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Des auteurs - Page 9

  • Police politique

     

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    Je n'ai pas pour Renaud Camus une passion littéraire inconsidérée mais dans le paysage désolant et consensuel de la littérature française (entre repenti post-colonial, gender studies dissimulées et avant-garde creuse), il n'est pas non plus, loin s'en faut, l'indigne écrivaillon dont on ferait des pages dithyrambiques pour vendre de la feuille. Ses positions que d'aucuns qualifieront de réactionnaires sont connues depuis longtemps. Il fait partie, avec Richard Millet, de ces écrivains non négligeables qui, devant l'extase cosmopolite, ont décidé depuis longtemps de faire entendre une voix/voie classique.

    Sans doute  est-elle trop hexagonale, trop peu dans l'air du temps. Mais je ne sache pas qu'il faille être à la pointe de la mode pour être un écrivain. Touours est-il que Renaud Camus a commis, et c'est son droit, un texte public dans lequel il défendait Marion Le Pen. On peut, et c'est mon cas (1), ne pas soutenir cet engagement sans pour autant vouer aux gémonies l'écrivain qu'il est. Parce que si l'on introduit le moralisme bourgeois dans l'historique de ce qui fait notre culture, il va falloir sérieusement faire le ménage, vu le nombre d'énergumènes qui la peuplent et qui feraient bondir les Homais de service, lesquels sont fort nombreux à mesure que se répand, à la place de l'instruction, une éducation fade, consensuel et petite-bourgeoise (2).

    Prenons un exemple.

    « Les éditions P.O.L et Fayard ont décidé de ne plus publier Renaud Camus après le soutien de celui-ci à Marine Le Pen (Le Monde, 19 avril). D’aucuns pleurnicheront encore sur une liberté d’expression qui s’amenuise… Or il faudrait rappeler que la liberté d’expression ne concerne pas seulement les auteurs, mais les éditeurs aussi : un éditeur a le droit de s’exprimer contre l’un de ses auteurs, de ne plus désirer publier un facho. »

    Ainsi commence l'argumentaire, si toutefois le mot convient, du billet commis par Nelly Kaprièlan le 4 mai 2012 pour les Inrockuptibles. On appréciera le sophisme de la démarche qui consiste à utiliser la bonne méthode du paradoxe : la liberté tolère que l'on fasse taire les écrivains. Il y a un petit côté Saint-Just chez cette plumitive : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Ce qu'elle n'aime pas, comme à peu près tous les enragés d'un camp ou de l'autre, c'est autrui, un autrui si différent, si problématique qu'elle le juge sectaire et dangereux. Dès lors, il faut le réduire au silence. Et l'on comprend bien que nous sommes, défenseurs (quoique le mot ne convienne pas) potentiels de Renaud Camus, toxiques et que nos objections relèvent de la niaiserie et de la sensiblerie : nous ne nous indignons pas (c'est bon pour Hessel et sa clique : ils se sont accaparé la dignité), nous ne contestons pas, nous pleurnichons. Magnifique rhétorique du mépris et de la suffisance qui passe fort bien, qui est même très tendance, puisqu'elle est de gauche. Encore que cela soit une approximation : il s'agit d'une certaine gauche, celle qui distribue le mone en deux camps. Elle-même et les fascistes, peu ou prou.

    La défense des éditions P.O.L. est pathétique. Outre le fait que Nelly Kaprièlan revendique un droit à faire ce qu'on veut quand on veut, lequel ressort d'une pure logique libérale (mais il est vrai que les artistes et les écrivains ne sont pas protégés par les droits du travail. Ils ne travaillent pas ; ils créent (3)). On prend, on publie, on vire. Pathétique, dis-je, parce que les orientations de Renaud Camus, son amour de la France, sa défiance devant l'idéologie cosmopolite et différentialiste, tout cela ne date pas d'hier et ce n'est pas sa lettre de soutien à Marion Le Pen qui doit tromper son monde. Pour être cohérent, il aurait fallu le dénoncer depuis plus longtemps et en tirer les conséquences les plus élémentaires sur son éditeur : le dénoncer comme un éditeur de fachos, appeler à son boycott.

    Cela fait fi évidemment de l'écriture de Renaud Camus (4). Mais il est vrai qu'il n'est pas très trash, très rock, très hype, Renaud. Pour le moins. Or, c'est ce qui importe à une culture clinquante et forcément moderne comme la promeut la revue. C'est ainsi qu'il y a des sujets qui ne peuvent plus porter, qui ne peuvent plus avoir de sens. La vindicte contre Renaud Camus va bien au-delà de son engagement lepéniste (encore que l'expression soit excessive (5)). Elle recouvre cette distinction définie à l'aube du XXe siècle, quand, sous prétexte des suites de l'affaire Dreyfus, s'opposèrent Barrès et Gide. Derrière cela, des orientations intellectuelles qui s'inscrivent dans l'espace : la campagne, le terroir, la tradition, le passé (ou ce que l'on tient pour tel) d'un côté, de l'autre, la ville, le mouvement, le mélange, le présent et l'avenir.

    À partir de là, il faut choisir son camp. Du moins est-ce le diktat d'une contemporanéité qui n'a qu'un souci, c'est de liquider le passé. Au fond, il n'y a pas loin entre une plumitive des Inrocks et Sarkozy qui trouvait qu'on faisait chier le monde avec La Princesse de Clèves. Et c'est toujours très drôle (un peu affligeant aussi) de voir de tels amis s'étriper ainsi, quand ils ont sur la tradition culturelle la même vision méprisante.

    Le retour de la gauche au pouvoir est donc inauguré par le renvoi de Renaud Camus sur ses terres. Pourquoi pas ? Le plus marquant, dans le papier de Nelly Kaprièlan, est le plaisir à peine dissimulé d'avoir obtenu la peau de celui dont l'intelligence aurait sans doute beaucoup à lui apprendre (mais c'est bien connu : chacun selon ses moyens...). Elle a eu son facho. Elle pourra, plus tard, le soir, à la chandelle, raconter sa guerre, son maquis d'écrivaillon, luttant tant et plus que le félon rendit gorge. Car il en fallait, sachez-le, pour obtenir des têtes telles que la sienne. Son éditeur P.O.L. s'obstinait. Enfin Hollande vint et son élection annoncée coupa le nœud gordien. Et tout fut paisible en ce beau pays de France (6).

