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Des auteurs - Page 10

  • Une photographie de Proust

    Proust avait une manie. Lorsqu'il rencontrait une personne avec laquelle il voulait se lier durablement, ou dont il sentait qu'elle aurait une place nécessaire dans son existence, il lui demandait une photographie. Cette habitude lui permettait aussi d'utiliser, de croiser, de déformer des détails réels dans l'œuvre romanesque qui a fait de lui le plus grand écrivain de notre langue.

    Ce cliché est pour l'heure le dernier connu de Proust vivant. Il n'a pas encore le visage creusé et la barbe noire des photographies prises sur son lit de mort. Il n'a plus ce visage délicat, un peu efféminé qu'aura immortalisé le tableau de Jacques-Émile Blanche. Il a l'allure d'un bourgeois satisfaisait début-de-siècle. Rien que de très banal. Il pose. Petite raideur, accentuée par la légère contre-plongée. Ce n'est pas une photo pour la gloire. Elle n'aurait qu'un intérêt relatif, si elle n'était la dernière d'un Proust contemplant le monde. Mais le regard nous échappe : le trois-quart face nous prive de l'acuité des pupilles. Il est lointain, comme dans une échappée où nous n'aurons droit qu'à la trace du sillage. Quoiqu'écrire ainsi revient à donner à la photographie un supplément de sens induit par ce que nous savons du modèle. Privé que nous sommes (du moins le suis-je...) de motivations du photographe et de Proust lui-même, nous brodons, et nous pourrons ainsi penser chaque détail de la matière argentique pour nous raconter une histoire : pasticher l'auteur, en quelque sorte, et ce serait d'un grand ridicule.

    Disons plutôt que ce cliché ne nous émeut pas, tant il rappelle le caractère insondable du corps, du visage si nous les mettons en regard à la page blanche. Y a-t-il un air artiste, une gueule d'écrivain, une silhouette créatrice, comme l'époque contemporaine essaie tellement de nous le faire croire ? Que désormais les écrivains, entre autres, soient des visages est peut-être un des signes les plus marquants de la faillite de la littérature, sa compromission avec les lois du marché. Après avoir, selon la précieuse définition bourdieusienne du champ, déterminé son créneau, pour faire son trou, l'écrivain a concédé que son corps (non pas son cerveau ou sa main, qui tenait la plume) pouvait être un argument de vente. J'ai déjà écrit, à propos de Baudelaire, ce que je pensais de la posture comme forme d'apparition inaugurée par le plus ténébreux (dit-on) des poètes (1). Au moins, quand je regarde les photos de Proust, et jusqu'à cette ultime (encore impensée comme telle et qui, peut-être, un jour, sera remplacée par une autre), je n'y trouve pas cette même dérive (peut-être parce que sa gloire est, quoi qu'on en dise, posthume).

    Il pourra sembler singulier, voire inutile, de souligner que l'objet de ce billet vaut d'abord pour son insignifiance, pour le silence qu'il impose devant la puissance de la littérature. Encore une fois, regarder Proust, l'homme, celui qui, dans une certaine mesure, nous est indifférent ; et  il est plutôt curieux de se demander, en vain, ce que lui-même aurait pu retirer (et le verbe est très mal choisi) de ce cliché, de cette recherche d'une dignité un peu froide, comme d'une protection ou d'un regret de ne jamais être un homme à particule. Proust serait alors, ce que n'est pas le narrateur, aussi caustique puisse être parfois son esprit quand il examine le monde, un masque, un avatar ultime de ses infinies (quoique...) transformations. Regarder cette photographie et penser à la peinture de Blanche fait ressurgir, dans la différence amère que signe le temps passé, un épisode de La Recherche et  ramène le lecteur à la si fameuse soirée pendant laquelle Marcel (en admettant que le narrateur...) reconnaît à grand peine ceux qui firent et traversèrent son existence. Ce ne sont pas des photographies par quoi il accède à la grande loi du temps, à des signes extérieurs, des indices, mais une expérience immédiate de la disparition du passé paradoxalement encore présent. Devant un tel désastre lui reste l'écriture. Cela doit nous inciter à la défiance face au déluge d'images de l'époque contemporaine : il y avait dans l'esprit de Proust une lucidité surprenante à vouloir subvertir la photographie, les traces qu'elle laisse, pour en tirer une quintessence qui s'achevait dans les mots.  

    (1)Laquelle posture a été érigée en principe majeur par l'universitaire Jérôme Meizoz sans que ses propos ne soient très décisifs au regard de la pensée bourdieusienne.

  • Ernesto Sabato, combatif

    Ernesto Sabato est mort il y a deux jours. Il allait avoir cent ans. Sa disparition prend donc place entre le wedding cake  d'une monarchie qui tolère les déguisements nazis d'un petit-fils et l'élimination incertaine de Ben Laden. Autant dire qu'il meurt dans la parfaite indifférence d'un monde absurde. Et sur l'absurdité violente, désastreuse de l'existence, il en savait un rayon, Ernesto Sabato. Homme de trois romans (Le Tunnel, 1948 ; Alejandra, 1961 ; L'Ange des ténèbres, 1976), économe de sa plume, quand la mode est au volume annuel, il avait compris ce que l'univers social et politique pouvait porter de destruction. En particulier, dans le dernier opus de ce triptyque, à la fois lui-même et personnage de lui-même, il était capable d'explorer comme peu l'ont fait, l'angoisse d'une écriture nécessaire qui se débat entre la connaissance des pires exactions (la torture en Argentine) et le masque d'une sociabilité capable de discourir sur les sujets les plus légers. Sabato, ce n'est pas l'éructation contre le mal (à la manière d'un Maurice G. Dantec), mais l'exploration profonde d'une interrogation sur notre place face à ce mal et à la responsabilité qui nous incombe.
    Sur ce point, lire ce papier de Juan Asensio, publié sur Stalker. Et plus que tout lire (ou relire) cet écrivain...



