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Des auteurs - Page 3

  • Larbaud, la sensibilité itinérante

    J'ai déjà évoqué ce grand écrivain qu'est Valery Larbaud (ici et ici). Et les tenants du cosmopolitisme, bêtes comme des oies, ignares comme des parvenus dignes du monsieur Prudhomme dont se gaussait Verlaine, avec son esprit juste milieu et ses pantoufles, feraient bien de le lire pour comprendre combien cet homme si magnifique était à la fois un esprit du monde, du lointain, et un esprit du proche, de cette âme du lieu que des incultes, dont le plus grand mérite est le plus souvent d'être des héritiers des Trente Glorieuses, regardent comme une tare et un effroi de bien nourris.

    On peut tout détruire et je ne vois pas de différence philosophique entre les islamistes de l'EI qui saccagent Palmyre et les partisans très modernes et libéraux de la mise en scène du patrimoine à des fins commerciales.

    Je suis un nostalgique. J'aime la lenteur et je me souviens de mon premier voyage en train, tout enfant, entre Rennes et Combourg, et l'oncle qui nous attendait avec sa Dauphine. Un signe, dirait une mienne connaissance. Une rencontre déjà prévue avec Chateaubriand.

    Mais laissons nos souvenirs. Il faut se taire et lire Larbaud, dont les mots, la mélodie fluctuante, comptent bien plus que notre mélancolie. Il sait, avec magie et sensibilité, évoquer un lieu abandonné (ce qui, au fond, est un moindre mal, à côté de celui qu'on détruit).

     

     

     

    L'ancienne gare de Cahors

    Voyageuse ! ô cosmopolite ! à présent
    Désaffectée, rangée, retirée des affaires.
    Un peu en retrait de la voie,
    Vieille et rose au milieu des miracles du matin,
    Avec ta marquise inutile,
    Tu étends au soleil des collines ton quai vide
    (Ce quai qu'autrefois balayait
    La robe d'air tourbillonnant des grands express)
    Ton quai silencieux au bord d'une prairie,
    Avec les portes toujours fermées de tes salles d'attente,
    Dont la chaleur de l'été craquelle les volets...
    Ô gare qui as vu tant d'adieux,
    Tant de départs et tant de retours,
    Gare, ô double porte ouverte sur l'immensité charmante
    De la Terre, où quelque part doit se trouver la joie de Dieu
    Comme une chose inattendue, éblouissante ;
    Désormais tu reposes et tu goûtes les saisons
    Qui reviennent portant la brise ou le soleil, et tes pierres
    Connaissent l'éclair froid des lézards ; et le chatouillement
    Des doigts légers du vent dans l'herbe où sont les rails
    Rouges et rugueux de rouille,
    Est ton seul visiteur.
    L'ébranlement des trains ne te caresse plus :
    Ils passent loin de toi sans s'arrêter sur ta pelouse,
    Et te laissent à ta paix bucolique, ô gare enfin tranquille
    Au cœur frais de la France.

    Valery Larbaud, Les Poésies d'A.O.Barnabooth, 1913

     

     

     

     

     

     

  • En suspension (la danseuse)

     

    A la relecture de Degas, Danse, Dessin, petit opuscule que Paul Valéry consacre à un peintre qu'il aimait particulièrement, fait écho un texte plus conséquent : La Philosophie de la Danse, dans lequel on trouve les lignes ci-dessous, par quoi l'écrivain célèbre l'aventure de celle qui veut échapper à la matière et à notre regard. 

     

    "Il regarde alors la danseuse avec des yeux extraordinaires, les yeux extralucides qui transforment tout ce qu’ils voient en quelque proie de l’esprit abstrait. Il considère, il déchiffre à sa guise le spectacle.
    Il lui apparaît que cette personne qui danse s’enferme, en quelque sorte, dans une durée qu’elle engendre, une durée toute faite d’énergie actuelle toute faite de rien qui puisse durer. Elle est l’instable, elle prodigue l’instable, passe par l’impossible, abuse de l’improbable ; et, à force de nier par son effort, l’état ordinaire des choses, elle crée aux esprits l’idée d’un autre état, d’un état exceptionnel, – un état qui ne serait que d’action, une permanence qui se ferait et se consoliderait au moyen d’une production incessante de travail, comparable à la vibrante station d’un bourdon ou d’un sphinx devant le calice de fleurs qu’il explore, et qui demeure, chargé de puissance motrice, à peu près immobile, et soutenu par le battement incroyablement rapide de ses ailes."