     

     

    (1)Autant l'écrire vite : les séides du Politburo sont prompts à faire de vous un fasciste. C'est d'ailleurs ce que détermine chez eux l'aphasie dont ils sont atteints. Le fasciste est l'autre qu'ils ne veulent pas prendre en charge, parce qu'il leur rappelle des souvenirs chinois ou cambodgiens, sans doute...

    (2)Au loisir de chacun d'aller fouiller la biographie de Baudelaire, Flaubert, Chateaubriand, Caravage, Pasolini, Céline, Grass, Henri MIller, Genet, Maïakovski,

    (3)C'est d'ailleurs au nom de cette capacité à la création ex nihilo qu'est célébré Lang, le héraut de la culture de gauche, et que fut, en 1992, attaqué Bourdieu pour avoir démenti de façon magistrale ce credo romantique ridicule, dans Les Règles de l'art. Mais Bourdieu n'était pas très... parisien.

    (4)Comme la remarque incidente sur Richard Millet. Nelly Kaprièlan néglige la beauté classique de la langue et confond en une seule veine, sans doute, le polémiste de L'Opprobre et le prosateur magnifique des Sœurs Piale et de Ma Vie parmi les ombres.

    Il est vrai que cette plumitive ne sait pas écrire : « Quant à Richard Millet, dont nous fûmes peu nombreux à nous ériger contre le racisme de ses livres,... ». Voilà ce qui s'appelle malmener la grammaire...

    (5)On trouvera néanmoins un peu inutile et ridicule ce soutien. À quoi peut-il, en effet, correspondre ? Quel lien profond existe-t-il entre un esthète misanthrope comme Camus et l'idéologie frontiste ? Certains diront : la haine. Soit, mais ce serait un peu court car si la haine était circonscrite à l'extrême-droite, nous aurions quelque espoir de voir le monde s'améliorer...

    (6)La dernière phrase est évidemment à rayer. Trop tradi, trop cul terreux, trop facho...




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  • Merdre ! Il est 20 heures...

     

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    Un vote, une élection, de la liesse et des pleurs... Pour si peu, pour l'illusion que le pouvoir est là où l'on nous dit qu'il est, quand la littérature nous a déjà, depuis si longtemps, signifié que nous devons, sous peine de nous perdre, nous détacher de cette ivresse. Ainsi, la formule "il est 20 heures..."  et tout ce qui s'en suit, ridiculement sentencieuse, quand il ne s'agit que d'un passage, comme la vie elle-même, une vaste blague où, dans un rebours temporel, l'ère grotesque d'Ionesco qu'incarnait Sarkozy laisse sa place à celle sans qualité de Musil que symbolisera Hollande. Mais c'est une façon de parler, un vide que couvrent les flonflons, quand l'essentiel est dans la façon d'écrire, et que la première ayant triomphé de la seconde, le bavardage devenu plus fort que la phrase, quand est enfin consacrée la foire démocratique comme masque d'une politique de rigueur...

     

    LE ROI

    Sans moi, sans moi. Ils vont rire, ils vont bouffer, ils vont danser sur ma tombe. Je n'aurai jamais existé. Ah, qu'on se souvienne de moi. Que l'on pleure, que l'on désespère. Que l'on perpétue ma mémoire dans tous les manuels d'histoire. Que tout le monde connaisse ma vie par cœur. Que tous la revivent. Que les écoliers et les savants n'aient pas d'autre sujet d'étude que moi, mon royaume, mes exploits. Qu'on brûle tous les autres livres, qu'on détruise toutes les statues, qu'on mette la mienne sur toutes les places publiques. Mon image dans tous les ministères, dans les bureaux de toutes les sous-préfectures, chez les contrôleurs fiscaux, dans les hôpitaux. Qu'on donne mon nom à tous les avions, à tous les vaisseaux, aux voitures à bras et à vapeur. Que tous les autres rois, les guerriers, les poètes, les ténors, les philosophes soient oubliés et qu'il n'y ait plus que moi dans toutes les consciences. Un seul nom de baptême, un seul nom de famille pour tout le monde. Que l'on apprenne à lire en épelant mon nom : B-é Bé, Bérenger. Que je sois sur les icônes, que je sois sur les millions de croix dans toutes les églises. Que l'on dise des messes pour moi, que je sois l'hostie. Que toutes les fenêtres éclairées aient la couleur et la forme de mes yeux, que les fleuves dessinent dans les plaines le profil de mon visage ! Que l'on m'appelle éternellement, qu'on me supplie, que l'on m'implore.

