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Des auteurs - Page 6

  • Les jeux du sommeil, Aloysius Bertrand

    Le sommeil... Avant-goût de la mort, terreur de ne pas se réveiller ou, à l'inverse, l'insomnie, terreur de ne jamais fermer l'œil.

    Parmi ceux qui ont le mieux traversé cet entre-deux de l'existence, cet autre mystère de la chambre, Aloysius Bertrand, grand romantique, quoi qu'en ait décidé la postérité... (1)

    LA CHAMBRE GOTHIQUE

    Nox et solitudo plenæ sunt diabolo.
    Les Pères de l’Église.

     

    La nuit, ma chambre est pleine de diables.

    « Oh ! la terre, — murmurai-je à la nuit, — est un calice embaumé dont le pistil et les étamines sont la lune et les étoiles ! »

    Et, les yeux lourds de sommeil, je fermai la fenêtre qu’incrusta la croix du calvaire, noire dans la jaune auréole des vitraux.

     

    *

     

    Encore, — si ce n’était à minuit, — l’heure blasonnée de dragons et de diables ! — que le gnome qui se soûle de l’huile de ma lampe ! 

    Si ce n’était que la nourrice qui berce avec un chant monotone, dans la cuirasse de mon père, un petit enfant mort-né !

    Si ce n’était que le squelette du lansquenet emprisonné dans la boiserie, et heurtant du front, du coude et du genou !

    Si ce n’était que mon aïeul qui descend en pied de son cadre vermoulu, et trempe son gantelet dans l’eau bénite du bénitier !

    Mais c’est Scarbo qui me mord au cou, et qui, pour cautériser ma blessure sanglante, y plonge son doigt de fer rougi à la fournaise !

     

                       Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, 1842

     

    (1)Mais le lecteur pourra se reporter à un article très beau de Jean-Luc Steinmetz, homme dont je garde, comme étudiant que je fus, un souvenir toujours vivace et admiratif.

     

  • Blaise Cendrars, le kaléidoscope...

     

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    Au milieu du récit épique et poétique de ses pérégrinations, dans Bourlinguer, mélange de souvenirs sauvages et vifs, de considérations sensibles et acerbes, Blaise Cendrars s'arrête dans sa course. Il se regarde. Ou plutôt : il réfléchit au regard des autres, et à la trace qui va, d'année en année, la trace de soi, l'impression de soi, sur les diverses matérialités de l'époque. C'est écrit au sortir de la guerre, autant dire une ère antédiluvienne pour un contemporain figé dans l'éternel instant de sa technologie tactile : texte simple et imparable dans un temps qui laissait, peut-être, encore espérer autre chose que la mire et le mirage.

    "Aujourd'hui, c'est le 1er septembre 1947, c'est le jour de mon anniversaire, j'ai soixante ans. Qui suis-je ?

    Les quelques portraits de peintres, que je viens d'énumérer dans le paragraphe précédent ne me servent à rien pour répondre à cette quesion, pas plus que ne me sont utiles pour résoudre ce problème de l'identité de soi les milliers de photographies pittoresques que l'on a pu faire de moi dans tous les pays du monde, les instantanés, les bouts de pellicule, les chutes de films de montage et les négatifs que l'on a pu collectionner quand je faisais du cinéma et parce que j'y figurais comme acteur, ou comme metteur en scène ou auteur du scénario, dans le générique, les agrandissements et les clichés publicitaires et jusqu'à cette radiographie en relief que l'on a faite de moi au lendemain d'un accident d'automobile, où l'on voit par transparence mon cœur à l'aorte déviée, le docteur Dioclès, le grand spécialiste de l'Hôtel-Dieu, pointant de son stylomine mes poumons, mon estomac, mes intestins, mon foie, ma rate et me faisant toucher du doigt les vraies et les fausses côtes de ma cage thoracique qui encerclent ces organes comme dans un tonneau et compter mes vertèbres, du sacrum, entre les os iliaques, jusqu'à la pinéale, en avant du repli postérieur du cerveau, cette documentation n'est bonne à rien, ne me livre tout au plus qu'une image fugitive, chronométrée en telle et telle année, tel mois, tel jour, à telle heure, sous telle et telle latitude, dans tel et tel rôle, tout cela ne répondant pas à la question : en vérité, qui suis-je ?"


