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Littérature en fragments - Page 4

  • La Mare...

    Grenouilles et crapauds, verts et roses, ont joué leur partition ce week end. Il n'y avait, semble-t-il, rien d'autre à faire, tant la situation économique, sociale, politique et internationale est sereine. Cela entraîne une démission en bloc. L'autoritarisme niais à défaut de l'autorité.

    Inutile d'épiloguer. Retournons à notre Chateaubriand moquant, dans ses Mémoires, la monarchie de Juillet et "ce gouvernement prosterné qui chevrote la fierté des obéissances, la victoire des défaites et la gloire des humiliations de la patrie", alors que "l'État est devenu la proie des ministériels de profession et de cette classe qui voit la patrie dans son pot-au-feu, les affaires publiques dans son ménage."

    C'est sans doute là les promesses de la grandeur républicaine...

  • Jouer l'indignation

      

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    Le 2 août, la comique de droite Natacha Polony commettait un article dans Le Figaro au titre magnifique : ces paysages que l'on assassine, dans lequel elle s'alarmait et se lamentait (pour le moins) de la disparition des paysages français au profit (si l'on peut dire) d'une rentabilité obtuse à l'ère de la rationalité néo-libérale à laquelle elle collabore (sans quoi elle ne se répandrait pas dans ce journal et ne ferait pas l'exercice vulgaire d'être l'allier de l'histrionnesque Ruquier (1).)

    Elle découvre donc la France et la manière dont la modernité la massacre. Elle retarde un peu. On peut toujours lui conseiller de se retourner vers la mission de la DATAR des années 80, laquelle conviait des photographes à explorer la France (2). Elle peut aussi se replonger dans les œuvres de Pierre Bergounioux, Jean-Christophe Bailly et plus lointain, ce cher Giono. Évidemment, s'il faut aller dans le plus sulfureux, il y a de magnifiques pages sur la puissance du paysage chez Barrès, notamment dans Les Déracinés et plus encore dans ce voyage initiatique du père et du fils que sont Les Amitiés françaises (livre dans lequel on trouve déjà le lamento du paysage perdu...), quand, par exemple, il évoque le promontoire de Sion-Vaudémont : 

    « Le lendemain, vers les trois heures de l'après-midi, quand nous eûmes gravi les côtes qui dessinent le cours de la Moselle et que le promontoire de Sion-Vaudémont, brusquement, apparut sur la vaste plaine agricole, nous y marchâmes tout droit à travers les antiques villages.C'est ici le Xaintois, que César disait un grenier; c'est le comté de Vaudémont, petite province de la souveraineté des ducs, mais distincte de leur Lorraine et du Barrois. Depuis des siècles, sur cette terre, rien ne bouge, et ses cultures immuables commandent des mœurs auxquelles nul ne se dérobe, sinon par la fuite dans les villes. Je fais écouter par Philippe un silence qui jadis enveloppa ses pères. Nous laissons l'automobile au pied de la falaise historique, qui, presque à pic, se dresse de deux cents mètres. Nous gravissons à pied le sentier découvert, et c'est encore à pied que Philippe et moi, nous suivrons dans tout son développement la sainte colline, telle que nous l'embrassons maintenant : bizarre cirque herbacé, en forme de fer à cheval, qui surplombe un vaste horizon de villages, de prairies, de bosquets, de champs de blé surtout, et que cerclent des forêts. 

    À la pointe où nous sommes d'abord parvenus, il y a le clocher de Sion, et sur l'autre jointe. pour nous faire face, la ruine de Vaudémont. De ce témoin religieux à ce témoin féodal, en suivant la ligne de faîte, par le taillis de Playmont, le Point de Vue, les Ghambettes et la porte du Traître, c'est une course de deux petites heures. Je ne sais pas au monde un promenoir qui me contente davantage ».

