usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Historique (adjectif)

     

    Le problèmes de l'Histoire tient à ce que, par définition, elle considère le passé au détriment du présent. Cela revient à instituer une instance complémentaire à ce présent. La société bourgeoise, dès le XVIIe siècle, par les prémices de l'archéologie et de la logique muséale a beaucoup œuvré pour cette inscription des temps anciens dans la mémoire collective. Ce n'était pas seulement, d'aileurs, à des seules fins de délectation esthétique ; il y avait aussi, par ce biais, l'établissement définitif de la nouvelle classe dominante et une démarche de différenciation (la fameuse distinction bourdieusienne et les futurs effets du capital culturel).

    Ce rapport au passé a perduré tant que demeuraient dans le capitalisme relativement ordonné et contraint la nécessité des cadres nationaux et le besoin, notamment face au danger communiste, d'un ancrage culturel relativement stable. Mais ce temps est révolu. Il faut désormais faire autrement, s'affranchir des contraintes territoriales. Tel est l'enjeu secret auquel s'attaquent les think tanks de toute espèces : de la Trilatérale aux Bilderbergers. Abolir les nations, les frontières.

    Or, l'évolution des questions territoriales a une incidence sur la représentation du temps. Les principes du libéralisme (néo ou pas) ne sont nullement en contradiction avec les transformations mentales nées de ce qu'on appelle le postmodernisme, et notamment sa composante narcissique, ainsi que l'ont analysée des auteurs comme Christopher Lasch (La Culture du narcissisme - La vie américaine à un âge de déclin des espérances, ou Le moi assiégé) et Fredric Jameson (Le postmodernisme ou la loigique du capitalisme tardif). Et celle-ci est indéniablement réfractaire à l'Histoire.

    Il suffit pour s'en convaincre d'observer la manière dont on a attaqué l'enseignement de cette matière, les découpages hasardeux et incohérents permettant de rendre incompréhensibles toute vision globale du passé. Les résultats sont assez magnifiques si l'on considère l'inculture abyssale de la jeunesse française. Celle-ci a mise en pratique une logique de la tabula rasa assez magistrale (façon de parler). Le vieux, l'ancien commence à ce qui dépasse sa petite existence. Ce n'est là qu'un des effets d'une volonté politique et d'une évolution culturelle qui ont été mainte fois et brillamment analysées. On relira des auteurs aussi différents que les membres de l'École de Francfort, Hannah Arendt, les situationnistes ou Marc Fumaroli (ce qui, au passage, recouvre un éventail politique assez éclectique, pour le moins).

    Je m'en tiendrai très humblement à commenter l'adjectif historique. Dans une première acception : ce qui relève de l'Histoire. Mais, dans un sens amoindri : ce qui est marquant, ce qui fait date. Et nul ne peut ignorer que nous vivons dans une époque où cette seconde lecture a pris une place phénoménale. Tout moment, tout événement devient historique. Ainsi entend-on que le dollar atteint son plancher historique de l'année, que la gauche, pour telle élection, fait un gain historique (qui sera balayé dans les quatre, cinq ou six ans qui suivent). Le postmodernisme invente donc l'immédiateté historique (bel oxymore) à l'aune d'une société de l'information privilégiant l'instantané, le direct, le vécu. Car derrière cette dérive se cache la volonté d'animer nos existences figées par des décisions de plus en plus obscures d'un semblant d'agitation. Une sorte de théâtralisation du monde pour combler l'ennui et la fatigue de soi (pour citer le remarquable livre d'Alain Erhenberg) qui nous habitent. Il faut nous distraire et créer l'événement, nous faire croire que l'aventure est à chaque coin de l'écran, car l'historique est essentiellement une catégorie médiatique. Il est la mise en scène d'une Histoire où, spectateurs, on transforme pour nous le moindre fait en émotion. Parce que, évidemment, l'historique ne recouvre plus une catégorisation intellectuelle : il est instantané et live. Il est avant tout une notion compensatoire, l'effet placebo d'une déréliction insondable.

