usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Des auteurs - Page 5

  • En une phrase. Chateaubriand

    François-René de Chateaubriand n'est pas seulement, dans la tradition aristocratique des mémoires, le fin contempteur des hypocrisies de son temps, entre le ridicule des ultras et la vaine suffisance des nouveaux maîtres. Il n'est pas que le contemplateur mélancolique d'un monde qui s'enfuit et que les quarante ans sur lesquels se déploie son œuvre immortalisent pages après pages, à la manière d'un monument funèbre.

    François-René de Chateaubriand ouvre aussi à son ambition littéraire la porte des âmes abandonnées par l'Histoire, à commencer par sa famille. Il parle de celle-ci avec tout l'équilibre d'un homme encore touché par le devoir de la retenue. Le respect grave pour le père, la tendresse un peu sévère pour la mère, l'amour inconditionnelle pour la sœur Lucile : aucun de ces nœuds affectifs ne passe outre les limites où tombera bientôt l'autobiographie. L'étalage n'est pas le propre du vicomte. Il verrait un dévoiement ridicule dans la récollection franche de ses amours et de ses blessures. Sur le plan de l'histoire littéraire (comme on dit), François-René va moins loin que Jean-Jacques et c'est tant mieux. Le dessein rousseauiste est, dans le fond, funeste (même s'il n'est pas question de lui imputer ce qui lui succède) : il ouvre la boîte de Pandore des vigilances égocentriques, celles de la vie recyclée en ravissement...

    Chateaubriand est pudique. La trace discrète de ses déchirements n'en est que plus ardente et précieuse. Ainsi pour évoquer la disparition du frère.

    "Mon frère ne vint point ; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller préparé des mains de ma mère."

    Une phrase suffit, une seule, dans laquelle toutes les vies semblent tenir. "Mon frère ne vint point". La f(r)acture de la mort arrive sous la forme d'une dissimulation, une formule suffisamment neutre pour que l'on puisse, le cas échéant, imaginer l'imprévu ou la fuite, presque un manquement au devoir. "Il eut bientôt avec sa jeune épouse". La parataxe réunit immédiatement deux temps et deux réalités en face à face. Quelque chose s'est passé dont l'effet va arriver (quoique déjà arrivé pour celui qui écrit. Tel est le fracas de la rétrospection.), ce quelque chose placé sous le signe du lien indéfectible du mariage. Et ce lien, comme un nœud gordien pour des temps obscurs, est tranché "de la main du bourreau". Un homme, un homme seul, et une main unique, métonymique, pour une cérémonie macabre et politique dont l'objet est le nom et la particule. C'est une mort qui n'a que peu à voir avec la justice et beaucoup avec la prétention hasardeuse de triomphants en mal d'honneur. Comme pour Lucile, la disparition du frère a la rigueur sordide d'un monde qui se pare d'une vertu sanglante avant d'imposer sa propre terreur pour le siècle qui s'engage : ses répressions populaires, des canuts à la Commune, son libéralisme progressiste propre à abrutir les faibles, ses vanités nobiliaires et impériales. Tout cela pour des Louis-Philippe, des Napoléon III et des monsieur Thiers à qui on offre des funérailles grandioses. Autant dire une misère.

    Chateaubriand noircit plus encore le spectre de l'exécuteur des basses œuvres quand il évoque, en contrepoint, le souvenir familial et les "mains de (sa) mère" qui ont préparé "l'oreiller". C'est l'heure du coucher, la fin du jour, le foyer, le lit, l'attention maternelle, tout un univers dont Proust, plus tard, fera une cérémonie. Tout reste ici modeste. À la férocité révolutionnaire, il répond par un geste simple, une quasi banalité, dont il fut sans doute le témoin et peut-être le destinataire caché.