              Ionesco, Le Roi se meurt


    Quelqu'un, n'importe qui, invente un beau geste nouveau, intérieur ou extérieur… Comment appeler cela ? Une attitude vitale ? Une forme dans laquelle l'être intérieur se répand comme le gaz dans un ballon de verre ? Une ex-pression de l'im-pression ? Une technique de l'être ? Ce peut être une nouvelle taille de moustache ou une nouvelle pensée. C'est du théâtre, mais tout théâtre a un sens, et dans l'instant, comme les moineaux sur les toits quand on leur lance des miettes, les jeunes âmes se jettent là-dessus. Ce n'est pas difficile à comprendre : quant au dehors pèsent sur la langue, les mains et les yeux un monde lourd, cette lune refroidie qu'est la terre, des maisons, des mœurs, des tableaux et des livres, et quand il n'y a rien au-dedans qu'un brouillard informe et toujours changeant, n'est-ce pas un immense bonheur que quelqu'un vous propose une expression dans laquelle on croit se reconnaître ? Quoi de plus naturel si l'homme passionné s'empare de cette forme nouvelle avant l'homme ordinaire ? Elle lui offre l'instant de l'Être, de l'équilibre des tensions entre le dedans et le dehors, entre l'écrasement et l'éclatement. Ainsi, songeait Ulrich (et tout cela, bien sûr, le touchait aussi personnellement, il avait les mains dans les poches et son visage rayonnait d'un bonheur silencieux et endormi, comme si, dans les rayons du soleil qui s'enfonçaient là-bas en tournoyant, il était en train de mourir d'une douce mort par le froid), ainsi, il n'y a pas d'autre cause à ce phénomène toujours recommencé qu'on appelle "nouvelle génération", "pères et fils", "révolution intellectuelle", "changement de style", "évolution", "mode" ou "renouvellement". Qu'est-ce donc qui fait de cette soif de rénovation de l'existence un perpetuum mobile, sinon la malencontreuse interposition, entre le Moi vrai, mais brumeux, et le Moi des prédécesseurs, d'un pseudo-Moi, d'une âme de groupe dont chacun se déclare à peu près satisfait ? Pour peu qu'on soit attentif, on pourra toujours deviner, dans le dernier avenir entré en scène, les présages du futur "bon vieux temps". Alors, les idées nouvelles n'auront guère que trente ans de plus, mais elles seront apaisées, légèrement empâtées, elles auront fait leur temps : rappelez-vous, quand on aperçoit, à coté du visage miroitant d'une jeune fille la face éteinte de sa mère ; ou bien, elles n'auront pas eu de succès, elles se seront émaciées et ratatinées jusqu'à n'être plus que ce projet de réforme dont un vieux fou que ses cinquante admirateurs appellent le grand Untel, s'était fait le champion.

           Robert Musil, L'Homme sans qualité

     

  • Jean-Christophe Bailly, voyageur du proche

     

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    Dans les temps où Nicolas Sarkozy engageait sa campagne électorale en montant sur l'estrade pour nous confier qu'il aimait la France, qu'il énumérait les raisons de son amour, pour nous révéler aussi ce qu'était de ne pas aimer la France, en ces temps, donc, où il jouait la fibre patriotique sur une musique vieillie de la pauvre rhétorique Guaino, je commençais à lire Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly.

    Le titre, Le Dépaysement, est sur ce point une merveille. Il feint l'exotisme facile, comme si nous avions envie de nous changer les idées (et l'auteur lui-même, croit-on...) alors que c'est justement tout l'inverse. Ce n'est pas la lassitude ou le besoin de s'aérer qui enclenche le désir de vagabonder dans l'hexagone mais la curiosité de ne pas avoir encore compris cette présence française en lui. Le sous-titre éclaire davantage : Voyages en France. Le pluriel n'est pas qu'une question de décompte des billets de train ou des trajets en voiture. Loin de cela. C'est la multiplicité qui donne du sens, le caractère fragmentaire et fragmenté de l'expérience qui remplit peu à peu l'esprit d'un tableau imparfait et pourtant saisissant du territoire. Ce livre est d'abord une incitation à penser l'irréductibilité du monde à l'idée trop facile que l'on s'en fait.

    Bailly parle donc de la France, quoique ce verbe convienne mal puisqu'il écrit, et dans une langue plus sereine et plus douce que celle du binarisme élyséen. Ce n'est pas un carnet de voyage, ni un pèlerinage pour circonscrire la nation et le territoire. Ce n'est pas un recueil d'anecdotes : les personnages sont là, certes, mais ils sont en filigrane, participants précis et en même temps fugaces du décor (ce décor qu'ils ont façonné et qui les a façonnés). Ce n'est pas une enquête sociologique. Il y a chez Bailly une liberté, un délié dans le parcours, un balancement si imprévisible entre le détail, le croquis et la réflexion que le lecteur a vite la conviction que l'enjeu n'est pas la somme (le livre dans son entier) ou l'addition des parties (les chapitres cumulés) qui priment mais, étrangement, tout ce qui a été laissé de côté, tout ce à quoi ces pages nous ramènent. C'est une clef, en quelque sorte, pour regarder le monde autrement, parce que si nous y sommes, lecteurs, c'est dans les interstices du cheminement de l'auteur, cheminement qu'il faut faire nôtre, ensuite.

    Ainsi nous emmène-t-il en promenade dans des lieux discrets, secondaires, dirait-on, comme pour une route qui n'est pas un grand axe. C'est Culoz, Saint-Quentin, les jardins ouvriers de Saint-Étienne, une rue singulière de Lorient, Tarascon et Beaucaire... Il ne part pas à la recherche de ce qui est français en ces lieux, parce que ce serait vouloir les réduire absolument à l'abstraction d'une sémantique que les nationalistes et les cosmopolites (1) ont pourri de leurs certitudes. Il sent plutôt ce que l'histoire a inscrit, dans le déplacement incessant de son agitation, cette imperceptible marque des choses, des dispositions architecturales, des aménagements, des tracés, des connivences avec la nature,... Son livre n'est pas celui du soleil, des chromos d'un temps doré et d'une douceur intemporelle de vivre, qui fait dire/écrire à certains qu'avant tout était  absolument mieux puisque c'était avant. Ses pages sentent la pluie, le vent, une certaine difficulté à se mouvoir dans l'espace, la lenteur de l'ordinaire, de ce que les belles âmes parisiennes qui regardent le périphérique comme le début de la misère ne pourront pas comprendre, parce que pour la comprendre, il faudrait l'imaginer, et que l'imagination ne part jamais de rien. Livre de fuite (non pas de renoncement mais de fuite, quand un ailleurs proche appelle son correspondant tout aussi proche) pour nous dire que c'est d'abord le regard qui doit se remplir du monde et non l'inverse. Dès lors, il n'est pas nécessaire d'aller loin.