    Ces considérations disent mieux et plus nettement l'incompréhensible nature de la danseuse, de ce qui nous échappe en la regardant, aussi concentré soyons-nous à l'observer, parce qu'il émane d'elle une double métamorphose : elle a la brutalité de la génération et la douceur de la continuité. Ce que toutes les analyses physiques ne peuvent que réduire à une quantité cinétique prêtant à sourire. Les clichés de Etienne-Jules Marey (que Degas, pourtant, considéra avec grand intérêt), de Muybridge ou de Gjon Mili décomposent le mouvement, mais ils sont en deçà de la fermeté du geste, de la chair, de la sensualité, de l'existence même du corps, de ce qui constitue la part insondable et perpétuelle du désir...

     

  • Poursuivre

    Os de seiche

    Ne nous demande pas le mot qui taille carré
    notre esprit informe, et en lettres de feu
    l'affirme et le fasse resplendir comme un crocus
    perdu au milieu d'une pelouse poussiéreuse.

    Ah l'homme qui s'en va d'un pas sûr,
    ami des autres et de lui-même,
    et n'a cure de son ombre que la canicule
    imprime sur un mur décrépi !

    N'exige pas de nous la formule qui puisse t'ouvrir des mondes,
    mais quelque syllabe difforme, sèche comme une branche.
    Aujourd'hui nous ne pouvons que te dire ceci :
    ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas.


    Eugenio Montale, Poèmes choisis

  • ...

    "L'homme qui n'espère rien est un terrible optimiste" (Paul Claudel)

  • Les âmes mortes

    Quand je vois l'agitation et le cirque faisandé qui se prépare pour 2017, pour lequel on nous vend par exemple Macron pour une nouveauté (1), et le spectacle consternant de ces faux dévots, qui usent jusqu'à la corde de la rhétorique hypocrite dès qu'ils veulent s'adresser au peuple qu'au fond ils méprisent implacablement, je repense à ce roman de Gogol, Les Âmes mortes, paru en 1842. Les âmes en question sont les serfs attachés à un domaine et dont le nombre permet, entre autres, d'établir la valeur de ce domaine. Les âmes mortes désignent les serfs décédés, autour desquels le personnage principal, Tchitchikov, veut monter une escroquerie. Il s'agit d'exploiter avec indécence et la misère humaine. Tirer profit d'êtres sans droits jusque dans leur disparition. Il y a dans ce roman grinçant un je ne sais quoi de contemporain.

    Le jeu dit démocratique, organisé de façon récurrente autour de l'élection, dans sa dérision morbide, alors que le délitement actuel prépare ou une guerre civile, ou un système à l'américaine, voire à la sud-africaine (ou à la brésilienne), ce jeu-là me donne l'impression de reposer sur cette conception inavouée que le citoyen est une âme morte. Non pas qu'il soit sans valeur intrinsèque, mais on lui dénie de pouvoir en faire quelque chose. Et, régulièrement, on vient secouer le cimetière pour que chacun s'exécute, alors même que le système que l'on met en place, le libéralisme débridé en appui sur la mondialisation, l'exécute.

    Nous sommes, dans l'apparence de notre citoyenneté, de la même matière que ces autres personnages, de Peter Handke, les acteurs déjà morts de La Chevauchée sur le lac de Constance. Des spectres...

    (1)J'y reviendrai dans un prochain billet.

  • La croisée des chemins

    Hier un homme a été tué. Un vieil homme. Il a été martyrisé. Non pas parce qu'il était français, non parce qu'il était un citoyen, mais parce qu'il était catholique. Sa qualité de prêtre accroît pour certains l'indignation ; c'est néanmoins faire de l'habit un faux argument pour évacuer le sens profond de cette abomination. J'aimerais qu'on entende bien en le disant ce que signifie cette phrase : un homme est mort parce qu'il était catholique. Qu'on la dise avec la même intensité que lorsqu'on rappelle qu'un homme est parce qu'il était juif, par exemple. Ainsi articulée, avec la lenteur qu'elle requiert pour chacun des termes qui la composent, on mesure toute la portée de ce qui se trame. L'ennemi profond des islamistes, c'est le christianisme, et plus particulièrement le catholicisme. Il l'est depuis la nuit des temps théologiques. Si l'on ne veut pas entendre toute la portée de cette menace, nous disparaîtrons ou nous serons réduits à l'esclavage. L'Autre, si cher à Lévinas, mais d'abord au message évangélique, sera éradiqué, comme l'ont été les chrétiens d'Orient et du Maghreb (essayez d'être chrétien en Algérie...).