  • Une place dans le monde

     

    http://www.aloj.us.es/galba/monograficos/lautrec/Fotografias/lugares/Plazas/PlaceClichy.jpg

    L'été dernier, la place Clichy était en travaux. C'est un endroit qui n'a aucun intérêt. Ni majestueuse, ni singulière. Un de ces lieux dont on ne souviendrait sans doute pas si ne s'y associaient deux oeuvres littéraires majeures du XXe siècle français, écrites par deux auteurs qu'à plus d'un titre tout opposerait : Louis-Ferdinand Céline et Georges Perec. Voyage au bout de la nuit et L'Homme qui dort. Le premier roman est publié en 1932, le second en 1967. Entre temps, la débandade d'un continent et les pires atrocités. Y a-t-il une continuité dans l'Histoire, celle dont Perec écrit qu'elle s'impose avec sa grande Hache ? Faut-il envisager ainsi,dans une cohérence implacable, la désagrégation de l'Europe à partir de la Grande Guerre jusqu'aux prémices d'une logique de crise qui, depuis le milieu des années 70 nous a installés dans une angoisse permanente tant sur le plan économique que social et politique ? En relisant ces deux romans, on cerne, sous-jacente, la même fracture, dans laquelle les individus courent peu à peu à leur perte.

    Le Voyage commence place de Clichy, dans une sorte d'enthousiasme illusoire  avec laquelle Céline joue à merveille. Le lecteur sait de quoi il retourne. La guerre, la fleur à la bouche, est une mystification dont s'est nourrie l'opinion publique. Bardamu incarne, d'une certaine manière, la puissance aveugle de la reconquête : les boches vaincus, l'Alsace-Lorraine revenue dans le giron de la mère-patrie. Bonne blague. Toutes les pérégrinations, toutes les aventures du monde n'y pourront rien. Les tranchées monstrueuses et le dépucelage de l'horreur inaugure une odyssée dans le désordre. Les épisodes africain et américain ne démentiront rien. Le retour en France conclut cette expérience du pire. La place Clichy est donc le point symbolique d'où se déploie toute la violence visible du monde. Le héros se lance dans le mouvement et comme un principe centrifuge dévastateur tout valdingue. Il ne sait pas ce qui l'attend, ou plutôt il essaie de ne pas trop y penser. Son cynisme n'y résiste pas. On pourrait dire, d'une certaine manière, que cet endroit est celui autour duquel toute son existence s'était jusqu'alors réduite. Avant, rien. Après, c'est autre chose (soit : une différence mais aussi un désarroi qui progressivement sera sans contrôle...).

    Le héros de Perec, lui, ne bouge pas. Il est l'incarnation d'une inertie quasi maladive. Quand Bardamu entre, peut-être malgré lui, dans le cours de l'Histoire, l'homme qui dort regarde s'effondrer le sens de cette Histoire. Quand Bardamu rejoint la tradition picaresque, l'homme qui dort continue celle du roman psychologique, d'une certaine façon, sauf qu'ici la psychologie est une sorte d'outre percée par laquelle le sujet (qui tend à devenir l'objet de ses propres apories) se disperse. L'homme qui dort n'est pas des Esseintes. Il n'a pas pour se protéger la misanthropie aristocratique se réfugiant dans l'art. Il n'est pas hors du monde ; il ne peut pas l'être. Bien au contraire : sa lente évolution l'amène à une décomposition de la volonté et du désir telle que rien ne peut plus le sauver. Son indifférence est l'aboutissement d'une porosité de l'être jusqu'à la dissolution dans un tout qui l'écrase, qui le conduit à n'être plus qu'un ectoplasme. Dissolution de l'être ouvrant l'étrange sensation que cet homme pourrait être aisément réarmé. La transparence qu'évoque Perec n'est qu'un moment, une pause dans une processus dont on imagine qu'il pourrait s'avérer redoutable. L'homme qui dort n'est pas Meursault : il est dans un en-deçà de la violence inquiétant. Et Perec conclut donc l'histoire place Clichy. L'histoire ou l'Histoire ? Pour le fils de juifs disparus pendant la guerre (et la mère notamment, jamais revenue des camps), cette angoisse de la disparition est essentielle. Double disparition : celle physique bien sûr, mais celle aussi d'une conscience à même de concevoir l'autre disparition, la première, celle, irrémédiable, qui nous lie, dès le départ, à la mort. Perec avait déjà donné un aperçu de cette  abyssale terreur deux ans auparavant en publiant Les Choses. Mais à la frénésie consumériste succède déjà la glaciation d'un univers qui échappe à celui qui le contemple. Et l'histoire (comme récit) échappe à son auteur place de Clichy.

    L'écho à l'épopée célinienne est évidente. Il y a ainsi entre l'enthousiasme belliciste, moteur de l'action (et de l'écriture...), et l'indifférence glacée une parenté. Ce ne sont, peut-être, que les modalités variables d'une même horreur enfouie dans l'homme. La marotte bifrons de notre capacité à la violence. Et l'insistance avec laquelle Perec creuse la thématique du détachement renvoie aux pires heures d'une Histoire commune, pendant lesquelles les individus détournèrent le regard, par lâcheté, sans doute, par peur, évidemment, par désir aussi, pour certains que tout finisse par retrouver sa place. Parce que pour eux la catastrophe avait commencé bien avant : dans un temps où justement ils auraient pu être place de Clichy (mais ils étaient ailleurs, et c'était parfois la place du village, la place de l'Eglise), comme Bardamu, prêts à tout, confiants et guerriers d'abord, habités de néant ensuite, disposés désormais à une indifférence salvatrice.

