usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Bertrand Redonnet, Carto-(ro)mancier en mouvement (à propos de Géographiques)

    Ils devisent, autour d'une table, d'un repas, non pas comme des socratiques qui voudraient chercher raison, mais habités d'une jovialité qui rappellerait plutôt les personnages de Boccace ou de Marguerite de Navarre. Cependant ce ne sont pas des histoires qu'ils racontent, des fictions. Ils évoquent leur pays, hors toute ferveur bassement nationaliste. Mais qu'est-ce que le pays ?

    À mille lieues des bouffeurs de poussière et de mirages (il n'est pas l'homme de la Patagonie, des terres australes ou de l'équateur, pour faire joli. Tant mieux : les voyageurs démonstratifs me lassent). Bertrand Redonnet choisit le proche, le simple, le détail. Ses Géographiques sont d'abord le maillage du souvenir, le tissage d'une transition qui nous ramène à l'origine : origine des lieux et origine des mots. L'étymologie fera partie de l'aventure. Le texte est bien aussi ce croisement des abscisses et des ordonnées, des latitudes et des longitudes de la langue. Mais l'auteur évite soigneusement l'écueil de l'érudition impressionnante, de la somme qui signe sa présence. Tout mot, s'il mérite une histoire, et la sienne en premier, n'est qu'une relance pour une remontée de chair et de souffle. Les considérations climatiques, météorologiques ne sont que pré-textes, appuis poétiques pour la résurrection des beautés du monde. Et celles-ci apparaissent dans la source de l'être. Ce qu'échangent les personnages n'est pas la prévalence leur propre parcours mais l'envie d'en faire connaître la rêverie.

    La construction dialogique, soit : une certaine forme de désordre, nous renseigne sur le besoin que nous avons d'entretenir la parole pour que l'individu ne disparaisse pas. Chaque interlocuteur ne vient pas avec son cheminement seul. Il roule son passé et semble se redécouvrir dans le mouvement même de la parole. Voilà ce qui, plus encore que les images surgissantes, métaphores et métonymies (que je suis bien d'accord avec lui quand il la place au-dessus de tout !), porte la poésie de Bertrand Redonnet : cette tension contradictoire de ceux qui disent, à peine visibles et pourtant fondus dans le paysage dont ils habitent encore les secrets. Les lecteurs habitués aux textes courts publiés sur son blog, y retrouvent cette légèreté du trait qui le caractérise : la retenue.

    Parlions-nous de personnages ? La dénomination convient-elle ? Et l'histoire ? Le fil conducteur ? Dans la cartographie générique de la littérature, cet hégélianisme sclérosant, Géographiques est une transgression. Le discours de chacun, son dis-cursus, détour(nement) de la parole singulière, n'a pas besoin de tout l'appareillage des ordres littéraires. Il parle lui-même de divagations. Peut-on parler également de vagabondages. Rien de formaliste, en somme, parce qu'alors il y aurait un début, un milieu, une fin. Double fin : finitude et finalité. Or l'écrivain veut que de ces rencontres il n'y ait nul épuisement. Elles sont exemples, sorte de gai-savoir sans doctrine. Géographiques, jusqu'au choix de l'adjectif plutôt que le substantif, ne donne pas un définitif à l'espace. C'est une incitation à faire notre propre chemin. Tant mieux.

    Pour l'heure, l'auteur vit en Pologne. Il clôture d'ailleurs sur «cette terre (qui) parfois oublie tout d'elle-même et plonge dans un coma livide. Un coma qui vous regarde avec le blanc des yeux. Un coma sans prunelles et sans paupières». Mais lui regarde, toujours, persistant : «les deux élans promènent alors leurs mélancolies erratiques». Dernière image du livre. Par un glissement polysémique subtil, le lecteur saisit ce qui fait peut-être l'essence de ce beau livre : une nostalgie discrète qui se refuse à l'inertie.


    Bertrand Redonnet, Géographiques. Divagations. Le temps qu'il fait, mars 2010

     

  • Partager un secret...