    Ces quelques lignes ont sans doute, au goût de beaucoup, un accent trop français ; elles dissonnent dans le concert mondialisé de l'homogénéité terrible et de l'alignement froid. Mais, pour qui a vécu en zone frontalière, s'il y a bien des glissements et des influences, il est aussi de franches ruptures. La Flandre française n'est nullement la Belgique. On la reconnaît d'un coup d'œil. En fait, le démembrement du territoire français, son industrialisation, sa fermeture utilitaire pour en faire là une Z.I., ici un autoroute, ailleurs une étendue banlieusarde, encore : le règne de l'agriculture intensive ou un parc pour touristes désœuvrés, ce démembrement est le fruit entendu et rationalisé d'une vision dont le journal qui emploie la pauvre Polony est un défenseur zélé. On ne peut à la fois se chagriner que la campagne ne soit plus qu'une attraction récurée quand il fut de bon ton de moquer les régionalistes, les partisans d'une ruralité humaine. Car, si l'on veut bien ne pas s'en tenir à la déploration que l'on prend souvent pour une forme molle de la pensée : la nostalgie comme sclérose, il faut tirer de cette désagrégation du paysage un constat plus sombre. C'est bien là une manière de chasser l'Histoire. En défaisant ce qui est bien plus qu'un décor, un héritage, on cherche avec l'uniformisation la disparition de ce sens profond qu'est l'enracinement, dont une des formes les plus précises est justement la capacité des hommes à se reconnaître face et dans le paysage. Et cette reconnaissance est évidemment double : le repérage se mélange à l'identification. La question n'est donc pas seulement une affaire de développement ; elle a une portée civilisatrice. Polony peut nous faire le coup des papillons et des brochets qui disparaissent, agiter la corde sensible de l'enfance, faire la grincheuse devant les attentes de la FNSEA. Le problème est bien plus large et elle passe à côté.

    Son papier sent la BA, le décalé facile. Qu'attendre de plus, de toute manière ? Le parisianisme dont cette journaliste n'est qu'une énième incarnation, cet état d'esprit à la pointe de la modernité n'envisageant pas qu'il puisse y avoir une vie au delà du périphérique, dont le snobisme caricatural n'est que la redite des romans du XIXe siècle (en somme : des balzaciens sans talent...) a encore de belles années à vivre, hélas.

    (1)Natacha Polony est l'exemple-type de la pseudo-révoltée de service, de la réac à deux euros, dont la sphère médiatique a besoin (une sorte de Zemmour en tailleur...) pour nous faire croire que nous vivons en pays de tolérance (mais chacun sait, depuis Alphonse Allais, qu'il y a des maisons pour cela). Elle joue la contestation, un peu comme certaines adolescentes jouent la révolte : le même maquillage vulgaire et le verbe facile. On a juste envie de lui dire : rentre chez tes parents, on a passé l'âge, sinon qu'en matière de politique, c'est plus gênant.

    (2)Des photographes autrement plus puissants dans le regard que notre balayé Franck Provost du PAF, si l'on veut accorder quelque crédit à une personne comme Yann-Arthus Bertrand : ils ont nom, entre autres : Lewis Baltz, Raymond Depardon, Dominique Auerbacher, Sophie Ristelhueber ou Tom Drahos...

     

     Photo : Philippe Nauher

     

  • La Bruyère, lucide et intemporel

    Entendant nos politiques écorcher la langue et faire plier le sens à leur seule petite volonté (on se référera seulement à cet étrange balancement autour de la finance, selon le dictionnaire de Hollande ou de Sapin...), on pense à ces quelques lignes, brillantes, de La Bruyère, tirées des Caractères. C'est pourtant fort lointain, obsolète, classique diraient les tenants absurdes de la tabula rasa moderniste. N'empêche...

    "L’on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l’on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j’ose dire par l’impropriété des termes dont ils se servent, comme par l’alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n’ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l’usage, mais leur bizarre génie, que l’envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d’un geste affecté et d’une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d’eux-mêmes et de l’agrément de leur esprit, et l’on ne peut pas dire qu’ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu’ils en ont ; et ce qui est pire, on en souffre."

    La Bruyère, Les Caractères, "De la société de la conversation", 6

  • 4-4-2

     

    Que n'auriez-vous échangé, en vos années de CM1-CM2, quelques notes magnifiques qui vous plaçaient au premier rang des compositions trimestrielles, contre un bond vertigineux dans la hiérarchie des élèves choisis pour constituer les deux équipes de foot, à la récré...

