usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Des auteurs - Page 8

  • La littérature dans le siècle (I) : intérieur

    Estatua_Gonzalo_Torrente_Ballester_Cafe_Novelty_Salamanca.jpg

    On aime statufier, c'est ainsi. Certains y verront une sorte d'académisme multi-séculaire. Pourquoi pas ? Pendant longtemps, ces œuvres ont servi de repères. Le citoyen, ou le simple voyageur, pouvait les admirer (ou en rire, qui sait ?) dans les carrefours, sur les places, à l'entrée des villes, devant les monuments majeurs. Il y avait toujours quelque chose de guindé, de terriblement établi. La statue, c'était le stable. Elle portait la durée et l'honneur. Elle était dévolue au pouvoir, d'une certaine manière et par exemple, lorsqu'on voit tous les artistes représentés dans la cour si longue que forment les arcades des Offices, on sait fort bien qu'il y a une dévotion par quoi Pisano ou Giotto appartiennent à une essence remarquable. Ils sont plus qu'eux-mêmes.

    Ces considérations ne conviennent plus à une époque comme la nôtre. Il faut ramener l'exception à la banalité (1). C'est sans doute ce qui explique cette tendance à nous offrir des hommages contextualisés, des sortes de happenings figés, de bronze, plus ou moins dorés. Tout à fait charmant, cela.

    À Salamanque, par exemple, dans le café Novelty, GonzaloTorrente Ballester siège à sa table de prédilection. La pose est sans affectation mais la mise montre que l'homme ne s'est jamais laissé aller à la négligence. L'écrivain est dans toute sa stéréotypie. Homme de repli et de travail dans le silence, il dispose de son temps libre pour aller au café, poursuivre la tradition de ce qui fut d'abord une institution française. Cette statue illustrerait donc une certaine idée de la mythologie des écrivains telle qu'elle s'est développée à partir du milieu du XIXe. Le(s) propriétaire(s) du lieu a/ont participé, à la place qui est la leur, à l'épanouissement de l'artiste. Il était donc normal que celui qui assura si longtemps le service auprès du prix Cervantès en tirât un certain bénéfice. Tout travail mérite salaire. 

    C'est un hommage à usage privé en quelque sorte. Le désormais silencieux Ballester devient une curiosité, un produit d'appel, une démarcation. Il faut bien qu'à un moment la littérature serve à quelque chose...


    (1)Alors même qu'on nous vend pour exceptionnel le premier imbécile qui passe la télévision... Mais le paradoxe n'est qu'apparent. Celui qu'on rabaisse n'a pas eu besoin de l'espace médiatique ; celui que l'on hausse n'en est que le produit. Il faut bien vendre sa marchandise...

  • René Char, en puissance

    littérature,poésie,rené char,boxe,maurice blanchot,amitié,le mortel partenaire,paroles en archipel


    Même dans la gravité, René Char sonde l'énergie du possible. Il n'y a pas de vain combat, pas d'engagement (et cela s'entend bien au delà du politique) par quoi nous ne pouvons nous mouvoir, nous émouvoir et avancer, encore et encore. En amour, en amitié, en désir de vivre.


    LE MORTEL PARTENAIRE
                             À Maurice Blanchot

        Il la défiait, s'avançait vers son coeur, comme un boxeur ourlé, ailé et puissant, bien au centre de la géométrie attaquante et défensive de ses jambes. Il pesait du regard les qualités de l'adversaire qui se contentait de rompre, cantonné dans une virginité agréable et son expérience. Sur la blanche surface où se tenait le combat, tous deux oubliaient les spectateurs inexorables. Dans l'air de juin voltigeait le prénom des fleurs du premier jour de l'été. Enfin une légère grimace courut sur la joue du second et une raie rose s'y dessina. La riposte jaillit sèche et conséquente. Les jarrets soudain comme du linge étendu, l'homme flotta et tituba. Mais les poings en face ne poursuivirent pas leur avantage, renoncèrent à conclure. A présent les têtes meurties des deux battants dodelinaient l'une contre l'autre. A cet instant le premier dut à dessein prononcer à l'oreille du second des paroles si parfaitement offensantes, ou appropriées, ou énigmatiques, que de celui-ci fila, prompte, totale, précise, une foudre qui coucha net l'incompréhensible combattant.
        Certains êtres ont une signification qui nous manque. Qui sont-ils ? Leur secret tient au plus profond du secret même de la vie. Ils s'en approchent. Elle les tue. Mais l'avenir qu'ils ont ainsi éveillé d'un murmure, les devinant, les crée. Ô dédale de l'extrême amour !
                                             La Parole en archipel (1952-1960)

  • Béraud, à vif

     

    béraud,littératue,autobiographie,qu'as-tu fait de ta jeunesse,père,écriture


    À l'heure, si proche, où le Fils apparaît, une pensée pour le père. Non pas celui qui est aux Cieux, à la fois terrible et miséricordieux, et dont l'existence est un pari (parfois grandiose, souvent assassin) mais le commun, le mien, le vôtre, celui de chacun, avec lequel nous avons eu, qu'il fut présent ou absent, vivant ou mort, vivant puis mort, à partager, malgré nous, malgré lui. Celui dont nous héritons, comme nous héritons de nos mères.

    Pour y penser, laissons Rousseau, Proust, Gide ou Sartre... Prenons Béraud. Il fait partie de cet enfer littéraire qu'il faut pourtant connaître. Je n'en suis pas un spécialiste. L'ami Solko est en la matière intarissable : c'est donc que le lecteur présent ira assouvir sa curiosité. (1)

    Béraud écrit Qu'as-tu fait de ta jeunesse en 1941. L'ouvrage est commencé durant une nuit qu'il ne veut pas perdre à Rome (ce qui le rend plus cher encore). Ecrit de circonstances, peut-être, mais qui va se poursuivre.La plume se délie et ce sera l'enfance, l'adolescence et la jeunesse, jusqu'à la veille du conflit de 14. Le style est une délectation. Les portraits vifs sont dignes de Daumier. Le moindre figurant d'une vie qui file a droit à son trait, à sa marque. Beraud ne s'attarde pas. Il ne veut entrer dans le détail. Il a entrepris de nous donner moins le sens des faits que leur évanescence et leur fluidité dans une course qui croise Albert Londres ou Charles Dullin, entre autres.

    Puis il y a le père. Boulanger de la presqu'île lyonnaise, qui voit son marmot vouloir échapper à toutes les conditions, sans jamais le désavouer tout à fait. Le père, qui s'amuse des hésitations plus qu'il ne réprimande. Le fils, parmi toutes ses tergiversations, devient plumitif, assumant "la chronique du Tout-Lyon, organe des mondanités lyonnaises" et pour "cinquante francs par mois", assurant aux Sports, "hebdomadaires des footballers (sic) du Sud-Est, les Dimanches sportifs de M. Bergeret". Voici ce qui suit, dont la dernière réplique, réelle ou fictive, est si magnifique qu'elle se passe de tout commentaire :

     

    "Ce fut mon père encore qui vint à moi. Cette fois comme les autres, il fait ce que bien des pères autrement instruits n'eussent point fait. Une fois de plus, je connus la simple grande de son amitié. Il revint un jour avec un journal, mit ses besicles et lut avec attention le récit que j'avais fait de la mort d'un pauvre peintre, dont j'avais suivi le convoi depuis l'hôpital jusqu'à la fosse commune. Il plia le journal et le mit dans sa poche sans un mot.

    Le lendemain je trouvai dans ma chambre une table, un encrier, des plumes et trois mains de papier. Dans la pièce voisine, j'entendais le pas égal de mon père. Il entra :

    -Voici l'établi, dit-il en posant la main sur la table. Nous verrons l'ouvrier à l'œuvre.