    Mais il ne suffisait pas que le crime se fasse à l'autel, il fallait que la victime soit salie post-mortem. La république maçonnique qui nous gouverne, dont la haine pour le prêtre, est une des pensées majeures, encourageant la déchristianisation de la France, la déshistoricisation de sa population, réduisant notre passé à deux siècles de marchandages, d'obscurantisme positiviste (1), celui-ci a osé, hier soir, par la voix de son maître, affirmer que ce crime, c'était "profaner la République". Profaner ? Comment cela se peut-il ? Qu'y a-t-il de sacré dans ce régime dont l'histoire est un tissu d'inepties, une collection d'ignominies et un tableau de racailles corrompues (2) ? Où y a-t-il une quelconque spiritualité dans le jeu des pouvoirs et d'un régime qu'un profiteur éhonté dont se réclame l'actuel thuriféraire en chef qualifia de coup d'état permanent ? Comment le mépris du peuple par des gens de peu pourrait-il être sacré ? Si, au moins, à défaut de miracles, on avait au sommet de l'état Marc-Aurèle ou Cincinnatus, nous aurions moins de dégoût. Mais ce n'est pas le cas.

    On sent bien la gêne et les tentatives pour déminer le terrain. Mais ce ne sont que de piètres dialecticiens et Valls fait un aveu indirect quand il dit craindre une guerre de religions. Comment est-ce possible dans une République laïque que, paraît-il, le monde entier nous envie sans que nul ne veuille en faire le fondement de sa pensée politique ? Il est vrai que la laïcité en question a d'abord été une arme pour détruire l'église catholique et si elle avait mis autant de zèle à mater ces trente dernières années les exigences politiques de l'islam qu'elle en a mis pour pétrifier la pourpre cardinalice, nous n'en serions sans doute pas là.

    Ceux qui pensent que le chapelet des valeurs républicaines impressionne des engagés qui placent Dieu hors de tout sont des idiots, des fous dangereux. On n'oppose pas à une revendication politique confondue avec des appuis spirituels (dont je ne discute pas ici la pertinence. Ce qui prime, c'est la logique combinatoire) des principes matérialistes et bassement juridiques par lesquels nous nous affaiblissons terriblement (3). Après le Bataclan, le leitmotiv était superbe : "nous retournerons au concert et nous siroterons à nouveau en terrasse." Voilà  de quoi durcir la démocratie, politiser les foules et rendre spirituels le troupeau d'abrutis festifs qui rythment leurs existences avec Facebook, Instagram, Pokemon-Go, les Nuits sonores, Harry Potter, les rails de coke, Adopteunmec et j'en passe, dont le rapport au monde n'excède pas le temps de leur propre mémoire, et qui disent ce qu'ils pensent avec d'autant plus de facilité qu'ils ne pensent rien.

    Nous ne pourrons éternellement nous aveugler, en réduisant la spiritualité à un choix consumériste et prétendument démocratique, où le religieux est soit une grossièreté, soit un paramètre de l'expression individuelle : aujourd'hui bouddhiste, parce que c'est tendance, comme le tatouage, demain animiste, après-demain macrobio ou je ne sais quoi, au gré de l'influence des gens qui comptent ou des progrès de la science qui anéantit l'homme par le biais de la bio-politique (4).

    Il y a un siècle et un peu plus, à des titres divers, Bloy, Barrès, Huysmans, Proust ou Péguy sentaient le gouffre d'un abandon pluri-séculaire. Mais sans doute est-ce déjà Chateaubriand, à la fin des Mémoires, qui sonnait avec ardeur le tocsin, ce cher Chateaubriand dans la prose duquel, pour l'heure, je me réfugie. Voici ce qu'il écrit, dans le quatrième tome de son œuvre majeure. Le chapitre s'intitule "L'idée chrétienne est l'avenir du monde".