    Cette attention qui n'avait même pas besoin de se dire pour exister, par sa naturalité, exhume des vies perdues à la source de l'écriture, et des affections profondes. Le travail mémoriel les concentre en un tableau unique. Quoique défaite et meurtrie par le temps et les événements la famille Chateaubriand persiste dans son humanité de victimes, sans que l'écrivain cherche le pathos. Il ne fait que rétablir la chaîne de la filiation qui va du fils à la mère. À eux en somme le premier et le dernier mot de la phrase et, au delà, le dernier mot de la vie dans sa transcendance. La Loi peut tout enlever de ce qui fait le commun politique : elle ne peut entacher le récit particulier des instants grâce auxquels des êtres se reconnaissent des uns et des autres. C'est comme si l'effraction de l'ordre collectif n'arrivait pas à atteindre la délicatesse de l'être jusqu'à ériger celle-ci en souvenir inaliénable. Plus encore : dans cette confrontation entre le criminel et la mère, Chateaubriand rappelle avec sobriété combien la cruauté ne tient pas qu'à la sentence elle-même mais aussi à la négation humaine qu'elle induit. L'écrivain reprend alors possession de ce qu'on l'a privé, sans plus d'épanchement, par la simple autorité d'un détail que toutes les oppressions du monde ne pourront jamais anéantir.

    Il y a longtemps que la littérature autobiographique, et particulièrement contemporaine, ne pense plus un tel degré de finesse, de telles subtilités. Or ce sont elles qui donnent aux Mémoires d'outre-tombe leur éclat kaléidoscopique si particulier et leur beauté si poignante.

  • Rimbaud, le cinglant

    SOLDE

     

    À vendre ce que les Juifs n’ont pas vendu, ce que noblesse ni crime n’ont goûté, ce qu’ignorent l’amour maudit et la probité infernale des masses ; ce que le temps ni la science n’ont pas à reconnaître :

    Les voix reconstituées ; l’éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales et leurs applications instantanées, l’occasion, unique, de dégager nos sens !

    À vendre les corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance ! Les richesses jaillissant à chaque démarche ! Solde de diamants sans contrôle !

    À vendre l’anarchie pour les masses ; la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs ; la mort atroce pour les fidèles et les amants !

    À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font :

    À vendre les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïs. Les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate.

    Élan insensé et infini aux splendeurs invisibles aux délices insensibles, et ses secrets affolants pour chaque vice, et sa gaîté effrayante pour la foule.

    À vendre les Corps, les voix, l’immense opulence inquestionnable, ce qu’on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n’ont pas à rendre leur commission de sitôt !

     

     

     *

    (poème tiré des Illuminations. Prétendument le dernier du recueil, ce qui ne serait pas la moindre des ironies pour les temps sombres et contemporains.)

  • Ironie romaine

      

    rome,italie,stendhal,promenades dans rome,église du gesù,diable,jésuites,littérature

     

    Il ne faut jamais négliger la force enivrante de la littérature pour transformer le lieu le plus improbable en un souvenir précieux. Ainsi la petite place devant l'église du Gesù, l'édifice capitale des jésuites, dont l'ampleur intérieure impressionne sans doute mais laisse l'œil froid et vagabond. Rien qui touche. Mais la place, donc, pourtant bruyante à cause de la circulation, que l'on traverse souvent, l'été, au soleil le plus ardent.

    Elle est inoubliable parce qu'à chaque passage, on guette le vent, l'improbable vent qui rendrait raison à l'anecdote que rapporte Stendhal, dans ses Promenades dans Rome, en date du 12 décembre 1827 :

    "À cause de l'élévation du mont Capitolin et de la disposition des rues, il fait assez ordinairement du vent près de l'église des jésuites. Un jour, le diable, dit le peuple, se promenait dans Rome avec le vent ; arrivé près de l'église del Gesù, le diable dit au vent : "j'ai quelque chose à faire là-dedans ; attends-moi ici." Depuis le diable n'en est jamais sorti et le vent attend encore à la porte"

    L'anecdote, plaisante (qu'en penserait le pape François ?), accompagne le promeneur curieux, lequel ne manque jamais de guetter entre les travées l'impensable hôte de ces lieux, imaginant que dans une odeur d'encens celui-ci daignera peut-être se montrer. En vain, cela va de soi... 