    C'est pour cette raison que son aire de prédilection est le sport, puisque celui-ci, dont la diffusion occupe un volume horaire de plus en plus important, est une sorte de baromètre de la sociabilité, la borne sans cesse réactualisable d'une jouissance promise. Pas une médaille, pas une victoire qui ne deviennent un instant à vivre, un opium neutralisant les incertitudes et les angoisses. Pas une aventure physique qui ne soit une forme d'accomplissement collectif, reléguant la nouvelle de la veille à sa propre inanité. Les commentateurs sportifs (on ne peut quand même pas leur affubler le masque du journalisme, lui-même déjà bien ridicule) manient l'hyperbole avec une maestria qui tourne à la caricature. Ils veulent nous faire vivre, puisque beaucoup vivent si peu (confinés dans une stratégie de procuration ou écrasés par sa violence). Peut-on alors trouver meilleure illustration de cette confusion des temps, de cet écrasement des mondes vers le rien que cette image projetée, le soir de la victoire française en Coupe du Monde, de Zidane sur l'Arc de Triomphe, comme s'il fallait en effacer la matérialité, la monumentalité... Abolition absolue de notre Histoire devant l'icône dérisoire d'une liesse sans lendemain possible.

     

  • Par ailleurs, dans l'actualité...

    Du drap blanc, on voit dépasser, à peine, la semelle d'un mocassin et, dès lors, on en déduit que la tête est l'autre bout, là où apparaît une grande tache de sang. Les passants regardent, maintenus à distance par quelques policiers. Personne ne sait ce qu'on attend, qui doit venir, un procureur ou un légiste, sans doute les deux.

    Un uniforme précise à des journalistes que le gars a des papiers ukraiiniens au nom d'Alexander Nolinsky, et une carte de presse. Celui qui a tiré, les témoins parlent tous d'un homme seul, était un professionnel. Les deux balles, gros calibre, ont fracassé la boîte crânienne. Imparable. Et le tueur serait parti à pied.

    Très vite, un blond à l'accent germanique dit à ses collègues qu'il le connaissait un peu. Il s'était réfugié en Autriche, avant de venir en Belgique. Ils avaient travaillé sur des sujets communs. Mais il enquêtait aussi sur des affaires troubles, en free-lance. Il a dû toucher du lourd, mettre son nez où il ne fallait pas.

    Vu que cette histoire s'est passée en plein centre ville, à deux heures de l'après-midi, il n'est pas question de faire comme si. Le problème est de savoir jusqu'où on peut aller. Un autre blond, plus gros et rouge, vient dire que l'information est déjà sur le Net, avec quelques précisions sur la victime. On ne peut décidément pas balayer ça en une phrase. Pas la peine non plus d'en faire un titre. À la douzième minute du journal, cela suffira, avec quelques images du corps sous le drap blanc et la voix du présentateur en off.

    Il y a d'abord des inondations en Flandre, triste spectacle, puis la réunion des ministres de l'économie de l'Union Européenne.

    -Font chier. De toute manière... dit Marie, en se levant de table. Je vais chercher les fruits. Tu veux quoi ? Pomme ou poire ?

    -Poire.

    Quand elle revient, elle voit le drap blanc, quelques secondes.

    -C'est qui ?

    -Pas dit. Un gars qui s'est fait buter, visiblement. Encore un mec pas clair, à tous les coups. En fait, j'aurais bien pris une pomme.