     

     

    "En définitive, mes investigations m'amènent à conclure que l'ancienne société s'enfonce sous elle, qu'il est impossible à quiconque n'est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l'idée purement républicaine ou l'idée monarchique modifiée. Dans toutes les hypothèses, les améliorations que vous désirez, vous ne les pouvez tirer que de l'Evangile.

    Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c'est toujours le plagiat, la parodie de l'Evangile, toujours le principe apostolique qu'on retrouve: ce principe est tellement ancré en nous, que nous en usons comme nous appartenant; nous nous le présumons naturel, quoiqu'il ne nous le soit pas; il nous est venu de notre ancienne foi, à prendre celle-ci à deux ou trois degrés d'ascendance au-dessus de nous. Tel esprit indépendant qui s'occupe du perfectionnement de ses semblables n'y aurait jamais pensé si le droit des peuples n'avait été posé par le Fils de l'homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l'intérêt de l'humanité, n'est que l'idée chrétienne retournée, changée de nom et trop souvent défigurée: c'est toujours le Verbe qui se fait chair !

     Voulez-vous que l'idée chrétienne ne soit que l'idée humaine en progression ? J'y consens; mais ouvrez les diverses cosmogonies, vous apprendrez qu'un christianisme traditionnel a devancé sur la terre le christianisme révélé. Si le Messie n'était pas venu, et qu'il n'eût point parlé, comme il le dit de lui-même, l'idée n'aurait pas été dégagée, les vérités seraient restées confuses, telles qu'on les entrevoit dans les écrits des anciens. C'est donc, de quelque façon que vous l'interprétiez, du révélateur ou du Christ que vous tenez tout; c'est du Sauveur, Salvator, du Consolateur, paracletus, qu'il nous faut toujours partir; c'est de lui que vous avez reçu les germes de la civilisation et de la philosophie.

    Vous voyez donc que je ne trouve de solution à l'avenir que dans le christianisme et dans le christianisme catholique; la religion du Verbe est la manifestation de la vérité, comme la création est la visibilité de Dieu. Je ne prétends pas qu'une rénovation générale ait absolument lieu, car j'admets que des peuples entiers soient voués à la destruction; j'admets aussi que la foi se dessèche en certains pays: mais s'il en reste un seul grain, s'il tombe sur un peu de terre, ne fût-ce que dans les débris d'un vase, ce grain lèvera, et une seconde incarnation de l'esprit catholique ranimera la société.

    Le christianisme est l'appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de la création; il renferme les trois grandes lois de l'univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique: la lois divine, unité de Dieu en trois essences; la loi morale, charité; la loi politique, c'est-à-dire la liberté, l'égalité, la fraternité.

    Les deux premiers principes sont développés; le troisième, la loi politique, n'a point reçu ses compléments, parce qu'il ne pouvait fleurir tandis que la croyance intelligente de l'être infini et la morale universelle n'étaient pas solidement établies. Or, le christianisme eut d'abord à déblayer les absurdités et les abominations dont l'idolâtrie et l'esclavage avaient encombré le genre humain."

     

     

    (1)Je renvoie par exemple au clip de campagne de l'anaphorique présidence pour qui tout commence à la Révolution, à ce moment béni où l'on massacra justement des prêtres...

    (2)Le lecteur aura le loisir de se pencher sur ce que furent les scandales, les compromissions et les basses œuvres du pouvoir depuis 1870. L'exemplarité républicaine à l'aune des III et IVe versions, voilà bien une sinistre escroquerie.

    (3)C'est la ligne de conduite de l'insuffisance présidentielle : ne pas sortir des valeurs de liberté dont nous serions les porteurs universels. Dès lors, pourquoi un état d'urgence ? Pourquoi jouer sur les mots, quand l'état d'exception est, depuis longtemps, la règle, au profit exclusif d'intérêts privés et commerciaux ? Mais je doute fort que l'énarchie au pouvoir ait lu Carl Schmitt, et moins encore Giorgio Agamben.

    Quant à un exemple de faiblesse, sur le plan juridique : une preuve grandiose. La condamnation de la Norvège dans le procès que Breijvik a mené contre ce pays, pour traitement inhumain. Il est certain que c'est inadmissible de vouloir brusquer un individu qui pratique la tuerie collective et le salut hitlérien !