    Lire (ou relire) ces deux romans, dans un effet de miroir, est une expérience qui en révèle bien plus sur nos failles et nos limites que toutes les pages de sociologie fondées sur la statistique. Ils portent en eux une vérité advenant certes par des chemins fort différents, en des temps bien distincts, mais qui, dans le fond, répercutent le même scepticisme sur la capacité de l'homme au bien. Le mal règne : par désespoir, par peur, par omission, nous y adhérons. Il a littérairement un lieu fétiche (comme la gare de Perpignan était pour Dali le centre du monde) : la place de Clichy...

     

    Incipit du Voyage au bout de la nuit.

    "Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C'était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l'écoute. " Restons pas dehors ! qu'il me dit. Rentrons ! " Je rentre avec lui. Voilà. " Cette terrasse, qu'il commence, c'est pour les oeufs à la coque! Viens par ici ! " Alors, on remarque encore qu'il n'y avait personne dans les rues, à cause de la chaleur ; pas de voiture, rien. Quand il fait très froid, non plus, il n'y a personne dans les rues ; c'est lui, même que je m'en souviens, qui m'avait dit à ce propos : " Les gens de Paris ont l'air toujours d'être occupés, mais en fait, ils se promènent du matin au soir ; la preuve, c'est que lorsqu'il ne fait pas bon à se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des cafés crème et des bocks. C'est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu'ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu'ils racontent. Comment ça? Rien n'est changé en vérité. Ils continuent à s'admirer et c'est tout. Et ça n'est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés ! Deux ou trois par-ci, par-là, des petits... " Bien fiers alors d'avoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeuré là assis, ravis, à regarder les dames du café.
    Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s'en allait inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et puis, de fil en aiguille, sur Le Temps où c'était écrit. " Tiens, voilà un maître journal, Le Temps ! " qu'il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. " Y en a pas deux comme lui pour défendre la race française ! - Elle en a bien besoin la race française, vu qu'elle n'existe pas ! " que j'ai répondu moi pour montrer que j'étais documenté, et du tac au tac.
    - Si donc ! qu'il y en a une ! Et une belle de race ! qu'il insistait lui, et même que c'est la plus belle race du monde, et bien cocu qui s'en dédit ! Et puis, le voilà parti à m'engueuler. J'ai tenu ferme bien entendu.
    - C'est pas vrai ! La race, ce que t'appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français.
    - Bardamu, qu'il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n'en dis pas de mal !...
    - T'as raison, Arthur, pour ça t'as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d'opinions, ou bien si tard, que ça n'en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C'est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre... On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger... Pour des riens, il vous étrangle... C'est pas une vie...
    - Il y a l'amour, Bardamu !
    - Arthur, l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma dignité moi ! que je lui réponds.
    - Parlons-en de toi ! T'es un anarchiste et puis voilà tout !
    Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez ça d'ici, et tout ce qu'il y avait d'avancé dans les opinions.
    - Tu l'as dit, bouffi, que je suis anarchiste ! Et la preuve la meilleure, c'est que j'ai composé une manière de prière vengeresse et sociale dont tu vas me dire tout de suite des nouvelles : LES AILES EN OR ! C'est le titre !... Et je lui récite alors :
    Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu désespéré, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout, le ventre en l'air, prêt aux caresses, c'est lui, c'est notre maître. Embrassons-nous !
    - Ton petit morceau ne tient pas devant la vie, j'en suis, moi, pour l'ordre établi et je n'aime pas la politique. Et d'ailleurs le jour où la patrie me demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien sûr, et pas fainéant, prêt à le donner.
    Voilà ce qu'il m'a répondu.
    Justement la guerre approchait de nous deux sans qu'on s'en soye rendu compte et je n'avais plus la tête très solide. Cette brève mais vivace discussion m'avait fatigué. Et puis, j'étais ému aussi parce que le garçon m'avait un peu traité de sordide à cause du pourboire. Enfin, nous nous réconciliâmes avec Arthur pour finir, tout à fait. On était du même avis sur presque tout.
    - C'est vrai, t'as raison en somme, que j'ai convenu, conciliant, mais enfin on est tous assis sur une grande galère, on rame tous à tour de bras, tu peux pas venir me dire le contraire !... Assis sur des clous même à tirer tout nous autres ! Et qu'est-ce qu'on en a ? Rien ! Des coups de trique seulement, des misères, des bobards et puis des vacheries encore. On travaille ! qu'ils disent. C'est ça encore qu'est plus infect que tout le reste, leur travail. On est en bas dans les cales à souffler de la gueule, puants, suintants des rouspignoles et puis voilà ! En haut sur le pont, au frais, il y a les maîtres et qui s'en font pas, avec des belles femmes roses et gonflées de parfums sur les genoux. On nous fait monter sur le pont. Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ça : " Bandes de charognes, c'est la guerre ! qu'ils font. On va les aborder, les saligauds qui sont sur la patrie n° 2, et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! Y a de tout ce qu'il faut à bord ! Tous en choeur ! Gueulez voir d'abord un bon coup et que ça tremble : " Vive la Patrie n° 1 ! " Qu'on vous entende de loin ! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la médaille et la dragée du bon Jésus ! Nom de Dieu ! Et puis ceux qui ne voudront pas crever sur mer, ils pourront toujours aller crever sur terre où c'est fait bien plus vite encore qu'ici ! "
    - C'est tout à fait comme ça ! que m'approuva Arthur, décidément devenu facile à convaincre.
    Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu'il avait l'air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu'un bond d'enthousiasme.
    - J'vais voir si c'est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti m'engager, et au pas de course encore.
    - T'es rien c... Ferdinand ! qu'il me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par l'effet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait.
    Ça m'a un peu froissé qu'il prenne la chose ainsi, mais ça m'a pas arrêté. J'étais au pas. " J'y suis,- j'y reste ! " que je me dis.
    - On verra bien, eh navet ! que j'ai même encore eu le temps de lui crier avant qu'on tourne la rue avec le régiment derrière le colonel et sa musique. Ça s'est fait exactement ainsi.
    Alors on a marché longtemps. Y en avait plus qu'il y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragements, et qui lançaient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des églises: II y en avait des patriotes ! Et puis il s'est mis à y en avoir moins des patriotes... La pluie est tombée, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout d'encouragements, plus un seul, sur la route.
    Nous n'étions donc plus rien qu'entre nous ? Les uns derrière les autres ? La musique s'est arrêtée. " En résumé, que je me suis dit alors quand j'ai vu comment ça tournait c'est plus drôle ! C'est tout à recommencer ! J'allais m'en aller. Mais trop tard ! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats.