    Il y avait, c'était entendu, les deux champions, Sébastien et Jean-Damien, en capitaines respectifs, puis le rang de ceux qu'ils choisissaient à tour de rôle. Pierre, Paul, Jacques, François, Serge... avant que d'attaquer le menu fretin, dont vous étiez, qui savait à peine taper dans un ballon, et qu'on avait envie de se refiler, comme la grippe ou le mistigri. Être le remplaçant du remplaçant, misère ! Misère contre laquelle votre connaissance implacable de tous les affluents de la Seine, du Rhône, de la Loire n'était rien. Absolument rien.

    Il est donc des admirations qu'enfant vous avez mal vécues, des relégations cruelles et des admirations imparables. Jacques Réda en fait une délicieuse peinture dans un texte intitulé L'Homme des bois, lorsqu'il évoque "le portier de la féroce équipe de Sainte-Geneviève (Ginette comme on disait), un type taciturne et massif comme une cocotte-minute. On le sentait plein à éclater d'une force élastique prodigieuse qu'il comprimait, de sorte que toute atteinte à ses filets n'aurait pu mettre en cause sa valeur propre, mais l'Ordre qui veut que la trajectoire d'une sphère de cuir soit préméditée comme le reste au fond des astres"

    Et l'écrivain d'ajouter :

    "Au goal de Sainte-Geneviève, j'ai piqué principalement deux trucs, qui relèvent extérieurement de la seule pantomime magique, mais à travers lesquels j'assimilai une part occulte de ses vertus : celui du béret à visière, et (il avait l'air ensemble d'une danseuse étoile et d'un gros pneu) celui de la gigue sur place. Mais je n'ai jamais eu l'audace d'imiter un geste où d'ailleurs son autorité et, il faut le dire, son élégance me paraissaient inégalables, parce qu'il eût été sacrilège, et dès lors inopérant voire néfaste, de parodier un rituel lié au plus intime d'un être et de ses secrets. Chaque fois que la ligne d'avants adverse entamait un débordement portant la menace d'un tir, floup-floup, il expédiait dans ses mains en coquille deux glaviots parfaitement ronds, et s'en oignait les paumes comme d'un chrême, un baume capable d'émettre des effluves proctecteurs presque invincibles, ou de se transformer sous l'impact d'un cuir en une glu."

     

  • La Malédiction du voyageur

     

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    Georges Perec s'est un jour installé à la terrasse d'un café donnant sur la place saint Sulpice. Il s'est astreint à noter tout ce qui s'y passait. Le titre de l'entreprise dit tout : Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. La démarche n'a évidemment rien de touristique ; elle n'est pas exotique, quoiqu'elle demande, dans l'esprit, de se soucier du commun, du banal, ce qui peut déboucher sur l'inattendu.

    La place saint Sulpice, ou n'importe quel lieu, mais un lieu, pas un espace, selon la distinction de Michel de Certeau. Un temps de station et non l'histoire d'un passage. Y a-t-il tant à gagner en fuyant l'expérience du second pour trouver le bonheur avec le premier ?

    Dans le fond, on le sait : le monde est trop grand pour une vie d'homme. L'étendue se repliant sur la durée l'écrase. Les avancées technologiques sont un leurre. Malgré la rapidité des trains et des avions, nous ne tenons la distance, d'une certaine manière. Le flux des images, notre existence multiplex, ont poussé l'illusion encore plus loin, comme si les beautés infinies de la planète venaient à nous (à la vitesse égale où nous accédons aussi à ses horreurs. Autre problème...). Ainsi l'époque se gargarise-t-elle d'un double mensonge, jamais vécu comme tel d'ailleurs : "je connais" (parce que j'en ai vu l'image), 'j'y suis allé" (parce que ce fut l'escale d'une demi-journée). Dans les deux cas, l'abus de langage n'est pas tant une vanité de plus qu'une tromperie technique et une faillite humaine : un effet de croyance.

    Le monde est trop grand. Il faut le savoir, et en mesurer les conséquences absolues, à commencer par le devoir de renoncement. L'ambition est de ramener le temps et l'espace à l'échelle humaine. Il est bien plus profond et riche de trouver les lieux qui seront nôtres, dont la magie opérera jusqu'à un besoin impérieux d'y revenir, que de collectionner les références. Trouver son/ses endroit(s), tel est le défi, en ces temps de vagabondages intempestifs. Cela suppose de regarder pour soi, de faire une place au silence et à l'oubli. Il n'est peut-être même alors pas de lieu plus sacré dont on n'ait pas envie de parler, que l'on tait. Il s'agit d'y revenir et comprenne qui voudra.