    (4)Dont Foucault (quel paradoxe !) esquissa l'horreur. Mais depuis, il y a mieux à lire : Giorgio Agamben ou Céline Lafontaine., par exemple.

  • L'époque : de la disparition d'Yves Bonnefoy

    La disparition d'Yves Bonnefoy passera en silence. Les poètes ne sont rien. Déjà, au début de l'année, celle de Pierre Boulez ne valut rien d'autre qu'une annonce sommaire. Nul besoin d'épiloguer. Ainsi va le monde.  Il n'est pas ici question de gloire ou de reconnaissance mais de représentation. Le XIXe siècle bourgeois et ventripotent ne pouvait passer outre le verbe hugolien, jusque dans ses outrances, ses répétitions et ses facilités. Si le verbe n'était plus chair, il était encore dans le temps de l'incarnation. Le théâtre du monde se donnait encore le plaisir de s'émanciper dans des figures. Booz endormi parlait certes une langue lointaine mais que la modestie de chacun révérait, tenait à distance. La littérature est à ce prix : que l'on sache se tenir coi et respectueux devant ce qui n'est pas la voix de la tribu. Mais ce temps est révolu. La grâce démocratique n'a cure d'autrui, et plus encore d'un autrui dont le phrasé nous regarde comme une énigme. Ainsi en était-il de l'écriture de Bonnefoy... Elle mesurait cette infinie licence permise à qui se bat contre la langue, en s'appuyant sur elle. Combat à la fois ombrageux et insoluble, que réprouvent les temps contemporains d'une syntaxe simplifiée et d'un sens évident.

    Yves Bonnefoy meurt dans l'indifférence et ce n'est pas tant la dimension personnelle, la question de la reconnaissance, qui est en jeu, que l'obséquiosité des hommages faux, des métaphores creuses qui essaieront de combler le vide qui entoure de facto la littérature exigeante. L'hermétisme n'est bon désormais que pour les cénacles économiques qui nous chassent de la maison commune. Le poète est relégué au rayon des fantaisies. Yves Bonnefoy et son expérience de langue et de l'art sont des curiosités, au sens où l'on parlait des cabinets de curiosités au XVIIIe siècle : un fatras de singularités que l'on admire sans rien vraiment y comprendre.

    La médiocrité crasse du pays qui reste le mien se vérifiera dans les deux jours prochains, par le silence officielle que cette disparition suscitera. Le vélo et le foot sont bien plus précieux. Inutile d'en parler. Mais souvenons-nous que le Chili, ce pays secondaire qui devrait prendre exemple sur le phare hexagonal censé inspirer la planète entière, le Chili, dis-je, décréta trois jours de deuil national quand Claudio Arrau décéda. Il y a des jours où l'on se sent chilien...

     

  • Sentinelle...

    Dans la précipitation technologique présente, qui nous alarme, au propre comme au figuré, jusqu'à nous rendre désireux de ce que nous n'avons pas sous la main, sous les yeux, à disposition, habitués que nous sommes à voir et à entendre, ad nauseam, sous le mode tactile des écrans, mode du lointain s'il en est, nous avons oublié combien peut être précieux le timbre de la voix qui nous manque, que l'inflexion première nous fait reconnaître, comme de toute éternité. Le téléphone n'est plus qu'un objet pénible et relatif, parce que la vérité est ailleurs, dans cet attachement viscéral qui lie la voix au corps, à la chair, à cette irréductible présence par quoi nous trouvons la paix et le réconfort.

    Dans une page magnifique du Côté de Guermantes, Proust, sans doute parce que l'époque en était encore aux balbutiements de la communication, creuse très bien le sillon trouble des sentiments devant cette facilité technique, dont on croit qu'elle comble nos désirs, alors qu'elle ne fait que les neutraliser. Dans l'extrait qui suit, le narrateur parle pour la première fois à sa grand-mère au téléphone. C'est un mélange poignant d'envie et de perte, d'attention et de sensibilité. C'est une autre personne que le personnage entend, et une autre histoire aussi. Le timbre, les intonations ne sont pas nouveaux, mais leur matière prend d'autres nuances, que l'on voudrait conserver à jamais. Et cette étreinte de la voix, nous pouvons aussi en faire l'expérience quand, dans une direction toute différente, nous essayons de garder dans notre mémoire, dans cette oreille secrète de notre histoire intime, la voix de celui qui est à l'autre bout du fil, qu'on a si souvent entendu et dont on sait qu'il va bientôt mourir.