    Photo : Christopher Anderson.

  • Autant que possible

     

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    "Les remises de prix sont, si je fais abstraction de l'argent qu'elles rapportent, ce qu'il y a de plus insupportable au monde, j'en avais déjà fait l'expérience en Allemagne, elles n'élèvent pas, comme je le croyais avant de recevoir mon premier prix, elles abaissent, et de la manière la plus humiliante. C'est seulement parce que je pensais toujours à l'argent qu'elles rapportent que je les ai supportées, c'est bien la seule raison pour laquelle je suis allé dans tous ces Hôtels de Ville historiques et toutes ces salles des fêtes d'un goût affreux. Jusqu'à quarante ans. Je me suis soumis à l'humiliation de ces remises de prix. Jusqu'à quarante ans. Je me suis laissé chier sur la tête dans tous ces Hôtels de Ville, dans toutes ces salles des fêtes, car une remise de prix n'est rien d'autre qu'une cérémonie au cours de laquelle on vous chie sur la tête. Accepter un prix, cela ne veut rien dire d'autre que de se laisser chier sur la tête parce qu'on est payé pour ça. J'ai toujours ressenti ces remises de prix comme la pire humiliation qu'on puisse imaginer, et pas comme un honneur. Car un prix est toujours décerné par des gens incompétents qui veulent vous chier sur la tête, et qui vous chient copieusement sur la tête quand on accepte leur prix en mains propres. Et c'est à bon droit qu'ils vous chient sur la tête, parce qu'on a été assez abject et assez méprisable pour accepter qu'ils vous remettent leur prix. Il n'y a que dans la plus extrême détresse, et menacé dans sa vie et dans ses conditions d'existence, et encore, jusqu'à quarante ans seulement, que l'on a le droit d'accepter un prix assorti d'une somme d'argent, ou même n'importe quel prix ou distinction honorifique. J'ai accepté mes prix sans être dans la plus extrême détresse, ni menacé dans ma vie et mes conditions d'existence, et je me suis rendu par là abject et méprisable, et donc répugnant au sens le plus fort du terme."

                           Le Neveu de Wittgenstein, 1982

    "

    La page qui précède, écrite par le grand Thomas Bernhard, se déploie en partie à la lumière de cette facilité qu'est le dénigrement. Double facilité d'ailleurs, que sont, et le dénigrement des autres (les imbéciles), et le dénigrement de soi (la lâcheté). Mais une fois ce constat fait, c'est la facilité elle-même dont on voudrait parler, de ce qu'elle semble s'imposer comme allant de soi, et de ce qu'elle met en face à face : la lucidité devant le jeu et l'aliénation du devoir-faire social par quoi nous ne pouvons être, souvent, que volonté gazeuse, paroles vaines et âme malheureuse.

     

     

    Photo : Burt Glinn

  • Du besoin de Proust

     

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    Il y a tout juste un siècle, le 14 novembre 1913, paraît Du côté de chez Swann, le plus grand des romans, quoique la formule soit un peu approximative puisque cette œuvre n'est qu'un élément d'un ensemble infiniment plus vaste intitulé À la recherche du temps perdu (que l'on abrège hélas en Recherche du temps perdu, voire en Recherche. Simplification qui tourne à la mutilation tant le "à" est essentiel pour aborder la geste proustienne. Ce n'est pas un état qu'expose l'écrivain -et incidemment le narrateur qui lui sert de relais- mais un travail, une forme en devenir. Le "à" porte sur lui la tension, le désir-vers, sans lesquels on passerait à côté de la grande originalité du propos.)

    Mais il est vrai que pour le lecteur de 1913, l'aventure tient encore à ce premier pan (de mur jaune évidemment), ce qui suffit amplement à un bonheur sans fin.

    Et pour le lecteur qui vient à Proust, encore aujourd'hui, savoir qu'il s'engage dans une histoire échelonnée sur plusieurs tomes ne change rien. Proust, c'est d'abord le tryptique initial, cette magie à la fois énigmatique et déroutante, où l'onomastique s'affiche d'emblée comme une source de rêverie infinie. Combray -Un Amour de Swann -Noms de pays : le nom.