    De ses yeux clairs, il me regardait bien en face. Que dire ? Comment le remercier ? Il coupe court à l'émotion, selon sa manière, en mettant d'une boutade les choses au point :

    -Si tu décides de te faire évêque ou astronome, il faudra me prévenir quelques jours à l'avance afin que je puisse te procurer le matériel".

     

     

     

     

    (1)Je reviendrai sur le sujet de sa condamnation à mort au sortir de la guerre et sur ce qui fonde son bannissement radical. Mais ce n'est pas le sujet ici.

  • Le Sens de l'école

    C'est net, simple, imparable. D'aucuns diront que revenir aux Grecs est une illusion, une préciosité fumeuse. Certes, les Grecs (ce combat de toute une vie cher à Jacqueline de Romilly)... Mais, en général, le mépris pour les Hellènes n'est qu'un exemple particulier d'un mépris plus large pour le passé. Bernard Stiegler voit pourtant en cette invocation lointaine, à travers une anecdote socratique, un point de repère pour mieux comprendre ce qui aujourd'hui/désormais ne va plus. Encore, s'il ne s'agissait que d'aller, de faire un mouvement réparateur, pourrait-on y croire, mais la vérité est plutôt que le lien est défait. Et lisant ces pages sur la philia, qui n'a évidemment rien à voir avec la simple camaraderie consumériste des communautés de marques, il y a lieu de penser que le livre, la réflexion, l'écriture, le silence, la skholè sont plus que jamais des nécessités. Non pas pour se sentir plus mal dans un monde qui défaille, mais pour pouvoir s'en retrancher, de ce monde, aussi brief soit ce retrait, et le tenir à distance, en vainqueur pacifique... 


    "En Grèce antique, patrie de la politique et de la démocratie, la citoyenneté apparaît avec les hypomnémata littéraux qui s'y sont constitués, et elle se fonde, par l'intermédiaire du grammatistès qui est le maître des lettres (l'instituteur), sur le fait que le processus d'adoption doit être pris en charge par la cité -par cette cité dont Socrate dit à Criton, dans sa prison, et avant de boire la ciguë, que s'il fuyait l'exécution de sa condamnation, comme le lui propose Criton, ses enfants deviendraient orphelins- ce qui signifie qu'ils ne le seront pas véritablement du fait de sa propre mort prochaine : l'école est ici devenue la matrice identificatoire de cette autre forme de parentalité (c'est-à-dire de philia) qu'est la cité en tant que telle.

    L'organisation politique est un système parental qui casse les déterminations claniques, les identifications au sens habituel (ce que La République de Platon porte à son comble, et même à une extrémité qui aboutit à une absurdité, dont j'étudie les motifs par ailleurs, motifs qui reposent sur le malentendu à propos de l'hypomnésis qui est l'origine même de toute métaphysique) et la constitution de cette parentalité est précisément la philia politique.

    Ici, il faut revenir au concept de programme socio-ethnique : en tant que complément indispensable à la formation des dèmes (qui fondent la démo-cratie) par lesquels Clisthène casse les tribus, et par là substitue aux programmes ethniques, qui constituent le contrôle traditionnel des comportements collectifs, des programmes politiques fondés sur une loi commune, lisible et critiquable par tous, l'école grecque est l'opérateur d'adoption de ces nouveaux programmes. Et elle est en cela le lieu de constitution d'un nouveau processus d'individuation psychique et collective de référence. Dès son origine grecque, l'école est donc le lieu d'adoption qui forme une philia par la constitution d'un idéal du moi, mais qui est aussi, comme dèmos, le peuple en tant qu'idéal de la population qui n'est plus le groupe ethnique (et qui accueille pour cette raison ceux qu'elle appelle les métèques). Cette école est le foyer même de la démocratie, et elle le redevient dans les démocraties industrielles comme instruction publique et obligatoire, et finalement éducation nationale.

    C'est ce rôle qui est de nos jours fondamentalement menacé par la télécratie qu'impose le populisme industriel et pulsionnel, et c'est ce contre quoi la misère politique renonce à lutter."

     

        Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006.

  • Mortelle comparaison


     

    simenon,cécile est morte,roman,littérature,annie ernaux,morale


    Il y a quelques jours, alors que je faisais le tour de tout ce que la littérature perdrait à se soumettre à la Castafiore des lettres françaises, ci-devant Annie Ernaux : toujours la même phrase qui emmerde le monde, selon les diktats d'un honneur de la littérature dont je ne comprends toujours pas de quel métal il est fait, il y a quelques jours, donc, alors que je me disais qu'il en cuirait bientôt pour la postérité d'écrivains dignes d'intérêt, j'ai commencé par faire répertoire des futurs requis aux enfers de la morale cul serré.

    Et je suis retourné me promener, entre autres, chez Simenon, le sinistre Simenon, le raciste Simenon, l'antisémite Simenon (1), dont j'ose espérer qu'Ernaux fera le procès avant la fin de l'année. Il faut voir d'où il vient l'animal. Parfois ça sent l'égoût ; c'est le crapoteux d'extrême-droite dans tout son remugle. C'est aussi cela Simenon, cette propension à la parole commune d'une époque peu glorieuse. Je relisais donc un Maigret : Cécile est morte, que j'aime particulièrement pour des raisons très personnelles. Et d'un coup, au début d'un chapitre, cette perle : « Il pleuvait encore ce matin-là ; une pluie douce, morne, résignée comme un veuvage» Outre ses talents dans la composition des dialogues (une manière de faire apparaître une voix. C'est plus qu'une esquisse, une trace profonde, un style), Simenon a le génie du lieu et de l'atmosphère, et souvent pesante, d'ailleurs, l'atmosphère : un mélange étrange de couleurs ternes, de lenteur et de silence. Cette phrase en est l'expression emblématique. La comparaison ramasse en quelque sorte la suite des trois adjectifs dans son escarcelle. On croyait avoir touché le fond. Pas du tout : le temps qui chagrine se poursuit dans la silhouette sans identité d'une vie où l'amour est au cimetière. Tout un monde. Ernaux peut relire (avec des gants, évidemment) Simenon : elle y gagnerait...


    (1) Dont Gide disait que de lui il fallait tout lire. Une fois n'est pas coutume, nous serons gidien.

  • Richard Millet (II) : Rappel à l'ordre, appel de la horde

     

    Combien étais-je présomptueux en commençant, il y a quelques jours, le billet précédant celui-ci lorsque je disais que l'affaire Millet ferait clapotis dans l'eau et guère plus. Le jeu en valait en fait la chandelle et la Littérature française a cru bon devoir mettre de l'ordre dans son territoire. Et comme dirait une mienne connaissance, elle a envoyé du lourd.

    La Littérature française, par auto-désignation il faut le dire, a confié ses intérêts à deux noms appelés à disparaître. Ce sera donc pour eux l'occasion de demeurer un temps, au titre de participants aux anecdotes de l'histoire littéraire (1). Ci-devant donc, et en première ligne, puisqu'il faut guerroyer : Annie Ernaux, styliste pour classe de lycée (2), Tahar Ben-Jelloun, insignifiant gratte-papier de l'amour étendu à l'universel. Ces deux-là y sont allés pour dire, un peu à la manière d'un instit IIIe république, ou d'une mère la pudeur, ou d'un père fouettard, que désormais l'affaire était grave, que Millet ne pouvait plus sévir indéfiniment sans que mesure soit prise à son encontre. Comme le courage est leur ligne de conduite, ils se sont retournés vers l'instance des lettres, leur sur-moi éditorial, la principauté Gallimard, pour que l'affreux lascar soit chassé du territoire. Il y avait un côté Robespaul 1981 dans une telle revendication (3). Il faut dire que l'un et l'autre de ces grands moralistes ne pouvaient plus supporter d'être avec Millet au comité de lecture de la vénérable institution. Dans le fond, on les comprend. Imaginez : un repas de famille, le père au bout de la table, des mécontents en nombre, et le Judas qui prend sa chaise comme si de rien n'était. C'est terrible, insoutenable, odieux...