     

    Excipit d'Un Homme qui dort :

    "Nulle malédiction ne pèse sur tes épaules. Tu es un monstre, peut-être, mais pas un monstre des Enfers. Tu n’as pas besoin de te tordre, de hurler. Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue pour t’être aussitôt refusée, nul corbeau n’en veut à tes globes oculaires, nul vautour ne s’est vu infliger l’indigeste pensum de venir te boulotter le foie, matin, midi et soir. Tu n’as pas à te traîner devant tes juges, criant grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur.

     

    Le temps, qui veille à tout, a donné la solution magré toi.

    Le temps, qui connait la réponse, a continé de couler.

     

    C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tout recommence, que tout commence, que tout continue.

     

    Cesse de parler comme un homme qui rêve.

     

    Regarde ! Regarde-les. Ils sont là des milliers et des milliers, sentinelles silencieuses, Terriens immobiles, plantés le long des quais, des berges, le long des trottoirs noyés de pluie de la place Clichy, en pleine rêverie océanique, attendant les embruns, le déferlement des marées, l’appel rauque des oiseaux de la mer.

     

    Non. Tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n’es plus l’inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber."

    (les blancs entre les paragraphres sont d'origine)



  • De quelques mots...

    albertcossery

    Parfois, c'est tout un. Des pages entières de fluidité, douce ou violente, Proust ou Faulkner, et rien ne se brise. L'écriture entre vous et ce bouleversement naît de cette concrétion des phrases et des images. Elles sédimenteront puis reviendront à la surface, sans que vous y ayez pensé.

    Parfois, c'est la rupture, qui vous immobilise, vous transit et même en continuant un peu, peine perdue : une falaise dans votre esprit parce que celui-ci s'est arrêté juste avant, face à la force dévastatrice d'un mot, d'une proposition. Ainsi, dernièrement, plongé dans la nouvelle d'Albert Cossery (dont je parlerai plus longuement dans les semaines à venir tant il est urgent de lire un tel écrivain...) intitulée Le Coiffeur a tué sa femme (1), dans laquelle est évoquée une grève des balayeurs du Caire. En voici l'extrait :

    Ils avaient eu l'idée incroyable, blasphématoire, de revendiquer leurs droits à une existence meilleure. Les trois piastres qu'on leur payait par jour ne suffisaient pas à les faire vivre, ni même à les faire mourir.

    Un saisissement radical comme une révélation, dans la fin de la deuxième phrase que j'ai écrite en rouge. Une pureté, une phrase que l'on envie à son auteur, dans ce qu'elle dynamite notre sécurité de lecteur. Une de ces puretés par lesquelles une vérité brutale, une trouée du vivant le plus cru, émerge d'une poétique où le social (appelons ainsi le fonds qui nourrit la vraie  littérature) était jusqu'alors traité avec une certaine fantaisie, une ironie dont Cossery sait jouer avec maestria, du côté du personnage. Puis, d'un coup, cette phrase, plus forte que toutes les photos-choc ou les discours humanitaires, parce qu'on ne la voit pas venir, avec son hyperbate. On croyait en avoir fini avec une première salve sur la difficulté à vivre (cette inquiétude dont notre âme de bien nourri fait sa maladie chronique, son asthme contemplatif -les yeux grands ouverts face au plafond-) que l'écrivain enchaîne et, de fait, neutralise le coup pour un second plus violent où il révèle que le droit de disparaître est assujetti aux moyens qui nous sont fournis d'y penser, aussi vite soit-il. Et pour cela, encore faudrait-il ne pas être dans l'acharnement perpétuel à sauver le corps. Telle est la force de la phrase de Cossery : dans le style, une économie formelle pour unir dans une même tragédie l'à-peine-vivant et l'impossible-disparation ; dans le propos, le dépassement de notre réflexe sur l'argent comme objet compensatoire du désarroi.

    Après la phrase. Le livre posé. Cette phrase qui déplie toutes ses abysses, cette littérature qui a, dans le demi siècle écoulé (le texte est publié en 1941), gardé sa permanence, et même s'amplifie de cette humanité à deux dollars le jour, tout ce que l'on sait et que l'on passe par les pertes et profits du quotidien, et que Cossery, sans didactisme et tension moralisatrice, remet sur la table, cinglant et furtif...

    (1) Rendons ici un hommage sans réserve à Joëlle Losfeld et aux éditions qui portent son nom d'avoir réédité Albert Cossery, d'abord en livres séparés, puis en deux tomes d'oeuvres complètes. Bonheur essentiel qu'il faut entretenir. Vous qui lisez ce blog, faites passer le mot...