    Tryptique qui décontenance par ses ruptures de temps, d'univers, de personnages, même si l'on sent des affinités et des apparentements symboliques, entre le narrateur et Charles Swann, notamment.

    La grandeur prend forme immédiate dans le style. D'abord le style, comme un éventail qui se déploie. Audace kaléidoscopique de la syntaxe en accord (plutôt qu'au service de) avec l'exploration du monde et des êtres. L'objet et les moyens se confondent. Ils fondent la singularité de l'auteur, cette unicité rébarbative poussant certains à renoncer. Proust, intellectuel et précieux (dans un sens que parfois certains déplorent), raffiné, affecté : autant de qualificatifs possibles pour la clôture à peine voilée d'un monde qui va en effet s'achever dans moins d'un an après la parution du roman. 14-18 : le grand chambardement. Un monde qui ne devrait plus nous concerner, sinon sous l'angle archéologique. Trop de duchesses, selon le mot malencontreux de Gide.

    Mais il est trop simple de réduire Proust à ces longues digressions sur les arts ou à ces analyses méticuleuses des uns et des autres. Qu'il ait pensé aux intermittences du cœur comme titre ne doit pas laisser penser que l'intéresse la seule cartographie des sentiments qu'il esquisse (esquisse est le mot, non par le fait de sa possible imprécision mais parce qu'il explore moins la certitude de ce que l'on sait que le flottement autour de ce que l'on apprend. Degré d'incertitude fracassant et cruel : Swann l'incarne déjà, et lorsqu'on sait, il est trop tard.).

    À cette esquisse il faut ajouter le circuit sensible du monde que le lecteur ne verra plus comme avant, soit parce qu'il le découvrira à travers le livre et replongera dans la réalité avec un autre œil, soit parce qu'il revisitera sa propre existence au tamis de son expérience de lecteur. Et c'est dans son prosaïsme sublimé que Proust est aussi merveilleux. L'odeur des lilas, l'œil trompé à guetter une fenêtre, la couleur aigrelette d'un arrosoir vert, le goût d'un cognac, la chambre sentant l'église et le médicament, l'attrait étrange d'un visage vulgaire. En fait, le temps perdu, nécessairement perdu, qui forme bientôt la charpente du lieu où l'on se réfugie, est là pour échapper à l'autre temps perdu, celui des occupations vaines, dévorantes, fastidieuses. Écrire que Proust serait la vie n'a pas de sens. Il est seulement (mais déjà...) cet addendum au monde évoqué par Gracq dont la force vient d'un mélange de secrets, ceux qu'il nous révèle et ceux dont il nous délivre.

    Le prosaïsme de Proust fait œuvre dans cette double délivrance. Il ne se faufile pas toujours que dans les salons, pour discuter avec de belles femmes à chapeaux. Il y a aussi ces autres lieux magnifiés, comme des vitraux du quotidien. Ainsi la cuisine de Françoise...

     

    "À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d'oeuvre culinaires d'abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et petits pots de crème en passant par une collection complète de casserole de toutes dimensions. Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.

    La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d'elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.

    Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de ceux où la Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne pouvait se lever ; Françoise, n'étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elle était en train, dans l'arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d'elle, tandis qu'elle cherchait à lui fendre le cou sous l'oreille, des cris de « sale bête ! sale bête ! », mettait la sainte douceur et l'onction de notre servante un peu moins en lumière qu'il n'eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d'or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d'un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : « Sale bête ! » Je remontai tout tremblant ; j'aurais voulu qu'on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m'eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même... ces poulets ?... Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi"

     

                                 Du côté de chez Swann, I, II (Combray)

     

     


  • Traits valéryens

    Cinq flèches, extraites d'un court texte de Paul Valéry, Des partis, dans le désormais détesté et condamnable goût classique, trop français. Un sens économique de l'aphorisme, à la manière de La Rochefoucauld ou de La Bruyère, qui sonne dans nos oreilles contemporaines, avec netteté et vigueur.

    *

    "... Ils retirent pour subsister ce qu'ils promettaient pour exister."