    La beauté du monde est un miroir où le voyageur contemporain se mire jusqu'à se perdre. Il croit y voir les preuves de son droit à être ce qu'il est : un dieu narcissique et profiteur, à la vie si courte qu'il doit absolument se dépêcher et ne jamais revenir sur ses pas. Il est moins un contemplatif qu'un comptable, un homme à répertoire. Il a les traits moraux de ce personnage de Larbaud, dans les Poésies de A.O. Barnabooth, qui revient vers un havre portugais et du hublot du navire au repos dans le port envisage ses habitants, demeurants/demeurés dont la médiocrité l'affecte.

    "Quelques mois ensoleillés de ma vie sont encore là
    (Tels que le souvenir me les représentait, à Londres),
    Ils sont là de nouveau, et réels, devant moi,
    Comme une grande boîte pleine de jouets sur le lit d’un enfant malade...
    Je reverrais aussi des gens que j’ai connus
    Sans les aimer ; et qui sont pour moi bien moins
    Que les palmiers et les fontaines de la ville ;
    Ces gens qui ne voyagent pas, mais qui restent
    Près de leurs excréments sans jamais s’ennuyer,
    Je reverrais leurs têtes un temps oubliées, et eux
    Continuant leur vie étroite, leurs idées et leurs affaires
    Comme s’ils n’avaient pas vécu depuis mon départ..."

     L'immobilité n'est pas une fin en soi, pas plus que l'agitation incessante. Ici ne vaut pas mieux que là-bas, si on en considère pas la matière, et la matière tient aussi dans le regard, et le regard ne se condense jamais mieux que dans la durée et la répétition, dans la variation des échéances du temps. Il faut une certaine passivité pour être et que l'endroit fasse en nous son impression. Ne pas être dans le décor, ne pas être sur la photo : c'est bien à ce titre que le voyageur impénitent de l'ère contemporaine se dévalue lui-même, alors que de la persévérance à creuser, encore et encore, quelque endroit curieux et infini (infiniment curieux, si l'on y regarde), comme l'ostinato perecquien, naît une forme qui nous ressemble et rassemble notre histoire à venir.

    Être un voyageur parcimonieux est un privilège bien plus enviable que d'être l'épuisé correspondant de l'affectation sociale. Arpenter les rues par soi choisies est un bonheur précieux parce que mélangeant le déjà-vu et son renouvellement. Georges Perec est juste quand il parle de tentative d'épuisement du lieu. Formule contradictoire, quasi oxymorique, par quoi est magnifié l'endroit et remis à sa place (sans dévaluation) le spectateur, dans son humble expérience.

    L'espace est indénombrable. Le lieu est un livre auquel nous aimons rajouter des chapitres. Pour le lieu, nous ne renoncerons à rien, nous ne manquerons rien en y revenant. C'est lui qui nous manque.

     

    Photo : Lee Friedlander

  • En une phrase. Chateaubriand

    François-René de Chateaubriand n'est pas seulement, dans la tradition aristocratique des mémoires, le fin contempteur des hypocrisies de son temps, entre le ridicule des ultras et la vaine suffisance des nouveaux maîtres. Il n'est pas que le contemplateur mélancolique d'un monde qui s'enfuit et que les quarante ans sur lesquels se déploie son œuvre immortalisent pages après pages, à la manière d'un monument funèbre.

    François-René de Chateaubriand ouvre aussi à son ambition littéraire la porte des âmes abandonnées par l'Histoire, à commencer par sa famille. Il parle de celle-ci avec tout l'équilibre d'un homme encore touché par le devoir de la retenue. Le respect grave pour le père, la tendresse un peu sévère pour la mère, l'amour inconditionnelle pour la sœur Lucile : aucun de ces nœuds affectifs ne passe outre les limites où tombera bientôt l'autobiographie. L'étalage n'est pas le propre du vicomte. Il verrait un dévoiement ridicule dans la récollection franche de ses amours et de ses blessures. Sur le plan de l'histoire littéraire (comme on dit), François-René va moins loin que Jean-Jacques et c'est tant mieux. Le dessein rousseauiste est, dans le fond, funeste (même s'il n'est pas question de lui imputer ce qui lui succède) : il ouvre la boîte de Pandore des vigilances égocentriques, celles de la vie recyclée en ravissement...

