peuples sont soi-disant à se battre pour conquérir leur liberté (je croyais moi qu'ils l'avaient obtenue à l'indépendance. Je suis bien naïf...) elle est tranquille à trimballer l'élégance française au soleil doux d'un hiver tunisien évidemment plus clément que le nôtre (pensez : il y en a à ce moment-là  (nous sommes en décembre quand elle fait son escapade coupable) qui sont en train de se morfondre dans des aéroports puisqu'il neige...). Oui, ce photo est une incitation à demander sa démission, à crier à l'irresponsabilité étatique. Dehors MAM, vais-je mettre sur une banderole, remerciant Libération d'avoir avec beaucoup de pertinence démasqué celle qui fait passer mon pays pour un ami des puissants et des violents (alors qu'on nous rebat les oreilles sur la France et les droits de l'homme et phare du monde)... Il est évident que cette photo est une pièce à verser au dossier. Elle concrétise et synthétise le discours moral de ce journal anti-gouvernemental et joue sur l'immédiateté d'une visibilité à laquelle on délègue en quelque sorte la totalité du sens.

    D'ailleurs, la colère monte en moi (enfin presque) quand je commence à lire la légende qui, en blanc sur le fond de la dite photo, est écrite en petits caractères. Michèle Alliot-Marie en Tunisie... Oui, vraiment, à vous dégoûter de tout... Sauf que... en Tunisie en avril 2006. Oui, je lis bien : en avril 2006. Quand tout le monde s'accommodait très bien du régime de Ben Ali... Quel est le contexte de ce portrait souriant et guindé ? Des vacances ? Un voyage officiel ? Rien en tout cas qui puisse être objectivement et honnêtement rattaché à la situation présente, sinon que Libération nous informe (?) que MAM a déjà mis les pieds sur le sol tunisien.

    Alors ? Il s'agit de produire un effet, de cingler immédiatement l'esprit du lecteur d'un surcroît de mépris. L'information est nulle ; elle est même détournée. Le cliché est ici un exercice de falsification et le fait de légender la photo ne change rien. Il ne suffit pas aux diverses compagnies commerciales d'écrire en bas de page, dans des dimensions quasi illisibles, toutes les tables de leur loi, et de les invoquer ensuite, quand on veut presser le citron que vous êtes devenu, il ne suffit pas d'être en règle avec la loi pour ne pas être malhonnête. De même que le légal n'est pas le légitime... En procédant de la sorte et Libération n'est qu'un exemple, le journalisme fait la preuve de sa déchéance. En donnant de plus en plus de place à l'image, c'est-à-dire à ce qui se passe de commentaires, selon la bonne parole commune, parole creuse s'il en est, les journaux n'éclairent en rien les arcanes de la démocratie ; ils s'effacent un  peu plus chaque jour de l'ambition qu'ils affichent : informer, aider, libérer, pour n'être plus que les promoteurs de leur propre nécessité. Les quotidiens de la presse écrite française sont devenus aussi pauvres qu'est légère leur pagination.  Le texte n'est plus leur unique préoccupation. Pour qui les lit de loin en loin, on se dit qu'on n'y perd rien...

  • Hic et nunc


    L'Europe sous la neige

    Il y a eu au moment des vacances d'hiver, quand tout le monde frétillait à l'idée de s'offrir des cadeaux, de se retrouver en famille, de s'empiffrer, d'être en zone skiable ou sous les tropiques, un grand malheur. Il a neigé plus que de raison et cela fit grand scandale. L'homme postmoderne n'aime pas la contrariété.

    Nous avons déjà eu l'occasion de constater comment celui-ci s'arrangeait de son historicité. Alors même que le devoir de mémoire, l'inflation commémorante vont leur train, il est de plus en plus sensible que les générations qui nous succèdent ramènent l'épicentre de la pensée historique à la seule grandeur de leur nombril. Il faut dire qu'ils ont été largement aidé par des structures étatiques qui, si elles nous abreuvent d'obligations mémorielles et de cérémonies factices, ont bien pris soin de morceler le passé pour mieux déstructurer le continuum des événements lointains et proches. Ainsi n'est-il plus étonnant d'entendre des jeunes gens décréter que tout ce qui était avant eux est définitivement obsolète, projetant d'une certaine manière un impératif technologique (domaine dans lequel le renouvellement est roi et pris dans un mouvement incessant) sur une filiation généalogique qui fait passer la génération précédente pour une antiquité. Ils en sont alors à de se demander sincèrement (c'est-à-dire bêtement, car la sincérité est un avatar respectable de la naïveté) comment nous pûmes survivre dans cette misère d'objets. L'Histoire n'est plus un processus, un fil auquel nous sommes (r)attachés mais un pensum scolaire dont on se débarrasse très vite.