     

  • notule 05

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

    La littérature dite de voyage peut s'avérer ennuyeuse. Il faut savoir y développer, c'est selon, l'art du long cours ou celui du détail. Elle peut concerner le lointain et le proche, l'inconnu et le connu, tant ce qui importe tient peut-être moins dans l'objet que dans la manière (mais n'est-ce pas là le fond de l'écriture)

    1-Parmi toute la vague qui parcourut le XIXe dans sa tentation de l'Orient, Nerval est celui qui a su le mieux allier l'attrait du pays nouveau avec ses propres interrogations (que l'on retrouve d'ailleurs en lisant ses Chimères, bijou d'hermétisme)

    Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient (1851)

    2-Pour comprendre ce que fut le cosmopolitisme intelligent, à mille lieues des imageries actuelles, dans l'exigence poétique d'un dandy, A.O. Barnabooth, double (quoique...) de l'écrivain magnifique qu'est Valery Larbaud.

    Valery Larbaud, Les Poésies de A.O. Barnabooth. (1913)

    3-Si de Miller, on a lu les pavés érotiques pas toujours très réussis, on se reposera en se plongeant dans son odyssée en Grèce, pour découvrir un auteur pas si américain que cela.

    Henri Miller, Le Colosse de Maroussi. (1941, en français, 1958)

    4-Quand l'esprit allemand capte la folie de la lande.

    Heinrich Böll, Journal irlandais. (1957, en français 1969)

    5-Rome, par le menu, par le détail : poétique, érudit, prosaïque, humain.

    Marco Lodoli, Îles : guide vagabond de Rome. (2008, en français 2009)

     