    "Ce jour-là, hélas, à Doncières, le miracle n'eut pas lieu. Quand j'arrivai au bureau de poste, ma grand'mère m'avait déjà demandé ; j'entrai dans la cabine, la ligne était prise, quelqu'un causait qui ne savait pas sans doute qu'il n'y avait personne pour lui répondre car, quand j'amenai à moi le récepteur, ce morceau de bois se mit à parler comme Polichinelle ; je le fis taire, ainsi qu'au guignol, en le remettant à sa place, mais, comme Polichinelle, dès que je le ramenais près de moi, il recommençait son bavardage. Je finis, en désespoir de cause, en raccrochant définitivement le récepteur, par étouffer les convulsions de ce tronçon sonore qui jacassa jusqu'à la dernière seconde et j'allai chercher l'employé qui me dit d'attendre un instant ; puis je parlai, et après quelques instants de silence, tout d'un coup j'entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand'mère avait causé avec moi, ce qu'elle me disait, je l'avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-même, je l'écoutais aujourd'hui pour la première fois. Et parce que cette voix m'apparaissait changée dans ses proportions dès l'instant qu'elle était un tout, et m'arrivait ainsi seule et sans l'accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était douce ; peut-être d'ailleurs ne l'avait-elle jamais été à ce point, car ma grand'mère, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s'abandonner à l'effusion d'une tendresse que, par « principes » d'éducatrice, elle contenait et cachait d'habitude. Elle était douce, mais aussi comme elle était triste, d'abord à cause de sa douceur même presque décantée, plus que peu de voix humaines ont jamais dû l'être, de toute dureté, de tout élément de résistance aux autres, de tout égoïsme ; fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l'ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j'y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l'avaient fêlée au cours de la vie."

  • La belle affaire...

    Dans un texte écrit en 1733, une Lettre à un premier commis, lequel commis n'est pas un gratte-papier mais un important de ce qu'on ne peut pas encore appeler le corps des fonctionnaires, Voltaire énumère les raisons majeures qui doivent présider à la suppression de la censure pour les livres. C'est un texte que les voltairiens aiment à citer pour rappeler combien cet écrivain représente une figure éminente de la pensée libre et libérée. Ils y voient un esprit très français, une sorte de spiritualité toute hexagonale qui fonde, en partie, l'idée que les Lumières de ce pays forment le sommet de notre pensée. Référence discutable dont on peut ne pas se réclamer...

    Ce texte, donc, contre la censure. Et parmi les objections, le passage qui suit :

    "Les pensées des hommes sont devenues un objet important de commerce. Les libraires hollandais gagnent un million par an, parce que les Français ont eu de l'esprit. Un roman médiocre est, je le sais bien, parmi les livres, ce qu'est dans le monde un sot qui veut avoir de l'imagination. On s'en moque mais on le souffre. Ce roman fait vivre et l'auteur qui l'a composé, et le libraire qui le débite, et le fondeur, et l'imprimeur, et le papetier, et le relieur, et le colporteur, et le marchand de mauvais vin, à qui tous ceux-là portent leur argent. L'ouvrage amuse encore deux ou trois heures quelques femmes avec lesquelles il faut de la nouveauté en livres, comme en tout le reste. Ainsi, tout méprisable qu'il est, il a produit deux choses importantes : du profit et du plaisir."

    Ce qui frappe aussitôt tient à l'abandon de toute considération proprement littéraire ou, nonobstant l'anachronisme du terme, culturelle. Ici, il est question d'affaires, de revenus, de commerce, d'économie pour le dire en simplifiant. C'est le Voltaire anglais qui transpire dans cette analyse, celui qui voit dans le libéralisme et les lois du commerce un moyen d'émancipation. À voir... Ne s'agit-il pas surtout de brasser de l'argent, de s'intégrer dans une logique de concurrence, de considérer les livres comme une marchandise qui "produit deux choses importantes : du profit et du plaisir". L'ordre n'est pas indifférent, je crois, surtout quand le plaisir  fait écho à ces "deux ou trois heures" pendant lesquelles "l'ouvrage amuse (...) quelques femmes".