  • Haine de la littérature

     

     

    Fallait-il célébrer Céline ? Nul n'obligeait le gouvernement français à le faire. Cet écrivain n'a d'ailleurs pas besoin des rodomontades de Frédéric Mitterrand et compagnie pour exister. Le problème est d'un autre ordre. Que le ministre de tutelle ne soit pas enquis au préalable de qui serait honoré par  les célébrations nationales, faisant jouer alors son droit politique à la censure, en dit long sur la maîtrise qu'il a sur les affaires dont il a la charge. Il ne l'a pas fait en conséquence de quoi l'émotion d'un seul a suffi pour qu'il déjuge de facto ceux à qui il avait donné quitus. Il a donc, en tant que garant de la culture française, donné droit à quiconque d'invoquer son droit à la mémoire, aussi sélectif soit-il. il a ainsi relégué, sans qu'il y ait eu un impératif absolu, Céline, et avec lui, ce qu'il est convenu d'appeler notre histoire littéraire, à un silence terrible dont on ne sait jusqu'où il pourra désormais s'étendre. Il a, dit-il, pris sa décision "après mûre réflexion, et non sous le coup de l'émotion". Nous n'avons pas à estimer sa capacité à ne pas céder aux élans de son cœur, mais quant à la maturité de sa réflexion, l'accélération des événements nous incline à penser qu'il s'agit, dans la formulation, d'un bel exemple de dénégation. Qu'à cela ne tienne, il vient de donner des gages à ceux qui n'ont pour seul objectif que d'assigner la littérature à une variable économique (une question d'édition) dont le contenu devra être neutralisé, sans quoi les fourches caudines de la bien-pensance veilleront à ce que l'ordre règne.

    Traiter Céline comme le fait Serge Klarsfeld de "plus antisémite de tous les Français de l'époque" est proprement consternant. Ses brûlots, aussi abjects soient-ils, ne sont, dans les faits, rien à côté des vraies politiques de collaboration menées dans ce pays entre 1939 et 1945, politiques auxquelles participèrent bien des hommes qui firent carrière sous les IVe et Ve Républiques. Je ne sache pas qu'alors Serge Klarsfeld se soit fendu d'une position si intransigeante qu'elle lui aurait rendu fort difficile de côtoyer les pouvoirs en place. Il y a, c'est à parier, des mains qu'il a dû serrer qui n'étaient pas si propres. Rappelons que c'est Jacques Chirac qui assuma pleinement la continuité vichyste de notre histoire, lui, le gaulliste, qui rompit avec la mythologie gaullo-communiste d'un pays peuplé de résistants. Jusqu'à lui, on fit semblant, on refusa politiquement le regard lucide sur le passé, à commencer par François Mitterrand.

    Alors, Céline. Il est la proie facile. Non qu'il faille le sauver de quoi que ce soit et prendre sa défense à tout prix. Mais, simplement penser qu'il est plus facile de cibler un écrivain qu'un marchand d'armes, ou un politique, ou un financier, oui, tous ces mondes douteux dans lesquels le plus souvent l'histoire, le passé, la dignité n'ont pas voix au chapitre, parce que les affaires sont les affaires, et que le principal, pour que tout fonctionne, est de trouver de petits arrangements entre amis. À cela, le vociférant antisémite qu'était Céline s'y refusa. Ce ne sont pas ses brûlots qui décidèrent les Français à dénoncer les juifs. Ceux-ci n'avaient pas besoin d'un écrivain pour le faire. Congédier Céline de notre histoire est non seulement une bêtise littéraire, esthétique mais aussi une sorte de d'aberration intellectuelle tendant paradoxalement à disculper l'antisémitisme commun qui sévit durant la période où il écrivit.

    Alors, Céline... Derrière cette envie larvée de le faire disparaître, c'est bien la haine de la littérature qui se joue. Comme on peut aussi la retrouver dans une autre affaire qui agite aujourd'hui les États-Unis : la nouvelle version des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain dans laquelle le mot "nigger" est remplacé par un terme plus politiquement correct. L'homme à l'origine de cette entreprise se justifie ainsi : "faire en sorte que le livre trouve une audience plus large". Argument pourri entre tous.

    Nous y voilà : faire de nous des abrutis auxquels on offre une littérature aseptisée, contrôlée, propre. Le seul droit à la coupure littéraire que je reconnaisse est celui que prend le lecteur en ne voulant, pourquoi pas ?, garder de telle ou telle œuvre que les passages qui lui plaisent. Seul lui, dans sa liberté absolue qui est la sienne d'affronter un texte, peut se prévaloir d'une attitude aussi irrespectueuse. Tout simplement parce qu'étymologiquement lire (legere), c'est choisir, et tout ce qui entrave cette liberté, directement ou indirectement, par la censure ou la pression d'un moralisme obscur, n'est que haine de la littérature.

  • Un oublié de la Pléiade

    À la mi-novembre, sur le papier bible de la Pléiade les éditions Gallimard imprimaient les œuvres de Boris Vian. L'événement n'est pas en soi renversant ; il y a tant de catastrophes et d'iniquités de par le monde que s'indigner d'une telle récompense littéraire peut sembler disproportionné. Une tempête dans un verre d'eau. Les défenseurs du piètre écrivaillon que fut cet auteur trouvaient visiblement facétieux que le rebelle jazzman des années 50 finît au Panthéon de l'édition française. Il y avait parfois une sorte de jouissance révoltée, vaguement soixante-huitarde, qui laissait à penser que Vian était en fait le Rimbaud des trente glorieuses, pas moins. Pourquoi ne pas y voir plutôt celui des gens de peu de lettres. Mais je tombe dans l'excès, sans doute. Qu'à cela ne tienne. J'ai le souvenir qu'il ne me plut jamais, que la facilité de son écriture et de sa langue me laissait pantois. Mais je me souviens aussi que ses élans de provocation (un titre comme J'irai cracher sur vos tombes accroche, on n'en doute pas. C'est du raccollage intellectualisé. Nul doute qu'actuellement, il serait dans le créneau Despentes : Baise-moi) et les circonstances de sa mort ravissaient certains condisciples, en particulier des filles qui pouvaient y sacrifier leurs pensées vaguement morbides... Bref, la Pléiade s'ouvre à un auteur qui n'en est pas un, un parolier facile et un jazzman de second ordre. Rien pour le sauver, décidément.