  • Au large

    Jean-Jacques Lozachmeur n'a pas toujours fait ce travail. Travail que d'ailleurs il ne fera plus puisque l'automatisation de l'appareillage par les Phares et Balises a rendu son emploi inutile. On lui a trouvé une place dans un bureau, dit-il, pour quelques mois, mais il ne compte pas rester. Avant, il a eu de multiples emplois dont il ne parle pas. Sans intérêt, selon lui, presque anecdotique, au gré des envies et des opportunités, quand il y avait encore les unes et les autres.
    Il est donc devenu gardien de phare, formule qui l'amuse parce qu'il la trouve mal choisie, quand on veut bien admettre qu'aux pires moments du métier, dans le déchaînement du vent et de l'eau, c'est l'homme, seul, vaillant sans doute, il ne joue pas les faux modestes, qui trouve dans l'épaisseur de la pierre et la rigueur de la maçonnerie la force de ne pas devenir fou. La chose est plus forte que l'homme qui l'a créée. C'est le phare qui sauvegarde l'homme.
    Il était l'unique locataire d'une colonne ancrée sur un rocher, face à tout ce que l'on sait et que des gens, à la télévision, ou dans des livres, ont maintes fois décrit. Ils en font beaucoup trop, dit Jean-Jacques Lozachmeur, beaucoup trop. Ils ont toujours à dire sur la difficulté à vivre dans la solitude, sur le danger des relèves, le fracas des tempêtes.
    Il a aimé ce métier mais, précise-t-il, cela n'a rien à voir avec le bonheur. Comparé à ce qu'il avait fait d'autre dans sa vie (mais nous n'en saurons décidément pas plus), cette étrange situation l'a transformé et peut-être, si elle était advenue plus tôt, aurait-il changé sa manière de vivre et ses aspirations. Il aurait moins calculé, mais aussi moins cru en lui, il aurait été moins présomptueux.
    Voilà, dit-il, ce qu'il en est pour moi, et je n'ai pas la prétention d'apprendre à quiconque les choses de la vie. Il ne faut pas rêver sur ce que l'on est. Vous devenez gardien de phare. Je suis donc veille, sauvegarde... Je suis l'œil, je tourne et on me voit. Je guide et je préviens, je détourne et je sauve. C'est là, quand on vous propose le poste, une très belle histoire, celle du quotidien et l'on se sent gagné par un devoir et un désir : être l'œil tendu et imparable. La plus belle des récompenses, à la relève, est de n'avoir rien à dire, de ne pas avoir à commenter naufrage ou péril. Que votre temps ait été mangé en pure perte. J'ai exercé ce métier six ans. J'aurais pu y renoncer très vite. Je ne l'ai pas fait. J'aurais pu.
    Jean-Jacques Lozachmeur a élu domicile dans les terres et il a décidé qu'il ne reverrait jamais les côtes autrement qu'au hasard de la télévision. Il n'est pas homme à renoncer à ses choix.  Quatre mois après sa prise de fonction, à moins d'un mille de là où il veillait, un bateau a pris une grosse lame de travers semble-t-il. L'embarcation n'était pas de grande force. Nul survivant. Trois morts et l'un des corps n'a jamais été repêché. La tempête n'était pourtant pas des plus féroces mais la nuit bien lourde de pluie et de vent. Les plaisanciers, peu aguerris, avaient sans doute paniqué. Lorsque le lendemain, on lui a appris, par radio, la nouvelle, l'univers, le sien, dit-il, la manière dont il pouvait encore se l'imaginer, a changé de nature. La mort fait partie de la vie. Ce n'est pas un grand secret, sourit-il (mais nous sentons en lui une mélancolie pudique).
    Sa place est devenue celle, paradoxale, de l'aveugle qui contemple le monde. Il était là pour donner la lumière, en préserver la parole précieuse et intermittente, et il découvre qu'il n'est que le plus faible et le plus incertain des hommes, autour de qui les drames deviennent plus probables à mesure que le ciel s'effondre de vent d'orage et que l'obscurité mange chaque mètre, jusqu'à ce que le monde ne soit plus rien d'autre qu'un immense et sans profondeur drap noir.
    Veillant sur l'œil technique qu'on lui a confié, dit Jean-Jacques Lozachmeur, depuis ce naufrage premier, il passe alors chaque nuit devant la ténèbre et sa nappe immobile. Le calme n'est qu'une incertitude de plus. Certes, il voit alors les lampes des navires, comme une correspondance du firmament, mais il ne croit plus à la bienveillance des étoiles. Les nuits de fracas le réduisent à faire le guet de son propre démembrement. D'autres malheurs arrivent, peu nombreux, d'autres bateaux prennent l'eau et lui, premier spectateur pourtant, ironique torche vivante et pourtant morte, fixe, comme un idiot, son vainqueur qui revient, cette ardeur funeste qui hante ses heures, toutes ses heures. Parce qu'il retrouve chaque matin, ou à la fin de chaque tempête, le même paysage : le rocher formidable et la vague ogresse assagis, qui discutent, comme si rien ne s'était passé. Il reste devant, dit-il, à attendre. Il parle soudain d'un Brueghel, de son laboureur indifférent à la chute d'Icare, du sillon qu'il trace avec conscience. Un souvenir d'école. Lui est là, à attendre dans le noir, espèrant que le sillon des bateaux qui passent continuera à l'infini. Et quand nous faisons allusion aux Grecs, au savoir des aveugles chez eux, il répond :
    -Ah oui... Toute leur sagesse contre mes yeux qui auraient su.

  • Otage (substantif)

    http://rased-en-lutte.net/wp-content/uploads/2009/05/greve.bmp

     

    Nous sommes une société sans guerre, du moins sur notre territoire (quant à ce que nous faisons ailleurs, c'est une autre histoire). Il en est d'ailleurs de même dans les espaces où le capitalisme a compris qu'il lui serait préjudiciable qu'il en soit ainsi. À cela s'ajoute l'effrondrement significatif des ennemis extérieurs. Le déclin et la chute de la sphère communiste ont amoindri les mouvements terroristes que l'Occident avait connus dans les années 70. L'activisme prôné par La bande à Baader, les Brigades Rouges ou Action directe, outre qu'ils furent parfois l'objet de manipulations (dont l'une des plus significatives fut l'affaire Aldo Moro), est devenu un mode de contestation caduc. Le champ est libre pour une victoire à plates coutures du libéralisme.