     

    Maggie Cheung et Tony Leung

    Au début de In the mood for love, un couple emménage dans l'appartement jouxtant celui d'un autre couple. Peu à peu la nouvelle arrivée découvre que son mari la trompe avec la voisine. Elle se lie avec le mari de celle-ci et commence alors une relation singulière, où se mêlent le désarroi et l'envie de trouver une porte de sortie, relation singulière dont il est difficile de percer la réalité, car Won Kar-Wai évite les plans qui clarifieraient la situation. À la fin du film, quelques années plus tard, le héros se retrouve dans un temple. Il se dirige vers un arbre, et dans un creux de son tronc, il va glisser un secret.

    Dans une interview, Tony Leung explique que le réalisateur lui avait laissé le libre choix des paroles qu'il prononcerait, sans que le spectateur ait la possibilité de les entendre ni même de les déchiffrer sur ses lèvres. Ultime artifice du silence. Il aurait pu ne rien dire, mimer le silence même, ou articuler ce qui lui venait par la tête, la moindre pensée absurde. Mais lui, de révéler qu'il avait simplement murmuré que son personnage n'avait jamais aimé l'héroïne. Il avait le droit de se le dire, le droit aussi de donner son avis et cela ne devrait rien enlever au film. Du moins faut-il s'en persuader ainsi, car désormais, il est bien difficile de ne pas chercher sur son visage, tout au long du film, des signes qui viendraient confirmer sa place de bel indifférent. L'œil file, comme on le dit d'un détective, une histoire doublant l'ouverture scénaristique du réalisateur, parce qu'on a du mal à croire qu'en vivant le personnage de l'intérieur, Tony Leung n'en a pas une connaissance qui sera infiniment supérieure.

    C'est un sentiment désagréable dont on se passerait aisément car, pour la fiction comme pour la réalité, il y a évidemment des choses qu'on préférerait ne jamais savoir...












     

  • Top models

    http://farm4.static.flickr.com/3289/2800415596_29bde4e13b.jpg?v=0

    Le voyageur d'août, à Rome, manquera le spectacle de la via dei Cestari. Les boutiques sont fermées, les rideaux de fer baissés. Il ne peut donc jouir des vitrines où sont exposés les derniers modèles de l'élégance ecclésiastique. Car, en cette rue, on admire chasubles, étoles, soutanes, habits d'apparat. Peut-être Fellini s'en est-il inspiré pour son défilé dans Roma. L'observateur neutre et bienveillant voit la prêtrise et les religieuses s'extasier sur les nouveautés du moment, fashion victims d'une religiosité qui ne se réduit plus à la sobriété des couleurs sombres. Certes, il serait ridicule d'y voir la version pieuse des boutiques chic de la via dei Condotti. De Ritis n'est pas Armani. Malgré tout, on sent chez certains et certaines un frisson. Et nous, mécréant que nous sommes, en regardant discrètement quelque sœur à la sihouette fine, au visage angélique, loin des clichés de la laideur réfugiée dans la dévotion, rêvons aussi, un moment, à d'autres tissus mais nous nous tairons sur le sujet...

     

  • Le passé simple

    L'une était partie, bien des années auparavant, à la ville. Mais elle avait acheté, plus tard, une petite maison et sympathisé avec la fermière qui possédait le jardinet adjacent. Ainsi avaient-elles institué, chaque samedi après-midi, la pause du café, vers seize heures, sorte de récréation de la semaine rurale, pour la seconde, car, des deux, c'était elle la plus bavarde. Le travail agricole, les enfants, son veuvage ne laissaient pas le temps à sa carcasse sèche (il pensait à la femme de Popeye) de s'épancher. D'ailleurs, auprès de quelle oreille attentive aurait-elle pu trouver réconfort ? Ils n'avaient pas, tous qu'ils en étaient, l'art de la compassion. Il fallait que cela trace. Heureusement, elle l'avait rencontrée. D'abord, chacune de son côté du grillage, pour des propos de bon voisinage, puis des avis météorologiques et jardiniers. Bientôt ce fut le rituel du café.