     

    Photo : X

  • Notule 20

     

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    La vieillesse est-elle une épreuve ? Nous le saurons bien assez tôt. C'est, de toute manière, un temps commun des hommes et un lieu pas si commun de la littérature

    1-Colette, La Naissance de l'aube, 1928

     

    2-Sándor Márai, Les Braises, 1942

     

    3-Yasunari Kawabata, Le Grondement de la montagne, 1954

     

    4-Claudio Magris, À l'aveugle, 2005

     

    5-Avraham B. Yeshoshua, Rétrospective, 2011

     

  • Wunderkammer

    Si je devais écrire sur moi, par où commencerais-je ? Arbitrairement, disons avec mes chaussettes. Les chaussettes sont un fait. Les miennes ne sont pas neuves, et toutes sont feutrées sous l'arcade métatarsienne qui, chez moi, est protubérante. Contrairement à bien des gens que je connais, je n'en ai pas beaucoup de dépareillées, parce que je les enlève et les mets immédiatement en boule, et elles restent ainsi dans le sac de linge sale jusqu'à ce que je le vide à la laverie automatique et puis je refais la même opération avant de quitter la laverie. Il est absurde de dire que vous avez des chaussettes dépareillées. On dirait du Beckett, pas une autobiographie. C'est un fait, mais il a l'air surréel, bizarre et déplacé. De quelle couleur sont les chaussettes ? La plupart sont marine taché. Certaines ont été blanches mais on ne peut pas dire qu'elles le soient encore : elles sont blanches avec des infiltrations répétées de poussière et de terre. J'en ai deux paires avec des raies (fines) rouge blanc bleu au-dessus du blanc ou de l'ocré du col (est-ce le mot juste. Si une chaussette n'a pas de col, comme un utérus ou une bouteille, qu'a-t-elle alors?). Rouge blanc bleu est une combinaison étonnamment fréquente sur les drapeaux nationaux, ce que je n'ai jamais compris, car je ne la trouve ni frappante ni belle. Jaune rouge bleu serait mieux, mais seules les chaussettes d'enfants, ou les chaussettes très chères, ont ces couleurs-là, et peu de drapeaux. Je gage que si je présentais ce paragraphe à un ou une psychanalyste comme exemple d'association d'idées, il serait tenu pour évasif, mais la vérité est que je m'intéresse davantage à des chose comme pourquoi choisir rouge blanc bleu qu'à nos propres pieds (ou ma psyché), et ce que j'ai appris du présent paragraphe c'est que mettre un fait par écrit conduit à un autre fait sans rapport (chaussettes, drapeaux nationaux).

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Je  ne commence pas là une autobiographie, ni n'esquisse un autoportrait (un peu) déroutant...

     

     

     

     

     

    C'est un extrait du Conte du biographe, de A.S. Byatt, roman dans lequel un dénommé Phineas G. Nanson enquête sur un biographe nommé Scholes Destry-Scholes. Un jeu de miroirs, en somme (quoique plus compliqué que je l'évoque ici).

     

    Le sel est dans le détournement de la question du début. Au commencement étaient mes chaussettes... De quoi se moque-t-on ? Et de qui ? Portrait de soi en chaussettes (après celui de Dylan Thomas en jeune chien...). Enfin... en chaussettes : entendons, à travers les chaussettes, pas déguisé en chaussettes, ou d'une autre manière : nu comme un ver et vêtu de ses seules chaussettes (ce qui ne manquerait pas d'intérêt, aussi : nous pourrions y découvrir l'habitude française des chaussettes basses et celle, italienne, des chaussettes hautes (comme pour dire : cachez-moi ce mollet que je ne saurais voir...), ou bien le côté fil d'Écosse de l'un et coton sport de l'autre...). Et toutes les femmes le disent : rien de plus ridicule qu'un homme nu en chaussettes.

    Pour autant, commencer par les chaussettes serait une manière de démystifier la mise en scène de soi. Plutôt que d'opérer par des tableaux grandiloquents et convenus (dont le trop facile tryptyque : ma mère, mon père, mon lieu de naissance), il s'agirait de donner le la d'une réduction de la vie à sa face anodine. Encore que les chaussettes...

    À moins d'être un Robinson vivant au bord d'une plage, pieds nus, elles ne nous quittent guère. Elles signent notre négligence vestimentaire (les assortir, toujours les assortir : la chaussette, c'est la pochette des pieds, comme le slip celle de nos parties intimes...), signalent notre soin (les trous dans les chaussettes, quelle horreur ! Un manque évident de tact et de considération pour soi : croire que l'on peut être moins bien puisque cela ne se verra pas. Et catastrophe : une marche manquée au bureau, une cheville tordue, l'obligation d'enlever sa chaussure devant Éva sur laquelle vous fantasmiez et ses yeux effarés devant une patate monstrueuse. La fin d'une histoire d'amour...), soulignent notre hygiène : les chaussettes sont le pire du bac à linge où traînent vos chemises, vos shorts et vos caleçons. Une odeur qui foudroierait un ennemi. Pourtant, vous mettez depuis des années des crèmes, vous tapissez vos semelles de sprays validés par les spécialistes, mais rien n'y fait : vous restez celui que les vestiaires angoissent quand vous allez à votre entraînement de volley-ball (sauf si vous avez eu le temps de passer chez vous, et de les récurer à l'eau froide).