    *

    "Le résultat des luttes politiques est de troubler, de falsifier dans les esprits la notion de l'ordre d'importance des questions et de l'ordre d'urgence.

    Ce qui est vital est masqué par ce qui est de simple bien-être. Ce qui est d'avenir par l'immédiat. Ce qui est très nécessaire par ce qui est très sensible. Ce qui est profond par ce qui est excitant."

    *

    "Toute politique se fonde sur l'indifférence de la plupart des intéressés, sans laquelle il n'y a point de politique possible."

    *

    "On ne peut faire de politique sans se prononcer sur des questions que nul homme sensé ne peut dire qu'il connaisse. Il faut être infiniment sot ou infiniment ignorant pour oser un avis sur la plupart des problèmes que la politique pose."

    *

    "Les grands évènements ne sont peut-être tels que pour les petits esprits.

    Pour les esprits plus attentifs, ce sont les événements insensibles et continuels qui comptent."

  • Surtout : fermer les yeux

    Notre œil fatigué, de voir l'effondrement français (et européen) s'accélérer, s'enflamme (au sens de l'inflammation, un quasi prurit) plus encore de l'étonnement politique qui voit les autorités gouvernementales crier à la mobilisation républicaine, au sursaut démocratique, à la bérézina pré-fasciste, aux loups, aux chacals, aux hyènes, aux barbares, pas encore casqués, bientôt enrégimentés, de les entendre crier tout et son contraire, quoique, dans le fond, la vérité soit bien celle-ci, qui les tourmente : comment anéantir ce qu'on a créé ? C'est l'angoisse, d'un XIXe fasciné de progrès, de la Bête échappant à son créateur, une sorte d'incarnation pseudo-démocratique du mythe cristallisé par Mary Shelley, Frankenstein.

    Ce qui menace effraie moins que la cécité des bavards ayant délaissé le monde pour l'ombre étirée du pouvoir. Plus le temps passe, moins ils nous sont d'un moindre secours. Leur naïveté est trop blessante, pour les plus honnêtes, laquelle naïveté cache mal l'infamie de leurs renoncements. Quant aux autres, les plus huppés, les mieux placés, les grasses vaches sacrées du pouvoir, ils ne sont pas naïfs. Simplement cyniques, arrogants et calculateurs. 

    Dans tous les cas, cela ne peut suffire. Ce qu'illustre, avec beaucoup de sévérité ces quelques lignes de Marc-Aurèle, tirées du livre VIII des Pensées pour moi-même.

    "Souviens-toi que, de la même manière qu'il est honteux d'être surpris qu'un figuier porte de figues, il l'est, de même, de s'étonner que le monde porte tels ou tels fruits qu'il est dans sa nature de produire. De même aussi, pour un médecin et un pilote, il est honteux d'être surpris qu'un malade ait la fièvre, ou que souffle un vent contraire."

  • Dominique Paravel, Uniques

     

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    On sait ce que peut donner le choix littéraire des gens de peu. C'est la sublimation de la misère par le style. C'est le mode Michon des Vies minuscules, où l'articulation de la phrase, celle des relances et des symboles tendraient à sortir du néant un monde reculé, froidement ignoré, quasi banni. L'écriture troisième République pour le retour mythique à une glorieuse célébration. On ne peut pas dire : c'est beau, assez impressionnant même, mais passablement vernissé.

    Dominique Paravel n'a pas, elle, cette prétention, et, en l'espèce, ce choix, nous lui en serons redevables, elle qui, dans Uniques, choisit l'unité de lieu et de temps, la rue Pareille un jour d'épiphanie pour que se croisent les misères du monde. Misères secrètes, économiques, sociales, affectives, professionnelles.

    Unité de lieu et de temps, mais pas d'action, tant la trajectoire de chacun des personnages, saisis qu'ils sont, en ce jour emblématique, dans le quotidien sans fard de leurs écorchures récurrentes ou secrètes, ces trajectoires, donc, fait cogner toute la souffrance du monde dans des gestes et des questions inattendus. Ici, l'écolière se demande pourquoi elle est pauvre ; là, le chauffeur de bus s'épuise de respecter le temps de trajet, parce que dans le fond la loi et les codes finiront toujours par vous avoir ; ailleurs, le RH, devant des œuvres contemporaines, finit par sentir qu'il n'est qu'engrenage réel et décisionnaire fictif ; et l'artiste qui ne sait que faire d'être imparablement prise au piège.