    Et lui, enfant, aimait ce moment. Tout l'intriguait. Elle, la fermière, et le rendez-vous en lui-même. Elle entretenait son amie des faits les plus banals de la semaine écoulée : les chamailleries entre les six enfants, les fièvres du dernier, les moissons, les semailles, la bête qui avait vêlé, les menus potins de la commune, ce que l'autre, retournée à la ville, ne pouvait savoir. Il avait du mal à suivre parfois (mais avec le temps, il s'y fit), à cause de son accent et des mystères de son vocabulaire : elle tirait de l'èvesaille, voulait planter un cottignier, parlait de lu l'aote (lui l'autre), etc. Tout un univers qu'il retrouva plus tard en feuilletant le Dictionnaire d'ancien français de Dubois, comme si une partie de la langue s'était figée en elle, qu'elle en avait été le dépositaire ultime, puisque ses enfants, avec qui il jouait, ne parlaient pas ainsi, du moins pas toujours. dans une

    Mais la découverte prodigieuse était ailleurs. Alors qu'à l'école primaire, son instituteur lui apprenait les conjugaisons multiples du passé simple, et ses usages purement écrits, pour les fameuses rédactions sur feuille petit format grands carreaux, il découvrit qu'elle, la paysanne, transgressait, et doublement, ce qu'on lui enseignait. Il suffisait que le propos ne concernât pas la veille du fameux samedi pour qu'elle enclenchât une autre vitesse, qu'elle débouchât dans un autre monde, et ce monde avait un paradigme symbolique : le passé simple. Néanmoins c'était un passé simple unique, dont les terminaisons étaient valables pour tous les verbes. Tout y était en «i» : j'allis, je fesis, je mangis, je prendis... sans qu'il y eût la moindre exception. Il avait vite repéré les erreurs mais se gardait bien d'intervenir, puisque l'amie de la ville se pliait à cette loi intangible, ne s'en offusquait pas, et même, parfois, comme pour marquer une plus grande proximité, ou pour se souvenir de sa propre enfance, se mettait elle aussi à la narration en «i». La fermière réunissait ainsi l'anachronisme, car jamais il n'entendit à la ville la moindre personne, aussi éduquée fût-elle, user de ce temps, et la faute de langue stylisée.

    Il se dit, pendant longtemps, qu'elle parlait mal, mais que cela avait son charme. L'un n'excluait pas l'autre d'ailleurs. Cependant, il fut plus tard fort attendri en repensant à elle, à son emploi systématique et réfléchi de ce temps qui disparaissait du quotidien, en découvrant que Madame de Sévigné avait, elle aussi, moins les fautes évidemment, un usage particulier (pour nous, car alors c'était la règle) du passé simple dans son œuvre épistolaire. Comme avec la fermière de son enfance, il suffisait que l'événement soit un peu éloigné dans le temps, quarante-huit heures tout au plus, pour que le charme opérât. Et c'était assez comique de rapprocher l'une et l'autre : pourquoi pas, au fond ? Alors que nous étions tous déjà convenus d'une conversion au passé composé, ayant abandonné l'art de raconter, d'une certaine manière, une femme que la belle intelligence aurait considérée avec mépris gardait en elle, sans le savoir, une part de l'esprit classique.


     

  • La présomption

    Le narrateur de la Recherche n'est pas seulement l'homme de la mémoire involontaire. Il est aussi, souvent, le témoin involontaire : celui de la cruauté de la demoiselle Vinteuil et de son amie, celui de la reconnaissance entre Charlus et Jupien,... Il est dans les coulisses, dans l'envers du décor et, de fait, dans le revers des choses et des êtres. Parfois pour donner la leçon, montrer toute la maîtrise qu'il a sur le monde, faire étalage de sa lucidité. Parfois, comme ici, quand son ami Saint-Loup lui présente celle qu'il aime, pour rappeler que nul ne peut se prévaloir d'une totale connaissance des individus. Et le paramètre amoureux ne doit pas servir d'explication : le constat proustien est bien plus désarmant.

     

    Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle qui, il y a quelques années-les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent-disait à la maquerelle: «Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher.»

    Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées, tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée, m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués jusqu'à faire-de ce qui était pour moi un jouet mécanique-un objet de souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur» dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait. J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y réussir!

    Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face.

                                Le Côté de Guermantes

     

  • Caravage, au miroir

    Ce tableau, aujourd'hui exposé à la Villa Borghese, est daté des années 1609-1610, soit peu de temps avant que l'artiste ne décède le 18 juillet 1610, à Porto Ercole, vraisemblablement de maladie. Il s'agit donc d'une toile tardive, d'un homme approchant les quarante ans.

    L'artiste a repris un thème assez répandu, David et Goliath. La décapitation du géant, respectant en cela les indications du texte biblique, a par ailleurs des échos dans l'œuvre caravagesque, si l'on pense à la Judith du Palais Barberini, à la Décollation de Saint Jean Baptiste, et dans un genre approchant à la tête de Méduse des Offices. Quoiqu'il ne soit pas son tableau le plus réussi, il ne manque pas d'intérêt.

    Le visage et le corps gracile de David rappellent d'autres portraits du peintre. On y trouve une même jeunesse vivante, avec une pointe d'arrogance. Certaines conjectures biographiques laissent penser que ce garçon était un amant du Caravage. Cette hypothèse n'est pas absurde puisque celui-ci avait l'habitude de mettre en scène des gens de connaissance. Dans cette perspective, il est clair que l'illustration du combat biblique entre le fort et le faible prend une dimension poignante et ce d'autant plus que, certitude cette fois, la tête de Goliath est un autoportrait. Ce tableau peut alors se contempler comme l'allégorie d'un amour tragique entre une beauté pleine d'éclat et puissante (malgré la légèreté du corps) et un homme déjà marqué par l'âge (nous sommes au début du XVIIe siècle) et une vie fort mouvementée. S'il y eut amour, passion, qui sait, le Caravage raconte une sienne défaite, la souffrance pour un autre, cruel, lui faisant perdre la tête, l'aliénant à sa toute violence d'être désiré. L'amour, en ce sens, est un combat, ce qui n'est pas nouveau.

    Ces amants ne se regardent plus. Ou, pour être exact, l'un (le fort de naguère devenu le faible) est privé du regard de l'autre qui, lui, en retour, est dans la contemplation ardente de son triomphe, sourire esquissé aux lèvres. Il est là, tenant à distance celui qui voulait (encore ?) l'approcher, dans une posture dont les détails interpellent. C'est d'abord l'épée, dans un mouvement descendant, qui désigne peu ou prou l'entre-cuisses. L'arme-sexe par/pour laquelle Goliath-Caravage a failli. Mais l'arme pourrait passer pour un élément extérieur, la concession au respect nécessaire du récit biblique. Pour le moins, un point de réalisme. Alors, l'artiste redouble sa thématique, et cette fois, c'est le bras tendu, peint dans un raccourci magnifique, avec le poing fermé et sûr. Cette tension est celle du fascinus, sexe en érection des Latins (et le poing, qu'est-ce, en ce cas ?), et par contamination celle de la fascination dans/par laquelle l'homme mûr et désirant a fini de se perdre. Fascinus qu'il ne reverra plus, et dont il meurt. Jeu barbare des sentiments où l'égalité est illusion, le partage leurre, la reconnaissance mascarade. Le proche est devenu lointain. Et cette perte, il ne peut, d'une certaine manière, la peindre qu'aveugle. Ce qu'il est, effectivement, dans le tableau, par le truchement de l'autoportrait.

    L'autoportrait. Certes, l'épisode choisi suppose que Goliath ait payé chèrement sa présomption et qu'il ait le rôle du méchant. N'empêche : le masque grimaçant, les yeux peints dans une dissymétrie qui saisit (comme s'il peignait deux visages en un...), la bouche ouverte, tout ce dispositif aboutit à l'horreur d'un visage fixé à jamais dans la contemplation de sa défaite (si l'on s'occupe du personnage), à la tremblante et troublante dernière image que se fera l'homme de lui-même (l'artiste), quand le noir aura absolument gagné son existence. Cette mise en scène, en forme d'auto-mutilation, surprend, parce que c'est alors que cette figure de Caravage face à lui-même nous revient et nous concerne. À l'évidence, et à l'inverse de bien des autoportraits que l'on trouvera dans l'histoire de la peinture, la frontalité du regard n'est pas possible. Quelque chose biaise la représentation. On dira que Goliath est mort et que de ses pupilles il ne peut rien surgir désormais : la frontalité perd de sa pertinence. Soit, mais n'est-ce pas aussi que dans un tel tableau ce choix témoigne de l'incapacité de l'artiste, et la nôtre par la même occasion, à penser la mort jusqu'au bout, peut-être même les morts, celle, physique, qui le verra pourrir, celles, spirituelles ou affectives, qui le rendent à l'inextricable de ses passions, présentes et passées.