    Chateaubriand est pudique. La trace discrète de ses déchirements n'en est que plus ardente et précieuse. Ainsi pour évoquer la disparition du frère.

    "Mon frère ne vint point ; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller préparé des mains de ma mère."

    Une phrase suffit, une seule, dans laquelle toutes les vies semblent tenir. "Mon frère ne vint point". La f(r)acture de la mort arrive sous la forme d'une dissimulation, une formule suffisamment neutre pour que l'on puisse, le cas échéant, imaginer l'imprévu ou la fuite, presque un manquement au devoir. "Il eut bientôt avec sa jeune épouse". La parataxe réunit immédiatement deux temps et deux réalités en face à face. Quelque chose s'est passé dont l'effet va arriver (quoique déjà arrivé pour celui qui écrit. Tel est le fracas de la rétrospection.), ce quelque chose placé sous le signe du lien indéfectible du mariage. Et ce lien, comme un nœud gordien pour des temps obscurs, est tranché "de la main du bourreau". Un homme, un homme seul, et une main unique, métonymique, pour une cérémonie macabre et politique dont l'objet est le nom et la particule. C'est une mort qui n'a que peu à voir avec la justice et beaucoup avec la prétention hasardeuse de triomphants en mal d'honneur. Comme pour Lucile, la disparition du frère a la rigueur sordide d'un monde qui se pare d'une vertu sanglante avant d'imposer sa propre terreur pour le siècle qui s'engage : ses répressions populaires, des canuts à la Commune, son libéralisme progressiste propre à abrutir les faibles, ses vanités nobiliaires et impériales. Tout cela pour des Louis-Philippe, des Napoléon III et des monsieur Thiers à qui on offre des funérailles grandioses. Autant dire une misère.

    Chateaubriand noircit plus encore le spectre de l'exécuteur des basses œuvres quand il évoque, en contrepoint, le souvenir familial et les "mains de (sa) mère" qui ont préparé "l'oreiller". C'est l'heure du coucher, la fin du jour, le foyer, le lit, l'attention maternelle, tout un univers dont Proust, plus tard, fera une cérémonie. Tout reste ici modeste. À la férocité révolutionnaire, il répond par un geste simple, une quasi banalité, dont il fut sans doute le témoin et peut-être le destinataire caché.

    Cette attention qui n'avait même pas besoin de se dire pour exister, par sa naturalité, exhume des vies perdues à la source de l'écriture, et des affections profondes. Le travail mémoriel les concentre en un tableau unique. Quoique défaite et meurtrie par le temps et les événements la famille Chateaubriand persiste dans son humanité de victimes, sans que l'écrivain cherche le pathos. Il ne fait que rétablir la chaîne de la filiation qui va du fils à la mère. À eux en somme le premier et le dernier mot de la phrase et, au delà, le dernier mot de la vie dans sa transcendance. La Loi peut tout enlever de ce qui fait le commun politique : elle ne peut entacher le récit particulier des instants grâce auxquels des êtres se reconnaissent des uns et des autres. C'est comme si l'effraction de l'ordre collectif n'arrivait pas à atteindre la délicatesse de l'être jusqu'à ériger celle-ci en souvenir inaliénable. Plus encore : dans cette confrontation entre le criminel et la mère, Chateaubriand rappelle avec sobriété combien la cruauté ne tient pas qu'à la sentence elle-même mais aussi à la négation humaine qu'elle induit. L'écrivain reprend alors possession de ce qu'on l'a privé, sans plus d'épanchement, par la simple autorité d'un détail que toutes les oppressions du monde ne pourront jamais anéantir.

    Il y a longtemps que la littérature autobiographique, et particulièrement contemporaine, ne pense plus un tel degré de finesse, de telles subtilités. Or ce sont elles qui donnent aux Mémoires d'outre-tombe leur éclat kaléidoscopique si particulier et leur beauté si poignante.