    Il serait facile d'objecter qu'il y a un ou deux siècles le quidam ne s'inscrivait pas plus dans le passé que ces braves petits dont je fustige l'ignorance. À ceci près que nos illustres ancêtres participaient d'une communauté de traditions organisant et justifiant les faits et gestes du quotidien, leur rappelant d'où ils venaient et où ils allaient, même si ce n'était pas très loin. À ceci près que nos contemporains en phase d'adulescence infinie ont eu le droit à une éducation pour se permettre de revendiquer, au nom de la liberté de pensée, un droit à ne rien savoir, et à jeter aux orties les souvenirs collectifs auxquels ils n'ont pas participé (tant le signe de la mémoire aujourd'hui est de pouvoir témoigner de sa présence.). Si je n'y étais pas, cela existe-t-il ? Telle est la première forme de l'hic et nunc mortel qui légifère désormais le rapport au monde. Réduire la flèche temporelle (figure mortifère par excellence puisque symboliquement elle nous précède et nous dépassera) au point à peine mobile de ma petite personne, et, dans cette réduction même, rendre le temps inopérant : le nunc triomphant et subordonnant.

    Mais, pour en revenir à l'épisode neigeux, il faut constater que ce rétrécissement de la durée a son pendant spatial. En poussant des cris d'orfraie parce que les avions ne pouvaient décoller et que leurs désirs d'évasion et d'amours familiaux allaient s'achever par un retour à la case départ ou une longue attente, les voyageurs postmodernes ont atteint un degré d'extravagance inédit. Et j'entends par extravagance une forme de folie qui n'a plus rien à voir avec l'originalité ou une attitude farfelue. C'est, bien au contraire, le syndrome de l'imbécile borné qui a tellement cru aux pouvoirs de la technologie, à la toute puissance humaine soumettant les éléments jusqu'à en faire de simples adjuvants d'un fantasme sans limites, que ce dit imbécile a tout à coup oublié que le monde existait bel et bien, qu'il avait une autonomie propre, une indépendance rétive pourrait-on dire contre lesquelles les protestations maintes fois entendues touchant les fonctionnaires qui ne font rien, les fainéants qui prennent en otages, les briseurs de dynamisme économique, sont sans effet. Le monde s'en fiche. Non pas le monde nôtre, celui qui, régi par une politique ultra-libérale plus ou moins visible, a décrété la loi de la jungle comme seule finalité, non ! Le monde : le vent, les pluies, les masses d'air, les courants chauds, les nuages, les chocs thermiques et j'en passe...

    Or, tous ces beaux agents, libres de faire comme ils l'entendent, ont mis à nu les prétentions grotesques de l'homme postmoderne qui ne conçoit l'espace que comme un ordre soumis lui aussi à son désir. La vitesse acquise par les moyens de déplacement a rétréci le monde. David Harvey l'a brillamment montré. Dès lors, la planète tendant à devenir de la grandeur d'une salle de bain (j'exagère : une belle propriété avec grand jardin et piscine...), notre voyageur ne peut comprendre que les intempéries puissent entraver ses fantasmes de toute puissance. Il est ou doit être à l'endroit de son désir. En croyant abolir les contraintes spatiales, il se projette déjà dans la réalisation de sa volonté. Il est le lieu. Hic est son territoire, double : à la fois comme lieu qu'il quitte (et comme déjà effacé de sa mémoire, courte) et comme lieu déjà atteint (quand bien même il n'en est qu'au stade de l'enregistrement des bagages). Dès lors, qu'il se mette à neiger en plein hiver relève purement et simplement de la provocation et son esprit enfantin n'a d'autre choix que de pester contre l'impensable inconséquence des autorités (politiques ou techniques, peu importe) qui n'ont pas su réduire la météorologie à une pure abstraction, une science qui se débarrasserait de son objet et qui ne serait plus que fiction.