    Dès lors, ce Caravage du tableau, parce qu'il ne nous regarde pas, nous ramène paradoxalement à notre statut particulier : nous sommes, spectateurs, le complément de David, son inversion, celui qui reçoit le tribut, à qui l'on tend la tête suppliciée, ce visage plein de la mort, quand le vainqueur biblique se contente d'un trois-quarts dos. Cette tête, David ne la présente pas ; il nous l'offre et nous devrions secrètement jouir de ce partage (puisque choit le méchant...). Et s'il en est ainsi, ce tableau nous demande discrètement de quels combats nous fûmes vainqueurs, quand nous nous voyions en David, pour précipiter dans le coin inférieur droit, donc prêt à tomber dans l'oubli, celui qui fut notre alter ego (car, par-delà les enjeux symboliques et théologiques, la lutte de David et Goliath unit à perpétuité ces deux figures, comme, disons, César et Brutus). Mais, cette tête étant celle du peintre, et donc, celle de l'homme qui en fut le premier spectateur, à notre place, nous précédant dans la contemplation, elle est aussi la nôtre, mortelle et amoureuse. Ainsi, le Caravage, ironique peut-être, nous informe déjà, en se mettant en scène, qu'il est  probable que nous finirons par trouver notre maître, comme lui aurait trouvé le sien. L'artiste dont la vie outra la morale, dont la peinture, par la densité des corps qu'elle imposait, fracturait l'idéal antique et renaissant, peintre énergique devant tous, celui-ci nous imposerait  in fine, sans même qu'il sache que la mort le guette, une terrible leçon de désespoir.

    Cela d'autant plus qu'un élément classique de l'art caravagesque réhausse l'effroi du sujet. L'absence de fond réaliste, cette noirceur à partir de laquelle surgissent les deux figures, renforcent l'effet. Les personnages émergent d'un lointain dont l'arrière-plan indistinct signe la profondeur. Ils sont des apparitions, de véritables épiphanies mentales, comme des signes oniriques ou cauchemardesques. Il n'est pas possible d'être distrait par le moindre objet, le moindre détail. Ils sont en pleine lumière, paradoxalement. Ce qu'il faut voir s'impose. Devant cela nulle échappatoire. Face à face détourné des personnages dont nous avons, nous, à débattre, en toute lucidité.

    Ce tableau à l'autoportrait monstrueux est sans aucun doute l'un des accomplissements les plus spectaculaires du peintre sur le visible terrible de l'existence. Là aussi, une sorte de réalisme.


     

  • Camille Claudel, ce qu'on fait à la beauté

    Je me suis déjà arrêté sur cette photo de Camille Claudel pour souligner combien sa beauté me fascinait et il n'est pas question de nuancer ce premier propos. En revanche, ce cliché ouvre sur une réflexion plus large touchant à la redéfinition des valeurs que peut entraîner l'apparition aussi soudaine d'une telle image.

    La première fois que je vis ce portrait, et sans doute n'ai-je pas été le seul dans ce cas, c'était à l'occasion de la parution en poche de la biographie que lui a consacré Anne Delbée reprenant le texte publié aux Presses de la Renaissance en 1982. Les contraintes malheureuses de la répartition administrative m'avaient amené à suivre un cours sur la littérature féminine, ce qui ne me passionnait guère, tant ce genre d'intitulé me laisse perplexe : je n'ai jamais compris comment on pouvait formuler de telles découpages et je gage fort que dans une lecture à l'aveugle de quelques pages d'écrivain(e)s bien des partisan(e)s des gender studies se retrouveraient, comme on dit familièrement, le bec dans l'eau.