    Mais revenons à la France de Bailly, qui n'est, on s'en doute, ni celle de Nicolas Sarkozy, kyste national-libéral dont l'incohérence sidère, ni celle des gauchistes classiques qui trouvent que, même dans le désordre et l'absurdité, la France reste un beau pays, un phare de la conscience mondiale, un modèle, mais un modèle qu'ils ne cessent de vouer aux gémonies. L'écrivain sait, lui, que parfois la parole est vaine, une sorte d'ajout à l'évidence. Dès lors, sa phrase et son sens du presque-rien émerveillent, parce que, loin de vouloir expliquer la complexité d'une nation qui a vu tant de singularités la nourrir, ces deux éléments (union de la forme et du fond) ouvrent vers un espace hexagonal fluide (les cours d'eau y ont une importance capitale) : jamais un lieu ne peut être compris sans sa proximité, même non dite ; jamais un lieu, aussi délimité soit-il sur la carte de France, ne peut être approché sans le lointain qu'on n'oserait pas habituellement lui accoler. Au fond, comme un exemple mystérieux, il s'agit d'admettre que Rimbaud, écrivain des brumes ardennaises est revenu, malgré tout, mourir en France, à l'exact opposé de sa naissance : Marseille.

    Cette œuvre ouverte qu'est la France, cette impossible unité (que la mondialisation cherche absolument à détruire), cette puissance de la présence du territoire, sans désir de revendication, Bailly l'a éprouvé, écrit-il, un jour à New York. Ce sont les premières pages du livre. Il est dans un appartement. La télévision diffuse en version originale La Règle du jeu de Renoir.

    « Il m'arriva ceci d'inattendu que ce film (ce que je revois, c'est seulement l'image en noir et blanc, sans dimension ni cadre) se mue en révélation. Non parce que je l'aurais alors découvert (je l'avais en effet vu, de cela en revanche je suis sûr), mais parce qu'à travers lui, à travers donc ce film qui, sans doute, est avant tout un classique du cinéma, j'eus la révélation, à ma grande surprise, d'une appartenance et d'une familiarité. Ce que ce film tellement français, ainsi visionné à New York, me disait à moi qui au fond n'y avait jamais pensé, c'est que cette matière qu'il brassait (avec la chasse, le brouillard, la Sologne, les roseaux, les visages et les voix -les voix surtout) était mienne ou que du moins, et la nuance qui ôte le possessif est de taille, je la connaissais pour ainsi dire fibre par fibre -mieux, ou pire : que j'en venais. »

    Quand, désormais, les simplifications politiques et morales ne vous laissent que le choix entre un nationalisme étroit et oublieux d'une partie de l'Histoire, et un cosmopolitisme culpabilisant et haineux de la même Histoire, le livre de Bailly est un bonheur d'intelligence et de finesse. Une autre façon d'approcher le monde, ce monde qui commence aussi au bout de notre rue.


    (1)Je renvoie à la querelle entre Maurras et Gide, celle du peuplier, au début du XXe siècle.


    Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France, Seuil, 2011.

     

     

  • Folliculaires...

    Contrairement à l'idée reçue, les Lumières regardèrent avec une certaine circonspection le développement des journaux, n'y voyant que l'instrument d'une pensée au jour le jour, décousu et somme toute de peu de portée. Avant que Burke n'évoque la presse comme un quatrième pouvoir, les écrivains dont on vante sans cesse le goût pour les libertés et l'instruction étaient dubitatifs sur la valeur même de ce nouveau medium. Peut-être ne croyaient-ils pas en sa réussite... Ce en quoi les siècles suivants leur auront apporté un sérieux démenti.

    Il y a pourtant un point qui, malgré tout, est à porter à leur crédit. Ils ont vu avec lucidité que la presse n'était pas, ne serait pas un complément du livre classique mais, à longue échéance, sa neutralisation. Le fait que, progressivement, le monde de la littérature et de la pensée, devenant au XIXe le monde éditorial et littéraire, se soit accointé avec celui du journalisme, a débouché sur une confusion dommageable à la définition même des cadres intellectuels. Balzac, Baudelaire ou Zola sont parmi les agents les plus significatifs de cette confusion, qui consacre au XXe siècle, avec le sommet qu'est la figure sartrienne, l'écrivain médiatisé, puis l'écrivain ou le penseur médiatique, celui qui se donne en spectacle.

    L'écrivain a sa carte de presse. Il y a même un prix réservé à celui qui combine (et j'emploie ce verbe à dessein) les deux activités : L'Interallié. Cette confusion des genres très française n'est pas sans incidences. Elle permet à lune certaine écrivaillerie hexagonale d'être à la fois en tête de gondole littéraire, dans les magazines, dans les journaux, à la télévision : commentateurs, éditorialistes, critiques et écrivains. Cette côterie est multi-fonction, multi-cartes (comme le moindre vrp), polyvalente, adaptable à toutes les situations, en bonne troupe libérale qui se doit de montrer que rien ne la désarme. Elle est son auto-fiction permanente et se donne en spectacle à longueur de pages et d'interviews dont elle connaît les artifices, puisqu'elle s'acoquine depuis longtemps avec ceux qui font la littérature (comme on dit : font l'affaire. Et d'ailleurs, il s'agit de cela : faire l'affaire, faire des affaires). Les statues du Commandeur en la matière sont la baudruche sollersienne, Casanova de l'Infini à la portée des gogos, passé du riz maoïste à la  soupe libérale, et BHL, la phrase gonflée comme un brushing, homme de toutes les batailles et de toutes les justices pourvu qu'elles soient filmées.

    Et de relire Rousseau, pour le plaisir et par hygiène...



    Lettre de Jean-Jacques Rousseau à M. Verne le 2 avril 1755.