    Oui, il faut les comprendre, à mesurer ce qu'ils prennent alors pour une sorte de tache, d'être ainsi confondus avec le fasciste répétitif. Cela fait pourtant bien des années que l'affaire dure, qu'ils connaissent le compère. Tant que les histoires restaient confinées à la sphère étroite des Lettres (le règlement de compte de L'Opprobre, par exemple), ils faisaient semblant. Mais l'ego de Millet réussissant à faire scandale au delà, avec son Éloge littéraire, on change de registre. On ne peut plus faire semblant. On se drape de vertu, de lin blanc et tout le saint-frusquin et la sentence tombe, en deux temps : Millet doit partir, Gallimard doit faire quelque chose. Il aurait été trop leur demander de mettre leurs actes avec leur indignation et de décider unilatéralement qu'ils abandonnaient les planches pourris du navire. Mais il est fort difficile, sans doute, de renoncer, même pour l'étendard de la morale, à une position. Surtout, qu'en l'espèce, ce choix aurait dû se faire il y a déjà longtemps puisque les choix idéologiques de Millet sont très anciens. Mais, ils s'en accommodaient. Sans doute parce que la notoriété de l'auteur honni était suffisamment contenue dans la sphère littéraire pour leur permettre de faire comme si. Chacun a ses petites lâchetés, certainement. Reste que la noblesse revendiquée de la littérature en prend un coup, et à l'endroit de ceux qui veulent en être les pasdaran.

    Mais revenons à l'argumentaire d'Annie Ernaux qui vaut des points, parce qu'il use de toutes les ficelles d'une rhétorique facile.

    Le titre est déjà tout un poème. « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature ». Rien de moins. Allons vite : « fasciste », évidemment, comme un point Godwin de la doxa. Fasciste, c'est l'adjectif qui permet tout, une sorte de générique de la morale. Après cela, on se tait. Le déshonneur de la littérature, ensuite. Outre que elle offre à Millet ce qu'il attend, d'être l'alpha et l'oméga de la pensée française, la formule affaiblit singulièrement la puissance de la littérature, qu'une quinzaine de pages met à mal. Elle établit surtout une équivalence de l'écriture littéraire à une position morale soumise à l'approbation de tous, à un critère obscur qui rendrait donc impossible toute polémique, tout pamphlet, toute diatribe, à partir du moment où ces genres enfreignent le bon goût et la morale. La morale surtout. Et de me dire alors que Discours sur les misères de ce temps de Ronsard doit être de toute urgence retiré de l'histoire littéraire, que Les Déracinés de Barrès doit être détruit séance tenante, qu'il faudrait batailler radicalement contre la réédition probable des brûlots antisémites de Céline (4). Écrire, et bien écrire, ne se décrète pas dans les couloirs de la bienséance. Quand on se place d'emblée sur ce plan et qu'on choisit un titre aussi ronflant, aussi ridicule que celui trouvé par l'homme qu'on veut démolir, il est certain qu'on va droit dans le mur. Ce constat est tellement évident que même Patrick Kéchichian y a trouvé à redire et ramène le problème à des considérations un peu moins grandiloquentes.

    Continuons. Annie Ernaux se situe sur le plan de l'affect. Elle a lu Millet dans un « mélange croissant de colère, de dégoût et d'effroi ». Dans le monde de violence qui est le nôtre, je n'ose imaginer ce que doit être la vie de cette dame, en considération des sauvageries dont l'information nous rend compte quotidiennement. Quelques lignes plus loin, tout s'éclaire : la plume « de Richard Millet s'est bel et bien mise au service du fusil d'assaut d'Anders Breivik, en attisant la haine à l'égard des populations d'origine étrangère ». Rien de moins. Millet est un criminel en puissance. Il n'est pas encore passé à l'acte mais le risque est énorme. On croirait lire du Sarkozy glosant sur la potentialité criminelle des gamins de trois ans. En clair, la paix civile française (voire européenne, voire mondiale) est entre les mains de Millet. C'est, me semble-t-il, lui faire un peu trop d'honneur, surjouer la puissance d'un écrivain dans un monde où la littérature tend à disparaître.

    Mais il est vrai que la logique démonstrative de cette auteur nous échappe. Il est éminemment narcissique. Il se développe autour d'un « moi, je... » sournois et risible. Ainsi avons-nous droit au morceau d'anthologie ci-dessous reproduit in extenso. C'est l'avant-dernier paragraphe de l'attaque.

    « J'écris depuis plus de quarante ans. Pas davantage aujourd'hui qu'hier je ne me sens menacée dans ma vie quotidienne, en grande banlieue parisienne, par l'existence des autres qui n'ont pas ma couleur de peau, ni dans l'usage de ma langue par ceux qui ne sont pas "français de sang", parlent avec un accent, lisent le Coran, mais qui vont dans les écoles où, tout comme moi autrefois, ils apprennent à lire et écrire le français. Et, par-dessus tout, jamais je n'accepterai qu'on lie mon travail d'écrivain à une identité raciale et nationale me définissant contre d'autres et je lutterai contre ceux qui voudraient imposer ce partage de l'humanité. »

    Je serais fort heureux que quelqu'un m'explique le lien intellectuel entre la première phrase et la deuxième, entre l'ancienneté dans les Lettres (5) et sa vie en grande banlieue. Et d'abord, où en banlieue ? Oui, quel lien ? Au delà, de toute manière, on retombe, par un curieux paradoxe, au développement du sentiment. C'est le « I feel » creux au lieu du « I think » des débats d'étudiants anglo-saxons. Chacun son impression et tout se vaut. Annie Ernaux ne se sent pas menacée. Tant mieux. Est-ce une réponse à ceux qui, eux, se sentent menacés ? Est-ce une manière intelligente de répondre à celui qui, ayant vécu une menace étrangère, décide que l'étranger est par essence un danger ? À ce dernier on dira qu'il généralise ; il répondra que son expérience est ainsi et que son propos vaut bien celui qui célèbre le multicuralisme à l'ombre des beaux quartiers et d'une intelligentsia cosmopolite unie par le fric et les espaces réservés... Et comme le substrat du vécu ne suffisait pour être décisif, on aura le droit dans le dernier paragraphe à l'anecdote de la « jeune romancière, qui n'est pas d'origine européenne »... Voilà donc les actes de moralité d'Annie Ernaux : elle n'a jamais eu de mauvaise pensée et elle connaît et aime des gens différents. L'objectif sous-jacent d'une telle démonstration (!!) est simple : supposer qu'outre ses positions intellectuelles, Richard Millet a un vécu inhumain et pourri. Si Annie Ernaux avait lu Millet, elle saurait que celui-ci a une relation à l'Orient fort complexe, que son amour de la Chrétienté orientale n'exclut pas en lui l'attrait pour le monde arabe (dont il maîtrise la langue...). A-t-elle mené l'enquête pour savoir ce que sont les fréquentations, les amitiés du barbare fasciste ? Peut-être au prochain numéro (comme on parle d'un numéro de cirque...).