    Mais il ne faut pas croire que ce choix relève du hasard. Il participe de cette désacralisation de la littérature, laquelle littérature devient progressivement une grossièreté si on ne lui donne pas une touche plus fun, plus glamour, plus décontracté. Que Vian se retrouve ainsi sur le rayonnage entre Verlaine et Vigny, en cohabitation avec Saint-Simon et La Rochefoucauld, n'est-ce pas un signe de démocratisation de la culture ? Tous ces élèves qui furent mes condisciples, et qui firent de lui leur auteur à la vie à la mort (et croyez-moi, il y en eut, fin 70, début 80), s'abstenant ensuite de lire autre chose, on peut imaginer, à moins que les foudres de l'amnésie les aient atteints, qu'ils possèderont donc deux vénérables volumes dans leur bibliothèque... La culture de jeunesse sera  reconnue et Gallimard en tirera des bénéfices substantiels. Il s'agit de passer tout ce qu'on peut à la moulinette du divertissement, d'annuler coûte que coûte la logique des hiérarchies, d'avoir l'esprit large, seul garant d'une "âme sans  préjugés", indice CAC 40 du politiquement correct.  À ce rythme, il faut craindre que la célèbre collection ne tombe dans un travers écornant les ors de son prestige. Mais, peut-être, n'est-ce plus d'actualité que de chercher la grandeur des Lettres... Faut-il désormais s'attendre dans les trente ans à venir à des canonisations plus scandaleuses encore ? Ne jurons de rien en ce domaine.

    Cette intronisation ne serait que regrettable si elle n'avait pas comme pendant des omissions grossières, au nom de considérations aussi fallacieuses intellectuellement que stupides stylistiquement. Car, pour le moins, les éditions Gallimard, mais avec elles, toute une morale vibrionnante et castratrice, se couvrent d'un ridicule qui, rassurons-les, ne tue personne, et surtout pas en ce début de siècle. Vian au pinacle, pour laisser dans le fossé Barrès, Jouhandeau ou Vialatte, cela représente un tour de force... Et qu'on ne vienne pas objecter que pour les deux premiers le contentieux idéologique est tel qu'il n'est pas possible de les admettre dans le chœur antique de la littérature française. Prenons le seul cas de Barrès. Qu'il ait écrit des ignominies, nul ne le conteste (et surtout pas ceux qui l'ont lu, ce qui est mon cas, et plutôt deux fois qu'une : je ne suis pas certain que parmi ses procureurs, cela soit toujours le cas) ; qu'il ait été un antidreyfusard nauséabond ; qu'il se soit fait le chantre d'un bellicisme fou en 14 ; nul ne le conteste. Si cela doit être la ligne de partage d'une édition Pléiade, qu'on le dise de suite. L'idéologie française, sans doute, que fustige Bernard-Henry Lévy...

    La littérature se soumettant à la morale : tel serait le point discriminant. Je n'y verrais pas d'inconvénient, si quelqu'un était capable de me définir clairement les axes de cette morale. Proposons l'antisémitisme. Pas de problème : Barrès (et Jouhandeau !) ne passe pas la rampe. Mais Céline et ses pamphlets ? Recourons à l'excuse du style... Le style ? Lequel ? Celui du Voyage au bout de la nuit ou celui de Bagatelles pour un massacre ? Prenons la résistance aux horreurs du XXe siècle. Barrès est mort avant et il faut la mauvaise foi d'un Gide pour affirmer qu'il eût collaboré. Mais le stalinien Aragon, le nationaliste Aragon ? Oui, mais là encore, le style... Seulement, ne pas reconnaître de style à Barrès, et plus encore à Jouhandeau, demande un sacré tour de force, ou une cécité littéraire redoutable...

    Assez de bile, néanmoins : Vian à la Pléiade... Voilà de quoi me faire rire, ce qui n'est pas si mal (il fait gris dehors...).


    P.S. : dans la liste d'attente du papier bible, on pourra aussi ajouter Perec, Blanchot, Huysmans (il est vrai que le prince de la littérature décadente et son incroyable À rebours ne ferait guère recette...) certains poètes méritaient tout autant que Gracq ou Yourcenar une édition de leur vivant : Bonnefoy, du Bouchet, ou Jacques Dupin...

  • L'être au miroir (II) : Baudelaire

     

    LE MIROIR

    Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
       "- Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec déplaisir?" L'homme épouvantable me répond: "- Monsieur, d'après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits; donc je possède le droit de me mirer; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience."
       Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n'avait pas tort.