    Roman court, elliptique et essentiel, soit : touchant le profond. Tel est Uniques. Histoire des passants et des vivants-là, dans cette rue Pareille, héritiers malgré eux d'un temps obscur et qu'on dirait infécond ou dégradant. La photo est impitoyable, sans pour autant qu'à un seul moment on ait envie de s'apitoyer. Ce que l'auteur réussit est assez rare : elle ne traîne pas en route. La vivacité de sa plume nous en rappelle une autre : celle que nous mettons à oublier ce qui nous dérange, et c'est peut-être sous cet angle que le roman frappe le plus fort.

  • Baudruches

     

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    L'automne est la saison des prix. Les prix sont les fruits d'un labeur acharné sans doute. C'est l'heure de récolter.

    Cette semaine, c'était les prix Nobel, l'égrenage journalier des prestiges scientifiques et au milieu de toutes les équations, des formules polynomiales et des espaces infinis, il y a eu le moment glorieux de la littérature, et celui plus particulier d'Alice Munro.

    Il y en aura bien eu, en entendant ce nom, à vouloir l'écrire selon une orthographe blonde, galbée et hollywoodienne, mais cela n'avait rien à voir. L'écrivain canadien n'a rien de très glamour.

    Pendant quelques minutes, il fut donc nationalement question de littérature. Le prix Nobel, c'est le Goncourt, mais en plus grand, en somme, le prestige tarifé, éditorial et vaguement symbolique à l'échelle mondiale.

    Ce n'est pas plus reluisant que les divagations sournoises des vieilles croûtes du Fémina, du Goncourt ou du Médicis. Les mêmes magouilles y apparaissent, les mêmes enjeux de pouvoir y fleurissent et les bookmakers se délectent de faire des paris sur les favoris. Depuis plusieurs années, des noms tournent : Murakami, Philip Roth, Amos Oz, Peter Nadas ou Claudio Magris. On dirait le tiercé ou les Jeux Olympiques. À moins qu'il ne faille y voir la perpétuation infantile des récompenses scolaires, soumettant la littérature à la moulinette de la bonne tenue, et ce serait possible tant la liste des récompensés brille par la propreté des lauréats. Pas de risques qu'ils aillent chercher Artaud, Burroughs ou Michaux...

    Je ne sais si les intéressés en rêvent, ou s'ils y sont indifférents. La première hypothèse est plus vraisemblable. Ils devraient pourtant se rassurer. Le Nobel aura réussi l'exploit de passer outre James Joyce, Virginia Woolf, Vladimir Nabokov, Paul Claudel, Albert Cohen et Jorge Luis Borges (1). Ce n'est donc pas très grave de ne pas en être. Mais cette agitation, ce clapotis autour d'un nom et d'un futur discours à Stockholm traduisent une fois de plus la dérive mercantile et spectaculaire de l'entreprise littéraire, de sa récupération dans le giron des formes commerciales (2).

    Non, ce n'est pas très grave, que de ne pas être nobélisé, que de ne pas entrer dans le club fermé d'une litanie médiocre, souvent, d'auteurs ayant bénéficié d'une reconnaissance qui n'avait parfois rien à voir avec leur talent littéraire.

    Il faut dire que l'affaire avait mal commencé. En couronnant en 1901 Sully Prudhomme, le Nobel avait en quelque sorte signé son arrêt de mort. Outre le nom si bourgeoisement verlainien du récipiendaire (qu'y pouvait-il le pauvre ?), on sentait déjà la pompe, le grotesque et le falsifié. Aller chercher un parnassien pour inaugurer le siècle, c'était peu cohérent. Que le lecteur courageux aille se recueillir sur les vers  prudhommesque et il comprendra sa douleur. Ce ne fut pas le seul impair de l'académie suédoise. Churchill en eut les honneurs, pour des mémoires stylistiquement creux. Le Nobel, c'est de la navigation à vue et un certain art d'accommoder les restes.