    Si l'on s'intéresse au contenu plus idéologique du papier, il y a là aussi de quoi rire. Que reproche-t-elle ? Où se loge sa répugnance ? La parole de Millet écœure parce qu'« il faut accepter de lire  ce tableau ahurissant de la littérature contemporaine – française, européenne, américaine –, qui ne serait qu'insignifiance, indigence, niaiserie, "ordure romanesque". Pour faire simple : il pense qu'ajourd'hui on écrit de la merde ! Il trouve cette décadence dans le métissage de la langue. On peut trouver ce point de vue contestable mais il n'est pas nouveau. Dans Le Dernier Écrivain, il écrit  que « citoyen du monde », c'est « formule qui ne veut en fin de compte rien dire ». Il s'inquiète de la disparition de l'Europe et de l'immigration ? Mais il avait écrit dans Le Dernier Écrivain, qu'il se sentait comme « le minoritaire même : blanc, mâle, «Français de souche », catholique, hétérosexuel ». Il déplore violemment la mort de la langue française gangrénée par les langues étrangères ? Mais il avait écrit dans Le Sentiment de la langue, en 1993, : « Ne pas franciser les mots étrangers, c'est accepter la perte du génie de la langue, se résoudre à sa babélisation ou à quelque minimal espéranto anglo-saxon ». Il s'effraie devant la dilution d'une identité nationale ? Mais il avait écrit dans ce même ouvrage : « Tout se passe comme s'il y avait une volonté politique de miner l'identité française au profit d'un improbable métissage ethnico-culturel dont on sait qu'il ne produit que ghettos, clivages, sortes de sous-castes de banlieue ».

    Il n'y a donc rien, ABSOLUMENT RIEN de nouveau sous le soleil pauvre des Lettres françaises et le babillage d'Annie Ernaux est d'abord une escroquerie intellectuelle. Ce que montre d'abord sa tribune, c'est son ignorance du sujet qu'elle attaque. Il n'est pas nécessaire qu'elle la feigne la blessure insupportable, que son papier mondain (si j'ose ce jeu de mots) devienne un impératif : « Je ne ferai pas silence sur cet écrit », « Je ne me laisserai pas non plus intimider par ceux qui brandissent sans arrêt, en un réflexe pavlovien, la liberté d'expression ». Imaginez : elle ne cède pas aux intimidations. Lesquelles ? De quels lieux ? Des troupes littéraires et journalistiques d'extrême-droite ? Espérons qu'elle puisse obtenir sous peu une protection policière. Elle pourra alors écrire un papier intitulé, « Moi, Annie Ernaux, nouvelle Talisma Nasreen... ». Plus sérieusement : je suis fort aise de savoir que la liberté d'expression, comme argument, peut être un réflexe pavlovien. Ou bien cette dame ne sait pas ce que signifie cette expression, ou bien elle suppose que c'est une notion à géométrie variable, une donnée sociale déterminée dans le temps et dans l'espace et qu'il faut en user avec parcimonie et discernement, voire en occulter le droit. C'est exactement ce que pensent les fondamentalistes de tous bords, les fous de tous les Dieux en puissance. Il est toujours plaisant de voir un écrivain caresser la terreur dans le sens du poil.

    Et si Richard Millet, dans un geste très imbécile, met en scène Breivik et fait fausse route dans sa critique du monde comme il va, en faisant de l'actualité immédiate un brûlot, il n'est pas si éloigné, dans l'esprit du scribouillard Salim Bachi qui, à l'incitation du Monde des Livres, s'est fendu d'un Moi, Mohamed Merah... dont la publication n'a pas réveillé les âmes sécuritaires de la pensée littéraire. Peut-être ne fallait-il pas agacer un écrivain qui venait de publier en février Moi, Khaled Kelkal... Il faut croire que le massacreur salafiste de légionnaires et d'enfants juifs dérange moins que l'extrémiste de droite flinguant avec froideur des jeunes socio-démocrates. Sur cet exploit littéraire qui, sur le plan de la morale, puisque c'est le terrain d'Annie Ernaux, méritait bien une réplique, une mise au point, une alerte, rien. Rien du tout. Annie Ernaux a donc l'indignation sélective. Ce n'est pas un reproche, c'est un fait, dont je ne tire aucune conséquence sur le plan de son éthique. Je constate.

    Encore a-t-elle un mérite : elle a écrit ; elle a pris sa plume. Que dire en revanche des suiveurs qui ont apposé leur nom au bas du document, avec une mention d'un ridicule affligeant : « Nous avons lu ce texte d'Annie Ernaux et partageons pleinement son avis ». Tous des écrivains pourtant (6), mais avec le besoin de rappeler qu'ils ont lu (c'est bien...) et qu'ils approuvent : de là le « pleinement » qui nous rappelle combien les adverbes sont terribles (7). Bref, on dirait des pétitionnaires de salle des profs ou d'une administration quelconque signant devant la machine à café. Ce ne serait que pathétique s'il n'y avait pas dans ce geste une procédure nauséabonde de la horde en chasse, de la sécurité morbide du nombre. Au fond, sont-ils mieux que ces obscurantistes qui, pour un oui, pour un non, ont le goût du lynchage. Loin de penser qu'ils soient violents, ils sont simplement lâches. L'agglomérat de leurs ego (ah, monsieur, les écrivains...) pourrait étonner, eux qui sont si soucieux de leur indépendance, mais l'on comprend vite qu'il s'agit d'un réflexe pavlovien de la caste excluant un intrus devenu gêneur et puissant. Ils veillent au grain de leur coterie : la littérature française, ce n'est pas cet énergumène nourri de haine et d'invectives. Non seulement, disent-ils, en filigrane, il n'est pas comme nous mais il n'est pas des nôtres. Il est vrai que ce n'est pas, pour nombre d'entre eux, à les parcourir (quant à les lire, il ne faut pas exagérer...) qu'on risque le frisson, l'étonnement et l'inquiétude (8).

    Mais il est clair qu'il faut bien œuvrer dans ce sens puisque l'archange nobélisé est lui-même convenu qu'il fallait livrer sa parole. L'œcuménique Le Clézio a parlé et l'extrait qui suit suffit, dans son invraisemblance, pour ne pas aller plus loin dans le commentaire :

    « Revenons au bouquin de M. Millet: comment croire à ce qu'il raconte? Il n'existe que pour et par le scandale, et c'est là ce qui doit le rendre insignifiant à nos yeux.

    Sans doute, en France, existe-t-il le syndrome célinien. Si Céline est un génie et un provocateur, est-il suffisant d'être provocateur pour avoir du génie?

    Le scandale, le scepticisme et le goût d'amertume sont des éléments inséparables de la bonne littérature. Cependant, l'auteur qui n'est motivé que par le goût du scandale cède à la pathologie de l'insignifiant. Le pouvoir de séduction de l'ignoble est insidieux, il sécrète une humeur grise et sournoise qui peut conduire certains esprits faibles à l'assassinat. »

     

    C'est paradoxalement un défenseur de Millet qui donne une partie de la solution à cette effervescence. Dans Le Monde du 11 septembre, Pierre Nora écrit ceci :

    « Richard Millet a le droit de penser ce qu'il veut et de l'écrire. Mais il n'a pas le droit, au nom de la solidarité amicale et professionnelle, de nous faire otage de ses opinions, de ses enfantillages, de ses confusions intellectuelles, de sa psychologie  particulière, de ses foucades délirantes. On ne veut pas se désolidariser et on ne veut pas se solidariser. Nous voilà dans un piège. A cause de vous, mon cher Richard. A vous donc de trouver le moyen de nous en sortir, sans hurler que l'on veut votre mort, et avec vous, celle de la littérature et même de l'Occident. »

    Formule magique : « Nous voilà pris au piège ». Tel est sans doute le vrai problème : Millet somme les Lettres françaises de prendre parti, de sortir de son contentement, de se placer dans le jeu intellectuel autrement que comme dans un jeu de chaises musicales. Mais ses représentants brillent d'abord par leur (in)suffisance. La preuve en est administrée par le papier simple, clair, dans la logique d'une pensée historicisée (9). Ces lignes sont signées Bruno Chaouat et c'est à lire ici. Et elles sont d'une autre portée, et autrement épineuses, tant le sentiment anti-américain est un lien fort universel...

     

     

     

    (1)Si toutefois l'histoire littéraire a encore droit de citer dans le monde de la culture contemporaine, ce qui n'est pas gagné. Il suffit de voir comment l'institution scolaire, à commencer par l'Inspection Générale, en a fait une peau de chagrin.