    Dans le fond, la chaussette en guise d'incipit autobiographique n'est peut-être qu'une métaphore et comme nous évoquions le linge sale, elle est sans doute le plus approprié de nos vêtements pour en définir l'objet : le laver, ce linge sale, par l'écriture, se faire propre, passer à la blanchisserie, sous des airs de sincérité, les salissures (ou ce qui fut vécu comme tel) de l'existence. Il y a dans l'aventure autobiographique cette tentation auto-nettoyante sur les jours passés. Le plus souvent, on y trouve les banalités : le linge est bien rangé, des glorifications plus ou moins masquées : moi en photo de cérémonie, et des aveux, des révélations : tel qu'en moi-même l'éternité me change, avec toute ma franchise et mes petites trahisons, mes faiblesses, mes lâchetés, mes maillots trempés de sueur, mes jeans boueux, mes culottes trouées (ou quand on se prend pour Rimbaud...) et mes chaussettes, sales, rayées, roulées en boule, puantes, dépariées, par quoi je vous fais croire que je suis comme vous, alors que dans le fond, en me mettant en scène, je vous regarde de haut...

     

  • Les Provinciales

     

    jim kazanjian 2.jpg

     

     

    Il vit désormais à Cherbourg.

    On vient de lire une notice biographique, courte, à peine deux ou trois informations factuelles et les titres des quatre romans publiés quand le portrait se ponctue de cette étrange localisation dont on ne sait si elle est une invitation à rejoindre l'écrivain, -et l'on imagine les journées passées à errer dans Cherbourg, ce qui est la pire des situations parce qu'on s'en serait sorti s'il avait habité Saint-Geniez-d'Olt tant l'endroit est réduit : on aurait stationné comme un satellite curieux (curieux aussi pour les locaux s'interrogeant sur l'identité du gars qui fait suisse, et cinq Pastis, ça commence à compter), une photo discrètement glissée en marque-pages dans une édition anglaise de Feux Pâles de Nabokov, pour faire diversion), Cherbourg pire que Londres où le miracle de la rencontre faisait que l'affaire était perdue d'avance mais, au moins, on revenait après vingt ans d'absence revoir les Turner et la National Gallery, boire quelques pintes et trouver la confirmation qu'on déteste l'Angleterre. Mais Cherbourg, c'est à la fois trop grand et pas assez pour qu'on ne se croie pas une puissance insoupçonnée de détective. Ne jamais se laisser tenter par Il vit désormais à Cherbourg.

    Étrange détail qui peut aussi se lire comme un signe de refus. Il n'a pas choisi la vie parisienne. Il fait partie de la troupe provinciale de la littérature, qui conchie la mare germanopratine. L'homme qui écrit en vivant à Cherbourg est un original. À moins qu'on veuille suggérer que tout l'élan de son imaginaire, sa fantaisie sont d'autant plus remarquables qu'il n'a pas autour de lui un décor et une histoire qui donnent matière à.

    Autre possibilité : il a toujours vécu à Cherbourg, un peu comme Pessoa a vécu toute sa vie d'adulte à Lisbonne, et l'on s'en va feuilleter les œuvres dans le rayon, les quatre opus, mais manque de chance : deux ont une localisation floue, comme la France rurale un peu Sud, une troisième se trame à Barcelone et la dernière, la plus récente débute par un mort dans un train filant vers Wuppertal. Mauvaise pioche. Et de toute manière, on aurait dû le savoir, en lisant avec attention. Désormais : il vit désormais à Cherbourg. Il a longtemps voyagé puis un jour, la fatigue ou une rencontre amoureuse l'ont poussé à poser son bagage. Il connaissait Shanghaï, Quito, Perth, Izmir. Il ne faisait que passer à Paris. Un ami l'a invité à Saint-Lô (et pourquoi pas ?). Dans le wagon, il s'est retrouvé face à Jeanne. Il l'a trouvée très belle. Pas plus compliqué.