  • Rimbaud, le cinglant

    SOLDE

     

    À vendre ce que les Juifs n’ont pas vendu, ce que noblesse ni crime n’ont goûté, ce qu’ignorent l’amour maudit et la probité infernale des masses ; ce que le temps ni la science n’ont pas à reconnaître :

    Les voix reconstituées ; l’éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales et leurs applications instantanées, l’occasion, unique, de dégager nos sens !

    À vendre les corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance ! Les richesses jaillissant à chaque démarche ! Solde de diamants sans contrôle !

    À vendre l’anarchie pour les masses ; la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs ; la mort atroce pour les fidèles et les amants !

    À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font :

    À vendre les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïs. Les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate.

    Élan insensé et infini aux splendeurs invisibles aux délices insensibles, et ses secrets affolants pour chaque vice, et sa gaîté effrayante pour la foule.

    À vendre les Corps, les voix, l’immense opulence inquestionnable, ce qu’on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n’ont pas à rendre leur commission de sitôt !

     

     

     *

    (poème tiré des Illuminations. Prétendument le dernier du recueil, ce qui ne serait pas la moindre des ironies pour les temps sombres et contemporains.)

  • Ironie romaine

      

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    Il ne faut jamais négliger la force enivrante de la littérature pour transformer le lieu le plus improbable en un souvenir précieux. Ainsi la petite place devant l'église du Gesù, l'édifice capitale des jésuites, dont l'ampleur intérieure impressionne sans doute mais laisse l'œil froid et vagabond. Rien qui touche. Mais la place, donc, pourtant bruyante à cause de la circulation, que l'on traverse souvent, l'été, au soleil le plus ardent.

    Elle est inoubliable parce qu'à chaque passage, on guette le vent, l'improbable vent qui rendrait raison à l'anecdote que rapporte Stendhal, dans ses Promenades dans Rome, en date du 12 décembre 1827 :

    "À cause de l'élévation du mont Capitolin et de la disposition des rues, il fait assez ordinairement du vent près de l'église des jésuites. Un jour, le diable, dit le peuple, se promenait dans Rome avec le vent ; arrivé près de l'église del Gesù, le diable dit au vent : "j'ai quelque chose à faire là-dedans ; attends-moi ici." Depuis le diable n'en est jamais sorti et le vent attend encore à la porte"

    L'anecdote, plaisante (qu'en penserait le pape François ?), accompagne le promeneur curieux, lequel ne manque jamais de guetter entre les travées l'impensable hôte de ces lieux, imaginant que dans une odeur d'encens celui-ci daignera peut-être se montrer. En vain, cela va de soi... 

     

    Photo : X

  • Wunderkammer

    Si je devais écrire sur moi, par où commencerais-je ? Arbitrairement, disons avec mes chaussettes. Les chaussettes sont un fait. Les miennes ne sont pas neuves, et toutes sont feutrées sous l'arcade métatarsienne qui, chez moi, est protubérante. Contrairement à bien des gens que je connais, je n'en ai pas beaucoup de dépareillées, parce que je les enlève et les mets immédiatement en boule, et elles restent ainsi dans le sac de linge sale jusqu'à ce que je le vide à la laverie automatique et puis je refais la même opération avant de quitter la laverie. Il est absurde de dire que vous avez des chaussettes dépareillées. On dirait du Beckett, pas une autobiographie. C'est un fait, mais il a l'air surréel, bizarre et déplacé. De quelle couleur sont les chaussettes ? La plupart sont marine taché. Certaines ont été blanches mais on ne peut pas dire qu'elles le soient encore : elles sont blanches avec des infiltrations répétées de poussière et de terre. J'en ai deux paires avec des raies (fines) rouge blanc bleu au-dessus du blanc ou de l'ocré du col (est-ce le mot juste. Si une chaussette n'a pas de col, comme un utérus ou une bouteille, qu'a-t-elle alors?). Rouge blanc bleu est une combinaison étonnamment fréquente sur les drapeaux nationaux, ce que je n'ai jamais compris, car je ne la trouve ni frappante ni belle. Jaune rouge bleu serait mieux, mais seules les chaussettes d'enfants, ou les chaussettes très chères, ont ces couleurs-là, et peu de drapeaux. Je gage que si je présentais ce paragraphe à un ou une psychanalyste comme exemple d'association d'idées, il serait tenu pour évasif, mais la vérité est que je m'intéresse davantage à des chose comme pourquoi choisir rouge blanc bleu qu'à nos propres pieds (ou ma psyché), et ce que j'ai appris du présent paragraphe c'est que mettre un fait par écrit conduit à un autre fait sans rapport (chaussettes, drapeaux nationaux).