    À ce jeu, la France aura eu son heure de gloire. Elle reste la nation-phare. quatorze grands hommes au Panthéon mondial, imaginez. De quoi faire bisquer les nationalistes de tous poils. Dans le détail, l'affaire est moins reluisante. La baudruche se dégonfle. Le torse bombé de l'écriture française, c'est la première moitié du XXe siècle, jusqu'en 1960 : la gloriole de l'entre-deux guerres et la vanité intellectuelle de l'après seconde guerre mondiale. On y trouve des auteurs mineurs ou médiocres (entre Mistral et Mauriac) et des figures : l'ennuyeux trio Gide, Camus et Sartre. En clair, le Nobel traduit malgré lui ce que fut l'outrecuidance française à vouloir donner la leçon, le comble de cette prétention étant atteint par le sus-nommé Sartre qui refusa le prix parce qu'il ne voulait pas être une institution (alors même qu'il était dans l'univers des Lettres françaises d'après-guerre le commandant en chef de la Terreur).

    Depuis, il faut croire que l'image hexagonale a pâli, avec seulement trois récipiendaires : Claude Simon en 1986, comme la queue de comète d'une écriture en boucle lassante, fatiguée et mécanique ; Gao Xingjiang, dont l'œuvre est en partie écrite en chinois, ce qui doit inciter à un peu de modestie ; Le Clézio, enfin, dont la célébration sonne comme une gifle pour la moindre âme sensible à la littérature. Le Clézio en Nobel, c'est la récusation de toute pensée sur le style. C'est le mainstream littéraire des bons sentiments et de la prose facile. À ce point, la gloriole des Lettres nationales est tombée si bas qu'on n'espère pas avant longtemps que le plat repasse.

    Mais, de toute manière, l'hexagone a son propre jeu. Dans un mois, le début du cirque littéraire. Et de repenser qu'il y a un mois, c'était justement la rentrée, pas celle des mômes mais de la littérature. Rentrée, prix... Ne manque plus que le tour de manège...


    (1)Je m'en tiens ici à des auteurs ayant vécu suffisamment vieux pour que la négligence frise la bêtise. Il faut en revanche être de mauvaise foi pour invoquer les oublis de Proust ou Perec, morts jeunes, de Kafka ou Pessoa dont l'œuvre est essentiellement posthume.

    (2)Même si, pour le prix Nobel, certaines attributions regardaient une littérature confidentielle, comme la poésie de Brodsky ou de Derek Walcott, et que les perspectives éditoriales ne pouvaient pas être phénoménales. Le choix relevait ici de la beauté du geste...


    Photo : X

  • De l'identité et du territoire

     

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    Fayard/Pluriel a eu la belle intelligence de faire reparaître cette année La Vie liquide de Zygmunt Bauman. Ce vieux monsieur (il est né en 1925, autant dire la Préhistoire pour un monde jeuniste qui ne voit rien en deça de sa date de naissance) a le regard vif et réfléchi. Il voit dans les transformations récentes de la société le glissement d'un univers solide, organisé (avec ses défauts et ses limites) vers ce qu'il appelle un monde liquide, où dominent la vitesse, le renouvellement à tout prix, le règne du déchet, le triomphe quasi pathologique de l'incertitude. Il n'est pas tendre, à la manière d'un Jean-Claude Michéa, pour ceux qui veulent nous vendre la soupe de la postmodernité parce qu'ils en sont les premiers bénéficiaires. Il est donc redoutable quand il remet à leur place (façon de parler) ceux qui aujourd'hui célèbrent le cosmopolitisme dévoyé et libéral, dévoyé parce que libéral, libéral et élitiste. La page ci-dessous est exemplaire, en ce qu'elle éclaire sur les évolutions sociologiques (et éventuellement électorales) marquant une rupture nette entre les élites et le peuple, lequel peuple ne recouvre plus la simple engeance populo-ouvrière mais un éventail plus large du salariat, cette mer obscure qu'on appelle les classes moyennes :

    "Sur l'identité, les classes savantes, qui aujourd'hui forment également le noyau articulé et autoréfléchi de l'élite extraterritoriale globale émergeante, tendent à donner dans le lyrisme. Occupés à composer, décomposer et recomposer leurs identités, leurs membres ne peuvent qu'être agréablement impressionnés par la facilité et le coût relativement bas de réalisation de cette opération au quotidien. Les écrivains qui se penchent sur la culture ont tendance à appeler "hybridation" cette activité, et ses praticiens des "hybrides culturels".