    "Vous voilà donc, Messieurs, devenus auteurs périodiques. Je vous avoue que votre projet ne me rit pas autant qu'à vous : j'ai du regret de voir des hom­mes faits pour élever des monuments se contenter de porter des matériaux, et d'architectes se faire manœuvres. Qu'est-ce qu'un livre périodique ? Un ouvrage éphémère, sans mérite et sans utilité, dont la lecture négligée et méprisée par les gens lettrés, ne sert qu'à donner aux femmes et aux sots de la vanité sans instruction, et dont le sort, après avoir brillé le matin sur la toilette, est de mourir le soir dans la garde-robe. D'ailleurs, pouvez-vous vous résoudre à prendre des pièces dans les journaux et jusque dans le Mercure, et à compiler des compilations ? S'il n'est pas impossible qu'il s'y trouve par hasard quelque bon morceau, il est impossible que, pour le déterrer, vous n'ayez le dégoût d'en lire toujours une multitude de détestables. La philosophie du cœur coûtera cher à l'esprit, s'il faut le remplir de tous ces fatras. Enfin, quand vous auriez assez de zèle pour soutenir l'ennui de toutes ces lectures, qui vous répondra que votre choix sera fait comme il doit l'être, que l'attrait de vos vues particulières ne l'emportera pas souvent sur l'utilité publique, ou que, si vous ne songez qu'à cette utilité, l'agrément n'en souffrira point ? Vous n'ignorez pas qu'un bon choix littéraire est le fruit du goût le plus exquis, et qu'avec tout l'esprit et toutes les connaissances imaginables, le goût ne peut assez se perfectionner dans une petite ville pour y acquérir cette sûreté nécessaire à la formation d'un recueil. Si le vôtre est excellent, qui le sentira ? s'il est médiocre, et par conséquent détestable, aussi ridicule que le Mercure suisse, il mourra de sa mort naturelle, après avoir amusé durant quelques mois les caillettes du Pays de Vaud. Croyez-moi, Monsieur, ce n'est point cette espèce d'ouvrage qui vous convient. Des ouvrages graves et profonds peuvent nous honorer, tout le colifichet de cette petite philosophie à la mode nous va fort mal. Les grands objets, tels que la vertu et la liberté, étendent et fortifient l'esprit ; les petits, tels que la poésie et les beaux-arts, lui donnent plus de délicatesse et de subtilité : il faut un télescope pour les uns, un microscope pour les autres ; et les hommes accoutumés à mesurer le ciel ne sauraient disséquer des mouches ; voilà pourquoi Genève est le pays de la sagesse et de la raison, et Paris le siège du goût. Laissons-en donc les raffinements à ces myopes de la littérature, qui passent leur vie à regarder des cirons au bout de leur nez ; sachons être plus fiers du goût qui nous manque, qu'eux de celui qu'ils ont ; et, tandis qu'il feront des journaux et des brochures pour les ruelles, tâchons de faire des livres utiles et dignes de l'immortalité."

     

  • Bourdieu, nécessaire


    La question n'est pas ici de faire la promotion d'un livre, et en l'espèce de participer d'un petit battage médiatique dont les premiers bénéficiaires sont la maison d'édition et les ayants droit. Mais il s'agit simplement d'évoquer le retour de Bourdieu comme sujet de discussion et non plus comme épouvantail symbolique d'une pensée rétrograde, pas assez moderne, trop marxiste, manquant de poésie. Comme s'il avait fallu à un moment choisir entre lui et la nébuleuse des Deleuze et Derrida.

    Nul doute que son regard sur l'État ne peut recevoir l'aval d'une doxa qui, aujourd'hui, dans une sorte de contre-balancement à la terreur stalinienne (pour être schématique), laquelle terreur signifiait le silence de la population (et son massacre, parfois), n'a comme seule ligne de mire l'opinion publique et le droit fort particulier du consommateur ou du client. Et s'il faut parler de droit particulier, c'est parce qu'il tend vers une conception où la revendication individuelle est l'aune de la construction politique, juridique et morale de la société. Cette manière de procéder a quelque chose de machiavélique : elle met en concurrence les désirs des individus, et l'autre tient le rôle de l'empêcheur d'être heureux. Il s'agit de diviser pour mieux régner. Parce que le paradoxe d'une telle société, qui vante tellement les droits de chacun, tient à ce que cela ne supprime nullement l'État. Au contraire : celui-ci a acquis progressivement une capacité de contrôle démesurée sur les personnes et l'encartage, l'encodage, le profilage généralisés sont là pour nous le rappeler. Mais il a su se saisir d'une opportunité : l'illusion que donne le fantôme de l'opinion publique, de ses expressions contrôlées par des sondages obscurs, des enquêtes bidons, des émissions où l'on accueille des Français de la vie réelle, des interviews bâclées, dans la rue, sur le trottoir, à la sortie d'un cinéma. Il a su entretenir l'illusion de cet espace public dont Habermas s'est fait le champion. L'État s'est mis au service de ceux qui voulaient qu'il fût réduit à peu, sinon pour matraquer, compter, emprisonner, moraliser.

    Pour ce faire, l'État, ou plutôt ceux qui le pensent et l'organisent ont travaillé le double enjeu d'en faire un objet de défiance et de procès perpétuels, pour aboutir entre autres au démantèlement des services publics et à la remise en cause d'une logique de protection sociale efficace, et, dans le même temps, un ordre policier sous-jacent assez redoutable. Le tournant thatchero-reaganien des années 80 aura été, sur ce plan, essentiel. Faire de l'État une peau de chagrin répressive. Bourdieu avait très vite senti combien les apparences étaient trompeuses et qu'il fallait se méfier de ces énarques, de ces grands commis d'État parvenus qui dépeçaient la bête dont ils se nourrissaient à coup de postes lucratifs et de pantouflages à la petite semaine. Il avait, par exemple, très vite repérer ce qu'un Raffarin pouvait produire si on lui laissait la bride sur le cou. Et nous n'aurons pas été déçus, tant le personnage mal fagoté, aux formules absconses et grotesques aura été un premier ministre efficace de la transformation du modèle français en un modèle plus conforme à la doctrine néo-libérale. Il lui fut d'autant plus aisé de mettre en œuvre ce changement, cette nouvelle gouvernance qu'il bénéficiait de l'appui des media, dont les pires critiques touchaient moins le fond que la forme.