     

    (2)Parce qu'il ne faudrait pas ennuyer l'adolescent inculte (et de plus en plus fier de l'être) avec des phrases interminables. Le non-style, à base de sujet-verbe-complément, est un moyen de pactiser avec lui. De plus, on le sait depuis 68, la langue est faciste...

     

    (3)Allusion à Paul Quilès demandant au lendemain de la victoire de Mitterrand en 1981 que des têtes tombent.

     

    (4)Mais l'on peut aussi faire un grand nettoyage et supprimer de l'horizon Béraud, Jouhandeau, Drieu La Rochelle, Chardonne, Morand, pour s'en tenir aux écrivains du XXe...

     

    (5)Et c'est important, l'ancienneté, quand on a fait sa carrière comme prof au CNED. Alors, dites-nous : grand choix, petit choix ou ancienneté ?

     

    (6)Ou prétendus tels parce que, malgré tout, le mélange Amélie Nothomb, Chloé Delaume ou Camille Laurens avec Antoine Emaz, Jean Rouaud ou Oliver Rohe, c'est un peu too much...

    (7)Le "pleinement" touche-t-il toutes les expériences personnelles d'Annie Ernaux, auquel cas nous découvririons que le parisianisme des lettres est une blague puisque ceux qui comptent vivent tous en banlieue...

     

    (8)Pour nombre d'entre eux, dis-je, parce que certains valent infiniment mieux que de se soumettre à la logorrhée d'Annie Ernaux.

     

    (9)Même si la référence aux années 30 nous semble une erreur conceptuelle.



    Les commentaires sont fermés.

     

  • Richard Millet (I) : exister, que diable !

     richard millet.jpg

    La provocation littéraire et, croit-on, intellectuelle, prend le plus souvent, désormais, la forme du clapotis germanopratin dont la trace n'excède guère la semaine. L'information (ou plutôt son flot) ne supporte pas l'arrêt. Tel est bien le traitement auquel aura été soumis le dernier épisode de la guerre (factice) dans la République des Lettres française. Je veux ici parler du scandale Millet/Breivik (1).

    Ayant tout lu, ou presque, de cet auteur, et observé ce que le Landerneau littéraire en disait, il est, me semble-t-il, assez curieux que l'on ait guère abordé le problème autrement que par l'invective, le diktat et les raccourcis peu audacieux. Tout ce monde manque singulièrment d'ironie dans ses attaques : il n'a pas le talent du délicieux billet de Pascal Adam, c'est clair. Certes, l'ère médiatique conditionne l'accélération des temps de réponse (la fameuse réactivité) mais on pouvait attendre des écrivains (laissons de côté le marais journalistique (2)) une plus grande retenue.

    Richard Millet fait donc scandale par son éloge littéraire de Breivik. Nous reviendrons ultérieurement sur le fond. Pour l'heure, occupons-nous seulement de ce qui permet la promotion du texte, la force institutionnelle de l'auteur et la genèse des plaintes plumitives qui poussent cette fois plus loin que d'habitudes leurs jérémiades. Parce que Millet n'en est pas à son coup d'essai, et c'est justement ce glissement progressif de la parole inacceptable (du point de la doxa) qui importe, que soit possible son existence.

    À ce titre, le parcours de Millet illustre d'une manière assez éclatante les analyses de Bourdieu sur le monde littéraire considéré comme un champ de pouvoirs ouvrant à une reconnaissance et à des droits pour qui acquiert ou bénéficie d'une position spécifique. C'est sur ce plan que Millet est un cas fort significatif. Il aime à rappeler, ces dernières semaines, qu'il est un écrivain, et non des moindres : il serait même une exception, à l'entendre. Ce terme ne manque pas de sel, dans sa bouche (ou sous sa plume) tant cet emprunt (involontaire) à la théorie fumeuse de l'exception culturelle française bricolée par Lang et consorts est maladroit. Il y a là une forme assez puérile d'auto-célébration. Passons... Écrivain, aime-t-il donc revendiquer, et depuis toujours : une œuvre abondante, exigeante, s'inscrivant dans une indéniable continuité. Encore que...

    Commencée en 1983, l'entreprise milletienne fut d'abord confidentielle, jusqu'au tournant de l'année 93. Il publie alors chez P.O.L. Sa littérature explore les affres du malaise artistique, selon des voies qui n'ont guère d'originalité. L'écriture est belle, le propos désabusé, la mélancolie règne. À lire L'Angélus, La Tour d'ivoire ou L'Écrivain Sirieix, on n'explore guère plus qu'un malaise existentiel teinté de romantisme. Dans le même temps, il entreprend une œuvre polémique où l'on retrouve assez clairement cette inquiétude esthétique et morale de l'artiste au prise avec le monde contemporain : ce sont les premières versions du Sentiment de la langue. Millet y développe sa passion pour le classicisme et sa défiance devant le reniement moderniste (ou postmoderniste) pour le sérieux de l'héritage culturel et moral. Ce sont dans ces pages que la francité de l'auteur prenne corps. On pourrait écrire que sa plume est réactionnaire, que son esprit rame à contre-courant d'un mouvement qui veut brasser, mélanger, métisser et, même si ce n'est jamais ouvertement dit, revoir l'histoire et retirer à la pensée française et européenne (l'Europe étant alors conçue comme un territoire blanc, caucasien) non seulement sa prédominance mais son droit à l'originalité.

    Mais il n'est encore pas grand chose, alors, le petit Millet, qu'un prof de banlieue, pas même agrégé (une de ses grandes misères, assurément). Il lui faut la bénédiction des institutions, et il l'obtient en 1993 par le Prix de l'Académie française. C'est à partir de ce moment-là qu'il s'extirpe de la masse des littérateurs, qu'il devient quelqu'un. Et que devenant quelqu'un, il peut se lancer plus gaillardement dans ce que d'aucuns trouvent une intempestive ratiocination nostalgique. Il infléchit le discours, revient vers la terre natale. Viendront donc La Gloire des Pythre, Les Trois Sœurs Piale et plus tard le très beau Ma vie parmi les ombres. Ces romans lui donnent une assise, un poids. Il fait entendre sa musique, fait jouer sa différence, et celui qui était peu entre dans le royaume des lettrés parisiens. Il quitte P.O.L. et son underground confidentiel pour la maison-mère, le fleuron français de la littérature : Gallimard. Non seulement comme écrivain mais aussi comme membre du comité de lecture. Il est intronisé dans le cercle fermé de ceux qui font la littérature (soit : les chefs cuistots de la tambouille éditoriale, où l'on récupère les bonnes recettes des autres, où l'on se façonne des plans marketing terribles qui n'ont plus rien à voir avec l'art, où l'on établit des rentes de notoriété comme d'autres sont éternellement sénateurs).

    Arrivé à ce point de son évolution institutionnelle, le petit Millet peut se déchaîner. À tort ou à raison, le problème n'est pas là. Mais de Lauve le Pur à Eloge littéraire de Breivik, en passant par Le Dernier Écrivain, Désenchantement de la littérature, et L'Opprobre, il multiplie les textes prétendument sulfureux. On sent la jouissance du parvenu, la roucoulade facile du provocateur protégé par son statut. Millet, ce n'est pas, sur ce point, Renaud Camus. Il hérite d'un système dont il peut dire pis que pendre, d'un monde littéraire qu'il conchie à tour de bras tout en œuvrant de l'intérieur (3). Il joue l'homme d'exception, le dernier des Mohicans mais minaude avec Sollers, quand ils se rencontrent pour une discussion compassée propre à ceux qui feignent la lutte quand ils se sont tacitement partagés le territoire (4). On pourrait à l'infini montrer que la gloire virile et résistante de Millet relève essentiellement d'un opportunisme médiatique et d'une prébende littéraire.Parce qu'il est une véritable mine d'or, cet éditeur, qui, cumulant Littel et Jenni, vaut à lui seul des millions de chiffre d'affaires. Et quand on considère, bassement peut-être, ce paramètre, on imagine fort bien que l'homme se soit senti pousser des ailes...