    On cherche sur Internet une photo mais rien ! L'homme de Cherbourg est atteint du syndrome Thomas Pynchon. Pas de trace, pas de visage. La recherche produit donc l'inverse de l'espéré : plutôt que d'éteindre le mystère elle l'amplifie. Va-t-il falloir que l'on se mette en train, vraiment ?

    On regarde le temps de la semaine à venir. Il pleuvra sur le Cotentin. On se fait une idée d'une journée à écrire, alors qu'il tombe des cordes, à Cherbourg. La visibilité maritime est réduite. Il est presque cinq heures. Il a peut-être des enfants. Il a trente-huit ans. C'est possible. Aller jusque là-bas pour comprendre ce qu'il écrit est freiné par la pesanteur météorologique. Il vaut mieux commencer par lire ses romans et si jamais la rencontre avec les mots soulevait une émotion si forte qu'il faille à tout prix rencontrer l'auteur, on pourrait toujours remuer ciel et terre pour venir à Cherbourg et lui demander un éclaircissement : il vit désormais à Cherbourg, vous trouvez que c'est une belle phrase ?

     

    Photo : Jim Kazanjian

  • De l'autre côté...

     

    littérature,lecture,consommation,villa-matas,dublinesca,classicisme

     

     

    Dans Dublinesca, ce roman qui tourne, entre autres, autour des figures diffractées de Joyce et Beckett, Riba, un éditeur catalan s'interroge, et rêve.

    "Il rêve d'un temps où la magie du best-seller cédera en s'éteignant la place à la réapparition du lecteur talentueux et où le contrat moral entre l'auteur et le public se posera en d'autres termes. Il rêve d'un jour où les éditeurs de littérature, ceux qui se saignent aux quatre veines pour un lecteur actif, pour un lecteur suffisamment ouvert pour acheter un livre et laisser se dessiner dans son esprit une conscience radicalement différente de la sienne, pourront de nouveau respirer. Il pense que, si l'on exige d'un éditeur de littérature ou d'un écrivain qu'ils aient du talent, on doit aussi en exiger du lecteur. Parce qu'il ne faut pas se leurrer : ce voyage qu'est la lecture passe très souvent par des terrains difficiles qui exigent une aptitude à s'émouvoir intelligemment, le désir de comprendre aussi et d'approcher un langage différent de celui de nos tyrannies quotidiennes."

    Voilà une saine réflexion d'Enrique Vila-Matas, pour ramener le débat à cet endroit que l'on veut occulter : l'intelligence du lecteur, le besoin de cette intelligence, et le long cheminement vers la bêtise généralisée. Il est aisé d'invoquer la soumission éditoriale aux lois du marché. Cela est juste mais pas suffisant. Il est tout aussi elliptique de regretter tous ces libraires transformer en boutiquiers (les pires étant ceux qui veulent se donner le genre ancien, celui des vrais libraires, et qui ne peuvent s'empêcher de vanter Nothomb ou Laurent Gaudé...). Il y a le lecteur, le lecteur d'aujourd'hui, en consommateur, prenant avis auprès de ce même libraire, comme pour une machine à laver, alors qu'il faudrait prendre le temps d'aller fouiller, de lire quelques pages, d'appréhender de quoi la phrase lue nous imprègne, d'abandonner la critique (pour qu'elle aille à sa perte, selon le bon mot de Paul Valéry), et d'en revenir au battement quasi instinctif du style.

    Mais le vœu de Riba (et celui de Vila-Matas ?) est déjà mort, et la littérature un vestige. L'élan que connut la deuxième moitié du XXe siècle, de lecteurs avides, retors et imprévisibles, cet élan est fini. La parenthèse démocratique, en la matière, est refermée. 

    La littérature contemporaine n'est pas que le fruit d'un pacte économique à long terme désastreux ; elle est aussi le reflet d'un retour à l'abrutissement généralisé. Et plus encore : à la mort de la langue. Non pas seulement la nôtre, mais celle de l'autre, qui en écrivant dans ma langue sa propre langue m'oblige à penser à la mienne, à me penser, moi, à me poser quelque part dans la langue et dans le monde.