    Telle est d'ailleurs l'enjeu de ce bouleversement hic et nunc : faire que la virtualité soit de tous les instants, qu'elle soit notre lot, afin de nous épargner toutes les vicissitudes et toutes les inquiétudes de la vie. Plus encore : que la virtualité toujours triomphante nous soulage de la vie même, c'est-à-dire de ces moments de grisaille à travers lesquels nous pouvons regarder le monde sous un autre angle, avec un peu moins de cette bêtise juvénile qui a fait de ces naufragés d'aéroport des stars dérisoires et capricieuses (au moins dans les mots...), de celles qui exigent qu'un soir de concert on leur amène sur le champ, et dans leur suite, un plat dont elles sont si friandes. C'est en voyant des petit(e)s bourgeois(es) larmoyer sur leurs vacances aux Maldives (Ah, se vider la tête... Pas très difficile...), parce qu'il neige et qu'on ne veut pas faire décoller les avions, c'est en les voyant ainsi se plaindre, dans un pays où la misère grandit, qu'on en conclut qu'il y a vraiment quelque chose de pourri en ce royaume de Danemark...

    Pourri, en effet, de voir la classe moyenne jouissant d'une certaine aisance (car l'avion à Noël n'est pas pour les pauvres) en arriver à ce point de bêtise (et donc de colère) narcissique que les habituelles vindictes contre les mouvements sociaux ne lui suffisent plus. Il lui faut encore passer la nature au tribunal de son nombril. Il est en tout cas délicieusement ironique que cet exemple extrême de la revendication d'un monde soumis aux conditions du plaisir immédiat se déroule dans ce non-lieu si moderne qu'est un aéroport, dans cet endroit si dénaturé et vide (à moins de considérer l'activité de ces fourmis transitoires/transitaires comme un sommet de l'humanité), par lequel chacun confine et dilue son existence entre l'effacement déjà engagé du lieu de départ et le déjà-là pensé de celui d'arrivée. Amusant, en effet, que cela se déroule dans ces salles, ces couloirs, ces zones où triomphe le jeu des horaires, des fuseaux, des noms soudain exotiques, où s'accomplit, même de façon limitée, la réduction du monde à une virtualité.

    Alors, ne serait-ce pas là l'ultime abîme de cette attente enneigée, de cette odieuse péripétie météorologique ? L'insupportable enfantillage d'une frustration à peine adulte dans un endroit vitré/vitrifié où des voix synthétiques disent aux voyageurs en attente : regardez autour de vous ; prenez le temps (vous en avez) de contempler le désastre, hic et nunc. Mais, comme l'écrivait René Char, avec la fulgurance qu'on lui connaît, la lucidité est la blessure la plus proche du soleil. Et de soleil, il n'y en avait pas. De la neige seulement, de la neige, et leurs plaintes glaçantes...

     

     

     

     

     

  • 2-Ne pas entendre

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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    Là-bas, tout là-bas, dépassée même la pensée de la brume froide, aux confins (cette idée qui n'a pas de consistance, pas plus que la contrée, forcément lointaine, ou l'utopie) du point de fuite donné par la route, tendue, la Corée du Nord.

    On croirait bien, cycliste, que tu en reviens et on voudrait t'arrêter pour que tu nous racontes, ainsi que savent le faire les précieux voyageurs (ceux qui ne cherchent pas à l'être) le silence, l'invisible, mais nous parlons mal chinois. Nous ne pouvons exiger que tu sois un Hermès de feu. Tu passes ton chemin et nous laisses à notre imagination, alors même que tu avais peut-être tant à nous dire sur toi, ton quotidien, les rigueurs de ton existence. Mais nous sommes parfois pris par le lointain. La ligne d'horizon pétrifie le proche, et le prochain qui l'habite.


    Photo : route enneigée de Mandchourie

    Texte "À l'aveugle" : Mirek

  • Avant que cela ne s'achève...