    La littérature ainsi conçue n'a plus rien à voir avec les Belles Lettres. Elle n'a pas pour objet d'élever l'esprit mais d'entrer dans le cycle vertueux de la comptabilité et des échanges commerciaux. On est loin alors du commerce des esprits tel qu'on l'envisageait encore au XVIIe siècle et que des âmes nostalgiques évoqueront encore dans les temps suivants. Avec Voltaire, nous sommes pleinement dans l'esprit du XVIIIe, lequel fut moins spirituel (1)  que sinistrement hanté par l'omnipotence de la raison, une raison qui n'avait plus rien à voir avec l'usage que voulait en faire, par exemple, un Descartes, dans l'équilibre qu'elle trouve avec le mystère de la foi. Avec Voltaire, on plonge dans l'ordre d'une rigueur utilitariste et mercantile : sa raison est, quand on y regarde bien, celle qui préside aujourd'hui à la grandeur du marché, à l'intelligence marketing, à la gouvernance indexée sur les équations économiques.

    C'est cette raison-là que l'on nous vend depuis la Révolution et la propagande républicano-maçonnique en a fait une de ses œuvres majeures. Certainement, la libre expression, la fin de la censure sont de bien belles choses. Encore faudrait-il que ces dernières ne soient pas des leurres et que les étais culturels de notre histoire n'aient pas été à ce point minés, si l'on veut bien considérer en ce début de XXIe siècle l'extension phénoménale de la bêtise et de l'ignorance...

     

    (1)Particulièrement en France où l'anti-cléricalisme trouva dans les horreurs révolutionnaires de quoi fonder un discours politique dont le bourgeon funeste est la laïcité actuelle, laquelle se prévaut d'une haine anti-chrétienne délirante et d'une collaboration avec l'islamisme radical.

  • Chateaubriand ou la puissance de la terre

    Année au crépuscule. Sordide et vulgaire. Comment la finir ?

    L'incesssante tentation de Saint-Malo, et paradoxe, revient la page qui suit, d'un Chateaubriand s'en allant aux Amériques. Pas avec l'ardeur de ces conquérants contemporains en quête de fortune et de folie, mais avec l'art nuancé de l'attachement indéfectible du breton perdu dans un monde qui s'effondre. Lire Chateaubriand est un bonheur rare, partagé par peu désormais, puisqu'il est désuet, anachronique et dérisoirement français. Nous dirons, nous : terriblement français.

     

     

    "Mes regards restaient attachés sur Saint-Malo.

    Je venais d'y laisser ma mère tout en larmes. J'apercevais les clochers et les dômes des églises où j'avais prié avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les grèves où j'avais passé mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux ; j'abandonnais ma patrie déchirée, lorsqu'elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m'éloignais également incertain des destinées de mon pays et des miennes : qui périrait de la France ou de moi ? Reverrai-je jamais cette France et ma famille ?
    Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade ; les feux de la ville et les phares s'allumèrent : ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m'éclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l'obscurité des flots.
    Je n'emportais que ma jeunesse et mes illusions ; je désertais un monde dont j'avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m'étaient inconnus. Que devait-il m'arriver si j'atteignais le but de mon voyage ? Égaré sur les rives hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit seraient tombées en silence sur ma tête ; la société eût renouvelé sa face, moi absent. Il est probable que je n'aurais jamais eu le malheur d'écrire ; mon nom serait demeuré ignoré, ou il ne s'y fût attaché qu'une de ces renommées paisibles au-dessous de la gloire, dédaignées de l'envie et laissées au bonheur. Qui sait si j'eusse repassé l'Atlantique, si je ne me serais point fixé dans les solitudes, à mes risques et périls explorées et découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes !
    Mais non ! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de misères, pour y être toute autre chose que ce que j'avais été.

    Cette mer, au giron de laquelle j'étais né, allait devenir le berceau de ma seconde vie : j'étais porté par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la confidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs.
    Le jusant, au défaut de la brise, nous entraîna au large, les lumières du rivage diminuèrent peu à peu et disparurent. Épuisé de réflexions, de regrets vagues, d'espérances plus vagues encore, je descendis à ma cabine : je me couchai, balancé dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva ; les voiles déferlées qui coiffaient les mâts s'enflèrent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France.
    Ici changent mes destinées : «Encore à la mer ! Again to sea !» (Byron.)"