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Je  ne commence pas là une autobiographie, ni n'esquisse un autoportrait (un peu) déroutant...

     

     

     

     

     

    C'est un extrait du Conte du biographe, de A.S. Byatt, roman dans lequel un dénommé Phineas G. Nanson enquête sur un biographe nommé Scholes Destry-Scholes. Un jeu de miroirs, en somme (quoique plus compliqué que je l'évoque ici).

     

    Le sel est dans le détournement de la question du début. Au commencement étaient mes chaussettes... De quoi se moque-t-on ? Et de qui ? Portrait de soi en chaussettes (après celui de Dylan Thomas en jeune chien...). Enfin... en chaussettes : entendons, à travers les chaussettes, pas déguisé en chaussettes, ou d'une autre manière : nu comme un ver et vêtu de ses seules chaussettes (ce qui ne manquerait pas d'intérêt, aussi : nous pourrions y découvrir l'habitude française des chaussettes basses et celle, italienne, des chaussettes hautes (comme pour dire : cachez-moi ce mollet que je ne saurais voir...), ou bien le côté fil d'Écosse de l'un et coton sport de l'autre...). Et toutes les femmes le disent : rien de plus ridicule qu'un homme nu en chaussettes.

    Pour autant, commencer par les chaussettes serait une manière de démystifier la mise en scène de soi. Plutôt que d'opérer par des tableaux grandiloquents et convenus (dont le trop facile tryptyque : ma mère, mon père, mon lieu de naissance), il s'agirait de donner le la d'une réduction de la vie à sa face anodine. Encore que les chaussettes...

    À moins d'être un Robinson vivant au bord d'une plage, pieds nus, elles ne nous quittent guère. Elles signent notre négligence vestimentaire (les assortir, toujours les assortir : la chaussette, c'est la pochette des pieds, comme le slip celle de nos parties intimes...), signalent notre soin (les trous dans les chaussettes, quelle horreur ! Un manque évident de tact et de considération pour soi : croire que l'on peut être moins bien puisque cela ne se verra pas. Et catastrophe : une marche manquée au bureau, une cheville tordue, l'obligation d'enlever sa chaussure devant Éva sur laquelle vous fantasmiez et ses yeux effarés devant une patate monstrueuse. La fin d'une histoire d'amour...), soulignent notre hygiène : les chaussettes sont le pire du bac à linge où traînent vos chemises, vos shorts et vos caleçons. Une odeur qui foudroierait un ennemi. Pourtant, vous mettez depuis des années des crèmes, vous tapissez vos semelles de sprays validés par les spécialistes, mais rien n'y fait : vous restez celui que les vestiaires angoissent quand vous allez à votre entraînement de volley-ball (sauf si vous avez eu le temps de passer chez vous, et de les récurer à l'eau froide).

    Dans le fond, la chaussette en guise d'incipit autobiographique n'est peut-être qu'une métaphore et comme nous évoquions le linge sale, elle est sans doute le plus approprié de nos vêtements pour en définir l'objet : le laver, ce linge sale, par l'écriture, se faire propre, passer à la blanchisserie, sous des airs de sincérité, les salissures (ou ce qui fut vécu comme tel) de l'existence. Il y a dans l'aventure autobiographique cette tentation auto-nettoyante sur les jours passés. Le plus souvent, on y trouve les banalités : le linge est bien rangé, des glorifications plus ou moins masquées : moi en photo de cérémonie, et des aveux, des révélations : tel qu'en moi-même l'éternité me change, avec toute ma franchise et mes petites trahisons, mes faiblesses, mes lâchetés, mes maillots trempés de sueur, mes jeans boueux, mes culottes trouées (ou quand on se prend pour Rimbaud...) et mes chaussettes, sales, rayées, roulées en boule, puantes, dépariées, par quoi je vous fais croire que je suis comme vous, alors que dans le fond, en me mettant en scène, je vous regarde de haut...