    Bourdieu avait depuis longtemps souligné la collusion des instances médiatiques avec l'appareil d'État, et pas seulement si l'on se référait à l'époque dorée du gaullisme, de Michel Droit et de l'ORTF. Époque dorée, en effet : pas seulement parce que le muselage y fut net et précis, mais parce qu'elle permit d'être un argument fallacieux pour ceux qui prétendaient nous accorder plus de liberté, sur les ondes, entre autres. À commencer par la gauche de 1981. Combien furent bénis les exemples caricaturaux de la verve gaullienne, pour signifier que l'état PS n'existait pas, que le verbe mitterrandien n'était pas du mépris mais du style, etc. Il faut se rappeler de l'acharnement de Jean-Marie Cavada, en 1996, dans "Arrêt sur image", à vouloir discréditer Bourdieu qui s'en prenait au mirage télévisuel. Il fit l'objet d'une haine dans sa critique des media que seule la vindicte des littéraires dépassa en intensité, lorsque parut en 1992 Les Règles de l'art où il remettait à leur place les partisans de l'artiste pure inspiration, sorte d'apesanteur romantique que les gardiens du temple de la Beauté et de l'Art présentaient comme la seule manière d'écrire. Il n'était pas admissible d'introduire le concept d'habitus chez l'écrivain, et la notion de champ était elle aussi inacceptable (depuis, on la trouve dans tout ce qui touche à la sociologie de la littérature, et les suiveurs de Bourdieu, à la manière d'un Lahire, n'ont travaillé qu'à la marge, mis un mot pour un autre, histoire de se signaler).

    Bourdieu est mort en 2002. Il professait au Collège de France. Personne n'a été choisi pour poursuivre dans cette institution le travail considérable qu'il avait entrepris. On eût pu penser à un Christophe Charles, par exemple. On s'est empressé de s'en débarrasser, alors qu'il faut lire Bourdieu, tout Bourdieu, jusque dans ses excès, jusque dans ses contradictions, jusque dans son Esquisse pour une auto-analyse. Il faut le lire parce qu'il est de ceux qui ont le mieux percé les enjeux de la construction sociale par delà l'économie, dans la politique culturelle initiée dès l'enfance par ce qu'il appelle la distinction, par cet habitus dont la maîtrise est une arme redoutable, redoutable car ins-ciente, redoutable jusqu'à pouvoir être plus puissante que les politiques explicites en matière éducative et sociale. Telle est la grande force du discours bourdieusien : désiller notre esprit devant un monde qui tend à nous faire croire que les choses sont ce qu'elles sont.

    Sur l'Etat


    PIerre Bourdieu, Sur l'Etat - Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012

  • En guise de lucidité...

     

     

    E. M. Cioran, geboren 1911 in Rasinari (Rumänien). Er starb 1995 in Paris

     

    (re)lire Cioran en une période aussi dégoulinante de bons sentiments, de pétitions diverses pour un monde meilleur, pour une autre société (postmoderne, post-industrielle, post-coloniale, post-tout ce qu'on veut, le cachet du post faisant foi), où l'on s'émerveille des triomphes fanatiques  en guise d'avènement démocratique (derniers en date : Tunisie, Lybie, Égypte...), relire cet auteur revient à céder à une double tentation. La première n'est peut-être pas la plus intelligente, la plus productive, à savoir : se complaire dans le dédain cynique d'un univers dont on souhaiterait inconsciemment ou non qu'il courût à sa perte, et c'est toujours un peu facile. Celui que Mathieu Gauvin définit comme un "monstre obscur", un "infâme inactif qui se dévoue au désœuvrement" ne peut être un maître, ou un modèle. Être revenu de tout a toujours partie liée avec une immobilité qui touche sans doute à la passivité, à la sclérose, au parler-pour-ne-changer-lpas-es-choses. Mais pourquoi devrions-nous bouleverser un ordre qui nous dépasse ? Lire Cioran, à ce niveau, c'est parler de la catastrophe comme d'un bienfait. Pas très exaltant.

    Dans le même temps, seconde tentation : vous guérir de la mièvrerie politique qui pourrit le monde contemporain, cette sorte de litanie larmoyante sur l'injustice et la misère, cette mise en scène perpétuelle, médiatique et pseudo-philosophique sur le besoin d'agir, le besoin de témoigner, le besoin de s'indigner. Voici bien l'utilité de Cioran. Quand les lecteurs du Monde désigne Stéphane Hessel comme homme de l'année, quand le sinistre Indignez-vous ! est le théâtre de toute réflexion politique, sur le mode tripal, organisé par un diplomate qui vécut fort bien de tremper dans les affaires du monde, et qui, au crépuscule (que je lui souhaite le plus long possible, car sur l'homme en tant que tel, nulle vindicte) de son existence, voudrait nous en apprendre sur l'art de combattre, quand les choix argumentaires se situent désormais dans le registre d'un ego pathétique, d'une rhétorique sentimentale où tout se mélange, tout s'amoindrit en fait, tout se confond (à commencer par la banalisation du crime contre l'humanité), alors, oui, Cioran est nécessaire. Et de reprendre, dans son Traité de décomposition, la page suivante :


    "L'humanité n'a adoré que ceux qui la firent périr. Les règnes où les citoyens s'éteignirent paisiblement ne figurent guère dans l'histoire, non plus le prince sage, de tout temps méprisé de ses sujets ; la foule aime le roman, même à ses dépens, le scandale dans les mœurs constituant la trame de la curiosité humaine et le courant souterrain de tout événement. La femme infidèle et le cocu fournissent à la comédie et à la tragédie, voire à l'épopée, la quasi-totalité de leurs motifs. Comme l'honnêteté n'a ni biographie ni charme, depuis l'Iliade jusqu'au vaudeville, le seul éclat du déshonneur a amusé et intrigué. Il est donc tout naturel que l'humanité se soit offerte en pâture aux conquérants, qu'elle veuille se faire piétiner, qu'une nation sans tyrans ne fasse point parler d'elle, que la somme d'iniquités qu'une peuple commet soit le seul indice de sa présence et de sa vitalité."