    Cette expérience est-elle contemporaine ? Je ne sais. Si elle existe, elle a très souvent des formes anachroniques, comme par défaut : Montaigne, La Rochefoucauld, Rousseau, Diderot, Chateaubriand, Stendhal, Proust, Bernanos, Valéry, Giono, Claudel,...

    Si je m'en tiens à l'univers français, la dernière force dévastatrice est Perec, mort il y a plus de trente ans. Et depuis ? Plus rien, ou presque qui tienne dans la durée. Et toujours le bavardage journaleux qui voit des génies à chaque rentrée littéraire.

    Le lecteur qui veut fuir n'a pas le choix que de retourner à la généalogie de sa langue, à son histoire (et donc à l'histoire du pays vue par le prisme d'une expérience de/dans la langue). Cette aventure-là n'est pas sans émerveillement mais elle a aussi un versant mélancolique dont on aimerait que la pente soit moins accentuée. C'est ainsi...

     

    Photo : Sylvain Lagarde

  • Se souvenir, Bernanos (III)

    Dernier extrait des Enfants humiliés.

     

    "J'ai besoin de dire que la guerre moderne, la guerre démocratique totalitaire, la guerre des peuples, n'a de national que de nom. L'expérience de la dernière nous a suffisamment éclairés sur ce point. La guerre démocratique totalitaire a des buts nationaux, mais elle ne saurait atteindre ses buts parce qu'elle est incapable d'aboutir à une paix digne de ce nom. La guerre démocratique totalitaire, la guerre des peuples n'est que la manifestation aiguë d'un état chronique d'anarchie généralisée qui rend précaire toute organisation nouvelle. La guerre démocratique totalitaire, la guerre de tous par tous, et par tous les moyens, est une sorte de catastrophe dont les militaires et les politiques surveillent le cours en ayant l'air de le diriger, bien qu'elle reste aussi pratiquement inutilisable que les tremblements de terre et les marées. elle n'est pas, comme l'ancienne, l'"ultima ratio", il n'y a pas l'ombre de raison en elle, personne ne la veut, chacun se défend de l'avoir voulue et les profits que les politiques se flattent d'en tirer, le moment venu, ne trompent que les naïfs. Ils les ont volés dans les décombres, au mépris de la loi martiale, comme les pillards d'une ville incendiée."

    La guerre démocratique totalitaire n'a de national que de nom. Elle est internationale dans ses buts derniers, dans ses dernières conséquences. Je n'oserais pas prétendre encore que le monde moderne sacrifie délibérément sa jeunesse, chaque fois qu'il arrive au bout de ses expédients, mais il va chaque fois jusqu'au bout de ses expédients, il n'échappe à la révolution que par une liquidation générale. Tous les vingt ans, les jeunesses du monde posent une question à laquelle notre société ne peut répondre. Faute de répondre, elle mobilise, à l'exemple d'un ministre mobilisant les postiers ou les cheminots. J'écris cela parce que cela est vrai. Nul ne saurait échapper à cette évidence. La mobilisation des jeunesses devient une mesure indispensable, une nécessité d'État, un phénomène universel."

     

     

  • Se souvenir, Bernanos (II)

    Un deuxième extrait des Enfants humiliés

     

    "La guerre n'a pas seulement anéanti notre victoire, elle nous efface avec elle. Il n'y a plus ni victoire, ni victorieux, ce dernier coup du sort nous restitue à l'Avant-Guerre. Pour trouver une place à nous dans l'histoire contemporaine, il serait aussi vain d'en appeler aux morts de 1914 qu'à ceux de 1870, les morts sont les morts, leur république est indépendante, et le seul lien qui nous rattachait à ceux que nous avons connus vivants vient de se rompre. Notre victoire n'était pas une victoire, et nous n'avons jamais été des vainqueurs. Nous ne le proclamons pas dans un accès d'humilité ou d'amertume, et même nous ne le proclamons pas du tout, nous n'avons plus rien à faire avec les proclamations. Nous demandons simplement que, destitués des qualités de vainqueurs, l'Arrière ne nous exploite pas, à ses fins, comme tels. Ce scrupule est d'ailleurs parfaitement désintéressé. Au point où nous en sommes, le ridicule ne nous fait plus peur, bien que -soyons justes- nous n'ayons jamais eu réellement peur de lui. Lorsqu'on pense à la singulière destinée de l'œuf pondu à Rethondes, dans un wagon, comme un bébé d'émigrant, à ce qu'est devenu le poussin éclos la corde au cou, les fers aux pattes, sous les yeux du maréchal Foch, il est clair que si la nouvelle Allemagne ne couvre pas de ses bombes le monde entier, ainsi qu'elle s'en flatte, elle aura au moins réussi à nous couvrir de ridicule, nous, ses vieilles connaissances de l'armée d'occupation. Encore un coup, faute de mieux, nous prenons parti de ce malentendu. Mais nous désirons dans l'intérêt de la paix future que l'Arrière veuille nous laisser hors du débat. Nous ne souhaitons pas que la jeunesse française mesure les grands devoirs qui l'attendent, le dernier coup de canon tiré, à l'échelle de notre victoire et de ses vainqueurs."