    Il faut bien que le capital reprenne aux gueux ce qu'il leur a concédé, peur des Rouges oblige, comme acquis sociaux. Mais il n'est plus possible, pour des questions de coûts et d'images, de procéder avec la même violence que naguère. La répression, telle qu'elle fut pratiquée contre certaines grèves d'après-guerre, aussi bien que la stratégie du pourrissement, telle que Margaret Thatcher en usa lors du conflit avec les mineurs au début des années 80, ne sont plus de mise. Il faut désormais concevoir une politique qui fonctionne selon les règles d'un asservissement volontaire, conditionner l'individu pour que sa propre liberté soit un miroir déformé cachant des desseins bien noirs.

    Il s'agit donc de déporter la problématique de la contestation, au delà du droit et de la légitimité (puisqu'il y a droits légaux et dûment reconnus), vers celle d'un droit qui n'est pas clairement spécifié : celui de l'usager, pour les services publics, celui du client, pour ce qui concerne le secteur privé. C'est-à-dire vers cet individu auquel je peux m'identifier, puisqu'à un moment ou à un autre, je suis l'usager ou le client, et dont la caractéristique première, dans une dialectique d'opposition, est d'épouser le rôle du faible, du démuni. Ainsi fut érigée, alors même que disparaissaient du paysage les actions terroristes, la figure de l'otage. La grève des enseignants, des postiers, des cheminots, des routiers, des employés de Total, etc. est devenue un coup de force et la contestation (pourtant légale) une violence symbolique apparentant la parole de refus à une rébellion face à un système posé comme fonctionnant à merveille. Celui que l'on atteint n'est donc plus le thuriféraire de la puissance économique régnante (lequel place ses enfants dans des institutions sûres et n'a guère l'occasion de prendre le métro) mais le petit, le Français moyen, notre voisin, notre frère. La contestation devient une injustice faite au pauvre, à celui qui travaille dur (pour pas grand chose). La théorie de l'otage, c'est en retour la logique du sabotage, et le gréviste, public ou privé, pourvu qu'il touche un secteur sensible, est cet indésirable frappant le rayonnement de la France et entamant les chances de celle-ci à pouvoir rester au sommet dans le concert des nations. Il devient mutatis mutandis le hors-la-loi des temps de guerre.

    Mais, comme l'État n'a pas intérêt à se montrer ouvertement belliqueux, il fait endosser son discours latent par la doxa populaire, à grands coups de micro-trottoirs et de reportages bidons les jours de manifestations : oui, il y a bien à se plaindre de ceux qui, par leur position privilégiée, prennent le quidam en otage. On y retrouve alors le ferment éminemment populiste et la France unanime (du moins veut-on nous le faire croire) crie à l'injustice, fustige les pourris, ceux qui, parce qu'elle aura, cette France, à se lever une heure plus tôt, sont des traîtres à la Patrie en difficulté.

    L'otage est donc une figure-clé de l'idéologie victimaire développée par le capitalisme, nous faisant croire que toute atteinte à notre liberté de consommer est une atteinte à notre intégrité. Nous ne sommes plus un corps politique. Nous ne sommes plus que des corps consommateurs.


     

  • L'Irréductible

    «Il n'y a pire douleur que celle dont il ne reste rien» écrit Malcolm Lowry. A voir... Ne serait-ce pas plutôt celle que l'on a connue, que l'on connaît encore, comme en suspension, dans les intermittences de la mémoire (in)volontaire, et devant laquelle, si elle revenait vers nous, chair et sang, souffle et paroles, notre esprit, aussi savant soit-il de sa défaite annoncée, ne détournerait peut-être pas la face...

    Bien plus que contre l'Autre, fût-il Dieu, comme Jacob à Penuel, c'est contre soi qu'est le combat le plus dur et le plus incertain.

     

  • "La France a peur"


    «La France a peur. Je crois qu'on peut le dire aussi nettement. La France connaît la panique depuis qu'hier soir une vingtaine de minutes après la fin de ce journal on lu a appris a peur cette horreur : un enfant est mort.» Ainsi Roger Gicquel commence-t-il le journal un soir de février 1976, le ton grave, la mine sévère. On a retrouvé le corps de Philippe Bertrand, enlevé et tué par Patrick Henry. Un fait divers, aussi sordide soit-il, reste un fait divers. En le dramatisant de cette manière Roger Gicquel ouvre la voie à une triple forme déliquescente de l'information.