    La féminisation des études littéraires étant un fait (sur lequel je ne porte aucun jugement de valeur), je me retrouvai donc au milieu de jeunes femmes qui furent très largement émues des malheurs de Camille Claudel, ce qu'on peut comprendre. Et sa fin tragique, dans un mouroir psychiatrique en 1943, n'en est pas l'épisode le moins poignant (épisode qui, d'un autre côté, nous éclaire sur ce que fut aussi la grandeur de l'État français à cette époque). Nous découvrîmes donc, pour la plupart, la splendeur passée sous silence d'une œuvre devant laquelle un monde masculin (de Rodin au frère, Paul Claudel) avait, d'une certaine manière, reculé. Elle n'était que la énième victime de cette appréciation sexuée de l'art mais ses sculptures parlent désormais pour elle, ce qui est malgré tout l'essentiel.

    Néanmoins cette photographie apportait un supplément rageur à la détresse de Camille et je ne cessai d'entendre des commentaires estudiantins sur la beauté de cette jeune femme, comme si ce constat rendait plus injuste l'occultation de son aventure artistique. Eût-elle été moins séduisante, voire laide, me disais-je parfois, qu'on aurait eu, à son égard, moins de compassion, moins de révolte. C'est, autant qu'il m'en souvienne, l'une des premières fois où m'apparaissait le basculement progressif du champ artistique dans une mythologie en train de se faire à grands coups de clichés (au double sens du mot) : une femme belle, intelligente, entière, géniale... Tout pour réussir, si l'on veut reprendre la vulgate d'une société qui aime tout mesurer.

    Cela était d'autant plus facile à construire que le repoussoir était trouvé :  plus que Rodin, le frère, Paul Claudel (et sur ce plan, évitons les ambiguïtés : Anne Delbée n'en est nullement responsable, qui a servi avec constance l'œuvre de l'écrivain). Celui-ci avait tous les atouts du méchant : la masculinité hautaine, la réussite exemplaire, littéraire et sociale (ambassadeur, tout de même), une écriture si peu accessible, un catholicisme militant, à l'heure où déjà celui-ci était la cible de tous les progressismes grotesques, comme s'il avait constitué l'alpha et l'oméga de tous les malheurs du monde. Oui, Paul Claudel, dont la rondeur bourgeoise, le visage quelconque ne pouvaient faire fantasmer une époque qui demandait des symboles photogéniques (c'était un temps où l'éclat du Che ou de Rimbaud remplissait la jeunesse d'un supplément d'âme... Et bientôt nous verrions sur la couverture des œuvres littéraires le bandeau où l'auteur, s'il (ou elle) est présentable, jeune et dynamique, pose, un peu sérieux. La littérature photo-Harcourt de l'ère moderne.). Par images interposées, il s'agissait de prendre parti, de se définir dans une logique manichéenne où à l'outrance conformiste et à la banalité esthétique de l'un répondaient, visiblement, la déraison, la liberté et la beauté insondable de l'autre. L'attitude de Paul Claudel vis-à-vis de sa sœur pouvait alors passer pour une illustration symbolique de ce qu'il était : un être à la catholicité peu estimable.

    Il n'est pas étonnant que le cinéma se soit emparé illico presto de cette figure, sous les traits d'Isabelle Adjani. Camille Claudel est un cas d'école où l'occasion fait le larron. Il y a alors un créneau à occuper : prenons-le. Pourquoi pas ? Mais c'est, là encore, une forme d'indécence qui pointe son nez, la récupération facile d'une image à des fins bassement commerciales, permettant de passer d'une beauté qui ne fut pas que beauté, mais artiste aussi, à la platitude d'une interprétation sans surprise, dans un film médiocre jouant sur les bons sentiments. On appelle cela de la récupération, mais c'était bien dans l'air du temps, et Camille Claudel ne méritait pas un tel traitement.