    Libérées de leurs liens locaux, et voyageant aisément à travers les réseaux de cyberconnexions, les classes savantes se demandent pourquoi les autres ne suivent pas leur exemple et s'indignent quand ils constatent qu'ils semblent réticents à le faire. Cependant, malgré toute cette perplexité et cette indignations, peut-être la circonstance que les "autres" ne suivent pas  et ne peuvent pas suivre leur exemple ajoute-t-elle aux charmes de "l'hybridité" ainsi qu'à la satisfaction et à l'estime de soi de ceux qui peuvent l'embrasser, et l'embrassent ?

    L'hybridation concerne soi disant le mélange, mais sa fonction cachée, voire cruciale, qui fait d'elle un mode d'être-dans-le-monde si louable ertrecherché, est la séparation. L'hybridation sépare l'hybride de toute ligne de parenté monozygote. Aucun lignage ne peut réclamer les droits de possession exclusive du produit, aucun groupe de parents ne peut exercer un contrôle minutieux et nocif sur le respect des critères, et aucun rejeton n'a à se sentir obligé de jurer fidélité à sa tradition héréditaire. L'"hybridation" est une déclaration d'autonomie, ou plutôt d'indépendance, avec l'espoir qui s'ensuivra de la souveraineté des pratiques. Le fait que les "autres" soient distancés, coincés dans leurs génotypes monozygotes, renforce cette déclaration et contribue à en rechercher les pratiques.

    L'image d'une "culture hybride" est un commentaire idéologique sur l'extraterritorialité accomplie ou revendiquée. Elle concerne essentiellement une liberté, bien méritée et chérie, d'entrée sans permission et de sortie dans un monde quadrillé par des barrières et découpé en souverainetés fixes du point de vue territorial. Tout comme dans les réseaux extraterritoriaux traversés et les "nowherevilles" habitées par la nouvelle élite globale, la "culture hybride" recherche son identité dans le fait de ne pas être à sa place : dans la liberté de braver et de ne tenir aucun compte des frontières qui brident les mouvements et les choix des autres, ces inférieurs -les "gens du coin". Les "hybrides culturels" veulent se sentir partout chez eux -afin d'être vaccinés contre la vicieuse bactérie de la domesticité."

     

     

  • Une sérieuse folie


     

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    Parmi tous les personnages peuplant l'épique Détectives sauvages de l'indispensable et disparu Roberto Bolaño, Joaquin Font n'est pas le moins farfelu. Il est interné à la clinique de santé mentale El Reposo, dans les environs de Mexico. Cela ne l'empêche d'évoquer les deux héros énigmatiques du roman, Ulises Lima et Arturo Belano, et de traiter de littérature avec toute la rigueur et la raison idoines.