     

    Ce poème en prose de Baudelaire, qu'on trouvera ensuite dans Le Spleen de Paris, est publié le 25 décembre 1864 dans La Revue de Paris. On essaiera d'imaginer le bourgeois impérial, encore en digestion de sa volaille, lisant cette provocation du dandy. Bourgeois impérial qui n'en a pas moins l'aspiration démocratique (même avec sa réserve concernant le peuple) d'une reconnaissance à être, dans une logique égalitaire (on n'avait pas liquidé l'Ancien Régime pour rien. Quoique liquidé soit un mot bien fort. L'aristocratie avait plus de ressources qu'on croyait). Il a dû se demander selon quelle audace un bohème qui avait déjà fait scandale sept ans plus tôt se permettait ainsi de rabattre la légitimité politique sur des impératifs esthétiques. Il s'est même peut-être dit que la présomption à ce point (qui est d'ailleurs un point de vue, radical, chez Baudelaire, mais comment s'en étonner ?) supposait que celui qui écrivait ainsi se plaçait comme un homme au-dessus des autres. Or, il devait bien se faire une idée de lui-même suffisamment éloquente pour ainsi fustiger la laideur se contemplant elle-même avec une certaine complaisance. Était-il si beau, le sieur Baudelaire, qu'il se fît contempteur de l'épouvantable au miroir ?

    Pas vraiment si on veut bien considérer les multiples photographies dont celle que nous avons choisie. Elle est de Nadar, prise aux alentours de 1860.

     

     

     

    Si la beauté de Charles Baudelaire nous importe peu, son goût pour la pose en revanche nous intéresse. Le poète n'avait guère d'indulgence pour la photographie, ou pour plus d'exactitude, il en détestait l'usage démocratique et les valeurs esthétiques que le tout venant lui associait, ainsi qu'en témoignent les lignes suivantes tirées d'un texte paru en 1859, «Le public moderne et la photographie» :

    «Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : «Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu.» Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : «Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie.» A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil.»

    Certes il y est question de l'opposition entre la photographie et la peinture, à travers la problématique de la mimesis. On peut de fait prendre cette analyse comme un pur exercice intellectuel dont l'enjeu est de taille quant à l'avenir de l'art pictural, et on sait combien le poète fut sur ce point un brillant critique. Mais il est aussi assez amusant de voir encore une fois Baudelaire s'ingénier à distinguer in fine la technique, non seulement de son usage, mais de son appréhension intellectuelle, ce qui revient peu ou prou à signifier que tout le monde n'a pas la même dignité devant l'art et la philosophie des moyens qu'il engage. Ce en quoi Baudelaire a totalement raison, n'en déplaise à l'air du temps qui voudrait que non seulement tous les goûts soient dans la nature (je reviendrai un jour sur la niaiserie de cette formule), mais que tout soit naturellement accessible (1). Néanmoins, lui qui voit avec horreur une «société immonde» se transformer en «Narcisse», que fait-il de mieux lorsqu'il cultive son œil ténébreux, son front pensif (où flotte, comme chacun le sait, «le drapeau noir de la mélancolie»), que fait-il, sinon d'être son propre contemplateur ? Ne se pense-t-il pas dans l'éternité d'un poète enfin arrivé à sa place dans un monde qui fait de lui un élément de ce nouvel espace, bourgeois, concurrentiel, où la littérature prend la place des Belles-Lettres, ce qui signifie, entre autres, qu'elle est un produit ? Cette machoire rude, cette lèvre pincée, ce regard à distance : rien qui ne sente pas l'étude de soi, la pensée de l'œil qui prend. Baudelaire ne parut pas sur les bandeaux des livres qu'aujourd'hui on place dans les devantures : ce n'était pas alors l'usage. Mais il y a dans ses manières de modèle, dans ses minauderies faussement sataniques, un ridicule qui m'a toujours fait rire, une arrogance en baudruche (arrogance que des admirateurs fervents et inconditionnels mettront sur le compte d'une existence difficile et d'une exigence esthétique rigoureuse). C'est, au fond, toute l'ambiguïté du dandysme, et donc de Baudelaire. Il peut se gausser de l'homme affreux devant son miroir, et mettre cette posture sur le compte d'une opposition radicale entre politique et esthétique, mais jusqu'à quel point ne concède-t-il pas lui-même en tant qu'artiste à la dépréciation du monde qu'il dénonce ?

    Il serait absurde de projeter une actualité baudelairienne, d'élaborer une figure présente du poète, mais à chaque fois que je regarde des photos de ce pourfendeur de la vulgarité satisfait de son immortalisation argentique, je me dis qu'il vaut mieux s'en tenir aux livres, aux œuvres, que les artistes retranchés sont les plus conscients du danger (à la manière de Thomas Pynchon), et qu'ils sont rares (et il n'est pas certain que Baudelaire, de nos jours, en ferait partie)...

     

    (1)La force contemporaine de la naturalité est un des signes les plus sensibles de la décadence. Quand la pensée comme acte de civilisation se replie sur la naturalité, c'est que l'homme ne se comprend pas lui-même, ne mesure pas ce qu'il fait. L'écologisme intellectuel est un contresens.

  • Homo festivus

    Illumination des Champs Elysées à Paris

     

    À l'automne sont sorties en édition Folio les chroniques de fin de millénaire du regretté et décapant Philippe Muray, disparu en 2006, chroniques regroupées dès l'origine sous le titre général Après l'Histoire, et dans lesquelles il développe le concept d'homo festivus. Qu'il ait été l'objet d'une vindicte croisée de Libération, du Monde, du Figaro, d'Art Press et de Télérama suffirait à le rendre attachant, même si certaines de ses analyses méritent la discussion et la contradiction. N'empêche : la lecture de ces pages écrites il y a dix ans est à la fois jubilatoire (pour le style) et terrifiante (quand il met en évidence les travers d'un société qui se vide de toute pensée). L'extrait qui suit date de janvier 1999, tiré d'un article intitulé Euro et Thanatos.