    L'écriture est rude, le propos peu amène, un brin provocant. Cioran pue, si l'on s'en tient aux bonnes manières et aux pétitions de principe sur les progrès supposés de l'humanité. Il pue, pour les nez qui aiment les parfums sucrés et un monde qui ne doit pas les désespérer. Car la course à l'indignation, promue comme une sorte de prophylaxie de l'esprit, ne peut guère tolérer d'aussi si tristes sires, un peu comme le fou dan le Roi Lear. Or, très souvent, Cioran, sous des formules grinçantes, parfois outrées, ne fait que ramener à la surface la frénétique histoire du monde dont on ne voudrait faire qu'un musée, propre, lisse, comme une Vénus académique. Il est pourtant plus humain que ne le sont les professionnels médiatiques de la déploration et de l'illusion prophétique, et pour ce faire, il commence à ne pas être tendre avec tout le monde, y compris avec ceux que l'on pare si facilement de l'étendard des opprimés...


  • La part invisible (et heureusement)

     

    Dans la nuit qui manœuvre son silence, ton silence à toi, lecteur, cour intérieure dans sa ténèbre, à converser avec Henri James ou, plutôt, avec le narrateur perplexe du Motif dans le tapis, qui voudrait comprendre le mystère avoué (?) qui tisse sa toile subreptice dans les livres de Hugh Vereker, un mystère qui n'a pas de nom, qui n'est pas un son, ou une figure mais, peut-être, l'indéfinissable de la recherche en soi, comme une volonté d'asseoir notre plaisir et notre volonté sur un sens, oui, un sens, dans cette nuit d'été, tu es un roi, en quelque sorte, le roi d'un pays sans frontières.

    Il cherche donc, ce narrateur, la figure livresque (ou narrative, à moins que ce ne soit qu'un détail, si petit que l'article, pourtant sérieux, qu'il a consacré à Hugh Vereker a amusé ce dernier qu'il n'ait pas, cet autre, compris l'essentiel) qui hanterait l'œuvre. Sa vie sera désormais consacrée à cette obsession. En vain.

    Et toi, quand tu en as fini de ce court roman -sinon nouvelle-, tu noies ta perplexité dans le noir bondissant du dehors (tu as éteint la lumière : tu n'écris pas. Qu'aurais-tu à prolonger de ta lecture, sur un papier quelconque ?). Tu la trouves au fond assez médiocre, cette histoire, dans ce qu'on appellera sa dimension littéraire. Presqu'à l'opposé du nœud indicible de la trame, elle est cousue de fils blancs. C'est un péché d'accorder sa confiance à celui qui écrit quand il veut faire croire qu'il a tout pensé.

    Reste, néanmoins, qu'on pourrait en tirer une leçon indirecte, de cette histoire insipide : nous ne pouvons pas vivre des obsessions d'autrui...

     

  • Trois jours en promenade avec Flaubert (III)

     

    chateaubriand

    Quand, consternés que nous sommes par la flagornerie poussive des sommités médiatiques, et que la reconnaissance entre contemporains est devenue l'exemple même d'un jeu complaisant (mais si nécessaire pour exister à l'écran, ou dans certains journaux), la littérature du passé (soit : la plus actuelle qui soit) nous sauve de la tristesse et de l'hypocrisie. On s'y déteste avec violence ; on s'y estime avec frranchise et passion. 

    Flaubert est à Combourg, tout près de l'enfance de Chateaubriand. L'immobile Gustave écrit son admiration (ce qui n'exclut pas la griffe) pour le vagabondage de François-René. Il ne connaît pas encore la gloire qui l'attend mais il se sait un destin. Aussi puise-t-il respectueusement à l'une des sources les plus vives des lettres françaises. Ces quelques lignes sont d'une dignité bouleversante, jusque dans le pastiche. Sauf à croire en Dieu, il faut admettre que l'aîné ne saura jamais rien de l'admiration du cadet encore inconnu. Cette gratuité donne un supplément d'âme à ces quelques lignes.

     

    "J'ai pensé à cet homme qui a commencé là et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur

    Je le voyais d'abord dans ces rues paisibles, vagabondant avec les enfants du village, quand il allait dénicher les hirondelles dans le clocher de l'église ou la fauvette dans les bois. Je me le figurais dans sa petite chambre, triste et le coude sur sa table, regardant la pluie courir sur les carreaux et, au delà de la courtine, les nuées qui passaient pendant que ses rêves s'envolaient ; je me figurais les longs après-midi rêveurs qu'il y avait eus ; je songeais aux amères solitudes de l'adolescence, avec leurs vertiges, leurs nausées et leurs bouffées d'amour qui rendent les cœurs malades. N'est-ce pas ici que fut trouvée notre douleur à nous autres, le golgotha même où le génie qui nous a nourris a sué son angoisse ?

    Rien ne dira les gestations de l'idée ni les tressaillements que font subir à ceux qui les portent les grandes œuvres futures ; mais on s'éprend à voir les lieux où nous savons qu'elles ont été conçues, vécues, comme s'ils avaient gardé quelque chose de l'idéal inconnu qui vibra jadis.

    Ô sa chambre ! sa chambre ! sa pauvre petite chambre d'enfant ! C'est là que tourbillonnaient, l'appelaient des fantômes confus qui tourmentaient ses heures en lui demandant à naître : Atala secouant au vent des Florides les magnolias de sa chevelure ; Velléda, au clair de lune, courant sur la bruyère ; Cymodocée voilant son sein nu sous la griffe des léopards, et la blanche Amélie, et le pâle René.

    Un jour, cependant, il la quitte, il s'en arrache, il dit adieu et pour n'y plus revenir au vieux foyer féodal. Le voilà perdu dans Paris et se mêlant aux hommes, ; puis, l'inquiétude le prend, il part.

    Penché à la proue de son navire, je le vois cherchant un monde nouveau, en pleurant la patrie qu'il abandonne. Il arrive ; il écoute le bruit des cataractes et la chanson des Natchez ; il regarde couler l'eau des grands fleuves paresseux et contemple sur leurs bords briller l'écaille des serpents avec les yeux des femmes sauvages. Il abandonne son âme aux langueurs de la savane ; de l'un à l'autre, ils épanchent leurs mélancolies native et il épuise le désert comme il avait tari l'amour. Il revient, il parle, et on se tient suspendu à l'enchantement de ce style magnifique, avec sa cambrure royale et sa phrase ondulante, empanachée, drapée, orageuse comme le vent des forêts vierges, colorée comme le cou des colibris, tendre comme les rayons de la lune à travers le trèfle des chapelles."