    Il y a en effet une corrélation très claire entre l'inflation de l'invective, le goût de la provocation, la mise en scène de soi (dont La Confession négative n'est pas la moindre des traces) et la reconnaissance du pouvoir qu'il a acquis dans la République des Lettres. C'est en considération de cette situation que le texte sur Breivik est une facilité grotesque, et une grossière escroquerie intellectuelle. Millet a fini par confesser sur i-télé, un soir (5), que ce titre était peut-être mal choisi et qu'à la relecture il y avait matière à modification. Voilà un aveu de taille, mais qu'on ne peut prendre tel quel. Trop facile. Il savait ce qu'il faisait. Il voulait faire ce qu'il faisait. Dès lors, venir s'expliquer (ou non) à la télévision n'est qu'un épisode de plus dans la stratégie de reconnaissance qui est la sienne.

    La soif de distinction (au double sens qu'induit cette détermination bourdieusienne) suppose un travail de longue haleine et l'analyse lucide des niches que l'on peut occuper dans le territoire des lettres. Millet a choisi la réaction, l'intégrisme de la langue, une passion pour le classicisme, là où, clairement, il place le temps magnifique de la Littérature, oubliant alors que la Littérature, alors, n'existait pas mais qu'il n'y avait que les Belles Lettres, erreur d'appréciation historique. Dans la stratégie qui est la sienne, le contenu prévaut moins que la posture, le fond moins que la forme. Sur ce plan, on notera l'affaiblissement progressif de l'écrivain Millet depuis qu'il a atteint les hautes sphères tant désirées. Le Sommeil sur les cendres et La Fiancée libanaise sentent la redite et la simplification. Plutôt que d'asséner à répétition ses sentences apocalyptiques, Millet, l'écrivain, ferait mieux de s'interroger sur ce qu'il a encore à écrire.

    Mais revenons à l'objet du délit, objet du délire pour ses vilipendeurs (sur lesquels nous reviendrons au prochain numéro). Il n'y a rien, dans les quelques pages consacrées à Breivik qui ne puissent être mis en écho de ce que cet auteur a déjà publié. Ceux qui aujourd'hui s'alarment et en appellent à la vertu de la littérature ou n'ont jamais lu Millet, ou vivaient loin des territoires hexagonaux, ou prennent la pose. La question n'est donc pas là. En revanche, le titre et la méthode ne laissent pas de surprendre. Éloge littéraire... Pourquoi Millet invoque-t-il ici la littérature ? Faut-il y voir un clin d'œil malin (?) à l'ouvrage de Thomas de Quincey publié en 1854, De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts ? Millet aurait-il une face d'humour noir cachée ? Breivik peut-il être alors un héros de roman, à défaut, dans son sens le plus étroit, romanesque ? Pourquoi pas... Il reste alors non à en percer le mystère (car de cet homme, en soi, il y a sans doute peu à apprendre) mais à en construire une identité remarquable par laquelle le lecteur pourra, dans un retour de la littérature à la vie, tirer une réflexion sur ce que sont la violence et sa légitimation. Si la littérature a sa place dans l'histoire de Breivik, c'est à condition d'en sortir, paradoxalement, de faire de Breivik une source et non pas une vérité. Or, c'est justement à cela que Millet réduit son entreprise éditoriale (6). Il ne prend pas le temps de la métamorphose du style et de l'exploration du monde et des êtres. Il se présente comme le scribe magistral et efficace (dix-huit pages pas plus : du concentré, vous dis-je...) d'une pensée dont lui seul a réussi à décrypter et synthétiser l'ampleur. Tout le brillant de la démonstration tient en cette capacité à nous épargner les 1500 pages du compendium de l'assassin norvégien. Et c'est à partir de cet exploit que Millet nous donne les clés de la violence d'Oslo : une dilution progressive de la culture européenne, l'abandon programmé d'un passé européen par le biais d'une explication essentiellement ethnique et la réduction de la grandeur européenne à son versant classique, chrétien, et blanc.

    Qu'il y ait aujourd'hui un problème majeur avec l'islam est une évidence, n'en déplaise à ceux qui voient dans ce constat les signes d'une islamophobie tout à fait fantasmatique (7), alors que l'antisémitisme ressurgit sans qu'on s'en inquiète outre mesure. Que Millet s'en alarme, c'est son droit et certaines voix peuvent le conforter : de Michel Tribalat à Gilles Kepel (lequel Kepel a singulièrement revu ses analyses si l'on se souvient de ce qu'il écrivait il y a quinze ans). Qu'il affiche haut et fort son attachement catholique, en quoi est-ce méprisable ? Or, il est clair que dans les milieux dopés à l'ouverture des frontières, du monde et, éventuellement de l'esprit, le catholique est un affreux garnement, un réac, un peine à jouir, un intégriste. Passons... Il a le goût classique : il préfère Saint-Simon aux plaisanteries de Léo Scheer, le cardinal de Retz aux œuvres complètes d'Annie Ernaux. Est-ce un crime qu'il ne se retrouve pas dans la littérature contemporaine ? Qu'il fasse comme bon lui semble. Millet n'est qu'un écrivain de plus dans la tradition littéraire des auteurs en combat avec leur temps, avec la décadence qui rôde, avec le mal qui pullule. On peut ainsi se promener de Saint-Simon à lui en passant par Chateaubriand, de Maistre, Flaubert (celui de la correspondance), Barrès, Péguy, Jouhandeau, Cioran... Ceux qu'Antoine Compagnon nomme un peu facilement parfois les anti-modernes.

    En revanche, quand il assimile, et c'est bien le fil conducteur discret de cet Éloge, l'association de la langue à l'ancienneté territoriale, à cette inscription dans l'espace, à cette généalogie immémoriale (8) c'est plus qu'agaçant. C'est absurde. La littérature est-elle réductible à l'ascendance de celui qui l'accomplit ? Millet sur ce point devrait se souvenir que des auteurs, et non des moindres : Strinberg, Nabokov, Conrad, Tabucchi, Beckett, Pessoa..., ont écrit en deux langues, voire trois, et qu'ils n'en sont pas moins des auteurs du dedans de ces langues. De même, est-il nécessaire d'être du plus profond de la francité pour en prendre une part ? Faut-il réduire la littérature au chant itératif d'une délimitation spatiale ad vitam aeternam ? Faut-il être du lieu pour avoir voix au chapitre ? Peu me chaut la judaïté suisse de Cohen, l'antériorité égyptienne d'Albert Cossery, la naissance caraïbe de Chamoiseau. Ou plutôt : elle m'importe, tant j'y entends, loin de tout exotisme, une partition nouvelle (et en même temps dans la continuité) de la langue française.

    La litanie milletienne du territoire n'est au fond que le revers de la médaille différentialiste. Il n'est pas contre ceux qu'il combat, dans le sens où être contre signifierait être ailleurs, dans une autre alternative : il est face à eux. Pas si loin...

    Son Éloge est un ersatz de polémique, un brouillon de pensée, une redite. Cela fait beaucoup pour si peu de pages.