     

  • Calendrier

    http://www.zwirnerandwirth.com/exhibitions/2001/012001Kawara/images/MAR52000.jpg

     

    On pense parfois que là où il n'y a que procédé factice (et l'art contemporain pullule de ces trucs, de ces gimmicks) on ne retirera rien d'important. On passe devant, distrait ou agacé, en se disant que les artistes d'aujourd'hui sont de ceux ayant le mieux compris les enjeux de la  loi du marché (même si ce phénomène, Baxandall, dans L'Oeil du Quattrocento, en identifie la très ancienne détermination). Il n'empêche que parfois, un de ces coups faciles porte.

    On Kawara a commencé ses date paintings en 1966. Le principe en est simple. L'artiste inscrit sur un fond monochrome, le plus souvent noir, la date à laquelle il a peint sa toile. Chacune est accompagnée, si vous en achetez une, d'une coupure de presse attestant de la véracité (?) de l'entreprise.

    Il n'y a ni beauté ni effet spectaculaire dans ces œuvres mais elles viennent pourtant à la rencontre  de notre propre histoire, percutant la chronologie que notre vie s'est constituée, entre les jours qui ont passé sans qu'il en reste rien, et les points nodaux sur lesquels se précipite (à la fois mouvement et processus quasi chimique) notre esprit. Dès lors, face au jeu d'On Kawara, nous sommes entre la recherche, souvent vaine, d'un souvenir que ressusciterait la toile, et la crainte que les hasards d'une exposition rencontrent l'advenu en nous dont nous ne nous sommes jamais dépris. Car, alors, nous ne manquerions pas d'osciller, balancier et défaillance, devant ce partage incongru, exposé, visible, de ce que nous avions cru faire nôtre, vaniteux et fragile.

    Ce serait un peu comme d'entrer dans le cimetière d'un village espagnol perdu et d'y trouver, près de l'entrée, gravée sur un marbre noir, en lettres dorées cette fois, la date d'un décès qui n'en est pas moins celle de notre naissance.




     

  • Racine et Bérénice, œuvre au noir

     

    Tableau attribué à François de Troy (1645-1730)

     

    Est-ce le souvenir ennuyé (au mieux) des mises en scène qui m'a rendu sceptique devant le théâtralité racinienne ? Il est clair que certains désastres (dont le plus magistral est celui d'un Mesguich pompeux) n'ont pas arrangé les choses. J'ai toujours trouvé une sorte d'excès dans le jeu que l'on me donnait à voir, comme s'il y avait une distance entre le texte et le corps de celui ou celle qui en prenait la charge, distance telle qu'à un moment tout y était forcé, dans une démonstration outrée rompant l'équilibre même du vers racinien. Dans le fond, je n'y crois jamais et je ne retiens que les ficelles techniques d'un savoir-faire à mille lieues de la simplicité d'écriture du poète classique (simplicité d'écriture, à entendre ainsi : ce qui sonne d'une évidence sans possible retouche).

    Je relisais il y a peu quelques pages de Bérénice, sa pièce la plus épurée, celle dont le minimalisme (pour user d'un terme barbare et anachronique) confine à la quasi abstraction. Selon la tradition, les cinq actes sont la concrétisation d'une phrase de Suétone : Berenicem invitus invitam Titus dimisit, que l'on peut ainsi traduire : Malgré lui, malgré elle, Titus renvoya Bérénice. Un acte pour chaque mot latin. L'intrigue se réduit à rien : deux hommes, une femme, pour des amours impossibles de part et d'autre. Il suffit que l'héroïne dise à sa confidente : Titus m'aime, il peut tout, il n'a plus qu'à parler (I,5) pour que l'on comprenne que l'avenir est vérouillé d'entrée, l'histoire tuée dans l'œuf. Parler revient à se taire. Le tragique, classique. Rien de nouveau, d'une certaine manière.