  • Trois jours en promenade avec Flaubert (II)

     

     

    Carnac, alignement du Ménec

    Parmi les lieux visités par Flaubert, il en est qui acquerront dans leur siècle suivant une notoriété touristique. Ainsi, le site (pour parler moderne) de Carnac... Mais devant les alignements mégalithiques, c'est moins l'étonnement qu'une certaine consternation ironique... Surtout, on le lira à la fin de l'extrait, il y a cette spiritualité dans la comparaison dont on ne sait jamais si elle est pure invention ou, peut-être, reprise d'une phrase ici ou là entendue.

    "Bientôt, enfin, nous aperçûmes, dans la campagne des rangées de pierres noires, alignées à intervalles égaux, sur onze files parallèles qui vont diminuant de grandeur à mesure qu'elles s'éloignent de la mer ; les plus hautes ont vingt pieds environ et les plus petites ne sont que de simples blocs couchés sur le sol. Beaucoup d'entre elles ont la pointe en bas, de sorte que leur sommet. Cambry dit qu'il y en avait quatre mille et Fréminville en a compté douze cents ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il y en a beaucoup.

    Voilà donc ce fameux champ de Mars qui a fait écrire plus de sottises qu'il n'y a de cailloux , il est vrai qu'on ne rencontre pas tous les jours, des promenades aussi rocailleuses. Mais, malgré notre penchant naturel à tout admirer, nous ne vîmes qu'une facétie robuste, laissée là par un âge inconnu pour exerciter l'esprit des antiquaires et stupéfier les voyageurs. On ouvre, devant, des yeux naïfs et, tout en trouvant que c'est peu commun, on s'avoue cependant que ce n'est pas beau. Nous comprîmes donc parfaitement l'ironie de ces granits qui, depuis les Druides, rient dans leurs barbes de lichens verts à voir tous les imbéciles qui viennent les visiter. Il y a des gens qui ont passé leur vie à chercher à quoi elles servaient et n'admirez-vous pas d'ailleurs cette éternelle préoccupation du bipède sans plumes de vouloir trouver à chaque chose une utilité quelconque ? Non content de distiller l'océan pour saler son pot-au-feu et de chasser les éléphants pour avoir des ronds de serviette, son égoïsme s'arrête encore lorsque s'exhume devant lui un débris quelconque dont il ne peut deviner l'usage."

     

                                                                                                Photo : Philippe Hillion

  • Trois jours en promenade avec Flaubert (I)

     

     

    En 1847, pour essayer de combattre la maladie nerveuse qui l'atteint, Gustave Flaubert entreprend, avec son ami, le trop méconnu Maxime Ducamp, un voyage en Bretagne. Un an de préparation, pas moins, pour aborder la contrée armoricaine. L'écrivain laisse un témoignage de cette aventure dans un ouvrage délicieux, Par les champs et par les grèves, dans lequel, au-delà de l'évocation curieuse d'un monde disparu et pour tant si présent (on ne dira jamais assez la puissance des noms, ce que savait Proust...), le lecteur distingue déjà très nettement ce qui fait la force du verbe flaubertien.

    Dans le premier extrait qui suit, se déploie le cynisme généralisé par lequel Flaubert agace parfois, parce qu'il ne nous permet pas de choisir une position satisfaisante, parce que lui-même ne détermine pas avec certitude son choix : il semble répertorier la bêtise (déjà !), incluant la sienne, sans que l'on sache quelles sont les limites du jeu. Tout se construit dans un mouvement de balancier et chacun prend des coups. Il n'y a pas de parti pris mais tout le monde est pris à parti. La campagne bretonne est pitoyable, peut-être, mais elle n'a pas à rougir de l'outrecuidance parisienne. Ville ou campagne : la grossièreté est la même.

     

     

     

    "Quoique ne parlant pas le français et décorant leurs intérieurs de cette façon, on vit donc là tout de même, on y dort, on y boit, on y fait l'amour et on y meurt tout comme chez nous ; ce sont aussi des humains que ces êtres-là. Mais comme ils s'occupent peu du Salon ! et même de l'Exposition de l'industrie ; comme ils s'embarrassent médiocrement de l'Opéra qui va rouvrir et du Rocher de Cancale qui est fermé ; comme ils ne causent pas de ce dont on cause : le Jockey-Club, les courses de Chantilly, les dettes de Dumas, les cuirs de M. de Rambuteau, le nez d'Hyacinthe, etc.

    C'est une chose dont on ne peut se défendre que cet étonnement imbécile qui vous prend à considérer les gens vivant où nous ne vivons point et passant leur temps à d'autres affaires que les nôtres. Vous rappelez-vous souvent, en traversant un village le matin, quand le jour se levait, avoir aperçu quelque bourgeois ouvrant ses auvents ou balayant le devant de sa port, et qui s'arrêtait bouche béante à vous regarder passer ? À peine s'il a pu distinguer votre visage ni vous le sien, et dans cet éclair pourtant tous les deux, au même instant, vous vous êtes ébahis dans un immense étonnement ; il se disait en vous regardant fuir : "Où va-t-il donc celui-là et pourquoi voyage-t-il ?", et vous qui couriez : "Qu'est-ce qu'il fait là ? disiez-vous, est-ce qu'il y reste toujours"

    Il faut assez de réflexion et de force d'esprit pour saisir nettement que tout le monde n'habite pas la même ville, ne se chausse pas chez votre bottier, ne s'habille pas chez votre tailleur, dîne à d'autres heures que vous, et n'ait pas vos idées ; mais je ne comprends point encore comment on existe lorsqu'on est notaire, comment il se peut que l'on soit employé dans un bureau, comment on se lève avant dix heures et on se couche avant minuit, et je me demande sérieusement s'il est possible qu'il y ait des êtres sur la terre s'occupant à autre chose qu'à aligner des phrases et à chercher des adjectifs."