     

    Anselm Kiefer, Sherivat Hakelim / Sternenfall
    Bibliothèque de livres en plomb et verre brisé

     

    Je comprends fort bien que les livres effraient. Qu'ils effraient ceux qui lisent, ceux qui ne savent pas lire, et plus encore : celui qui n'a lu qu'un livre, auquel il attribue non pas la primauté sur tous les autres mais l'unique destin d'être le référentiel du monde. La bible de cet homme... Et le livre n'est alors que pure croyance. Il s'octroie (et j'écris «il» en substituant volontairement l'objet au lecteur, qui ainsi s'efface pour n'être qu'une parole différée et muette, un personnage ventriloqué) le droit d'exclure, de poser comme ennemis les autres livres, tous, sans exception.

    Je comprends que les livres soient effroi parce qu'ils eurent capacité de me faire peur, il y a longtemps, lorsque devant les hauts rayonnages de la bibliothèque universitaire, devant les innombrables petits tiroirs où se nichaient des références encore écrites à l'encre noire (parfois un peu passée), je me décourageais de ne pouvoir les embrasser tous. Je parcourais les salles où ils s'accumulaient et contemplant les noms de ceux qui m'étaient inconnus, de ceux que je connaissais mais que je n'avais pas encore lus, de ceux que j'avais lus sans être très sûr de m'en souvenir vraiment, de ceux que j'aimais, qu'il me faudrait relire, sans savoir ni quand, ni où, je fus pris d'une angoisse telle que pendant près d'une année je m'en tins à la règle salvatrice de ne plus fureter dans ces endroits, de n'y venir qu'à dessein, pour des ouvrages précis, dûment référencés, que je prenais avant de fuir aussitôt, de peur de sentir en moi trop fortement l'humiliation de l'ignorant.

    Peu importe de savoir comment je me guéris de cette terreur... L'essentiel est ailleurs. Il n'y a pas de livre, mais des livres. Cette pluralité est un écueil majeur pour qui cherche la sécurité. De savoir qu'avant nous, et sous les cieux les plus divers, des hommes et des femmes ont exploré le monde (extérieur et intérieur) sans être capables de nous donner une ligne décisive qui mettrait un terme à toutes les spéculations, que ces écrits, certes relatifs aux yeux d'une conception totalisante (et totalitaire) de l'existence, n'en ont pas moins une puissance qui forme un désordre fructueux avec lequel nous devons nous battre et débattre, un voyage à la boussole incertaine, savoir cela n'est guère rassurant. L'homme d'un seul livre ne veut pas de cette situation, parce qu'il ne veut pas de la vie elle-même, ni des offenses qu'elle inflige, ni des contradictions qui la traversent, et qui nous traversent. Il ne veut ni croiser une âme qui lui révélerait un territoire enfoui de sa propre existence, ni retrouver, sous des mots qui ne sont pas les siens, une histoire qui lui soit propre, et moins encore un autre monde. Il n'a pas de livre de chevet, celui-ci, mais un conpendium d'assurances contre la vie.

    Il y a dans les livres, par les chemins parfois tortueux qui nous amènent de l'un à l'autre, une liberté qui n'est pas simplement due à l'audace de leurs auteurs, et dont nous ne semblons pas capables parfois de supporter la réalité. Il y a une force quasi diabolique née du défi qu'ils relèvent contre la durée et contre l'espace. Car les livres, envisagés dans leur multiplicité, nous font Grecs, quand bien même l'Olympe n'est plus, Latins, alors que les empereurs ne sont plus que des figures, Français, Russes, Américains, Argentins, Polonais, Japonais... Ils sont une Internationale à eux seuls, la seule qui vaille peut-être, celle qui, en tout cas, fit le moins de morts. Et lorsqu'on a enfin pris la mesure de sa puissance, acceptant que, même avec la plus vorace des volontés, nous ne serons jamais rassasiés, nous retournons notre humiliation de pauvre lecteur perdu devant le défi de les vouloir prendre tous en une humilité d'homme qui s'ouvre.