    "D'année en année, les festivités dites de fin d'année se développent avec plus de virulence et d'efficacité. On voit bien qu'elles n'ont pour vocation que de recouvrir les années, de bouffer le temps et d'ahurir l'espace. Il devient de plus en plus difficile de les isoler du reste de l'existence. Noël, la Mère des fêtes, est une catastrophe de plus en plus irrésistible qu'il faudrait évoquer à la façon dont on décrit généralement les plus monstrueux phénomènes naturels. Si ses réjouissances ont précédé de très loin l'avènement de l'ère hyperfestive, c'est seulement avec celle-ci qu'elles ont commencé à prendre les dimensions qu'on les voit atteindre aujourd'hui ; de sorte que même les optimistes les plus incurables se mettent à ressentir une obscure épouvante.

    C'est une inondation, Noël, et c'est un éboulement. Les guirlandes sont des muscles démesurés qui s'enroulent et gonflent pour étouffer le peu qui restait de la réalité. Les lumières clignotantes rampent vers les immeubles et les escaladent pour les aveugler. Des éboulis de boules hétéroclites deviennent des giboulées de grêlons impitoyables. Les vitrines se couvrent de mille chiures d'étoiles. Des étages sans fin de fausse joie pétillante s'empilent au-dessus des rues. Il n'y a pas d'autre géographie que celle du cataclysme. Qui peut se vanter d'avoir surpris, à l'aube ou en pleine nuit, les malfaiteurs municipaux grimpés dans leurs nacelles pour accrocher toutes ces décorations terrifiques ? Lorsqu'on les aperçoit, il est déjà trop tard. Noël vous saute dessus comme une bête féroce. Chaque façade reçoit des coups de griffe. Des sapins hystériques fument comme des feux d'enfer. Dans les centres-villes meurtris de sonorisations, il ne reste plus qu'à marcher courbé entre des magasins fardés de neige empoisonnée et remplis de post-humains qui se ressemblent tous parce qu'ils sont habités de la même peur qu'ils camouflent en allégresse. Un peu plus tard, à minuit, le 31 décembre, ils viendront hurler leur panique devant les télés sur les Champs-Élysées. Ce sont des jours louches où on peut rencontrer des gens perdus qui rasent les murs, au milieu de forêts de stupidités, et les bras chargés de cadeaux avec lesquels ils espèrent apaiser la Bête. Noël est un effroi. Noël est une vieille peur mythique toujours jeune. Noël est une colère des cieux qui s'étale lourde comme un orage de plomb."

  • La littérature en recours

    Devant la mise en scène dramatisée pour un "gouvernement totalement révolutionnaire" (Christine Lagarde), les simagrées ministérielles, les voix tremblantes de ceux qui jurent travailler pour le pays, et lui seul, hors de toute considération partisane, devant les explications de spécialistes politiques sur tout ce qui change (pour que rien ne change !), les rodomontades d'une opposition complice, les votes d'intérêt, l'acceptation à tous les échelons de la société d'une pure logique d'enrichissement (peuple de Guizot en puissance), le social comme trompe l'œil d'une paupérisation à grande échelle, devant la collusion des partis de gouvernement pour en finir avec les humanités, devant tout cela : la littérature. La littérature comme refuge, non sur le mode de la défense, du repli, de la mélancolie geignarde, mais comme joie, bonheur, transgression, lucidité, extension du domaine de la vie. Alors c'eût pu être Bossuet, La Rochefoucauld, Chateaubriand, Stendhal, Proust... Mais, hier, c'était Giono. Giono qui, entre 1936 et1939, traduisit le Moby Dick de Melville, Giono dont la préface nous éclaire au delà de la seule question littéraire. Et voici, comme une réponse (parmi d'autres) au temps présent :

     

    "L'homme a toujours le désir de quelque chose de monstrueux objet. Et sa vie n'a de valeur que s'il la soumet entièrement à cette poursuite. Souvent, il n'a besoin ni d'apparat ni d'appareil ; il semble être sagement enferme dans le travail de son jardin, mais depuis longtemps il a intérieurement appareillé pour la dangereuse croisière de ses rêves. Nul ne sait qu'il est parti ; il semble d'ailleurs être là ; mais il est loin, il hante des mers interdites. Ce regard qu'il a eu tout à l'heure, que vous avez vu, qui manifestement ne pouvait servir à rien dans ce monde-ci, traversant la matière des choses sans s'arrêter, c'est qu'il partait d'une vigie de grande hune et qu'il était fait pour scruter des espaces extraordinaires. Tel est le secret des vies qui parfois semblent nous être familières ; souvent le secret de notre propre vie. Le monde n'en connaît jamais rien parfois que la fin : l'épouvantable blancheur d'un naufrage inexplicable qui fleurit soudain le ciel de giclements et d'écume. Mais même, dans la plupart des cas, tout se passe dans de si vastes étendues, avec de si énormes monstres qu'il ne reste ni trace ni survivants "et le grand linceul de la mer roule et se déroule comme il faisait il y a cinq mille ans"(1)"

                                 Jean Giono, Pour saluer Melville (1941)

     

    (1)Herman Melville, Moby Dick

  • Chambres de Proust

    À l'heure où les désastres de l'auto-fiction, et autres récits de vie, continuent de nous faire croire que la biographie brutale suffirait à combler le vide du style, relire les métamorphoses du monde proustien, sa manière toute magique de nous orienter vers ce qu'il a vécu tout en nous détachant du quotidien, au sens le plus fort : transfigurer le réel, faire de l'écriture la clause libératrice de l'approfondissement du particulier pour tendre vers le commun (c'est-à-dire : ce que nous pouvons retrouver chacun, et explorer ensuite pour notre propre compte), lire Proust en ces temps irascibles, voici l'un des bonheurs de la vie.

    ***

    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

    Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui dans ses voyages)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1

     

    (Le narrateur arrive pour un séjour à Balbec dans un hôtel)

    Et, pour une nature nerveuse comme était la mienne (c’est-à-dire chez les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître), l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur double œuvre) ; mais jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.

    Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II