     

     

     

     

     

    (1)Richard Millet, Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik, Pierre-Guillaume de Roux, 2012

     

    (2) Trois exemples suffisent (mais c'est déjà beaucoup, en fait) : la si inutile Nelly Kaprièlan dans les Inrocks du 29 août (mais on sait ce qu'elle vaut depuis ses éructations contre Renaud Camus) le réduit à un facho. Classique. L'insuffisant Edouard Launet dans le Libération du 7 septembre 2012 (mais c'est Libé...) ressert la soupe bobo de gauche indigné avec une telle légèreté de contenu qu'on se demande si le pauvre Édouard a vraiment lu Millet ou s'il ne s'est pas plutôt aligné à l'aveugle sur une discussion de café du commerce des amis de Stéphane Hessel. Le meilleur arrive avec Rue 89 qui ne trouve pas mieux, via la plume grotesque d'Aurélie Champagne, de nous pondre une lettre putative du sinistre Breivik à son ami Millet, ce qui ne manquera pas de surprendre, sur deux points. Avoir, en deux temps trois mouvements, les moyens de se glisser dans la peau de Breivik suppose ou une compréhension magnétique de l'individu et de son discours, ou un jeu parodique par quoi le méchant enfonce les portes ouvertes de son propre néant (c'est la deuxième solution, évidemment, que choisit la petite Champagne). Dès lors, la singularité de Breivik est passée à la trappe et le massacre norvégien est une histoire de tueur en série de plus. Ensuite, puisque fausse lettre il y a, on glisse donc dans le fictionnel, dans le littéraire, accréditant de facto le titre ridicule de Millet. Un partout, la balle au centre.

     

    (3)Avec un succès certain qui lui garantit l'impunité : Les Bienveillantes de Littell, L'art français de la guerre de Jenni, c'est lui. Voilà des réussites qui sonnent dans la finance, soit, mais quid de la littérature dans tout cela, vu la médiocrité de ces deux romans...

     

    (4)Dans un numéro du Magazine littéraire de décembre 2007.

     

    (5)Pour un écrivain d'exception, ainsi qu'il se définit lui-même, condescendre à répondre à la sottise journalistique estampillée Canal+ est un manque évident de lucidité. Le propre de l'exception, en ces temps de délire médiatisé, semblerait de s'en tenir aux écrits seuls, de les donner à lire pour ce qu'ils sont et de laisser le tout venant se débrouiller avec eux. Venir sur un plateau télé pour justifier ou faire de l'explication de texte est une veulerie pitoyable, à moins qu'elle ne révèle vraiment ce qui agitait Millet depuis longtemps : faire un prime-time.

     

    (6)J'emploie à dessein le mot entreprise, parce qu'il y a bien là manière de faire de peu une machine à fric, dont se félicitera en premier lieu le petit éditeur qui a eu l'audace (fichtre...) de publier une telle somme.

     

    (7)J'en veux pour preuve le délire des gauchistes au moment de l'affaire Merah et les raccourcis immédiats sur les effluves nauséabondes de la campagne électorale. Pendant une journée, ces enragés moralistes firent une battue médiatique pour trouver le coupable dans les rangs de Marine Le Pen. Pas de chance pour eux. Ce genre de comportement est stupide et dangereux. Il ne fait que renforcer le Front National qui se présente alors en victime. La victimisation ne peut pas être un discours politique, parce qu'on privilégie alors le subjectif, l'affectif, le distinctif.

     

    (8)« ...les noms propres, lesquels durent généralement plus longtemps que les corps et que le souvenir » (Le Renard dans le nom, Folio, p,13). De même : « Les mots sont la seule gloire des disparus – et le français la belle langue des morts, comme le latin celle de Dieu » (Ma vie parmi les ombres, Folio, p. 50)




    Les commentaires sont fermés.

     

     

     

  • Le Métier

     

    Ce qui agace profondément chez Giono, et en particulier le modernisme de gauche qui voit en lui une figure transcendante du cul terreux n'ayant jamais voulu renoncer à Manosque, c'est, me semble-t-il, l'hommage perpétuel qu'il rend certes à la terre et surtout aux hommes et à leur assiduité à vouloir perpétuer les usages, les manières de faire, les traditions et les techniques. Il est pour ceux-là, qui voient en la modernité, en sa version post- ou hyper-, l'accomplissement de l'humanité dans son essence : en effervescence, en activité, en éveil, perpétuels, une humanité brownienne, en somme, il est pour ceux-là l'ennemi idéal.

    Il n'a rien compris à la vitesse, dira-t-on, comme si l'aspiration futuriste, par exemple, pouvait servir de modèle à une modernité bien comprise ; il voulait la lenteur, que l'on assimile désormais à une forme larvée d'immobilité, de bêtise et de mort. C'est bien sûr un peu facile. Cet écrivain avait senti, au delà de son effroi devant l'accélération des mouvements de population, l'horreur d'un déracinement fatal aux petites gens venues s'entasser dans des villes qui les broient, que finalement une certaine tradition, un certain usage des choses et de la vie allaient disparaître.

    Les pages, nombreuses, qu'il consacre au travail quotidien des paysans et des artisans, et particulièrement à ces derniers, nous ramènent non seulement à la lenteur de la tâche à accomplir mais à son apprentissage proprement laborieux. Il faut une écoute des choses, une manière de les apprivoiser. C'était cela, un métier : une inscription dans la durée, une patine douce, parfois amère aussi, pas d'angélisme, qui faisait de chacun un apprenti puis, si on parvenait à la maîtrise des choses et des techniques, un maître. Le métier était une transmission qu'on avait parfois voulue, à laquelle on s'était plié aussi, mais que l'on faisait sienne. Le temps se perdait mais l'on gardait la main.

    J'étais encore enfant et la question qui se posait était d'avoir un métier. J'en avais une appréhension très approximative mais je constatais que tout cela ne se décidait pas à la va-vite. Peut-être étaient-ce les derniers éclats des Trente Glorieuses mais on pensait à ce qui allait être mis en œuvre et l'on pouvait aimer ce qu'on faisait, justement. La crise a détruit le métier ; elle l'a remplacée par l'emploi. Et en même temps que l'un se substituait à l'autre, la vitesse prenait ses aises. Il fallait progresser, courir avec/derrière la modernité. On décrétait l'obsolescence accélérée des choses, et la caducité elle aussi accélérée des savoirs. Derrière cet implacable principe de réalité se préparait le mouvement de régression sociale dont les effets sont visibles chaque jour. Les hommes vaudraient peu. Ils courraient après un emploi. Être employé : double sens par quoi la détermination sociale signe la passivité (et donc la vulnérabilité) de l'individu. Et plus on s'enfonce dans cette conception de l'existence sociale et professionnelle, et moins l'existence entière garde sa valeur et son avenir.

    Il est toujours possible à ceux qui prônent le mouvement de faire la morale à ceux qui le critiquent et à les assimiler à d'affreux épouvantails. Ils semblent pourtant ignorer que cette réticence ne tient pas à une haine intrinsèque pour le progrès et le changement mais à l'observation de ce que coûte  aux hommes désormais cette course perpétuelle. Le combat semble perdu, parce qu'il s'agit bien d'un choix de civilisation. Il n'est pas question de se maintenir dans un passé idyllique, magnifié de toutes pièces, et de ne pas voir qu'aliénation à la terre et au lieu il y a aussi dans cette passion pour la lenteur et la durée. Mais cette aliénation a au moins le mérite de laisser à l'être une part de lui-même, ce dont le taylorisme et ses continuations l'ont privé..

    Alors on se console avec Giono, le rétrograde Giono, et la première page de L'Eau vive (publié en 1943 mais le texte date de 1930).

    "Dans mon pays, il y a encore de beaux artisans.

    Je ne veux pas parler de ceux qui ont des métiers de luxe "ou pour ainsi dire", comme ils disent, mais des humbles : le rémouleur, le potier, le boucher des petits villages, le fontainier, le cordonnier.

    Le métier est dans leur chair comme du sang. Ils ne peuvent s'en séparer sans mourir. On en a vu qui, après l'heureux afflux d'argent, restaient, bras ballants, regards humides devant l'établi d'un confrère. Ils s'approchent, prennent les outils dans leurs mains, les caressent, les soupèsent, discutent, et, sentant le temps qui coule, ne plient le dos pour s'en aller qu'à la dernière minute et avec de grands soupirs. Oh, d'ailleurs, ils sont vite morts, ou bien ils reviennent à leur métier et ça fait alors de ces vieillards vermeils, souples comme des osiers, avec cent ans de lumière dans les yeux.