    "Il y a une littérature pour les moments où on s'ennuie. Elle est abondante. Il y a une littérature pour les moments où on est triste. Et il y a une littérature pour les moments où on est joyeux. Il y a une littérature pour les moments où on est avide de connaissances. Et il y a une littérature pour les moments où on est désespéré. C'est celle-ci qu'Ulises Lima et Belano ont voulu faire. Grave erreur, comme on va le voir dans ce qui suit. Prenons, par exemple, un lecteur moyen, un type tranquille, cultivé, mûr, menant une vie plus ou moins saine. Un homme qui s'achète des livres et des revues de littérature. Bon, voilà. Cet homme peut lire ce qui est écrit pour les moments où on est serein, les moments où on est apaisé, mais il peut lire n'importe quel genre de littérature, d'un œil critique, sans complicités absurdes ou lamentables, avec détachement. Voilà ce que je crois. Je ne veux vexer personne. Maintenant prenons le lecteur désespéré, celui à qui est supposée s'adresser la littérature des désespérés. Qu'est-ce que vous voyez ? D'abord : il s'agit d'un lecteur adolescent ou d'un adulte immature, troublé, qui a les nerfs à fleur de peau. C'est le crétin typique (vous ne passerez l'expression) qui se suicidait après avoir lu Werther. Ensuite : c'est un lecteur limité. Pourquoi limité ? Élémentaire, parce qu'il ne peut rien lire d'autre que de la littérature désespérée ou pour désespérés, c'est blanc bonnet et bonnet blanc, un type ou un monstre incapable de lire d'une traite La Recherche du temps perdu, par exemple, ou La Montagne magique (à mon humble avis, un paradigme de la littérature paisible, sereine, complète), ou bien, si on va par là Les Misérables ou Guerre et Paix. Je crois avoir été clair, non ? Bien, j'ai été clair. Je leur ai parlé de la même manière, je les ai avertis, je les ai mis en garde contre les dangers auxquels ils s'affrontaient. J'aurais pu parler à des cailloux. Mêmement : les lecteurs désespérés sont comme les mines d'or de Californie. Pas plus tôt découvertes qu'épuisées ! Pourquoi ? C'est une évidence ! On ne peut pas vivre désespéré toute sa vie, le corps finit par céder, la douleur finit par être insupportable, la lucidité fuit à grands jets froids. Le lecteur désespéré (et plus encore le lecteur de poésie désespérée, celui-là est insupportable, croyez-moi) finit par se désintéresser des livres, finit inéluctablement par se transformer en un désespéré tout court. Ou alors il se soigne ! Et alors, cela fait partie de son processus de régénération, il revient lentement, comme dans du coton, comme sous une averse de pilules tranquillisantes fondues, il revient, je dis vers une littérature écrite pour des lecteurs sereins, paisibles, avec l'esprit bien centré. C'est ça qu'on appelle (ou si on ne l'appelle pas comme ça, moi, je l'appelle comme ça) le passage de l'adolescence à l'âge adulte. Par là je ne veux pas dire qu'une fois transformé en un lecteur paisible on ne lira plus de livres écrits pour les désespérés. Évidemment qu'on les lit ! Surtout s'ils sont bons ou passables ou qu'un ami nous les a recommandés. Mais dans le fond ils nous ennuient ! Dans le fond cette littérature acrimonieuse, pleine d'armes blanches et de Messies pendus, ne réussit pas à nous pénétrer jusqu'au cœur comme y réussit une page sereine, une page méditée, une page techniquement parfaite !"


    Les propos du retranché Joaquin sont à prendre pour ce qu'ils sont, certes : la voix d'un personnage, et non le discours assumé de l'écrivain chilien. Ils ont l'excès de la fiction. Néanmoins, ils circonscrivent avec beaucoup de justesse les limites d'une lecture dévolue à n'être qu'un miroir de ce que nous sommes quand nous renonçons à passer outre ce que nous ne voulons pas être. Lire n'est pas un confort, moins encore un prolongement de notre état, mais l'état autre d'une transgression qui se doit de nous heurter dans la pleine possession de nos moyens. Le détachement dont il est question n'exclut pas les épreuves, les sentiments ou les interrogations. Mais, de toutes les manières, il ne s'agit pas, comme dans le cas du désespoir, du malaise (ou de tout autre situation qui exacerbe notre ego), de venir y trouver ce que nous sommes déjà... 

    Il est tout à fait exemplaire (au sens où l'image éclaire la réflexion) que Joaquin Font lie son orientation de la lecture à un acte de changement, un quasi rite de passage, celui qui nous voit évoluer de l'adolescence à l'âge adulte. Or, le goût de plus en plus marqué pour une littérature divertissante est un indice supplémentaire pour dévoiler le désir profondément travaillé par la société postmoderne de cultiver cette rêverie adolescente. Le romanesque nombriliste, avec son modèle majeur : l'auto-fiction, en est la preuve. Mais cela ne peut suffire, à moins de plus croire à la vertu littéraire, c'est-à-dire la capacité d'une œuvre à nous contrarier.

    Et puisqu'il est bon de revenir sur l'auteur chilien, in fine, il est de ceux qui savent, en ce tournant de siècle le mieux nous contrarier...


    Photo : Jerry Bauer