    C'est d'abord la prise de position du journaliste, l'empreinte qu'il se permet de donner à l'information (est-ce une information ?) qu'il donne, ce qu'en linguistique on appelle la modalisation. Gicquel croit. Sur quoi se fonde-t-il ? Qu'a-t-il fait les dernières vingt-quatre pour avoir ainsi sondé avec précision les cœurs et les reins de millions d'individus ? Il est pourtant sûr de lui puisqu'il peut le dire aussi nettement (mais il est malin : il efface le je initial derrière un on de connivence. Ce on, c'est lui, vous, moi...). Cela doit suffire pour que tout qui sera dit devienne paroles d'Evangile. Il est de l'autre côté de l'écran donc il sait. Il est le dispensateur du savoir (im)posé comme un discours sans contre-partie. Il inaugure cette tradition qui fait de la grand'messe l'objet de son présentateur (mais un présentateur, est-ce un journaliste ?). Bientôt nous aurons le droit au journal de Mourousi, de Poivre d'Arvor, de Claire Chazal, comme on va au spectacle d'un chanteur, d'un humoriste. Dans cette perspective, il est l'autorité, le Verbe qui se fait chair. Il s'arroge le droit de diriger le discours à sa convenance. Il ne parle pas. Il assène. Il se donne un phrasé, et celui de Gicquel, avec sa voix si particulière, avec la lenteur du débit, sait atteindre sa cible : plus que notre raison, c'est le cœur qui doit fonctionner. Il nous initie à la doxa cathodique, la seule qui vaille, et elle touche la corde sensible.

    Voici donc la transformation majeure : le traitement compassionnel des nouvelles du monde. Il ne s'agit pas de proposer une analyse dialectique de l'événement mais de s'en remettre à l'immédiateté des sentiments, de provoquer la réaction épidermique, d'être touché. Il faut qu'en chacun de nous résonne le sens commun de notre humanité, comme si celle-ci se tenait justement dans la seule zone des sentiments. Si l'on se veut plus critique, si l'on veut prendre du recul, ne pas se laisser happer par la force de la voix (et les images qui vont suivre, immanquablement), c'est qu'on est un barbare, une potentielle brute sanguinaire car personne, absolument personne, ne peut (mieux : ne doit) résister à l'appel compassionnel. Un enfant mort, la détresse des parents, la violence du bourreau, tout cela doit (r)éveiller en nous la force de la vengeance, le cri du cœur demandant justice. Derrière l'écran, Gicquel attend que le peuple réagisse et il lui dit qu'il peut le faire, parce qu'il le comprend. Il sait que dans toutes les demeures de France la colère gronde. Il nous dit qu'elle est légitime et qu'il la comprend. Sa parole nous y autorise. Il sait ce qu'est la France.

    Car, comme troisième point, cerise sur le gâteau, quand il affirme que «la France a peur», il pose que celle-ci existe, non pas seulement comme entité politique ou héritage culturel, mais comme adrénaline commune, quasi génétique. Gicquel place la question sur un plan qui sera régulièrement repris, en particulier dans les sphères politiques : cette connaissance intuitive et globale de ce pays et de ceux qui y vivent, avec leurs caractéristiques et leurs réflexes pavloviens. Cette France, pourtant si diverse dans sa sociologie, se retrouve. Il y a un point de jonction où nous sommes les Français : cette appellation qui n'a plus rien à voir avec la mythologie gaullienne. D'ailleurs, Gicquel, ce n'est même plus la voix de la France du temps de l'ORTF, mais la voix du sang.