     

  • De l'autre côté...

     

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    Dans Dublinesca, ce roman qui tourne, entre autres, autour des figures diffractées de Joyce et Beckett, Riba, un éditeur catalan s'interroge, et rêve.

    "Il rêve d'un temps où la magie du best-seller cédera en s'éteignant la place à la réapparition du lecteur talentueux et où le contrat moral entre l'auteur et le public se posera en d'autres termes. Il rêve d'un jour où les éditeurs de littérature, ceux qui se saignent aux quatre veines pour un lecteur actif, pour un lecteur suffisamment ouvert pour acheter un livre et laisser se dessiner dans son esprit une conscience radicalement différente de la sienne, pourront de nouveau respirer. Il pense que, si l'on exige d'un éditeur de littérature ou d'un écrivain qu'ils aient du talent, on doit aussi en exiger du lecteur. Parce qu'il ne faut pas se leurrer : ce voyage qu'est la lecture passe très souvent par des terrains difficiles qui exigent une aptitude à s'émouvoir intelligemment, le désir de comprendre aussi et d'approcher un langage différent de celui de nos tyrannies quotidiennes."

    Voilà une saine réflexion d'Enrique Vila-Matas, pour ramener le débat à cet endroit que l'on veut occulter : l'intelligence du lecteur, le besoin de cette intelligence, et le long cheminement vers la bêtise généralisée. Il est aisé d'invoquer la soumission éditoriale aux lois du marché. Cela est juste mais pas suffisant. Il est tout aussi elliptique de regretter tous ces libraires transformer en boutiquiers (les pires étant ceux qui veulent se donner le genre ancien, celui des vrais libraires, et qui ne peuvent s'empêcher de vanter Nothomb ou Laurent Gaudé...). Il y a le lecteur, le lecteur d'aujourd'hui, en consommateur, prenant avis auprès de ce même libraire, comme pour une machine à laver, alors qu'il faudrait prendre le temps d'aller fouiller, de lire quelques pages, d'appréhender de quoi la phrase lue nous imprègne, d'abandonner la critique (pour qu'elle aille à sa perte, selon le bon mot de Paul Valéry), et d'en revenir au battement quasi instinctif du style.

    Mais le vœu de Riba (et celui de Vila-Matas ?) est déjà mort, et la littérature un vestige. L'élan que connut la deuxième moitié du XXe siècle, de lecteurs avides, retors et imprévisibles, cet élan est fini. La parenthèse démocratique, en la matière, est refermée. 

    La littérature contemporaine n'est pas que le fruit d'un pacte économique à long terme désastreux ; elle est aussi le reflet d'un retour à l'abrutissement généralisé. Et plus encore : à la mort de la langue. Non pas seulement la nôtre, mais celle de l'autre, qui en écrivant dans ma langue sa propre langue m'oblige à penser à la mienne, à me penser, moi, à me poser quelque part dans la langue et dans le monde.

    Cette expérience est-elle contemporaine ? Je ne sais. Si elle existe, elle a très souvent des formes anachroniques, comme par défaut : Montaigne, La Rochefoucauld, Rousseau, Diderot, Chateaubriand, Stendhal, Proust, Bernanos, Valéry, Giono, Claudel,...

    Si je m'en tiens à l'univers français, la dernière force dévastatrice est Perec, mort il y a plus de trente ans. Et depuis ? Plus rien, ou presque qui tienne dans la durée. Et toujours le bavardage journaleux qui voit des génies à chaque rentrée littéraire.

    Le lecteur qui veut fuir n'a pas le choix que de retourner à la généalogie de sa langue, à son histoire (et donc à l'histoire du pays vue par le prisme d'une expérience de/dans la langue). Cette aventure-là n'est pas sans émerveillement mais elle a aussi un versant mélancolique dont on aimerait que la pente soit moins accentuée. C'est ainsi...

     

    Photo : Sylvain Lagarde