    Tout, dans leurs gestes, dans leurs paroles, dans leur leçon de voir la vie, de l'interpréter, est inspiré par le métier. Le fontainier vous racontera une histoire : il ouvrira pour vous dans l'herbe des faits tous les ruisseaux qu'ouvrirait la fontaine ; le boucher vous racontera la même histoire ; elle souffrira sous son couteau de conteur ; elle montrera ses entrailles ; elle aura le hoquet de l'agneau"


    Les commentaires sont fermés.

  • Lapidaires

    Avant que de voir Rome pour la énième fois, penser à ses propres souvenirs et les heures passées, au tournant des années 80, à lire la Renaissance, sans comprendre vraiment ce que Du Bellay trafiquait de ses gémissements d'exilé. Tu découvrais Les Antiquités de Rome et sa misère devant le passé glorieux devenu poussière, tu la trouvais un peu facile, un peu sotte, même. Elle ne trouva sa place dans ton esprit qu'au jour où tu compris qu'il essayait de conjurer et l'inanité du monde, et l'angoisse de son propre anéantissement.

    Et ce poème est magnifique, parce qu'au panorama abîmé du Palatin, au désastre du Circo Massimo, au ridicule encastré de Torre Argentina, tels que tu les connais, toi, désormais, il répond sèchement, comme une prémonition, de seize vers élégamment lapidaires, qui, pas plus que la pierre, sans doute, ne survivront à l'indifférence d'un monde happé par la technologie et la préoccupation de sa seule finitude...


    XVIII

    Ces grands monceaux pierreux, ces vieux murs que tu vois
    Furent premièrement le clos d'un lieu champêtre :
    Et ces braves palais, dont le temps s'est fait maître,
    Cassines de pasteurs ont été quelquefois.

    Lors prirent les bergers les ornements des rois,
    Et le dur laboureur de fer arma sa dextre :
    Puis l'annuel pouvoir le plus grand se vit être,
    Et fut encor plus grand le pouvoir de six mois :

    Qui, fait perpétuel, crut en telle puissance,
    Que l'aigle impérial de lui prit sa naissance :
    Mais le Ciel, s'opposant à tel accroissement,

    Mit ce pouvoir ès mains du successeur de Pierre,
    Qui sous nom de pasteur, fatal à cette terre,
    Montre que tout retourne à son commencement.



    Les commentaires sont fermés.

  • Le bruit des imbéciles cafards...

     

    tillinac_129805047718852100.jpg


    La chasse à l'homme continue et les Inrocks ne démentent pas la tradition des coupeurs de têtes. J'avais évoqué le cas de Renaud Camus, dont P.O.L. venait de découvrir qu'il était effectivement réactionnaire, et le chant joyeux des journaleux rock and roll. Dans ce même billet signé Nelly Kaprièlan Denis Tillinac a droit à la même vindicte différentialiste. Que lui reproche-t-on ? d'écrire mal ? d'être classique ? d'être idiot ? Rien de tout cela. Le vrai problème, semble-t-il, est que ses écrits "suintent le Français de souche".

    J'ai beau chercher. Je ne comprends pas ce que ce terme signifie. S'agit-il des sujets que traite Tillinac ? d'un discours sous-jacent ? y a-t-il une écriture reconnaissable selon l'ethnie (puisqu'il faut parler ainsi), de même qu'on nous a bassinés depuis trente ans avec l'écriture féminine ? une sorte de génétisme littéraire ?

    Autant y aller directement : Denis Tillinac est-il un écrivain raciste, fasciste, néo-nazi ? ou bien faut-il concevoir, si ce n'est pas le cas, que la détermination même de "Français de souche" est un signe révélateur qu'il faut stigmatiser à tout prix. Cet auteur se défend fort bien dans Valeurs actuelles

    De fait, la question n'est pas là et plus encore qu'avec Renaud Camus, le problème posé se situe dans un cadre bien plus large : celui de la haine, de la haine honteuse, sous couvert d'une repentance et d'un révisionnisme historique radical imputant à l'Europe, et à l'Europe seule l'héritage d'un mal absolu dont on se demande si l'unique moyen de l'en guérir ne serait pas de la voir disparaître, elle et sa culture, dans le trou béant d'un différentialisme assassin.

    Les gauchistes radicaux qui œuvrent aujourd'hui dans les médias et les think tanks roses et rouges (on pense à Terra Nova) ont décidé d'éradiquer comme une vermine supposé tout ce qui ne leur ressemble pas. On pourrait comprendre leur démarche s'ils avaient un certain courage politique, des titres de gloire à faire valoir, des engagements héroïques. Que nenni ! Ils éructent dans Paris intra muros. Et ce n'est pas la victoire de la gauche socialiste qui les fera changer d'avis. Ils imposent leur raison avec la même indéfectible raideur que dans les décennies passées ils (ou plutôt ceux dont ils sont les héritiers) vantaient l'espérance venant de l'Est ou les magnifiques réussites du maoïsme. Rien ne les arrête.

    S'attaquer à Denis Tillinac qui n'est pas un phare de la littérature française et qui n'a jamais affiché autre chose qu'un attachement chiraco-corrézien (lequel nous tient fort loin du procès stalinien que lui fait le journal mais nous supposerons que le corrézianisme de cet auteur est de trop et qu'aimer Brive et ses environs, c'est à coup sûr ne pas aimer le monde), s'attaquer à si modeste souligne à quel point ils aiment mordre, combien leurs esprits formatés et réifiés par un moralisme à rebours cachent de violence. Les Inrocks en sont presque la caricature. Du moins on l'espérerait mais il ne faut guère se faire d'illusions et c'est bien là qu'est le pire.

    Les donneurs de leçon, défenseurs d'une littérature stérilisée par les lendemains désastreux du structuralisme et du roman egocentré (très jardins du Luxembourg) devraient retourner dans les bibliothèques. Ils y trouveraient bien des âmes peu recommandables, de vieux réactionnaires que leur goût révolutionnaire aurait exécutés à la première heure. Oui, ils devraient réfléchir au mouvement dextrogyre de la littérature française. Est-ce trop demander ?

    Mais s'il n'y avait que ce problème, passe encore. L'ignorance et le refus du réel historique est une tare qui les concerne, eux, pas moi. En revanche, plus grave est l'implicite de leur posture, me demandant, puisque l'écriture serait une affaire de couleur, de sexe, et de géographie politique à sens unique, de lire tel ou tel comme un noir, un fils d'esclave potentiel, un minoritaire, un soumis en rebellion, un métis, un affamé de liberté, un sans terre, une femme, un homosexuel, etc. Non que je veuille minimiser, au contraire, le terreau sur lequel se dresse l'écriture, mais je désire d'abord  considérer l'expression individuelle d'une personne, hors de toute inféodation à une problématique hasardeuse mettant en jeu la génétique ou des considérations minoritaires dont on ne m'a toujours pas prouvé qu'il définissait certainement l'orientation stylistique et thématique. Je n'ai pas envie de minimiser Chamoiseau ou Condé de leur créolité, Toni Morrisson de sa position de noire américaine, Reynaldo Arenas ou Lezama Lima de leur homosexualité, car c'est ainsi que ces petits lecteurs les humilient sans le savoir. Mais il est vrai qu'il n'y a que le prisme minoritaire qui les fasse jouir. En bons élèves deleuziens, ils cherchent le minoritaire comme un pansement à la haine d'eux-mêmes, sans comprendre que c'est aussi l'autre, magnifié jusqu'à la bêtise, qu'ils méprisent ainsi.


    Les commentaires sont fermés.