    En ce soir de février 1976, la France a donc le droit d'avoir peur. Gicquel libère la parole. Au sortir de l'hiver, elle use de son droit, cette parole française (puisqu'on peut bien ainsi l'intituler). Elle veut du sang. Il s'appelle Christian Ranucci. Son procès commence le 9 mars et comme la France n'a pas Patrick Henry sous la main (mais Badinter le sauvera), elle attend sa victime expiatoire. Elle l'aura et malgré les invraisemblances du dossier, il est condamné à mort. La grâce lui est refusée. Il est exécuté le 28 juillet 1976. C'est le début de ce qu'on appelle l'histoire du pull-over rouge.

    Je crois à l'innocence de Ranucci. Mais ce n'est pas suffisant bien sûr. N'empêche : au jeu des intimes convictions, ma croyance vaut bien celle d'un journaliste dont on célèbre depuis ce week end le grand professionnalisme.

     

  • Résistance

    Fruits des notes prises dans le maquis entre 1943 et 1944, Feuillets d'Hypnos de René Char bouleverse de n'être pas un simple chant de combat. Le recueil, dans sa fragmentation même, porte une incertitude, l'incertitude du vivant pour qui chaque pas, chaque souffle sont comptés. Le poète n'édifie pas le lecteur à venir. Il ne nous renvoie ni à une ligne de partage entre le bien et le mal, entre l'héroïsme et la couardise, ni à la simple brutalité des événements. Il cherche à se frayer un chemin entre l'immédiat apeuré et la confiance du jour qui suit.


    La contre-terreur c'est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c'est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c'est cette pesanteur bien répartie, c'est cette circulation ouatée d'animaux et d'insectes tirant mille traits sur l'écorce tendre de la nuit, c'est cette graine de luzerne sur la fossette d'un visage caressé, c'est cet incendie de la lune qui ne sera jamais un incendie, c'est un lendemain minuscule dont les intentions nous sont inconnues, c'est un buste aux couleurs vives qui s'est plié en souriant, c'est l'ombre, à quelques pas, d'un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va céder... Qu'importent alors l'heure et le lieu où le diable nous a fixé rendez-vous !

     

     

  • La Langue de l'ennemi

    Il est difficile, en ces temps où les effets d'annonce et la logique marketing tournent à plein régime, de ne pas céder à la tentation du raccourci, du clinquant ou de la formule. Et même quand on veut se prévaloir de certaines valeurs et incarner une certaine idée de la justice et du respect dus à chacun d'entre nous, il ne faut pas croire que les mots perdent leur sens, qu'on en neutralise aisément la portée inconsciente. Ainsi Ni putes ni soumises.

    Cette association née en 2003 à la suite d'un fait divers justifie son action «pour dire non à la dégradation constante et inadmissible que subissent les filles dans (les) quartiers. (C'est) un cri au visage de (la) société pour que plus personne ne puisse dire : on ne savait pas !» Les intentions sont louables et il ne s'agit pas de remettre en cause le bien-fondé d'une telle démarche. Néanmoins, puisque les expressions que nous choisissons sont aussi le reflet du monde tel que nous le structurons, faisons quelques remarques.

    Dans Ni putes ni soumises, deux termes sont mis en miroir. Un substantif et un adjectif. Peuvent-ils être considérés de la même façon. D'un côté, il y a ce qui sonne comme une insulte, de l'autre la détermination d'un état psychologique reflétant un rapport déséquilibré et aliénant. Il n'est pas illégitime, loin s'en faut, de refuser la soumission tant elle révèle une souffrance potentielle et qu'elle porte atteinte à la dignité de l'être. En ce sens la logique politique induite par le second terme est assez claire. Il s'agit en l'espèce de lutter contre des mouvements réactionnaires (qui prennent leurs formes les plus visibles dans des courants religieux fondamentalistes mais imprègnent aussi la sociologie de toute une population masculine dont les apparences modernes ne doivent pas tromper quant aux références culturelles rétrogrades dont ils se réclament.). Ce refus de la soumission revient peu ou prou à lutter contre le retour d'un refoulé qui institue comme structurante et naturelle une infériorité physique et morale de la femme. On ne peut qu'y souscrire.