  • Se souvenir, Bernanos (I)

    Bernanos écrit Les Enfants humiliés, une sorte de journal politique, en 1938, alors que commence son exil brésilien qui ne s'achèvera qu'en 1945. Il pressent la catastrophe et son esprit aigu regarde vers l'arrière, vers ce qu'il a partagé au front. Il ne magnifie rien. Il explique sans grandiloquence ce que beaucoup aimeraient alors taire, et ont continué à taire jusqu'à aujourd'hui, quant à ce que furent la guerre de 14 et ses conséquences.

     

    "La Victoire ne nous aimait pas. Nous ne nous étions d'ailleurs jamais flattés d'être vainqueurs, au sens qu'une femme donne à ce mot. Avec tout son cocasse attirail  de machinerie, jamais guerre ne fut plus manuelle que la nôtre, faite à la main, une guerre de contremaîtres et d'ouvriers, un travail consciencieux. D'honnêtes ouvriers, voilà ce que nous fûmes, non des artistes ni des poètes, et notre docilité à la vie, à la mort, l'espèce de résignation si douce dont nous avons soigneusement gardé le secret, moins par pudeur que par impuissance à l'exprimer sans ridicule, aurait plutôt, si j'ose dire, débouché dans la sainteté. Mais notre sainteté aussi était naturelle, sans inspiration et sans art, nous n'aurions pas plus osé désirer la vraie sainteté que la fille du colonel. Ce que nous gardions d'orgueil n'avait pas résisté longtemps à une certaine expérience commune et vulgaire de l'angoisse dont ne sauraient se faire aucune idée les Grands Citoyens de l'arrière. Nous étions humbles, et la raison en est facile à saisir car chacun sait qu'il n'y a guère plus de cinq ou six Grands Citoyens par génération au lieu que, nous fussions-nous crus des héros, ce titre popularisé par la presse universelle n'en gardait pas moins pour nous un sens à peine distinct de celui de Combattant. Nous étions des saints de basse qualité, une race de saints très inférieure, mais si nous ne manifestions aucune des vertus sublimes de l'espèce, nous nous trouvions déjà beaucoup trop loin -bien qu'à notre insu- dans la voie du renoncement. Le pas décisif était fait. À l'âge où nous combattions, n'importe quel homme bien né sent parfois le besoin de jouer sa vie sur sa chance, ne serait-ce qu'au volant d'une voiture. Mais on ne saurait lui demander de répéter ce geste indéfiniment, on ne fait pas l'amour vingt fois par jour. Il est clair que la plupart d'entre nous n'ont jamais été des phénomènes et qu'au front comme ailleurs, nous n'avons guère plus souvent jeté les cartes qu'un garçon normalement doué. Nous allions rarement au risque, c'était le risque qui venait à nous. Par la répétition quotidienne, notre sacrifice avait pris peu à peu le caractère d'un rite qu'il nous arrivait d'accomplir avec distraction comparable, ainsi qu'un prêtre mondain dit sa messe en vingt minutes, bien qu'aussi longtemps qu'il ait gardé la foi un tel acte reste le point central et comme le pivot d'une journée occupés à d'autres soins frivoles. Nous n'acceptions pas de mourir, nous n'offrions pas ce saint sacrifice sous le tir de barrage, mais au contraire à telle ou telle minute de grâce, de répit, lorsque nous reprenions obscurément conscience d'une certaine solidarité fraternelle, qui nous faisait membre d'un même corps souffrant, participants aux mérites de l'église universelle, de l'église universelle des combattants, vivants ou morts."