    Je cherchais vainement une accroche à ce qui serait une densité physique nécessitant que la Reine de Palestine s'incarnât, que Titus surgît dans sa pourpre impériale, et qu'Antiochus m'attristât de son visage d'amant vaincu. Mais Racine le veut-il vraiment ? S'en soucie-t-il ? La pièce se déploie surtout autour de longues tirades qui annulent les corps, les réduisent à n'être que des voix réfractaires au mouvement. Au XVIIe siècle l'espace théâtral n'a pas le statut qu'il acquiert un siècle plus tard (et ne parlons pas du XIXe siècle et de ce qui suit). Il y a encore des spectateurs sur la scène, et cette étonnante situation ne disparaît qu'en 1759. Le comédien n'a pas encore la latitude d'évoluer comme il l'entend.

    Et justement, ce que Racine fait entendre n'est rien d'autre que le poème d'un être fixé dans le feu écrasant de sa douleur tragique. Ni révolte, ni exaspération. La parole nue. De ce point de vue, Bérénice a une épaisseur solennelle dont, je crois, on ne trouve l'équivalent (ceci écrit sans souci de hiérarchie) que dans les Oraisons funèbres de Bossuet. Tout à coup, la profondeur oratoire est en même temps la voix comme suspendue de celui qui parle. Tous les effets rhétoriques de l'Aigle de Meaux se tiennent toujours dans un en-deçà de l'auditoire potentiel, parce que le sujet s'impose avant toute chose, sans nulle hystérie, cette aporie du discours qui caractérise tant notre époque (et tant de mises en scène). Bossuet tient infiniment à ce que s'impose la langue, à ce que celle-ci ne soit pas seulement un instrument mais une fin en soi, comme sens de la forme.

    Racine relève, me semble-t-il, de cette même littérature, où la diction pure et simple est aboutissement du discours. C'est par convention que nous définissons cet écrivain comme auteur dramatique. Avec lui, le théâtre n'a pas encore commencé et c'est tant mieux. Il est ailleurs. Son vers est le corset magnifique de la langue, et ne concède rien à la respiration du corps, quand, avec Marivaux, on voit justement apparaître le corps vivant. C'est peut-être pourquoi les personnages raciniens paraissent au premier abord si lointains, si distants. Ils viennent, antiques dans l'âme, conter leur plainte. Ils s'entendent à peine les uns les autres mais cette incompréhension, bouclage sublime du courant profond de l'être, en fait les lointains ascendants de ce que l'on retrouvera au siècle passé, non dans le théâtre, bavardage becketien compris, mais chez un Faulkner écrivant Le Bruit et la Fureur.

    Les mises en scène, parce qu'elles sont justement dans l'occupation de l'espace réel, nous obligent à voir des déplacements, des frôlements, des corps qui se touchent. Les comédiens sont toujours trop là, et ce n'est pas ainsi que j'entends Racine. Si nous voulons que leurs voix nous parviennent dans l'intégrité de cette langue qu'on dit classique, il faut s'en tenir à la solitude de la lecture, à cette intimité inexpugnable que nous créons avec eux, en les prenant l'un après l'autre, qui murmurent leur lamento. À moins qu'on ne trouve un jour, qui sait, une scène plongée dans l'obscurité, sur laquelle des ombres viendraient dire Racine, simplement le dire, avec le moins d'effets possibles. Parce que je ne sais qui pourrait réciter ces vers de la dernière scène sans avoir à s'effacer, tant ils sont d'eux-mêmes incarnés.

    Bérénice :

    Mon coeur vous est connu, Seigneur, et je puis dire
    Qu'on ne l'a jamais vu soupirer pour l'empire.
    La grandeur des Romains, la pourpre des Césars
    N'a point, vous le savez, attiré mes regards.
    J'aimais, Seigneur, j'aimais : je voulais être aimée.
    Ce jour, je l'avouerai, je me suis alarmée :
    J'ai cru que votre amour allait finir son cours.
    Je connais mon erreur, et vous m'aimez toujours.
    Votre coeur s'est troublé, j'ai vu couler vos larmes.
    Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes,
    Ni que par votre amour l'univers malheureux,
    Dans le temps que Titus attire tous ses voeux
    Et que de vos vertus il goûte les prémices,
    Se voie en un moment enlever ses délices.
    Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour,
    Vous avoir assuré d'un véritable amour.
    Ce n'est pas tout : je veux, en ce moment funeste,
    Par un dernier effort couronner tout le reste.
    Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
    Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.