    Mais il y a aussi le terme premier. Ni putes... L'insulte, certes, dont l'usage si fréquent a entraîné, pour partie, un effet de neutralisation. Employée à tort et à travers, comme une ponctuation, ou comme un terme quasi affectif. Il suffit d'entendre parler la jeunesse. Il est clair que dans le nom de l'association, il ne faut nullement s'en tenir à cet amoindrissement sémantique. C'est l'insulte qui prime. Nous sommes là dans l'infamant, dans ce qui blesse la dignité et porte atteinte à la valeur de l'être. Le choix de ce terme est cependant ambigu parce que le substantif renvoie aussi à une réalité sociale, à des situations concrètes sur lesquelles il est nécessaire de s'arrêter un instant. Car Putes, ainsi repris, devient dans la bouche de celles qui luttent une ligne de séparation dont la connotation morale (et je ne dis pas éthique) pose problème. Ne pas vouloir être traité de pute, ne pas vouloir être assimilé à une pute, si on peut comprendre la légitimité de ces requêtes, revient de facto à stigmatiser une catégorie dont on méprise inévitablement la situation. Ce n'est plus un simple motif construit sur une dialectique liberté/oppression mais établir une distinction implicite du type bien/mal, moral/immoral. Pour le dire plus clairement : putes devient, du côté de la pensée féminine, un signe d'ostracisme. Dès lors, dans ce nom, j'entends un mépris au féminin qui occulte une réalité violente et injuste. Je pense aux prostituées, à ces putes du quotidien qui n'ont pas choisi d'être sur le trottoir, à ces jeunes filles parfois mineures venues de l'Est et qui attendent le client, abruties de peur et de cocaïne (parce qu'il faut pouvoir supporter le froid, quand on est peu vêtu...). Je pense à ces silhouettes qui surgissent à la tombée de la nuit dans les quartiers prévus à cet effet, dans l'attente du client, dans la peur du souteneur. Des putes, d'accord. Mais encore ? Que nulle jeune fille des quartiers (lesquels d'ailleurs ?) n'ait envie d'en être réduite à ce sinistre destin est une chose ; que cette réalité devienne inconsciemment un repoussoir dans lequel on affirme son droit à la morale en est une autre. Ce n'est alors que le énième exemple de cette construction des individus qui vont chercher dans le plus pauvre qu'eux, le plus déshérité qu'eux les ressources et la légitimité de leur affirmation. Sans doute aurons-nous droit à un discours compassionnel sur ces misérables créatures (pour user d'une expression très XIXe siècle...) mais l'insconscient est là, qui parle.

    Il est évident que ce genre de procès sémantique n'aurait pas lieu d'être si, à la formule choc, on avait préféré un intitulé plus clairement politique. Surtout : il est regrettable que ce vocabulaire dégradant dont l'origine est évidemment masculine soit ainsi repris par celles qui veulent se placer en position de contestation. Une lutte, pour qu'elle soit une force identifiable et valorisée, se doit d'élever le débat. Et l'on ne peut se définir par la négative : ni/ni. Ce n'est pas qu'une question de mots. Ou plutôt, si : il faut choisir ses mots. Ainsi, ne jamais les emprunter à l'ennemi, parce qu'alors on vient sur son terrain, qu'on le veuille ou non, et quoi que l'on fasse, quelque précaution que l'on puisse prendre, il en restera toujours une trace.

     

  • J'y étais, j'en reviens...

    C'est le début septembre. Il fait encore doux. Ce passant était à Sidney, cet autre à Montréal, cette inconnue à Hong-Kong. Leur tee-shirt Hard-Rock Cafe les magnifie, croient-ils, et signe un lointain que nous devons envier, où nous aurions être. Nous sourions de pitié à ces êtres-sandwich, publicitaires de leur propre néant.