    En voyant l'œuvre de Kiefer, et cette association des livres et du plomb (quoiqu'il n'y ait pas totale contradiction puisque les caractères d'imprimerie sont en plomb), sans parler du verre brisé, j'imaginais bien que c'était cette violence du livre qui amenait à ce qu'on voulut en ternir, en figer les sillons irrigués : l'écriture, à ce qu'on les brûlât, à ce qu'on en fît des auto-da-fe : des actes de foi, d'une foi destructive et vindicative de n'être pas certaine d'avoir le dernier mot, à ce qu'on annonçât des fatwas, à ce que s'indignassent les ligues de moralité. La communauté des livres, où l'on trouve des paroles traitresses et honteuses comme des enchantements, est à la fois l'œuvre au noir d'une inquiétude saine et le dépassement provisoire (pour chaque être qui écrit et pour celui qui lit) de cette même inquiétude. C'est la seule communauté avec laquelle je puisse et veuille composer sans me soumettre.

     

  • Haydn, hors nation

    Aux passionnés d'hymnes patriotiques (il doit y en avoir), il n'aura pas échappé que l'Allemagne offre la plus élégante mélodie qui soit, à vous donner l'envie du garde-à-vous (enfin presque...) ! Normal, dira-t-on, puisqu'il s'agit du deuxième mouvement du quatuor dit "L'Empereur" (op. 76, n°3) de Joseph Haydn. À suivre dans une interprétation "classique" du Quatuor Mosaïque. Rien ici de pompeux ou de martial : ce serait plutôt un fil précaire qui promène loin, loin...


  • 1-Les nuits d'étoile-absinthe

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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                                                                                                  À ceux et celles qui tiennent (à) l'alcool, malgré tout

    Parfois, tu es ce cavalier qui, ayant parcouru une grande étendue gelée, s'enquit auprès d'un paysan de l'emplacement du lac de Constance, lequel paysan lui répondit qu'il venait d'y passer au galop. Alors, découvrant quelle épreuve folle il venait de traverser (ainsi peut-on dire) il tomba de selle et mourut. Sans courir de tels périls, il arrive que tu sois fourbu de chagrin, d'ennui ou de désolation, et que tu boives. Tu peux alors t'abandonner au banc le plus isolé ou au trottoir le plus froid. Ton corps est engourdi, attiré vers le bas et les mots (les pensées, ne rêvons pas...) tournent, les syllabes se perdent.

    Parfois tu soudoies ta faiblesse en la charmant d'une traîtrise querelleuse, parfois tu es déjà au delà, réduit à l'indifférence, qui serait belle et douce si tu n'étais pas très loin de la maison. Tu as grandi, tu t'es émancipé et tu as passé depuis longtemps en revue le bataillon des alcools forts. Ainsi as-tu cru pouvoir tenir, la distance, ton rang, l'absinthe, et derrière l'absinthe, l'absente, ce soir-là.

    Rien n'y fait. Tu es vaincu, et la place se videra (les mots se voileront progressivement à ton corps fermé), se videra. Tu t'endormiras et à l'aube la lame du soleil vif ouvrira tes paupières. Ton dos aura épousé comme jamais les petits pavés. Tu te redresseras. Tes trippes grelotteront. Un passant te jettera un œil torve, et toi, tu souriras, chu de ton insouciante jeunesse, de ne pas être mort, étouffé dans ton vomi.

    Alors, sciemment cette fois, tu t'allonges à nouveau contre le pavé et, d'un endroit inconnu de toi, pièce intérieure jamais dite de ton présent, monte un rire, amertume et sel mêlés, en pensant à cet amour désormais d'un siècle passé, fée verte évanouie, un rire achagriné et pourtant serein à te faire passer pour un fou, dont tu remercies le ciel qui est là, là, ici et là, à plein visage...

    Photo : Champs-Élysées, passage à l'an 2000, 31 décembre 1999/1 janvier 2000

    Texte "À l'aveugle" : À la rue

  • Vases communicants : Bertrand Redonnet

    Selon la règle des vases communicants, au premier vendredi du mois, j'ai confié le territoire Off-shore à Bertrand Redonnet dont j'aime tant l'esprit et la prose. C'est un homme de la frontière, du passage et de la faille, pas moins. Et le texte qui suit en est le témoignage. Et moi ? Tout en polaire, bonnet et gants, je suis parti chez lui en Pologne...

     

     

     

    Fiction pour les uns, mémoire pour les autres. Comme quoi l’écriture est d’abord ce moment qui rejette tout enfermement de la définition

     

     

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    Ce jour était un vendredi. Un vendredi 13 d’un mois de mai. Il faisait déjà printemps sur le faubourg de la ville.

    Le paquetage déguenillé une fois posé sur le trottoir, son premier regard avait été pour ses poignets.

    Première fois depuis si longtemps qu’ils avaient le droit d’être dehors sans entraves, ses poignets ! C’est par eux, dans cette minute-là cristallisée à jamais dans l’archéologie de son tumulte comme un tesson essentiel, qu’il a vraiment su qu’une page du cahier était tournée et qu’il lui fallait maintenant vivre.

    Le vent se lève, il faut tenter, a-t-il murmuré, comme s’il murmurait un souvenir qui n’était plus à lui.

    De ce jour-là, il n’avait eu auparavant que l’idée. Une idée qui se calculait dans son cerveau : face aux flics, face au juge, en rentrant là-dedans, face aux crabes, face à l’avocat, face au procès, face aux extractions, face aux nuits, face au voyou, celui au grand cœur et celui avec une âme de vermine, face à l’outil tranchant surgie d’une sale embrouille et face à lui-même. Et, aussi, sur un calendrier. Un calendrier avec des montagnes et des oiseaux, accroché entre la tinette maculée, où venaient la nuit barboter le museau répugnant des gaspards, et la paillasse des insomnies.

    Un calendrier pointé sur la poussière lépreuse du Droit.

    Ce matin-là, il les avait fait tourner, ces poignets, comme pour les essayer à l’air libre, comme s’ils étaient tout neufs. Il avait fait mine aussi d’appuyer sur les cordes d’une guitare avec ses doigts de la main gauche et de battre un rythme avec ceux de la main droite.

    Après seulement tout ça, il avait souri enfin, regardé la rue, s’était dit que merde on était un vendredi 13 et qu’il n’avait pas de chance qu’un jour comme ça, inscrit aux registres des grandes superstitions, soit son jour de chance.

    Superstition à l’envers, retour de bâton du matérialiste. C’était un signe : le monde l’attendait qui voulait le happer alors qu’il sortait d’un ventre. On est un fœtus là-dedans. On revient bien avant l’enfance. On remonte l’impossible amont. Cet amont que tente avec vanité de dire l’artiste.

     

    

    Il y avait de la fumée dans la rue. De la fumée bleue qui descendait le faubourg du Pont-neuf. Son nez, rassasié d’odeurs obligatoires, de violence et d’ennui, avait oublié la spirituelle senteur d’une rue qui vit à pleins gaz.

    Le monde était maintenant devant lui et il se sentait telle une protubérance. Que faire d’un monde posé devant soi ? Un monde, on sait quoi en faire quand on est avec, dedans. Mais à côté, devant, qu’est-ce qu’un monde sinon l’absurde question ?

    L’homme du 13 mai n’a jamais cessé, dès lors, de descendre au plus profond de cet absurde, de tenter de s’y fondre enfin pour le et se rendre intelligibles.

    Mais sais-tu, ami, que jamais on ne ressort vraiment de là-dedans, même avec les poignets bien articulés au bout des bras ?

    Tu le devines, tu t’en doutes, tu imagines, tu l’as entendu dire, tu l’as lu, dans un livre ou dans des yeux que la poussière accablait encore.

    Mais toi, frère tombé, tu sais, qui sentis, une fois, avec délices, les tuyaux d’échappement descendant un faubourg.

    Tu sais que la guerre ouverte là-bas n’a ni armistice ni traité de paix. Que le champ de bataille est toujours fumant mais que, ô contradiction sublime, le désir d’y vivre en zigzaguant entre les balles perdues n’en est que plus puissant !

    Il n’y aurait que l’écriture pour affronter ça. Encore faudrait-il une écriture avec des mots que seuls savent entendre d’hypothétiques enfers et qui refuseraient l’enfermement d’une définition.

    Comme ceux de Dostoïevski.